Gouvernement parlementaire



DU
GOUVERNEMENT
PARLEMENTAIRE.

Il est mort, mais il ne veut pas qu’on le sache, a-t-on dit d’un ministre qui affectait le secret dans les plus petites choses. Ce mot est toute l’histoire du ministère du 6 septembre. Quand le rejet de la loi de disjonction l’eut tué, il demanda à tout le monde de ne pas s’en apercevoir. Si cette manie de paraître garder le pouvoir quand il vous échappe n’était funeste qu’à quelques hommes, le mal serait léger ; mais elle compromet les institutions même pour la conquête desquelles la France s’agite depuis environ cinquante ans. Le public est inquiet : il se demande s’il est régi par le gouvernement parlementaire, si en ce pays ce gouvernement est possible ; il cherche avec anxiété quels sont ses avantages, quelle est sa force, puisqu’il ne peut tirer les affaires d’une situation critique, et semble plutôt les pousser au naufrage. Jusqu’à quel point ces inquiétudes et cette espèce de désespoir trouvent-elles dans les faits leur justesse et leur raison ?

Le gouvernement parlementaire est, avant tout, le gouvernement de l’opinion, qui a pour organes la presse, le corps électoral et les deux chambres. Le roi, chef inviolable du pouvoir exécutif, est placé en dehors des débats de cette opinion, pour assurer son triomphe, quand elle a acquis le caractère d’une conviction et d’une volonté nationale. Voilà pour l’ordre spéculatif des choses. Pour la pratique, le désordre peut s’introduire dans le jeu des différentes parties de ce gouvernement ; tantôt on pourra voir la presse dépasser avec impétuosité les pouvoirs parlementaires, tantôt les chambres la traiteront à leur tour avec dédain et colère, ou bien il n’y aura point entre le roi et les chambres une entière harmonie. Ces accidens sont fâcheux, mais non pas irréparables. La publicité même de ces inconvéniens en facilite le remède, et la lumière sauve de l’abîme.

Si aujourd’hui nous cherchons la cause principale du mal qui nous mine et nous affaiblit, nous ne la trouverons pas tant dans les prétentions de la couronne que dans la conduite de la chambre des députés. Nous disons que c’est surtout parce que la chambre n’a pas le sentiment de son droit et de sa force que nous souffrons.

Au fond, qu’y a-t-il ? Depuis l’ouverture de la session, la couronne a pris des résolutions, fait des propositions et des demandes qui ont pu déplaire, tant au pays qu’à la chambre. Mais depuis quand est-il garanti par une constitution politique, que jamais un pouvoir ne s’égarera, que toujours ses prétentions seront justes et ses vues judicieuses ? Le gouvernement parlementaire se propose précisément de redresser un pouvoir par un autre, et de corriger par le contrôle des chambres les erreurs de la couronne. Il y a dans la conscience de la chambre cette opinion erronée, qu’elle ne saurait refuser à la couronne ce qu’elle lui demande, sans ébranler profondément le pouvoir royal. Grave erreur, car elle est appelée à le fortifier en le contredisant. S’il en était autrement, pourquoi les monarchies constitutionnelles seraient-elles préférables aux monarchies absolues ? Si l’on doit, sous peine de perturbation sociale, accorder à la couronne tout ce qu’elle demande, pourquoi l’hypocrisie des formes et des délibérations parlementaires ? C’est parce que le refus est possible et nécessaire, qu’il y a au-dessous du roi des agens responsables auxquels ce refus s’adresse, qui en supportent les effets. Quand le roi a changé son ministère, il est censé n’avoir rien demandé ni rien proposé.

Même dans les questions les plus délicates qui ont quelque chose d’intime et de personnel, le roi peut recevoir des chambres un refus sans dommage pour sa dignité et sa véritable puissance. En veut-on un exemple ? Guillaume III, après avoir signé le traité de Ryswick, au plus fort de la popularité que lui avait faite une guerre heureuse contre la France, témoigna aux communes qu’il ne croirait pas l’Angleterre en sûreté, si l’on ne tenait pas une armée de terre sur pied. Ce roi nouveau, qui, chez une nation commerçante et industrielle, avait porté l’esprit guerrier, désirait imiter Louis XIV pour mieux lui résister ; il croyait d’ailleurs ne pouvoir se passer d’une puissance militaire considérable, au milieu des mécontentemens et des conspirations qui éclataient contre sa personne et son gouvernement. Mais la majorité du parlement et la nation ne pouvaient voir sans alarmes et sans douleur le projet de la cour de tenir une armée sur pied. À ce sujet, la fermentation était si générale, que les amis du roi, dans la chambre des communes, n’osèrent s’opposer ouvertement à la réduction des troupes. Ils cherchèrent seulement à persuader à la chambre d’en retenir un petit nombre ; mais, malgré toute l’habileté de leurs manœuvres parlementaires, ils ne purent obtenir que 350,000 liv. sterl. pour l’entretien de dix mille hommes, auxquels on finit par ajouter trois autres mille pour le service de mer. Le comte de Sunderland, auquel les communes attribuaient le projet d’une armée permanente, voulut échapper à leur ressentiment, et se démit volontairement de ses emplois. Quant à Guillaume, il fut tellement irrité, qu’il lui échappa de dire à ses intimes qu’il ne se serait jamais mêlé des affaires de l’Angleterre, s’il avait pu prévoir tant de défiance et d’ingratitude. L’année suivante, un nouveau parlement, convaincu que le roi voulait entretenir un plus grand nombre de troupes qu’il n’avait été voté par la chambre précédente, résolut de lui faire sentir son mécontentement. Il s’abstint de le complimenter par l’adresse d’usage, vota le licenciement de toutes les troupes à la solde de l’Angleterre au-delà de sept mille hommes, la réduction de celles d’Irlande à douze mille, et décida que des sujets indigènes pouvaient seuls faire partie des troupes conservées. Les ministres même de Guillaume, avant l’ouverture du parlement, lui avaient déclaré qu’ils pourraient obtenir un vote pour dix ou douze mille hommes, mais qu’ils ne se chargeraient pas d’en faire consentir un plus grand nombre. Guillaume indigné menaça d’abandonner le gouvernement : il écrivit même dans cette intention un discours qu’il devait prononcer aux deux chambres ; mais il fut détourné de ce dessein par ses ministres et ses conseillers intimes, et il se détermina à sanctionner le bill qui l’avait si vivement offensé.

Plus tard encore, le roi d’Angleterre eut le déplaisir de voir critiquer avec violence par le parlement le traité de partage de la monarchie espagnole, dans lequel il était entré secrètement sur les instances de Louis XIV. Il fut supplié par les deux chambres de vouloir bien à l’avenir, dans toutes les affaires importantes, requérir et admettre l’avis de personnes qui pussent inspirer la confiance par une position et une probité connues. Rien ne pouvait être plus désagréable au roi qu’une censure qui s’adressait à des combinaisons diplomatiques qu’il avait adoptées et conduites lui-même.

Guillaume, dont on vante à bon droit les talens politiques, mettait son habileté dans une résignation nécessaire et pleine de calme aux maximes constitutionnelles du gouvernement qu’il avait accepté. On disait de lui qu’il était stathouder d’Angleterre et roi de Hollande. Il réussit toujours, en politique, d’accepter les situations nécessaires. Cette judicieuse déférence double la force ; et quand on a plié à propos, on ne s’en relève que plus puissant.

Dans un gouvernement parlementaire, le roi et les chambres peuvent se contredire ; et quand cette contradiction est loyale, elle profite à tous. Si la chambre des députés s’imaginait qu’elle ne peut rien refuser à la royauté sans la détruire, elle manquerait à sa propre institution, et travaillerait à la perte de ce qu’elle veut sauver. Quand la fidélité d’un parlement est au-dessus de tout soupçon, sa fermeté est sans périls, et quand on a fait un roi, on peut lui résister avec respect.

Il y avait parmi nous une école qui s’était vantée de savoir et de nous enseigner mieux que personne le gouvernement parlementaire, de connaître avec précision où commencent et s’arrêtent les droits des chambres et les droits de la couronne, de se montrer toujours libérale sans faction et monarchique sans servitude. Aujourd’hui cette école a passé tout-à-fait à l’obéissance passive : de whig qu’elle se disait, elle est devenue non-seulement tory, mais absolutiste. Ses journaux prêchent le droit du roi contre le droit des chambres, et ne veulent plus que notre gouvernement soit le gouvernement parlementaire des majorités.

L’opinion peut non-seulement s’étonner que M. Guizot, qui était entré dans la vie politique sous les couleurs d’un whig, soit devenu tory ; mais elle a encore de plus graves reproches à lui adresser. M. Guizot n’est pas même tory avec franchise et dans les voies parlementaires ; il ne veut pas paraître tory devant la chambre, et l’être par la chambre. Placé véritablement au centre droit, il ne veut pas avouer qu’il a pour adversaire le centre gauche ; il veut ne pas succomber avec l’opinion même qu’il porte au fond du cœur : il veut lui survivre et rester au pouvoir, n’importe avec quels collègues. Dans la presse, il s’attachera à garder pour amis le Journal de Paris et le Journal des Débats ; dans les grandes questions, où la justesse du coup d’œil et la verve de volonté sont indispensables à l’homme d’état, il déclarera qu’on peut prendre indifféremment l’un et l’autre parti. L’Espagne, l’Afrique, le rejet de lois annoncées comme nécessaires, perdent pour M. Guizot leur importance devant l’unique intérêt de retenir les apparences du pouvoir.

C’est peut-être la première fois qu’on voit dans les fastes parlementaires un homme politique ne pas vouloir avouer le parti dont il est l’ame et le chef, et prétendre figurer dans les rangs d’un autre parti, qui le repousse. Voilà ce qui n’est ni parlementaire, ni loyal, ni même habile ; car enfin un jour arrive où la dissimulation n’est plus possible, où la duplicité de cette politique laisse l’homme à découvert et désarmé. Qui contesterait à M. Guizot une connaissance profonde de l’histoire des révolutions politiques dans le passé, des vicissitudes sociales ? Mais il semble que cette science historique ait communiqué à son esprit une indécision funeste à la gestion politique. Aux affaires et dans le maniement du présent, M. Guizot a plus d’érudition que de volonté ; il professe ou courtise : il ne gouverne pas. Nous avons vu tour à tour M. Guizot abandonner la question d’Espagne, laisser faire contre son gré l’expédition de Constantine, la désavouer à demi après un dénouement malheureux, garder le silence dans la discussion d’une loi que ses collègues déclaraient nécessaire, vouloir survivre à son rejet, nier la dissolution du cabinet, obligé de la reconnaître, travailler à reconstruire un ministère pour lequel il s’est adressé à toutes les couleurs, à toutes les alliances, repoussé par toutes, et n’aboutissant, après tant de variations et de menées, qu’à se retrouver funeste au pouvoir même dont il se dit le plus habile tuteur.

Vouloir est la première condition de la vie politique, et la gestion des affaires ne saurait se passer d’une décision rapide et nette. Amis et ennemis ne peuvent refuser à M. Thiers cette qualité nécessaire de l’homme d’état. Dans les difficultés sérieuses, il prend son parti avec éclat et célérité. Il y a un an, il accepta sans hésitation la présidence du conseil, et se chargea de la responsabilité première et directe ; six mois après, il donnait sa démission, parce qu’il n’était pas libre de faire passer les Pyrénées à une armée française ; aujourd’hui il refuse de rentrer au pouvoir sans les opinions et les hommes de son parti. Décidément M. Thiers est un ambitieux.

Nous écrivions, il y a un an : « M. Thiers peut servir l’intérêt public en s’établissant avec fermeté au centre gauche de la chambre et de la nation[1]. » Le refus solennel que M. Thiers vient de faire, le 6 avril, à M. Guizot, de rentrer aux affaires avec son ancien collègue, parce qu’aujourd’hui il s’appuie sur le centre gauche et M. Guizot sur le centre droit, justifie nos prévisions et nos espérances. Refaire aujourd’hui le ministère du 11 octobre est chimérique : on ne recrée pas à fantaisie une situation épuisée ; les circonstances et les hommes sont changés ; et il est puéril de s’imaginer qu’on pourrait les retrouver ou les ramener au point où ils étaient. M. Thiers et M. Guizot sont aujourd’hui à une immense distance l’un de l’autre. M. de Broglie, qui présidait l’administration d’octobre, n’est plus disposé à s’associer aux combinaisons du ministre de l’instruction publique ; il a gardé sa foi au gouvernement parlementaire, et n’est pas d’humeur à couvrir de la gravité de son caractère de singulières pratiques qui l’étonnent et lui déplaisent. En ce moment, M. Guizot et M. de Broglie sont aussi bien loin l’un de l’autre.

Il restait donc, pour refaire l’administration du 11 octobre, la résolution extrême d’avouer toutes ces différences et même ces hostilités, mais d’entreprendre de les réconcilier pour créer avec elles un ministère de coalition. Mais il est interdit aux partis et aux hommes politiques de renoncer avec honneur aux intérêts et aux passions dont ils se sont une fois faits les organes, et de trouver de la force dans cette abdication. Quand, en 1783, Fox et lord North se réunirent, ils se perdirent par cette coalition fameuse, qui ne put leur assurer le pouvoir que pendant sept mois. En vain Fox expliqua-t-il en plein parlement que, si des hommes d’honneur se trouvaient d’accord sur les grands intérêts nationaux, il ne verrait pas pour quelle raison leur coalition serait appelée monstrueuse. Il n’y avait, disait le célèbre orateur, ni magnanimité, ni sagesse à nourrir d’éternelles inimitiés ; et il n’était ni généreux ni honnête de conserver de l’animosité dans son cœur, alors qu’on n’en avait plus aucun sujet. Ainsi la guerre d’Amérique ayant été le motif des longues querelles qui avaient éclaté entre lord North et lui, il était juste que, cette guerre terminée, la malveillance, la rancune ou l’aigreur qu’elle avait fait naître, fussent totalement oubliées. « Depuis que je suis l’ami de lord North, ajoutait Fox, je l’ai trouvé constamment sincère et loyal ; et, pendant qu’il a été mon ennemi, il n’a jamais démenti la noblesse et la fermeté de son cœur, et jamais il n’a eu recours à ces subterfuges honteux, à ces manœuvres pitoyables, qui détruisent toute confiance entre les hommes, et déshonorent également l’homme d’état et le citoyen. Pour moi, il n’est pas dans mon naturel de me plaire dans la malveillance et la haine ; et si mon attachement est éternel, mon inimitié n’est que passagère Amicitiæ sempiternæ, inimicitiæ placabiles.

Le public fut sourd à la générosité de ces sentimens, il s’obstina à blâmer une coalition qu’il qualifia de monstrueuse. On rappela toutes les preuves d’animosité que lord North et Fox s’étaient réciproquement données. Fox n’avait-il pas dit, en parlant de son nouvel allié, qu’Alexandre-le-Grand n’avait pas conquis autant de pays que lord North avait eu le talent d’en perdre dans une seule campagne ? Lord North n’avait-il pas professé pour la politique de Fox un éloignement qui semblait insurmontable ? La réprobation publique suivit les nouveaux alliés au ministère, où ils entrèrent ensemble le 20 avril 1783, après deux mois de coalition parlementaire. Le 18 décembre de la même année, George III invitait ses ministres à lui envoyer leur démission. Il avait travaillé lui-même à faire rejeter par la chambre des lords le bill de Fox sur le gouvernement et l’administration de l’Inde ; il voulait se débarrasser d’un ministère qui lui pesait, et que ne soutenait pas la faveur publique. Gibbon, ami de lord North, déplore ce dénouement dans une lettre qu’il écrivait de Lausanne, le 24 janvier 1784 : « Les étonnantes révolutions du mois dernier sont parvenues jusqu’à moi plutôt comme des scènes d’une comédie d’intrigues ou d’opéra-comique, que comme de graves évènemens de l’histoire moderne. Dieu a certainement aveuglé les yeux de Pharaon et de ses serviteurs. »

Dans ces coalitions, si laborieusement factices, les forces des deux partis s’atténuent par leur réunion même : en vain ils sacrifient l’un à l’autre leur individualité, ils ne parviennent pas à construire une puissance homogène et durable ; et pour se retrouver eux-mêmes, ils sont rapidement contraints à se séparer avec violence.

Les coalitions ont encore cet inconvénient de faire disparaître pour quelque temps du monde politique un parti nécessaire ; car si les deux partis qui veulent se confondre, sont puissans, apparemment ils représentaient des intérêts réels et vivaces, qui perdent ainsi l’indépendante sincérité de leur expression. Il importe à la société que les partis aient leur jeu dans l’état et gardent leur personnalité.

Aujourd’hui, nous avons besoin, en France, d’un parti parlementaire, qui s’affirme dans une ligne vraiment constitutionnelle et nationale. Depuis trois ans, ce parti, nécessaire au pays, s’organise ; aujourd’hui il est constitué : ce qui s’est passé en novembre 1834, l’avènement du ministère du 22 février 1836, ce qui se passe aujourd’hui en avril 1837, sont d’irrécusables symptômes. Il y a des hommes politiques qui comprennent et croient pouvoir faire triompher l’accord de l’ordre et de la liberté, de la royauté et du peuple : qu’ils se hâtent, leur intervention est nécessaire.

La France n’a ni le fanatisme de la monarchie, ni le fanatisme de la république. Elle attend ce gouvernement mixte dont jusqu’ici on lui a tant parlé et qu’on ne lui a pas encore donné sincère et durable, ce gouvernement où la royauté préside sous l’influence des inspirations nationales, où les intentions du roi et les intentions du pays doivent s’accorder, où ces dernières doivent toujours avoir le dernier mot ; gouvernement qui travaille à s’établir partout, et à créer une Europe représentative, après les deux périodes de l’Europe féodale et de l’Europe monarchique. Ce qui caractérise ce gouvernement, ce n’est pas d’être une transaction, car quel gouvernement n’a pas ce caractère ? les démocraties de l’antiquité étaient obligées d’aboutir à des transactions, même après avoir traversé la guerre civile ; mais le gouvernement représentatif a cela de particulier, que la transaction y est prévue et stipulée d’avance dans ses détails et avec son dénouement nécessaire. C’est avec cette prévoyance, dernier résultat de la science politique, qu’on échappe aux naufrages irréparables ; c’est cette prévoyance qui a déterminé enfin l’aristocratie anglaise à subir le bill de réforme, et qui persuade à Guillaume IV de laisser le sceau royal à un ministère qu’il n’aime pas.

Nous avons en ce moment, en France, le spectacle d’un étrange scandale. Nous voyons quelques hommes crier au gouvernement et à la nation que seuls ils peuvent les diriger ; ils s’emportent à la seule pensée d’être remplacés au pouvoir par des concurrens plus habiles ; ils mettent, pour ainsi dire, la royauté sous clé, et veulent garder pour eux seuls ses approches et ses influences ; à les entendre, leur parti est le seul possible, est le seul légitime ; ils refusent à leurs adversaires le droit d’exister et de vivre. Si l’administration tombe en d’autres mains que les leurs, tout est perdu ; la France ne saurait être sauvée que par eux. C’est de l’égoïsme poussé jusqu’à la démence, et nous pourrions dire jusqu’au crime, dans le sens constitutionnel et politique ; car, dans un gouvernement qui ne vit que par l’équilibre des partis, se proclamer seul possible et nécessaire, c’est calomnier les hommes, et pervertir la constitution. N’avons-nous pas vu, dans l’hiver de 1830, le duc de Wellington remettre le pouvoir à lord Grey, qu’appelait aux affaires le contre-coup de notre révolution ? Jamais ni whigs ni tories n’ont imaginé de s’excommunier politiquement.

Il est encore une prétention émise par les hommes qui se vantent de pouvoir seuls gouverner le pays, c’est qu’il est impossible de changer de système sans périr, et que l’immobilité est la condition de notre existence politique. C’est nier du même coup la vie sociale et le gouvernement représentatif. La vie sociale comporte des développemens successifs qui la modifient, la transforment, et la fortifient par cette mobilité même. Ces ondulations et ces mouvemens seront surtout plus sensibles à une époque et chez un peuple où les intérêts et les droits, tant anciens que nouveaux, sont en présence, où tous les élémens sociaux sont en travail pour trouver une expression, nous ne dirons pas éternelle, mais durable. Le gouvernement représentatif est le cadre large et flexible dans lequel la science politique se propose de contenir et de faire jouer la vie sociale ; il tend à substituer à des révolutions brusques, des progrès préparés et accomplis par la constitution même : c’est le mouvement prévu, le mouvement organisé.

À coup sûr, nous ne saurions avoir en France pour le gouvernement parlementaire la religion et la foi inébranlable qu’il inspire aux Anglais. Nous l’avons vu naître ; nous avons assisté à ses premiers essais, à ses tâtonnemens ; nous en pouvons percer à toute heure les imperfections et les faiblesses. Les incidens comiques ne manquent pas à l’œil qui les cherche, et les travers des hommes sont mis souvent en relief ridiculement. Les Anglais vivent au milieu des inconvéniens et des vices de leur gouvernement sans surprise, sans scandale ; ils estiment que la mesure de bien qu’ils recueillent de leurs pratiques et de leurs mœurs parlementaires est supérieure au mal qui s’y mêle, et ils acceptent avec fermeté cet inévitable mélange des choses humaines. Nous, nous jetons les hauts cris à la vue des signes de faiblesse que peuvent donner les institutions et les hommes ; il semblerait que nous avions compté sur la république de Platon.

Au surplus, cette disposition critique de l’esprit national peut avoir elle-même de salutaires effets, si elle sait se renfermer dans de justes limites ; elle peut inspirer à l’opinion une vigilance nécessaire, mais il ne faut pas qu’elle se hâte de désespérer des choses et de prononcer contre elles une sentence irrévocable. Le gouvernement parlementaire ne peut s’appuyer en France que sur les convictions récentes du pays que le pays doit à ses propres réflexions. Il n’y a ni habitudes invétérées ni vieilles mœurs ; il ne peut y avoir que raisonnement et détermination réfléchie.

Il importe à la France que le gouvernement parlementaire trouve sa vérité et son accomplissement, pour qu’à son ombre l’esprit du siècle grandisse encore et contracte la force de nouveaux triomphes. Le gouvernement représentatif est une transaction qui n’a pas laissé debout ce qui, dans le passé, était incompatible avec elle, mais qui a respecté quelques institutions qui vivent, en se soumettant au présent, et en acceptant l’attraction de l’avenir. Le passé ne meurt jamais tout entier ; autrement, il n’y aurait pas une seule humanité ; il y en aurait deux. Le genre humain ressemble à ces héros des trilogies de Shakspeare, de Schiller et de Gœthe ; à ces héros dont nous commençons par voir la jeunesse, et que nous retrouvons plus tard, à un autre âge, au milieu d’autres aventures. La scène a changé, mais le héros persiste. C’est le mérite du gouvernement représentatif d’être la reconnaissance expresse et réfléchie de la nécessité de transformer le passé sans l’immoler violemment.

Il importe à l’Europe que le gouvernement parlementaire s’affermisse en France, afin que la preuve soit donnée aux nations dont la civilisation politique est moins développée que la nôtre, qu’il est possible de s’arranger avec le passé et de le rendre docile. Au reste, les rois sont plus intéressés que les peuples à cette démonstration. Si le gouvernement parlementaire succombait en France, sa chute ébranlerait l’Europe.

Nous ne croyons pas à la mort du monde, et nous avons souvent dit que les sociétés modernes étaient assez vivaces pour résister à toutes les épreuves ; mais nous estimons aussi qu’il appartient à la science politique d’appliquer ses efforts à éluder les catastrophes, surtout le lendemain de grandes catastrophes. Même à ne prendre les affaires humaines qu’au point de vue du succès, les dénouemens tragiques sont stériles, quand ils sont l’œuvre de la précipitation ou de l’impatience. La première justification et la plus grande force d’une révolution est d’avoir été tellement nécessaire, que personne ne puisse en revendiquer l’initiative et le dessein.

Si le gouvernement parlementaire ne pouvait prévaloir, nous tomberions dans les extrêmes du despotisme militaire ou de l’anarchie démagogique. Sans doute, si tristes que soient ces convulsions, la France n’y périrait pas ; mais pourquoi nous sont données l’intelligence et la volonté, si ce n’est pour conjurer les maux prévus ? Faut-il rester immobile devant l’inconnu, comme le Musulman devant la peste ? Eh ! il faudrait agir même avec la certitude d’échouer. Que sera-ce si l’on peut concevoir l’espoir raisonnable de surmonter des difficultés que la nature des choses n’a pas encore déclarées invincibles ? La France sait qu’après les phases diverses qu’elle a traversées, elle n’a rien à gagner dans l’imitation de choses faites et connues ; elle sait qu’après Robespierre et Napoléon elle ne saurait entrer plus avant dans le sang et dans la gloire. Elle s’obstine donc à demander à une constitution même imparfaite, mais dont le principe est populaire et progressif, les moyens de s’établir dans une situation digne, où ses droits et ses intérêts soient représentés et servis, où son nom et la crainte de ses armes inspirent au dehors un respect convenable, où elle puisse mûrir ses idées et ses forces. Cette modération de la France l’honore ; il lui en sera tenu compte, quels que soient les évènemens qui l’attendent. Il est excellent de mener les problèmes jusqu’au bout et d’épuiser les démonstrations nécessaires. Voilà pourquoi il n’est pas juste de séparer les questions politiques des questions sociales ; c’est séparer la forme du fond. Voilà pourquoi encore il ne faut épargner ni vœux ni efforts pour faire triompher le gouvernement parlementaire, qui peut seul aujourd’hui nous conduire à la liberté et à la gloire, ces deux passions de la France.


Lerminier.
13 avril 1837.
  1. Revue des Deux Mondes du 15 avril 1836, pag. 139.