Gorgias (trad. Cousin)/Argument philosophique

Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome troisième




GORGIAS,

OU

DE LA RHÉTORIQUE.




ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE.
Séparateur


« On n’est pas d’accord, dit Olympiodore, sur le vrai but du Gorgias. Les uns prétendent qu’il s’y agit seulement de la rhétorique, sans autre motif, sinon que Socrate, dans sa discussion avec Gorgias, ne parle que de la rhétorique, caractérisant ainsi tout le dialogue par une seule de ses parties. D’autres soutiennent que le Gorgias traite du juste et de l’injuste, parce qu’il y est dit que l’homme juste est heureux et l’homme injuste misérable, d’autant plus misérable qu’il est plus injuste et qu’il l’est plus long-temps ; ne s’apercevant pas que ce point de vue est lui-même partiel, et ne se rapporte encore qu’à la discussion de Socrate avec Polus. D’autres enfin voient dans le Gorgias un dialogue théologique, à cause de l’épisode mythologique qui le couronne ; et ceux-ci se trompent encore plus que les autres. Pour nous, nous pensons que le but du Gorgias est l’exposition des principes sur lesquels repose le bonheur public[1]… Le Gorgias, dit plus loin Olympiodore, se divise en trois parties : la première, qui comprend la discussion de Socrate avec Gorgias ; la seconde, la discussion avec Polus ; la troisième, la discussion, avec Calliclès. »

Les critiques modernes ne sont guère plus d’accord entre eux que ceux de l’antiquité. Le Gorgias contient tant de choses, et le lien qui unit toutes ses parties, est si délicat, que, pour peu que ce lien échappe, on peut supposer à ce grand dialogue les buts les plus divers, selon celle de ses parties dont on est frappé davantage ; et comme les considérations morales et politiques qui remplissent tout le milieu du Gorgias sont bien propres à fixer l’attention, elles devaient paraître aux yeux les plus exercés le centre et le but du dialogue ; aussi Scheiermacher lui-même finit-il par incliner à l’opinion d’Olympiodore.

Rien de plus naturel, et pourtant, selon nous, rien de plus inexact. Selon nous, le vrai but du Gorgias est la rhétorique, comme le veut l’opinion la plus vulgaire et la seconde inscription du dialogue, quel qu’en soit l’auteur. Nous rendons hommage à la sagacité d’Olympiodore, qui a très bien compris que tous les points de vue de ses devanciers s’appliquent à une seule partie du dialogue ; mais nous croyons que son point de vue a le même défaut ; qu’il ne rend pas compte de l’ouvrage tout entier, et que, pour le maintenir dans sa rigueur, il faudrait lui sacrifier toute la partie du Gorgias qui roule sur la rhétorique, et qui n’aurait plus alors aucune valeur en elle-même. Nous admettons volontiers la division qu’Olympiodore propose du dialogue en trois parties qui se rapportent à Gorgias, à Polus et à Calliclès, et nous croyons qu’en effet cette division embrasse tout l’ouvrage ; mais nous pensons que, si cette division est fondée, si les trois parties du dialogue sont liées l’une à l’autre, comme elles doivent l’être, si la troisième dérive de la seconde, et la seconde de la première, les deux dernières ne sont et ne peuvent être que des développemens de la première, et que c’est dans celle-là qu’il faut chercher, avec le motif des deux autres, le but de tout le dialogue. Or, la première partie du Gorgias, la discussion de Socrate avec Gorgias roule incontestablement sur la rhétorique.

Si le sujet de la première partie du Gorgias est la rhétorique, que sont les autres relativement à celle-là ? Des preuves nouvelles, des principes du haut desquels le résultat obtenu dans la première partie s’aperçoit mieux ; et comme il est dans la nature des principes d’être plus généraux que la conséquence à laquelle ils doivent mener, les deux dernières parties du Gorgias ne peuvent démontrer la première, que précisément à condition de la surpasser en généralité, en grandeur et en intérêt ; de là l’illusion de Schleiermacher et d’Olympiodore. Socrate engage la discussion avec Gorgias sur la rhétorique, qu’il traite sévèrement. Gorgias la défend et se défend lui-même avec la finesse et la mesure que lui attribue l’histoire ; mais comme il est âgé, qu’il est étranger à Athènes, et y remplit une mission diplomatique, il ne se livre à la discussion qu’avec une certaine réserve ; et quand elle entre dans le fond des choses, il cède la parole à son disciple Polus, jeune homme plus propre à soutenir une discussion un peu vive. Or, pour traiter à fond la question de la rhétorique, il faut avoir résolu celle du juste et de l’injuste, car la justice est la matière même de la rhétorique, puisque l’orateur parle toujours dans l’assemblée du peuple, pour ou contre des lois qu’il croit justes ou injustes, et devant les tribunaux, dans des causes civiles ou politiques, pour ou contre un accusé qu’il veut faire considérer comme ayant agi justement ou injustement. Il faut savoir si la rhétorique peut rien se permettre contre la justice, car de la solution de ce point dépend l’idée que nous devons nous faire de la rhétorique. La seconde partie du Gorgias, ou la discussion avec Polus, doit donc être considérée comme une suite nécessaire de la première, et la troisième, la discussion avec Calliclès, n’étant évidemment que le développement et la généralisation de la seconde, puisqu’on y traite encore de la justice, mais avec plus d’étendue et de rigueur, se rapporte encore à la première, et par conséquent, à la rhétorique. En effet, la discussion avec Calliclès achevant de démontrer que la justice est la règle absolue de nos actions, non-seulement d’après les institutions sociales, mais selon la vérité des choses, il suit que la rhétorique ne peut rien se permettre contre la justice, et que si la rhétorique s’écarte de la justice, elle se met en dehors et de l’ordre social et de l’ordre naturel, qui tous deux proclament la justice comme la loi suprême de l’humanité, et attachent à son infraction des suites terribles et inévitables. De là, des conséquences en conséquences, cet épilogue mythologique où les suites de l’injustice non expiée en ce monde sont renvoyées à un autre où il n’y a plus d’ajournement ; épilogue qui se rapporte toujours à cette conclusion, que la rhétorique, qui ose se mettre en contradiction avec la justice, qui sauve son client, même coupable, et ne regarde que le succès du moment, cette rhétorique est à-la-fois et une bassesse pour celui qui l’emploie, et une calamité pour celui qu’elle croit sauver. Donc toutes les parties du Gorgias tiennent l’une à l’autre ; donc toutes ont un but commun, la réfutation de la fausse rhétorique ; donc la rhétorique est le vrai but du Gorgias, et les principes supérieurs auxquels Platon en appelle ne sont dans toute leur sublimité que la route nécessaire pour arriver logiquement à la conséquence qu’il voulait établir. Et si l’on objecte que cette conséquence est bien peu importante pour une discussion aussi élevée, nous répondrons que c’est méconnaître entièrement la place de la rhétorique dans l’ordre social de l’antiquité, où toutes les affaires publiques et privées se traitant devant le peuple entier ou devant une portion considérable du peuple, la parole était l’instrument universel, l’éloquence la condition de toute influence, et la rhétorique l’étude obligée de tout homme d’état.

Le but, la place et la liaison de toutes les parties du Gorgias ainsi déterminés, on suit aisément Platon dans la longue carrière qu’il parcourt librement sans s’arrêter à en marquer les intervalles.

Déjà du temps de Platon la rhétorique s’était définie elle-même l’art de persuader ; et cette définition est encore celle qu’elle garde aujourd’hui. Si la définition est exacte, c’est-à-dire complète, elle ne doit supposer rien au-delà ; elle n’admet aucunes réserves secrètes qui puissent la modifier, la resserrer ou l’étendre, et y introduire aucun élément étranger. Si donc la rhétorique est l’art de persuader, et rien autre chose, c’est la persuasion qu’elle opère, et rien de plus ; la persuasion, dis-je, prise en elle-même, et quelle qu’elle soit. Mais qu’est-ce que la persuasion en elle-même ? une croyance, une opinion. Or, il y a des croyances et des opinions fausses, comme il y en a de vraies. La rhétorique ou l’art de persuader est l’art de produire les unes comme les autres ; autrement il faut changer la définition, et la changer c’est la détruire. Pour maintenir la définition qu’elle s’est faite elle-même, la rhétorique est donc contrainte de reconnaître que son objet est de persuader dans les limites de la vérité ou en dehors de ces limites, pourvu qu’elle persuade ; qu’elle est une ouvrière d’erreur aussi bien que de vérité, ou plutôt qu’il n’y a pour elle ni faux ni vrai ; qu’elle ne s’occupe ni de l’un ni de l’autre, mais seulement du succès, par quelque route qu’elle y arrive ; qu’elle est indifférente à la vérité ou au mensonge, c’est-à-dire, qu’elle est essentiellement un art de mensonge, puisque tout est mensonge là où le mensonge et la vérité peuvent être arbitrairement employés. De là toutes les conditions de la rhétorique, et la plus caractéristique de toutes, la condition de parler devant des auditeurs qui ne connaissent pas la matière sur laquelle on leur parle ; car avec un auditoire éclairé, la rhétorique n’a plus qu’un seul moyen de succès, la vérité : et dans ce cas la puissance de la rhétorique est limitée ou détruite, puisque alors sa puissance n’est plus que celle de la vérité. Ainsi, pour déployer une puissance qui lui soit propre, il faut que la rhétorique ait affaire à des ignorans ; et comme sur toutes choses le nombre des hommes instruits est très petit, il faut que la rhétorique ait à faire à la multitude, comme représentant l’ignorance ; de sorte qu’à parler rigoureusement, la rhétorique ou l’art de persuader n’est que l’art de trouver des expédiens mensongers pour paraître savoir, sans savoir en effet, aux yeux de gens qui ne savent pas ; pour paraître juste, homme de bien, bon citoyen, sans l’être ; enfin, pour mettre partout l’apparence à la place de la réalité.

S’il en est ainsi, la rhétorique n’est point un art. En effet, la rhétorique ne réussit qu’en flattant les parties inférieures de la nature humaine, tandis que le caractère de l’art est de s’adresser à ce qu’il y a de plus noble en nous, et de réveiller les sympathies puissantes, mais cachées, de l’âme avec la vérité par l’intermédiaire de la beauté, employée comme une forme de la vérité elle-même. Le beau est agréable, et l’art plaît sans doute ; mais l’agrément n’est pas la beauté, et l’art se propose autre chose que de faire plaisir. La rhétorique, indifférente à la vérité, substitue l’agrément à la beauté, et cherche seulement à plaire. La rhétorique n’est donc pas un art : c’est une routine sans principes, dit Platon, ἐμπειρία τις, une pratique servile, un métier qu’il ne craint pas de comparer aux métiers les plus bas, à celui de la cuisine, par exemple ; car tous deux ont le même but, savoir le plaisir, et tous deux ne sont que deux espèces diverses d’un même genre, la flatterie. Telles sont les conséquences qui sortent naturellement de la définition convenue de la rhétorique ; et nous doutons que la rhétorique ancienne ou moderne puisse y échapper. Nul avocat, nul académicien ne pourrait faire une plus belle défense que Gorgias, et cependant il est forcé de reculer devant le bon sens et la dialectique inexorable de Socrate.

Polus vient à son secours, et, sans s’en douter, soulève des questions qui tournent contre lui et accablent la rhétorique. Il s’avise de la défendre par les résultats qu’elle donne. L’élève de la rhétorique, l’orateur, dit Polus, domine les juges, et les assemblées du peuple, et peut perdre ses ennemis, les ruiner, les bannir, les faire mettre à mort, ou servir ses amis et soi-même ; il en est le plus heureux des hommes puisqu’il en est le plus puissant, et il est tout-puissant, puisqu’il fait tout ce qu’il veut. Non, répond Socrate, l’orateur n’a pas de pouvoir pour cela qu’il peut ruiner, bannir ou mettre à mort ; car à ce compte on pourrait dire que le plus scélérat des hommes en est le plus puissant, puisqu’il peut à tout moment incendier ou égorger, pourvu qu’il parvienne à échapper au châtiment. L’audace impunie n’est pas du pouvoir ; le pouvoir est, il est vrai, de faire ce qu’on veut ; mais il faut bien distinguer entre les déterminations régulières de la volonté et les caprices déréglés du désir. La volonté se rapporte essentiellement au bien ; c’est là son objet constant et fixe, sa fonction propre et sa loi ; c’est là aussi sa grandeur et sa puissance. En effet l’action déréglée est tout individuelle, faible et périssable : née du caprice d’un moment, elle s’épuise dans le délire ou le crime du moment qui suit, pour se dissiper aussitôt devant les lois supérieures de l’ordre, qui surmontent et entraînent tout. L’action légitime, au contraire, par son rapport à la loi qui est toujours général, en contracte une sorte de généralité, et par là s’associe à la durée et à la force de l’ordre qu’elle réfléchit. Le pouvoir injuste n’est donc au fond que faiblesse et impuissance ; le pouvoir légitime est seul fort, seul il est du pouvoir ; car, comme le dit très bien Platon, quoiqu’un peu subtilement, on ne veut pas son mal, quoique souvent on le fasse, on ne veut que son bien ; on ne veut donc que le bien. On ne veut pas, à proprement parler, la chose que l’on fait en vue d’une autre ; on ne veut que la chose en vue de laquelle on fait ce qu’on fait. Ce n’est pas la médecine amère que l’on veut, mais la santé qu’elle peut donner ; ce n’est pas le crime que l’on veut, mais le bien qu’on espère au-delà. D’où il suit que l’homme ne voulant que le bien, s’il fait le mal, il ne le veut pas ; il ne fait donc pas ce qu’il veut en faisant le mal ; il n’a pas de pouvoir. L’élève de la rhétorique, comme le tyran, s’il ne fait pas le bien, ne veut pas ce qu’il fait ; il n’est pas puissant. Reste à prouver qu’il n’est pas heureux.

En quoi peut consister le bonheur d’un être ? Que l’on y pense sérieusement et qu’on voie s’il est possible que le vrai bonheur d’un être soit ailleurs que dans son rapport le plus intime à sa loi, et s’il est possible que la loi d’un être soit ailleurs que dans sa vraie nature. Or, qu’est-ce que l’homme ? une nature intelligente et libre, dont la loi par conséquent est la vérité et la justice. Le rapport de l’homme à la justice et à la vérité, voilà sa loi, voilà l’ordre pour lui et son vrai bonheur ; être en dehors de la justice et de la vérité, voilà pour lui le désordre et la misère. C’est donc dans l’âme que gît réellement le bonheur et le malheur ; c’est dans les profondeurs de l’homme invisible que se passent les évènements heureux ou malheureux de la vie. On ne peut dire d’un homme, fût-il le grand roi, dit Platon, s’il est heureux ou malheureux, tant qu’on ne sait pas où en est son âme par rapport à la science et à la justice. Plus il y a d’injustice et d’ignorance, plus il y a de malheur réel, quel que soit le bonheur apparent. Si donc le malheur véritable est l’infraction à l’ordre, il suit que le malheur est de commettre une injustice et non de la recevoir, d’être tyran, non d’être victime, d’être oppresseur, non d’être opprimé, et qu’ainsi l’orateur est loin d’être heureux parce qu’il peut être injuste, encore moins parce qu’il peut l’être impunément. En effet, non-seulement l’ordre condamne toute injustice ; mais quand une injustice a été commise, l’ordre y attache une peine, obligatoire pour l’être moral. Éluder cette peine, c’est faire à l’ordre une infraction nouvelle, c’est s’enfoncer encore plus dans le désordre et dans le malheur. Pensons-y bien. La vraie existence est celle de l’intelligence. Le vrai, le juste, le bien, le beau, l’ordre seul existe substantiellement ; le faux, l’injuste, le mal, le désordre tentent d’être en quelque sorte, sans pouvoir entrer en possession de l’existence. Le mal et le désordre sont des négations. La peine ou la satisfaction à la loi qui attache à l’injustice l’obligation d’une réparation douloureuse, est déjà un retour à l’ordre et à la véritable existence ; c’est à son tour une négation de la négation du crime qu’elle rachète ou qu’elle abolit, et par conséquent un bien. Au contraire, qu’est-ce que l’impunité, à parler philosophiquement ? Ce n’est pas autre chose qu’une tentative plus ou moins vaine pour donner de l’existence et de la durée à ce qui n’en peut et n’en doit pas avoir : c’est la tentative déplorable d’une séparation radicale d’avec l’ordre ; c’est le sceau mis sur le crime, et par conséquent sur le malheur. De là la maxime de Platon, que l’injustice est déjà un grand mal, mais que l’injustice impunie est le plus grand et le dernier des maux.

Ces considérations décisives qui dominent la discussion ne nous dispensent pas de faire connaître des argumens d’un ordre inférieur, rigoureux, mais subtils, qui occupent dans Platon une très grande place, et que le lecteur ne sera peut-être pas fâché de trouver ici resserrés et résumés en peu de mots.

Pour prouver à Polus qu’il vaut mieux recevoir une injustice que de la commettre, Socrate part de l’identité du bien et du beau, identité qui, dans la philosophie de Platon, a le rang et l’autorité d’un principe. À considérer la question sous le rapport de la beauté, tout le monde convient qu’il n’est pas beau de commettre une injustice, et qu’il est plus contraire au beau de la commettre que de la recevoir. Tel est le sentiment universel du genre humain, qu’on ne peut rejeter sans rejeter sa propre nature. Maintenant de quoi se compose l’idée du beau ? de l’agréable et du bien (τὸ ἀγαθὸν) en toutes choses, pour les figures, les couleurs, la musique, les sciences, la morale. Le beau étant donc le bien et l’agréable, le laid se définit par les contraires, savoir, ce qui est douloureux et mauvais. Si donc il est plus laid de faire une injustice que de la recevoir, c’est évidemment parce que cela est ou plus douloureux, ou plus mauvais. Or est-il plus douloureux de faire une injustice que de la recevoir ? Non. Ce n’est donc pas à cause de la douleur que l’injustice est laide ; ce n’est pas par conséquent à cause de la douleur et du mal pris à-la-fois ; c’est donc le mal en lui-même qui nous fait regarder l’injustice comme plus honteuse à commettre qu’à recevoir, et l’injustice ne blesse le sentiment du beau que parce qu’elle est contraire à la notion du bien. D’où il suit que le consentement universel dépose qu’il est mieux de recevoir l’injustice que de la commettre. Mais le bien dans son opposition à l’agréable, c’est l’utile en soi. Aussi dans l’application Platon emploie souvent le mot ὀφέλιμον pour synonyme d’ἀγαθόν. Or nul ne préférant le laid au beau, le mal au bien, le nuisible à l’utile, Socrate a donc démontré à Polus que lui-même n’aimerait pas mieux faire une injustice que de la recevoir. Voilà pour la première maxime. — Quant à la seconde, savoir, que la punition de l’injustice vaut mieux que son impunité, le raisonnement de Socrate n’est pas moins concluant, et il est du même genre que le précédent. Être puni de l’injustice qu’on a commise, c’est être puni justement. Or, d’après le sentiment universel, tout ce qui est juste est beau ; et si punir justement est beau, l’effet ayant le caractère de sa cause, être puni est beau conséquemment ; et le beau étant le bien, c’est-à-dire étant ou agréable ou utile, comme on l’a dit plus haut, à défaut de l’agrément, qui ne se rencontre pas dans la punition, il faut que l’utilité y soit. Mais relativement à quoi ? relativement à l’âme. L’âme a ses biens et ses maux comme le corps a les siens. Les maux du corps sont la pauvreté, la maladie, l’obscurité, les pertes et les privations physiques ; ceux de l’âme sont l’ignorance, la lâcheté, l’intempérance, l’injustice. Mais le sentiment intime du genre humain et l’opinion universelle faisant regarder les maux de l’âme comme plus honteux et plus laids que ceux du corps de toute la différence de la beauté de l’âme d’avec celle du corps ; donc, dans la théorie de l’identité du beau et du bien, les uns sont de plus grands maux que les autres ; et, toujours dans la même théorie, comme ils ne sont pas tels parce qu’ils causent une douleur plus grande, il reste que ce soit parce qu’ils sont plus nuisibles. Les maux de l’âme, et parmi eux l’injustice, sont donc les maux les plus nuisibles, les derniers de tous les maux. La médecine est la réparatrice du corps ; la puissance judiciaire, la justice (ἡ δίϰη), est la libératrice de l’âme. La justice est plus belle que la médecine : elle est donc meilleure ; et comme la médecine n’agit pas par le plaisir, mais par la douleur, c’est aussi par la douleur que la justice agit et délivre l’âme. Le coupable qui évite la punition est un malade qui évite le fer et le feu qui seuls peuvent le sauver, sans se douter que tous ses efforts pour échapper à la punition qu’il mérite, n’ont d’autre effet que d’empêcher qu’il soit délivré de son mal. La conclusion de tous ces raisonnemens est que notre premier soin doit être de ne commettre aucune injustice, et le second, quand nous en avons commis une, d’invoquer la punition au lieu de l’éviter, et de nous hâter de nous délivrer par elle de cette triste maladie de l’injustice et du désordre, qui pourrait, en séjournant dans l’âme, y engendrer une corruption incurable.

Maintenant appliquons tout ceci à l’éloquence. Loin que l’orateur soit heureux de pouvoir commettre l’injustice à son profit ou au profit de ses amis, il en est profondément malheureux ; loin qu’il soit heureux de pouvoir par la rhétorique assurer à lui-même ou à d’autres l’impunité de l’injustice, cette impunité est pour lui et pour eux le dernier des malheurs ; et si la rhétorique voulait être vraiment utile, elle devrait faire précisément le contraire de ce qu’elle fait, et au lieu de défendre un client coupable contre la juste sentence d’une punition salutaire, elle devrait la solliciter en son nom comme un bienfait. Écoutons Platon. « Votre ennemi, dit-il à l’orateur, a-t-il commis une injustice, et voulez-vous lui nuire ? faites tout pour l’empêcher d’être cité devant un tribunal. Ne pouvez-vous l’empêcher ? Il faut le tirer d’affaire à tout prix ; de sorte que, par exemple, s’il a volé de l’argent, il ne le rende pas, mais le garde ou l’emploie en dépenses criminelles ; si son crime mérite la mort, qu’il ne la subisse pas, et, s’il se peut, qu’il ne meure jamais et soit immortel dans le crime. S’agit-il, au contraire, d’un de vos amis, ou de vos proches, ou de vous-même ? Hâtez-vous d’exposer le crime au grand jour ; présentez-vous de bon cœur à la justice, comme au médecin, pour souffrir les incisions et les brûlures sans regarder à la douleur ; il ne faut penser qu’à ce qu’on a mérité. Sont-ce des fers ? il faut leur tendre les mains ; une amende ? la payer ; l’exil ? s’y condamner ; la mort ? la subir ; enfin il faut déposer contre soi-même, et mettre en œuvre toutes les ressources de la rhétorique, afin que, par la manifestation et la correction de son crime, on se délivre du plus grand des maux, qui est l’injustice. »

Gorgias et Polus, n’ayant pas osé contester les principes moraux de Socrate, sont conduits aisément, d’aveu en aveu, à une contradiction manifeste avec leurs premières prétentions. Mais ils trouvent un défenseur dans leur hôte Calliclès, orateur et philosophe très accrédité à Athènes, et qui, pour échapper aux conséquences de la dialectique de Socrate, nie hardiment ses principes, et développe le système philosophique sur lequel s’appuient intérieurement ses deux amis, sans oser le montrer à nu et le défendre.

Quel est ce système ? L’éternel système des tyrans et des charlatans, de tous les contempteurs de l’espèce humaine : le système que Platon a déjà réfuté dans le Théétète et le Philèbe, et dont il dévoile et réfute ici les conséquences oratoires et politiques.

Socrate, selon Calliclès, n’a pas eu grand-peine à triompher de Gorgias et de Polus ; car il a toujours argumenté de l’ordre légal. Sans doute, dans l’ordre légal, il n’y a rien de plus beau que la justice, et il est plus honteux de commettre l’injustice que de la recevoir ; d’où Socrate s’est empressé de conclure qu’il en est ainsi dans la vérité des choses. Mais ce n’est là qu’une déclamation bonne pour le peuple et les enfans ; car autre chose est l’ordre légal, autre chose l’ordre naturel. La loi de la nature est que l’homme cherche le plaisir et le bonheur, et ne s’arrête que devant la limite de ses forces. Le plus fort l’emporte donc et doit l’emporter sur le plus faible, et l’inégalité est d’institution naturelle. Le monde se partage naturellement et légitimement en forts et en faibles, en oppresseurs et en opprimés, en tyrans et en esclaves. Il en est ainsi dans l’espèce animale, dont l’espèce humaine n’est qu’une continuation ; et il en est encore ainsi dans l’espèce humaine elle-même, si on l’examine bien, et si on consulte sincèrement son histoire. Mais les faibles, par peur et par envie, ont inventé les lois et l’égalité, c’est-à-dire une fausse justice qui essaie d’arrêter la vraie justice, d’établir un équilibre chimérique, de donner des droits à tous, même à la faiblesse, en dépit de l’ordre naturel, qui veut que les plus forts et les meilleurs soient les premiers ; ordre si vrai, que toutes les institutions humaines le compriment à peine, et que, malgré les entraves légales, il reparaît avec tout esprit énergique et ferme qui rétablit les droits de la supériorité naturelle, et ressaisit la souveraineté par force ou par adresse, ici par l’épée, là par la parole, selon les temps et les lieux. Le but de la vie, pour tout homme qui pense, est de se faire jour à travers ces barrières artificielles, d’acquérir de la fortune et du pouvoir, de servir ses amis, d’écraser ses ennemis, de satisfaire ses passions et d’être heureux. Telle est la vérité des choses. La philosophie qui méconnaît l’ordre naturel et se passionne pour l’ordre légal et pour l’idéal abstrait d’une fausse justice, est une philosophie niaise. Le vrai philosophe est l’élève de la rhétorique, qui, connaissant son époque, marche à la domination par la parole, et gouverne les hommes qu’il méprise ; tandis que Socrate, avec son enthousiasme pour l’ordre légal et la justice, serait incapable de se défendre contre les caprices et les retours de ce peuple qu’il sert et qu’il aime, mais que ses ennemis gouvernent et peuvent à tout moment soulever contre lui.

Il faut voir dans Platon avec quelle vigueur de dialectique Socrate examine et combat pied à pied chacun des points du système moral et politique de Calliclès, opposant aux sophismes de son altière immoralité les argumens les plus simples et les plus forts, tirés de la conscience du genre humain, et partout élevant le sens commun à la plus haute philosophie. Mais il faut nous contenter de présenter ici les résultats de cette admirable polémique.

1o Socrate, trouvant dans le discours de Calliclès ces deux mots les plus forts et les meilleurs presque toujours ensemble, s’attache à dissiper cette confusion et à distinguer l’idée de la force et celle de la justice. Veut-on les confondre ? il faut de deux choses l’une : ou ramener l’idée de la justice à celle de la force, ou l’idée de la force à celle de la justice ; il faut par les meilleurs, entendre les plus forts, ou par les plus forts, les meilleurs ; et dans les deux cas les attaques de Calliclès contre l’ordre légal et la justice sociale tombent également ; car si la justice est la force, la plus grande force étant dans le plus grand nombre, et le plus grand nombre ayant fait et maintenant les lois, ces lois qui déclarent que la justice est dans l’égalité et qu’il est plus honteux de commettre une injustice que de la souffrir, il s’ensuit que ce qui est selon la loi est aussi selon la nature, puisque, en fait de force, l’autorité dernière est incontestablement le plus grand nombre ; ou si l’on essaie de ramener l’idée du plus fort à celle du meilleur, c’est-à-dire apparemment du plus juste, on s’impose alors l’obligation de tirer rationnellement l’idée de tyrannie de l’idée de justice, et de prouver que l’homme juste a le droit de se faire une part plus large dans la distribution des biens de ce monde, au lieu de s’imposer à lui-même la règle qu’il prescrit aux autres, et se de soumettre à la justice de la société humaine, qui est l’égalité. Enfin, si l’on essayait de tourner la justice contre elle-même, sur ce principe que le meilleur et le plus juste est le plus digne de commander, il faudrait se hâter de répondre que le meilleur et le plus juste est le plus digne de commander sans doute, mais selon les règles de la justice ; ce qui renverse toute idée de pouvoir arbitraire. La justice consiste d’abord à se commander à soi-même, avant d’essayer de commander aux autres ; elle consiste à gouverner ses passions, au lieu d’y soumettre ses semblables. L’idée qui répond immédiatement à l’idée de la justice, n’est pas celle de la domination, mais de la tempérance. Ainsi, de quelque manière que l’on considère et que l’on prenne l’expression de plus fort et de meilleur, on n’en peut rien tirer contre l’ordre légal, qui nous apparaît alors comme fondé sur la double base de la force et de la justice, confondues ensemble, et imposant à qui que ce soit et à tous les titres le respect des lois, l’égalité et la tempérance.

2o Mais la tempérance est une folie dans un système qui réduit le souverain bien au plaisir et tout mal à la seule douleur. Voici contre ce système quelques argumens qui rappellent ceux du Philèbe. Le bien et le mal sont contraires l’un à l’autre et ne peuvent aller ensemble, ils s’excluent absolument ; tandis que le plaisir et la peine se tiennent, s’engendrent l’un l’autre et disparaissent l’un avec l’autre. Car le plaisir n’est que la satisfaction d’un désir ; tout désir est un besoin ; tout besoin pris en soi est pénible : où cesse le besoin, cesse le désir, et où cesserait le désir, cesserait en même temps le plaisir de le satisfaire. La fin de la peine est donc la fin du plaisir ; la peine et le plaisir sont donc des phénomènes relatifs, sans caractère fixe et indépendant, tandis que dans l’intelligence le bien exclut le mal, ou le mal le bien, et que la fin de l’un, loin d’être la fin de l’autre, en est le commencement et le triomphe. Si donc le bien est absolu et le plaisir relatif, le bien et le plaisir ne sont pas la même chose. — Non-seulement la peine et le plaisir sont relatifs en eux-mêmes, ils le sont encore par la diversité des sujets auxquels ils s’appliquent également. En effet, on voit les méchans et les bons souffrir ou jouir à-peu-près de même ; l’homme raisonnable n’est pas plus exempt de chagrins que l’insensé, seulement il les supporte autrement, les gouverne et les contient : le brave souffre comme le lâche, et le héros comme la faible femme. Ni l’étude, ni la sagesse, ni la force de l’âme, ni l’exercice assidu de la vertu, ne sauvent personne de l’humiliant partage du plaisir et de la peine avec tout ce qu’il y a de plus dégradé sur la terre. Qu’est-ce donc qu’un sentiment commun aux êtres les plus opposés ? Qu’est-ce autre chose, encore une fois, qu’un misérable phénomène sans caractère propre, résultat nécessaire de l’enveloppe commune à tous, de cette enveloppe qui cache l’homme et ne le constitue pas ? Et supposez qu’elle le constitue, supposez que le plaisir soit le bien et la douleur le mal, il s’ensuivrait que quiconque a du plaisir est bon, et quiconque souffre, méchant ; que le brave qui souffre, et qui est bon en tant que brave, est méchant par cela seul qu’il souffre, et que le méchant, parce qu’il jouit, devient bon ; conséquence nécessaire et extravagante qui soulève la conscience du genre humain.

3o Recule-t-on ? distingue-t-on entre les plaisirs, et convient-on que tout plaisir comme tel n’est pas le bien, mais qu’il y a des plaisirs bons, et d’autres mauvais ? Cette concession est la ruine du système entier ; car c’est admettre le bien et le mal comme distincts du plaisir et de la peine, et mesurer la quotité morale du plaisir, non plus sur son intensité ou sa durée, c’est-à-dire sur lui-même, mais sur un modèle étranger et indépendant, qui est le bien ; c’est consentir à ce principe que l’agréable en lui-même n’est ni bon ni mauvais, mais qu’il le devient par son rapport au bien ou au mal ; principe qui, dans la déduction et dans la pratique, engendre celui-ci, qu’il faut mettre l’agréable au service du bien, et non le bien au service de l’agréable.

Or, ce dernier principe ramène et résout la question fondamentale du Gorgias ; il divise les arts en deux classes : les uns qui s’arrêtent à l’agréable, sans le rapporter au bien ; les autres qui ne l’emploient que sous la condition de ce rapport. Ceux-là seuls sont des arts véritables ; les autres ne sont pas des arts, mais, comme on l’a déjà vu, des métiers sans principes fixes, qui tous peuvent se résumer sous le titre général de flatterie. L’habileté à jouer de la flûte ou de la lyre est aussi étrangère à l’art que la profession la plus vulgaire ; et, selon Platon, il en est ainsi de la poésie lyrique et dramatique, quand elle se propose de plaire à la multitude en lui procurant des émotions agréables qui ne font qu’amollir les âmes au lieu de les épurer et de les fortifier. Or, quelle différence y a-t-il entre la poésie et la rhétorique, sinon que l’une est une rhétorique populaire à l’aide du chant, du rhythme et de la mesure, tandis que l’autre s’adresse à un auditoire moins nombreux avec la parole toute seule ? Mais si leurs moyens diffèrent, leur caractère et leur but se confondent ordinairement ; et la rhétorique, comme la poésie, ne se propose guère que de plaire au peuple, et non de le servir, ou de servir les intérêts de ses passions, et non pas ses intérêts moraux. Jusqu’ici l’orateur a-t-il été autre chose qu’un courtisan, et la rhétorique qu’une espèce particulière de la flatterie ?

Le vrai orateur et la vraie rhétorique ont devant les yeux un autre but. Le vrai orateur ne veut que le bien ; il cherche à être utile, il ne songe pas à plaire ; il aime et sert le peuple, il ne le flatte pas. Comme il voit les choses de haut et dans leur ensemble, et que des lumières supérieures lui ont appris les conséquences inévitables du vice, c’est dans leur source qu’il attaque ces conséquences, et sa pensée est toujours avec l’ordre ; l’ordre est sa loi suprême, la sphère où lui-même habite sans cesse, et vers laquelle il élève perpétuellement ses semblables. Convaincu que les choses sont ce que les hommes les font être, et que là où les âmes vont bien ou mal, il est impossible que tout le reste n’aille pas de même, il fait de la force morale de l’état la base de sa force politique. En effet, qu’on y songe sans préjugés ; d’où peut venir la faiblesse et la décadence d’un état, sinon de la prédominance des intérêts particuliers sur l’idée du tout que l’état représente ? et qu’est-ce que la prédominance des intérêts particuliers, sinon l’égoïsme ? et qu’est-ce que l’égoïsme, sinon le vice lui-même et le symptôme manifeste de la corruption intérieure ? Le vrai politique, le vrai orateur est donc, avant tout, moraliste ; et, après s’être efforcé d’établir les meilleures lois, sa tâche est de les maintenir en mettant en harmonie avec elles les âmes des citoyens par les mœurs et l’éducation. Enseigner et répandre la vertu, c’est donc travailler à la puissance publique ; et l’ordre politique n’est qu’un reflet de l’ordre moral. Or, nulle âme n’est dans l’ordre moral, qui ne sait se gouverner et se tempérer elle-même. La tempérance est la condition de toutes les vertus. Dans cette longue lutte des passions contre le devoir, qui ne finit qu’avec la vie, l’homme tempérant est seul capable de remplir habituellement ses devoirs envers ses semblables et envers les dieux. Être tempérant vis-à-vis ses semblables, c’est être juste ; envers les dieux, c’est être pieux et saint. C’est être aussi courageux, car l’instrument de la tempérance ou de l’empire sur soi-même est le courage. La complaisance pour soi-même, la faiblesse est la route par laquelle tous les désordres envahissent l’âme ; et ce qu’il faut d’abord inculquer à l’homme, c’est la mâle habitude de se porter toujours pour ainsi dire en avant du devoir et de l’honneur, advienne ensuite que pourra. La tempérance appuyée sur le courage fonde et maintient la justice et la piété, c’est-à-dire la vertu tout entière, c’est-à-dire encore le bonheur ; car le bonheur pour une âme ne peut être que dans le bien et dans l’ordre.

La première loi de l’ordre, nous l’avons vu, est d’être fidèle à la vertu, et à cette partie de la vertu qui se rapporte à la société, savoir la justice. Mais si l’on y manque la seconde loi de l’ordre est d’expier sa faute ; et on ne l’expie que par la punition. Les publicistes cherchent encore le fondement de la pénalité. Ceux-ci, qui se croient de grands politiques, le trouvent dans l’utilité de la peine pour ceux qui en sont les témoins, et qu’elle détourne du crime par la terreur de sa menace et sa vertu préventive. Et c’est bien là, il est vrai, un des effets de la pénalité, mais ce n’est pas là son fondement ; car la peine, en frappant l’innocent, produirait autant et plus de terreur encore, et serait tout aussi préventive. Ceux-là, dans leurs prétentions à l’humanité, ne veulent voir la légitimité de la peine que dans son utilité pour celui qui la subit, dans sa vertu corrective : et c’est encore là, il est vrai, un des effets possibles de la peine, mais non pas son fondement ; car pour que la peine corrige, il faut qu’elle soit acceptée comme juste. Il faut donc toujours en revenir à la justice. La justice, voilà le fondement véritable de la peine : l’utilité personnelle et sociale n’en est que la conséquence. C’est un fait incontestable, qu’à la suite de tout acte injuste l’homme pense, et ne peut pas ne pas penser qu’il a démérité, c’est-à-dire mérité une punition. Dans l’intelligence, à l’idée d’injustice correspond celle de peine ; et quand l’injustice a eu lieu dans la sphère sociale, la punition méritée doit être infligée par la société. La société ne le peut que parce qu’elle le doit. Le droit ici n’a d’autre source que le devoir, le devoir le plus étroit, le plus évident et le plus sacré, sans quoi ce prétendu droit ne serait que celui de la force, c’est-à-dire une atroce injustice, quand même elle tournerait au profit moral de qui la subit, et en un spectacle salutaire pour le peuple : ce qui ne serait point alors ; car alors la peine ne trouverait aucune sympathie, aucun écho, ni dans la conscience publique, ni dans celle du condamné. La peine n’est pas juste parce qu’elle est utile préventivement ou correctivement, mais elle est utile et de l’une et de l’autre manière parce qu’elle est juste. Cette théorie de la pénalité, en démontrant la fausseté, le caractère incomplet et exclusif des deux théories qui partagent les publicistes, les achève et les explique, et leur donne à toutes deux un centre et une base légitime. Elle n’est sans doute qu’indiquée dans Platon, mais elle s’y rencontre en plusieurs endroits, brièvement, mais positivement exprimée ; et c’est sur elle que repose la théorie sublime de l’expiation. Puisque c’est une loi de l’ordre que toute injustice ait son châtiment, après s’être écarté de l’ordre en commettant une injustice, ce serait s’en écarter plus encore que de ne pas subir la punition qu’il nous impose ; ce serait aggraver le désordre, et par conséquent la misère, tout désordre étant misère, comme tout ordre est bonheur. En maintenant donc la justice distributive, la loi qui attache la peine à toute infraction à l’ordre, l’homme d’état donne au peuple une leçon salutaire, et travaille au bonheur même de celui qui est puni, puisqu’il le réconcilie avec lui-même, avec la société et la raison universelle. Il est son ami, son bienfaiteur, sa providence, et il est celle de l’état, puisqu’il y fait régner l’ordre légal et moral, qui représente l’ordre essentiel des choses. En effet, Dieu lui-même n’est que l’ordre pris substantiellement : ce monde, en apparence livré à une révolution perpétuelle, suit une marche régulière, et son nom divin est l’ordre, ὁ ϰόσμος. Une géométrie sublime préside à l’harmonie des êtres ; l’égalité géométrique, pour parler comme Platon, est la loi de l’existence universelle, de la société humaine comme de la nature ; dans les sociétés humaines, l’égalité géométrique est la justice. Mais c’est dans Platon lui-même qu’il faut chercher le développement et suivre l’enchaînement de ces grandes vérités toujours anciennes et toujours nouvelles, qui, après avoir servi de berceau à la société naissante, la soutiennent dans sa course et ne l’abandonneront jamais ; qui ne s’éclipsent un moment dans la dissolution des empires, que pour reparaître avec plus de majesté dans les fondemens des empires nouveaux ; que nul sage n’a faites, que nul sophiste ne peut détruire ; que Platon reçut de Pythagore, qui lui-même les avait puisées aux sources même de la civilisation humaine, que l’Orient légua à l’antique Grèce, la Grèce à Rome, Rome à la société moderne, comme la base et la condition de toute existence sociale, et qui enfin, soit dans le monde réel, soit dans le monde des idées, forment, à travers les siècles et dans la pensée, une tradition non interrompue et une théorie indestructible dont tous les points comme le dit Platon, sont enchaînés et attachés l’un à l’autre par des liens de fer et de diamant.

Chaque dialogue de Platon est une philosophie tout entière ; et le caractère de tout vrai dialogue de ce grand homme est de jeter l’esprit du lecteur qui peut le suivre à travers l’infini en tout sens, et d’entourer chaque sujet particulier de toute la grandeur des principes auxquels l’auteur le rattache. C’est ainsi que dans le Gorgias Platon ne perd jamais de vue son sujet, qui est la rhétorique, mais il l’emporte avec lui pour ainsi dire dans les régions supérieures, et jusqu’au sommet des idées. Il s’agit maintenant d’en redescendre. Or, comme le propre des vérités qui ne sont pas de convention est d’être à-la-fois très idéales et très réelles, spéculatives et pratiques tout ensemble, en un moment elles élèvent dans les cieux, en un moment elles ramènent sur la terre. En effet il suffit de rappeler dans leur simplicité les deux vérités qui résultent de la polémique précédente, savoir, que c’est un mal de commettre une injustice, et un plus grand mal d’en chercher ou d’en procurer l’impunité, pour revenir naturellement à cette malheureuse rhétorique qui, prenant l’apparence pour la réalité, croit faire merveille d’éviter au coupable la punition qui pourrait le réconcilier avec l’ordre et le bonheur et ne cherche pour ses cliens et pour elle-même que l’utilité du moment, le succès et le plaisir.

Si le but de la rhétorique est le succès, l’orateur est un courtisan qui ne peut trop flatter celui auquel il veut plaire, peuple ou tyran, sans s’arrêter devant aucune limite, car où commence la limite de la flatterie, décroît la faveur, et le but est manqué. Il faut donc, pour être conséquent, ou le poursuivre exclusivement, ou le rejeter totalement, et entrer dans les voies de cette autre rhétorique qui a pour but d’améliorer l’homme, et non de lui faire plaisir. Or, pour améliorer les autres, il faut d’abord être bon soi-même. La vertu est donc la condition de la vraie rhétorique, c’est-à-dire de la vraie politique, comme son but et l’utilité morale de l’auditoire ou du pays auquel elle s’adresse. De là la témérité de ceux qui, sans s’être exercés à se gouverner eux-mêmes, osent se porter comme orateurs et hommes d’état, et entreprendre de diriger et de conseiller les autres ; et le délire de la renommée, qui donne le titre de politiques à des hommes qui, loin d’avoir amélioré leurs semblables, les ont corrompus autant qu’il était en eux, ne songeant qu’aux intérêts matériels de la société, prenant la grandeur apparente pour la véritable grandeur, l’éclat d’un jour pour la puissance, serviteurs de ceux dont ils se croient les maîtres, et se perdant souvent par les vices mêmes qu’ils ont nourris et caressés. Après avoir enseigné au peuple le mépris de l’ordre, la cupidité, la vanité, la paresse et la lâcheté, la corruption qui a servi de marche-pied à leur puissance, se retourne contre eux et les précipite. Ils se récrient alors ; ils accusent l’ingratitude de leurs contemporains, comme s’ils ne recueillaient pas ce qu’ils ont semé, comme si le maître était reçu à se plaindre de l’élève qu’il a formé, et comme si l’accuser n’était pas s’accuser soi-même !

Par tous ces motifs, Socrate rejette la fausse rhétorique, et se décide pour la vraie, avec laquelle il pourra faire quelque bien, sauver quelques âmes et la sienne : mais il ne se dissimule pas qu’avec celle-là il faut que tôt ou tard il succombe ; car il est impossible de faire du bien aux hommes sans se perdre soi-même. Les hommes ne connaissent pas leurs vrais intérêts, et ne sont pas plus capables de préférer qui les aime à qui les flatte, qu’un enfant mal élevé n’est capable de préférer un sage médecin à un cuisinier habile. Les ennemis de Socrate l’emporteront donc ; on mettra Socrate en jugement, et il sera hors d’état de se défendre ; car la vraie rhétorique ne fera qu’indisposer davantage ses juges ; comme il ne pourra prouver qu’il a cherché à faire plaisir à ses concitoyens, puisque en effet il n’a cherché qu’à leur faire du bien, inévitablement il sera condamné. Il connaît son sort et s’y résigne ; n’ayant commis aucune injustice, il n’en a aucune à expier ; il est donc dans l’ordre, et par conséquent heureux, content de la mort comme de la vie.

Jusqu’ici Platon ne s’est appuyé que sur des argumens tirés de la seule raison, car l’ordre c’est la raison ; c’est une loi de la raison qui nous impose l’obligation d’être justes ; et c’est une loi de la raison encore qui attache à toute injustice sa punition, punition qui doit être recherchée et acceptée avec des sentimens convenables pour être expiatoire, c’est-à-dire pour opérer le retour à l’ordre, et par conséquent au bonheur. Mais on ne détruit pas la loi en la violant ou en l’éludant ; où manque l’expiation, subsiste encore la loi, qui veut que toute infraction à l’ordre soit punie pour être réparée ; et l’on peut bien ne pas accepter la peine avec la disposition convenable, mais on n’y peut pas échapper. Car si les lois de l’ordre sont celles de la raison, les lois de la raison sont celles de la nature des choses, qui est la raison elle-même, et comme la nature des choses ne fléchit jamais, et que son action est nécessaire et universelle, la punition du mal ne rencontre aucun obstacle ; elle commence avec lui, se mesure sur lui, dure autant que lui, et ne cesse qu’avec lui. La punition du crime est donc irrésistible ; et si elle manque ou paraît manquer en ce monde, elle trouve sa place ailleurs ; car le mal, le désordre, doit être vaincu et ramené à l’ordre et au bien qui seul existe. De là, dans le Gorgias, comme dans le Phédon et la République, un appel à la mythologie du temps, qui couronne l’argumentation rationnelle, et présente la vérité sous le reflet du symbole, sous cette forme populaire que l’énergie spontanée du genre humain s’est suscitée à elle-même et pour son usage, avant que la réflexion fût née et eût créé pour l’élite des esprits cette forme de la pensée plus pure et plus élevée qu’on appelle la philosophie. Platon comprend, respecte et aime trop l’humanité pour en rejeter les inspirations primitives ; et loin de mettre aux prises la religion et la philosophie, il essaie partout de les concilier ; partout il tire ou il autorise les soupçons et les pressentimens sublimes de sa propre pensée, des convictions du genre humain, déposées dans les traditions religieuses des peuples. Personne n’a mieux saisi l’alliance intime du sens commun et de la science, de la religion et de la philosophie, des croyances populaires et des conceptions métaphysiques. Indépendant comme un élève de Socrate, mais d’un esprit trop étendu pour n’être pas conciliant, sa philosophie, toujours si haute, semble toujours heureuse de se rencontrer avec les croyances les plus vulgaires de ses semblables. La fin du Gorgias est donc tout-à-fait mythologique. Platon rappelle que si le coupable échappe à l’aréopage, il n’échappera pas aux trois grands juges Éaque, Minos et Rhadamanthe, qui, dans l’autre monde, discernent les coupables et les innocens, envoient les uns dans l’Élysée, les autres dans le Tartare pour y subir la punition qui doit les purifier et les réconcilier avec l’ordre. Mais cette conclusion mythologique n’est point un hors-d’œuvre, et se rapporte encore, comme les autres parties du Gorgias, au but fondamental du dialogue, savoir, que la rhétorique qui cherche à sauver l’homme injuste, le perd au lieu de le sauver ; qu’en général la rhétorique qui ne songe qu’à plaire est une fausse rhétorique ; et que la vraie est celle dont le but est de faire du bien aux hommes en leur disant la vérité, en améliorant les âmes, en les élevant sans cesse ou en les rappelant à l’ordre, comme à la seule règle de la vie, à l’unique fin de la vraie existence.



  1. Φαμὲν τοίνυν ὅτι σκοπὸς αὐτῳ περὶ τῶν ἀρχῶν διαλεχθῆναι τῶν φερουσῶν ἡμᾶς ἐπὶ τὴν πολιτικὴν εὐδαμονίαν. OLYMPIOD. introduction. Voyez le Gorgias de Routh, p. 565.