Germain de Montauzan - Les Aqueducs antiques/Chapitre 5 - §4

par des calices de modules définis, exactement comme aux châteaux d’eau[1].

Nous pouvons croire à l’emploi de tous ces systèmes de dérivation pour la population suburbaine de Lyon, ou pour des domaines plus reculés. Mais, somme toute, il ne devait pas y avoir beaucoup d’eau détournée ainsi au détriment des citadins.

§ IV. — Tuyaux de distribution.

Tuyaux de terre cuite. — Quoique les distributions romaines fussent partout constituées par un réseau de tuyaux de plomb, il est bon de dire quelques mots des conduites en poterie. À lire Pline et Vitruve, on en croirait l’emploi beaucoup plus répandu qu’il ne le fut en réalité. Vitruve les recommande comme moins chères[2] que les tubes de plomb, comme plus commodes pour les réparations, que tout le monde peut exécuter[3], et enfin comme plus sûres, le plomb étant dangereux parce qu’il peut donner naissance à la céruse. Les deux premières raisons sont bonnes ; la troisième témoigne d’un excès de prudence : en tous cas il ne paraît pas que ce danger ait été bien redouté. On a retrouvé à Rome un assez grand nombre de tuyaux de terre cuite : mais ils ne figuraient pas dans la distribution urbaine sous pression. Ils ont été remarqués surtout dans des parois de citernes recueillant les eaux pluviales, à quelques fontaines de jardins, dans le sol, où ils avaient servi aux irrigations et à l’abduction des eaux ménagères. Ce sont là, en somme, leurs emplois modernes. On a aussi parlé d’un usage devenu à présent très fréquent : certains tuyaux de poterie antiques auraient été de véritables drains[4] ; mais la chose n’est pas absolument certaine. Rien ne distinguerait tous ces tubes d’origine romaine de ceux qu’on fabrique encore journellement, si on ne les avait trouvés dans des ruines authentiques[5] ; car à part une ou deux exceptions peut-être, on n’a jamais vu de marque de fabrique imprimée à la surface.

Rien à dire des tuyaux de bronze, en dehors de leur emploi pour les calices de jauge. Je ne sache pas qu’on ait jamais retrouvé aucun de ces calices[6], ce qui est regrettable; leur emplacement, leur disposition, auraient pu faire reconnaître des châteaux d’eau, dont on eût ainsi mieux compris le mode de construction.

Tuyaux de plomb pour la distribution. Leur épigraphie. Mode d’impression des caractères. Catégories de personnages désignés. — L’étude des siphons nous a fournit l’occasion de nous occuper déjà longuement des tuyaux de plomb[7]. Quelques mois seulement restent donc à dire sur les tuyaux affectés à la distribution, et en particulier sur ceux qui ont été découverts, soit à Rome, soit à Lyon.

A Rome, leur recherche et leur classement sont, depuis des années, poursuivis avec beaucoup de zèle et de méthode par les archéologues et les épigraphistes. On en a tiré de précieux renseignements sur la topographie de la ville, sur la demeure des citoyens célèbres, des familles connues, sur la désignation des fonctionnaires et, d’une façon générale, sur l’onomastique romaine. Mais il faut regretter que cette recherche ait été si négligée autrefois. Les tubes de plomb que l’on recueillait étaient, il n’y a pas plus d’un siècle, presque toujours vendus, envoyés à la fusion sans qu’on prît la peine de regarder les lettres qui y étaient gravées : c’est une mine de documents qui fut ainsi gaspillée par inadvertance. Et s’il faut le déplorer pour Rome, que dirons-nous de Lyon où il en a été conservé si peu ? Les tuyaux portaient à peu près tous une inscription en relief, venue de fusion, ou obtenue par une empreinte frappée ; mais ce dernier procédé est plus rare. Le très petit nombre des tubes découverts avec ciselure en creux portaient en relief une petite tablette obtenue par le moulage, et destinée à empêcher que l’épaisseur du tube fût le moins du monde entamée par les creux tracés. Dans le cas d’inscription moulée, la plaque de marbre sur laquelle on coulait le plomb en lame devait porter en son milieu un petit canal où se logeaient, soit une plaquette d’argile où étaient empreints les caractères voulus, soit de petits dés mobiles portant chacun une lettre[8]. Il n’y a donc pas besoin de supposer le procédé de la frappe et l’emploi du sceau pour expliquer l’inscription empreinte à rebours sur un tube découvert à Lyon, rue Auguste-Comte[9] ; par inadvertance, le fondeur a disposé dans le petit canal les caractères mobiles suivant leur ordre naturel de gauche à droite, et il en est résulté la marque suivante :

CHARIS • DE • M • FAC
(Charis de manu faciebat)

Cette mention du plombier ne fait presque jamais défaut sur les tuyaux gravés. Parfois elle n’est accompagnée d’aucune autre indication (fig. 129) :

Fig. 129. — Marque de plombiers sur les tuyaux.

c’est le cas de presque tous les tuyaux recueillis au musée de Lyon, et qui proviennent, soit de cette ville, soit de Vienne. Une chose assez frappante, c’est la multiplicité de ces marques de fabriques, et par suite la quantité de gens qui exerçaient le métier de plombiers : d’où une nouvelle preuve de la profusion de ce métal et des nombreux usages auxquels on devait l’employer. On compte parmi ces plombiers beaucoup d’affranchis, désignés par le mot abrégé LIB., libertus. On a fait remarquer aussi, non sans quelque triste ironie, que ces pauvres ouvriers en plomb qui, selon Vitruve[10] palloribns occupatos habent corporis colores, ont le teint décoloré par un travail malsain, portent presque tous des noms qui respirent la joie, tels que Felicissimus, Fortunatus, Eutychus, Felicianus, etc. ; il y a même un Callimorfus[11].

Avant le nom du fournisseur du tuyau s’inscrivait en général, du moins à Rome, celui du concessionnaire, mis de préférence au génitif[12]. La raison d’être de cet usage était que la pose et l’entretien des tuyaux étaient à la charge de l’usager lui-même. Il fallait donc, en cas de réparation, que le plombier pût s’y reconnaître, car les réseaux de conduites étaient fort enchevêtrés. Cependant on croit que cet usage n’a pas existé de tout temps, et qu’il aurait commencé au temps de Tibère, pour se terminer peu après le règne de Sévère Alexandre[13].

Tuyaux du musée de Lyon. — Les tubes trouvés à Lyon et à Vienne, et qu’on voit au musée de Lyon, sont au nombre de dix ; aucun ne porte ce genre d’indication[14]. Leurs légendes sont les suivantes[15] :

1. S(extus) ATT(ius) APOLLINARIS L. F. (Lugduni faciebat).
Trouvé en 1820 dans l’ancien clos des Lazaristes, au-dessous de Fourvière.

2. L(ucius) V(ibius) BELLICVS V.
V est probablement l’abréviation de Viennensis. Trouvé à Sainte-Colombe, près Vienne.

3. Charis de manu faciebat. Signalé plus haut. La même marque se retrouve à Nîmes, sur un conduit qu’Artaud a observé à la bibliothèque de cette ville.

4. I(ul)IVS PAVL(us) LVG(duni) FAC(iebat).
Le même tuyau porte sur l’autre face :
L(ucius) TERTINIVS F(aciebat).
Trouvé à Lyon.

5. C(aius) SEC(undus) MARN(us) V(iennensis).
Trouvé à Vienne.

6. SENECIO TEMATVS.
Le second mot peut signifier Tematus ou Et Matuso.

7. ET SENTER V • F •
La fin seule peut s’expliquer clairement : Viennae faciebat.

8. TAT(ius) POP(ilius) V(iennae) F(aciebat).

9. TVIR • FORTVNATVS.
L’autre face porte FORTVNAT(us) V • F • (Viennae Faciebat).

10. (Vale) RIANVS SEVERIN(us) F F (faber faciebat).

On voit que les tubes trouvés à Lyon sont, sur ce petit nombre, en minorité; d’autre part, que tous les noms inscrits, apparemment, sont des noms de plombiers. On ne peut en inférer pourtant avec certitude que l’usage de mettre le nom du concessionnaire ne fût jamais pratiqué à Lyon et à Vienne. Ces tuyaux pourraient ne pas appartenir, en effet, à des conduites particulières, mais au réseau public, en relation avec les fontaines, bains, ou autres opera publica, selon le terme de Frontin. Il faut donc attendre, pour se prononcer, que les fouilles futures aient donné une nouvelle récolte.

Il en est de même pour l’usage, fréquent à Rome, d’inscrire aussi le nom du fonctionnaire chargé de la canalisation, qui dans la capitale était le procurator aquarum, sous les ordres du curator. Ce nom était précédé de la formule abrégée SVBGVRA, SVCCVRA, CVRAGEN (curam agente). De même aussi pour la légende qui indiquait que la concession venait d’un don gratuit de l’empereur : ex liberalilate, ex indulgenlia[16].

EX • LIBERAL • IMP • ANTONINI •[17]
EX • INDVLG • D • HADRIANI • AVG •[18]

Quand la conduite était nomine Caesaris, c’est-à-dire quand elle amenait l’eau au domaine de l’empereur[19], le tuyau portait le nom du prince avec les titres habituels qui figurent dans les autres inscriptions, par exemple :

IMP • CAES • L • SEPTIMI • SEVERI • PERT • AVG •

Voici un exemple d’inscription complète, gravée sur un tuyau de conduite nomine Caesaris, dont le diamètre est de 0m,40[20]. Il a été trouvé à Rome, à droite en sortant de la porte Viminale, au mois d’avril 1878. Obstrué par des concrétions calcaires, il devait provenir d’un château d’eau de l’Anio novus, ou directement du canal.

XXƆ IMP • DOMITIANI CAESARIS Aquila AVG GER . . . . . . . . .
SVB • CVRA BVCOLAE PROC FORTVNATVS LIB • FECIT

On n’a pas encore pu préciser la signification des chiffres qui figurent à gauche, et l’on peut faire sur eux diverses hypothèses : numéro d’ordre de la rue, de la conduite, ou chiffre marquant la longueur de celle-ci, la distance du point marqué au château d’eau, etc. Seule la découverte de plusieurs tubes consécutifs pourrait donner la clef du système.

Ces canalisations présentaient certains accidents assez curieux, particulièrement aux brusques changements de direction : on y ajustait certains récipients de forme tronconique, qui jouaient très probablement le rôle de poches d’air élastiques, et fournissaient ainsi le moyen d’éviter les coups de bélier et l’influence de la poussée au vide. Impraticable pour les gros tuyaux des siphons, ce système pouvait donner de bons résultats pour les petites conduites. Était-il usité partout ? C’est à Pompéi seulement qu’on l’a constaté.

Réseau de la canalisation. Pose et renouvellement des calices aux châteaux d’eau. — Comment cet immense réseau de canalisation était-il disposé sous le sol ? Il est certain qu’on avait très souvent à remplacer les conduites privées, puisque les concessions étaient nominales, et qu’à chaque changement de propriétaire, il fallait une concession nouvelle, par suite un changement de nom sur les tuyaux[21]. M. Lanciani croit à l’existence, au moins sous les rues principales, de galeries souterraines spécialement affectées au parcours des tuyaux. C’est peut-être avec cette signification qu’il faut entendre le mot spatia de Frontin : « Longa ac diversa sunt spatia, per quae fislulae tota meant Urbe, latentes sub silice[22]. » Frontin ne semble nullement confondre ces spatia avec les égouts qui circulaient sous la chaussée. Je croirais plus volontiers à de très petites rigoles recouvertes et protégées par le pavé. Il est, de toute façon, difficile de comprendre comment on conciliait les nécessités du service des eaux avec les exigences de la circulation du public dans les rues[23].

Tous les tuyaux qui aboutissaient dans Rome aux domiciles privés partaient, comme il a été dit plus haut, des châteaux d’eau secondaires, dont la paroi était traversée par les calices ; ces calices, d’après le règlement, devaient être rigoureusement étalonnés[24], et c’était là, paraît-il, un règlement souvent violé. Chaque concession nouvelle exigeait la pose d’un calice, à moins qu’il n’y eût coïncidence entre le retrait de l’une et le don d’une autre de la même valeur. Quant à la façon dont ces calices s’ajustaient dans la paroi, il est facile de se représenter un grand nombre de trous ménagés au niveau voulu lors de la construction du château d’eau, puis l’obturation provisoire de ceux qui étaient encore inutilisés, jusqu’à ce qu’on eût à les déboucher pour y sceller les calices nouveaux. Il est possible que quelques châteaux aient été de simples bâches en plomb, où l’on imagine bien cette succession de percées et de soudures ; en tous cas, les maisons importantes avaient des boites de distribution de ce genre. On trouve dans le Digeste, à propos des contrats de vente de maisons et de villas, les expressions « castella plumbea[25] » et « de castello plumbeoftslulas sub terrain missas aquam ducentes[26]. » C’est à une de ces caisses qu’appartenait, une plaque de plomb trouvée dans les jardins Farnèse, du côté du Cirais Maximus ; elle fut découverte dans des thermes, au-dessus des débris d’une fournaise, et porte l’inscription suivante[27] :


LER VALERIVS COLONICVS FEC VALERIV


Outre les concessions régulières, l’empereur accordait aussi des concessions pour les eaux dites tombantes (caducae), c’est-à-dire qui provenaient du superflu des châteaux d’eau, ou des fuites de certains tuyaux : car il était interdit sans cela de les prendre, le prince estimant qu’une partie de cette eau devait être destinée à entretenir la salubrité de la ville et à nettoyer les égouts. Nous aurons à revenir sur les lois et règlements divers, au chapitre suivant. Mais c’est là un exemple des précautions multiples prises pour assurer une distribution méthodique et régulière. Cette manière de faire n’était sans doute pas réservée à Rome, et il faut se représenter à Lyon une circulation d’eau et une économie générale analogues.

  1. Frontin, De Aquis, 36 : « Est autem calix modulus aeneus qui rivo vel castello induitur. » Il est vrai que le sénatus-consulte rendu sur la motion des consuls Tubéron et Fabius Maximus (De Aquis, 106), interdisait de prendre l’eau ailleurs qu’aux châteaux d’eau. Mais il ne s’agit là sans doute que des particuliers qui avaient à s’unir pour créer un château privé subordonné au château public, non des grands propriétaires dont les domaines, hors de Home, se trouvaient éloignés de tout château d’eau.
  2. viii, 6, 209. « Sin autem minore sumptu voluerimus .. »
  3. Ibid. « Si quod vilium factum fuerit, quilibet id potest reficere. »
  4. P. Secchi : Atti Accad. pont. Lincei. 23 avril 1876.
  5. Si quelque chose pouvait les caractériser, ce serait le joint, qui était très soigné, étant à emboîtement garni de chaux qu’on imbibait d’huile Mais il faut regarder comme caractéristiques les tuyaux de vapeur des thermes romains; ils servent d’indices certains pour reconnaître les ruines de ces établissements.
  6. M. Lanciani (ouvr. cité, p. 362), démontre clairement que ceux que Marini et Piranesi ont indiqués comme étant des calices de jauge n’en sont nullement. Lui-même en a reconnu deux comme authentiques, mais d’une très basse époque et ne correspondant pas aux préceptes de Frontin.
  7. V. ci-dessus, p. 200 et suiv.
  8. M. Lanciani, ouvr. cité, p. 204, a remarqué que lorsqu’une lettre était surmontée d’un trait, la lettre était plus petite. La raison de ce fait est évidemment que la hauteur de l’inscription ne pouvait dépasser celle de la plaquette ou des dés, et que les caractères en atteignaient le bord supérieur. C’est ainsi qu’on lit sur un tube : CaESSER — et sur un autre : AVREL • CAES ĪĪĪ
  9. Anciennement rue Saint-Joseph. De Boissieu, ouvr. cité, p. 449.
  10. viii, 6, 210
  11. Est-ce pur hasard, un homme ayant un nom avant d’avoir un métier, ou ne s’inquiétaient-ils guère de leur pâleur, ou voulaient-ils faire, comme dit M. Lanciani, bonne mine à mauvais jeu ? Je croirais plutôt au hasard.
  12. Ex :
    Q • MVNATI • CELSI
    FORMIANVS • FEC

    Lanciani, ouvr. cité, Silloge epigrafica, no 135.

  13. Lanciani, p. 199.
  14. Cf. Ibid., p. 208 : « L’uso di segnare il nome sut proprio condotto cosi commune in Roma e nel suburbano, lu seguito rarissimamente nelle provincie. »
  15. Elles sont reproduites en fac-similé par De Boissieu, ouvr. cité, p. 448.
  16. En fait, toutes les concessions étaient regardées comme octroyées par l’empereur : (Cf. Frontin, 103, 105, 110 et suiv.) et Digeste (xliii, 20, i, 42, l, 5, i). Mais, dans certains cas, il en accordait gratuitement.
  17. Lanciani, ouvr. cité, Silloge epigrafica, no 421.
  18. Ibid. M. Lanciani, qui cite cette inscription d’après Marini, la croit apocryphe, à cause de la réunion des deux termes Divi et Augusti, p. 205.
  19. C’était donc le cas des tuyaux trouvés par le P. de Golonia à Lyon, et dont il a été déjà question plusieurs fois : ils portaient l’inscription TIB.GL.CAES. C’est dire qu’il y avait à Lyon, comme à Rome, une canalisation spéciale nomine Caesaris.
  20. Lanciani, ouvr. cité, Silloge epigrafica, no 105.
    On en a trouvé de bien plus énormes encore, excédant de beaucoup les dimensions modulaires indiquées par Frontin. C’étaient sans doute les tuyaux qui portaient d’un château public à un autre le contingent qui n’avait pas été distribué dans le premier. (V. ci-dessus, p 317). On peut citer l’un d’entre eux, trouvé en 1650, via Cassia, dont le diamètre était de 3 palmes (0m,669), l’épaisseur n’étant que d’une once (0m,018), ce qui ne prouve qu’une chose, c’est qu’il n’avait à supporter qu’une faible pression.
  21. « Jus impetratae aquae neque heredem, neque emptorem, neque ullum novum dominum sequitur. » De Aquis, 107.
  22. Ibid., 115.
  23. Il ne faut pas non plus exagérer les inconvénients. S’il ne s’agissait que de déplacer une ligne de pavés, on imagine très bien ce travail fait de nuit, et le pavé replacé au fur et à mesure du remplacement de chaque tuyau, sans qu’aucun encombrement se produisît de ce fait dans la journée.
  24. De Aquis, 112.
  25. Ulpien, Digeste, xliii.
  26. Celse, Digeste, 19.1 ; — 39,2.
  27. Lanciani, ouvr. cité, Silloge epigrafica, no 158.