Germain de Montauzan - Les Aqueducs antiques/Chapitre 5 - §3

§III. — Dérivations avant la ville.

Le volume d’eau recueilli dans les aqueducs arrivait-il en totalité jusqu’à Lyon, ou une part en était-elle distribuée en route ? Si l’on voulait se guider toujours sur ce qui se pratiquait aux aqueducs de Rome, il faudrait admettre que près du tiers[1] se répandait dans les bourgs et villas situés sur le parcours. Pour les environs de Rome, où les grands et riches domaines, les villas somptueuses, prolongeaient la capitale jusqu’à Tusculum, Tibur; et au delà, cette proportion est toute naturelle : elle ne saurait être admise pour les alentours de Lyon. Sans doute, il y devait y avoir aux portes de la ville et plus loin dans la campagne des demeures princières, aussi luxueuses que la plupart de celles qu’on admirait sous les murs de Rome ; mais ce n’était évidemment pas la même continuité. Non seulement les aqueducs ne traversaient, ni un Tibur ni un Tusculum, mais il n’y a pas trace dans l’histoire d’une bourgade quelque peu importante où ils aient passé. Nul texte, nulle inscription, nulle tradition qui signale quoi que ce soit. Je ne voudrais pas revenir sur une opinion déjà suffisamment réfutée[2], au sujet de ce prétendu grand faubourg entre Ecully et Lyon, qui aurait retenu pour lui toute l’eau du Mont-d’Or. Mais je ne puis moins faire que de rappeler, à l’occasion des distributions suburbaines, les deux seuls exemples d’aqueducs de la région romaine ne conduisant pas à la métropole. C’étaient : 1o l’eau Crabra, qui alimentait Tusculum. Les habitants de cette ville l’avaient canalisée depuis longtemps quand fut construit l’aqueduc Julia, dont les sources étaient voisines ; encore fallut-il l’esprit de modération d’Agrippa[3] pour ne pas réunir les deux eaux au bénéfice de Rome ; 2o l’Augusta Albana[4], qui portait à la villa de Domitien, près d’Albano, le produit des sources que l’on retrouve encore au voisinage de Rocca di Papa. Sauf cet exemple impérial, on ne voit jamais un grand personnage ou un groupe de grands propriétaires, ayant pour son usage un aqueduc qui ne desservît pas une ville en même temps. On n’a
Fig. 12S. — Fragment de plan indiquant la distribution de l’eau Crabra, à Tusculum.
pas compté moins de dix-huit villas, appartenant à des noms très connus, et alimentées par l’eau Crabra : leurs opulents propriétaires admettaient fort bien qu’il fût pourvu d’abord aux besoins de la ville de Tusculum, et se soumettaient au règlement en vertu duquel aucun d’eux n’avait droit à l’eau qu’à des jours fixes et pour certaines heures de la journée, quitte à emmagasiner cette eau dans de vastes réservoirs[5]. Qu’il soit donc bien considéré définitivement comme invraisemblable que les habitants de la banlieue de Lyon, grands seigneurs ou autres, aient arrêté au passage une eau qui se dirigeait vers la ville, pour l’approprier à leur seul usage.

Quant aux simples dérivations, comme celles qui viennent d’être mentionnées, les environs de Lyon n’en ont pas jusqu’ici montré de traces certaines. Les seules canalisations qui paraissent s’écarter de la direction d’un aqueduc sont celles du plateau de Craponne, et je rappelle ici la découverte que j’ai faite de ces étranges amas de pierres recouverts d’une épaisse couche de béton au voisinage des tourillons ; sortes de drains dont j’ai expliqué le fonctionnement possible[6]. Cette région demande à être explorée davantage et il se peut bien que l’on retrouve non loin de là des canaux véritables : ce seraient des dérivations au profit de villas ou groupements suburbains. Mais il est certain qu’on ne retrouvera jamais rien qui ressemble aux dérivations de l’Anio novus, de la Claudia et de la Julia. Les conduites secondaires étaient, bien entendu, de plus petite section que les canaux qui leur donnaient naissance, mais elles comportaient, tout comme les conduites principales, des arcades, des châteaux d’eau, des piscines. Pour la villa de Septimius Bassus, sur la voie latine, une ligne d’arcades partait de l’Anio novus, et se prolongeait sur une longueur de 600 pas[7]. De même pour la villa des Quintilii, près de la voie Appienne, une dérivation de la Julia passait sur des arcades qui se voient encore sur une longueur de 720 mètres, mais qui devaient autrefois aller, dit-on, jusqu’à 1.500 mètres[8].

Quand la dérivation était faite au profit d’un groupe de concessionnaires, la répartition se faisait entre eux, selon les conventions, soit par des branchements secondaires, soit par un château d’eau pareil aux châteaux d’eau privés de l’intérieur de la ville. De toutes façons, l’eau était mesurée, tant pour la branche commune, que pour les diverses ramifications. Rien de plus simple que d’imaginer des systèmes de vannes-déversoirs donnant le débit voulu, Enfin, l’eau était souvent prise directement au canal par des calices de modules définis, exactement comme aux châteaux d’eau[9].

Nous pouvons croire à l’emploi de tous ces systèmes de dérivation pour la population suburbaine de Lyon, ou pour des domaines plus reculés. Mais, somme toute, il ne devait pas y avoir beaucoup d’eau détournée ainsi au détriment des citadins.

  1. Frontin dit que 14.018 quinaires seulement étaient distribués sur les 24.022 qu’il savait être fournis par l’ensemble des sources. Sur ces 14 018, 4.063 étaient distribues hors de la ville, ce qui fait effectivement près du tiers. (De Aquis, 78.)
  2. V . ci-dessus, p. 58.
  3. Frontin, de Aquis, 9.
  4. Cf. Lanciani, ouvr. cité, p. 115 et suiv.
  5. Frontin, 9. — Un fragment de plan (fig. 128), représentant le parcours d’un aqueduc ramifié, a été retrouvé sur l’Aventin au xviie siècle. (Fabretti, de Aquis, diss. III, tab. 3. — Corpus inscr. lat., 1261, vi.) — Mommsen (Zeitschrift, 15, p. 307) y reconnaît avec certitude la distribution de l’eau Crabra. On y lit les noms de divers propriétaires, et en regard du nom de chacun d’eux, le temps de la journée pendant lequel l’eau lui était fournie.
  6. V . ci-dessus, p. 37-38.
  7. « Duclus peculiaris opère arcualo passibus DC constans ab Anionis Novae arcubus derivatus fuit. » (Fabretti, iii, 18.)
  8. Lanciani, ouvr. cité, p. 182.
  9. Frontin, De Aquis, 36 : « Est autem calix modulus aeneus qui rivo vel castello induitur. » Il est vrai que le sénatus-consulte rendu sur la motion des consuls Tubéron et Fabius Maximus (De Aquis, 106), interdisait de prendre l’eau ailleurs qu’aux châteaux d’eau. Mais il ne s’agit là sans doute que des particuliers qui avaient à s’unir pour créer un château privé subordonné au château public, non des grands propriétaires dont les domaines, hors de Home, se trouvaient éloignés de tout château d’eau.