Germain de Montauzan - Les Aqueducs antiques/Chapitre 3 - §3

§ III. — Siphons.

Définition. Les siphons des aqueducs de Lyon. — Il a déjà été si souvent question des siphons à propos du tracé des divers aqueducs qu’il peut paraître superflu de dire en quoi ils consistent. Je rappellerai cependant qu’un siphon d’aqueduc, dans l’acception toute spéciale qu’on donne au mot en ce cas particulier, n’est pas autre chose qu’une conduite sous pression permettant de franchir avec économie d’espace et même de dépense, les vallées dont la profondeur ou la largeur nécessiterait pour la conduite libre, soit des arcades démesurées, soit d’interminables détours : une ligne tabulaire à double pente, descendant le long d’une colline pour remonter le long de la colline en face, après avoir franchi le thalweg, soit souterrainement, soit, le plus souvent, sur un pont. C’est donc, à proprement parler, comme on voit, un siphon renversé, c’est-à-dire que le coude est en bas au lieu d’être en haut. L’eau remonte dans la branche ascendante en vertu du simple principe des vases communicants. Si elle était en repos, on la trouverait de chaque côté au même niveau. Étant en mouvement, il faut qu’elle ait une vitesse en rapport avec celle qui existe dans l’aqueduc libre ; de plus, en vertu de cette vitesse même et de l’étendue de la surface mouillée, le frottement sur les parois du tuyau détermine une perte de charge. De l’ensemble de ces causes il résulte que l’eau, après le passage de la vallée, ne peut arriver qu’à un niveau un peu plus bas que celui d’où elle est partie.

Actuellement, ces conduites se font en fonte ou en tôle d’acier et atteignent des diamètres énormes, de 0m,70 à 0m,80. On peut les rendre capables de résister à des pressions de 15 à 20 atmosphères, ou 150 à 200 mètres de hauteur d’eau. Ainsi, le siphon du grand aqueduc de Naples supporte jusqu’à 170 mètres[1].

Les Romains n’avaient à leur disposition que les tuyaux en poterie (tubuli), ou en plomb (fistulae). Comment imaginer qu’avec ces matières ils aient pu façonner des conduits assez résistants pour soutenir des pressions comparables à celles que subissent les nôtres ? Ils y arrivaient en remplaçant la conduite unique par une série de tuyaux dont l’épaisseur avait à être d’autant moindre que le diamètre intérieur était plus petit. Nous aurons à déterminer l’épaisseur qu’il fut nécessaire de donner aux tubes des grands siphons de Lyon.

Chacun de nos quatre aqueducs, comme l’a indiqué le tracé, comporte au moins un passage par siphon. Il y en avait deux au Mont-d’Or, celui de Cotte-Chally (c’est à peu près certain), et celui d’Ecully ; deux successifs à Craponne, du Tupinier aux tourillons, et des tourillons à Lyon, un à La Brévenne (à Grange-Blanche) et quatre à l’aqueduc du Gier : Saint-Genis, Soucieu, Beaunant et Saint-Irénée : en tout neuf.

Pour qu’on les eût ainsi multipliés, il fallait bien que ce fût à peu près exigé par la configuration du pays autour de Lyon. Mais il fallait aussi que de semblables ouvrages fussent d’une pratique suffisamment répandue. Il serait bien étrange que la ville de Lyon en eût gardé à ce point la spécialité. Pourtant, il faut avouer que l’exemple des aqueducs de Lyon est de beaucoup le plus caractéristique parmi tous les aqueducs de l’antiquité, tant par le nombre que par l’importance de ces ouvrages et les vestiges qui restent de plusieurs d’entre eux. Seuls ils permettent de dire quelque chose de précis sur le fonctionnement de ce genre d’appareils chez les anciens, et à une époque bien déterminée, aux alentours de l’an 100 de l’ère chrétienne, c’est-à-dire au temps même de Frontin ou un peu plus tard.

Usage très ancien du siphon. — Il est incontestable que les canalisations sous pression ont existé de temps immémorial, d’abord en pierre ou en poterie, plus tard en plomb. En Grèce, des distributions urbaines fonctionnaient bien longtemps avant que Rome eût son premier aqueduc. Quand Frontin, quand Vitruve composèrent leurs ouvrages, la ville était toute sillonnée de conduites souterraines en plomb, qui portaient dans les différents quartiers de la ville, dans les palais comme dans les domiciles privés, l’eau sous pression issue des châteaux d’eau. Le principe du siphon, dérivé de celui de l’équilibre des liquides, était donc partout en action. Etant si bien appliqué au terme des adductions d’eau, il était sans aucun doute utilisé aussi sur le parcours de plusieurs aqueducs. L’antique siphon de Patara, ou celui d’Alatri en sont d’ailleurs la preuve suffisante. Et pourtant Frontin ne fait aucune allusion aux siphons, et Vitruve en parle d’une façon si peu nette qu’on croirait vraiment, si l’on ne se guidait que sur ces deux auteurs pour connaître l’hydraulique romaine, à l’extrême rareté du système.

Que Frontin n’en parle, pas, c’est tout naturel, puisqu’il ne nous entretient que des aqueducs de Rome, qui ne comportaient pas de siphons. Mais on attendrait de Vitruve de tout autres renseignements que ceux qu’il donne. Quand on regarde les restes des siphons de Lyon, et qu’on réfléchit à toutes les connaissances que ces ouvrages supposent, quand on lit ensuite le texte de Vitruve sur les siphons, on est un peu étonné de ce que l’œuvre de cet auteur passe encore pour une somme complète du savoir technique chez les Romains.

Le texte de Vitruve sur les siphons. Discussion. — Examinons ce texte de près. La connaissance des siphons de Lyon nous aidera sans doute à mettre un peu de clarté dans des passages restés fort obscurs.

Après avoir distingué (viii, 6) trois genres d’adductions : par cours d’eau dans des canaux en maçonnerie (rivis per canales structiles) ; par tuyaux de plomb (fistulis plumbeis), et par tuyaux en poterie (tubulis fictilibus), — l’auteur parle des conditions d’établissement du premier système, en y intercalant la description du mode de distribution à l’issue du château d’eau terminus. Il passe ensuite aux conduites sous pression :

« Sin autem fistulis plumbeis ducetur, primum castellum ad caput struatur, deinde ad copiam aquae lumen fistularum constituatur, eaeque fistulae e castello conlocentur ad castellum quod erit in moenibus. Fistulae ne minus longae pedum denum fundantur. Quae si centenariae erunt, pondus habeant in singulas pondo mcc, si octogenariae pondo dcccclx, si quinquagenariae pondo dc, quadragenariae pondo cccclxxx, tricenariae pondo ccclx, vicenariae pondo ccxl, quinum denum pondo clxxx, denum pondo cxx, octonum pondo c, quinariae pondo lx. E latitudine autem lamnarum, quoi digitos habuerint, antequam in rotundationem flectantur, magnitudinum ita nomina concipiunt fistulae. Namque quae lamna fuerit digitorum quinquaginta, cum fislula perficietur ex ea lamna, vocabitur quinquagenaria similiterque reliquae. Ea autem ductio quae per fistulas plumbeas est futura hanc habebit expeditionem. Quod si caput habeat libramenta ad moenia, montesque medii non fuerint altiores ut possint interpellare sed intervalla, necesse est substruere ad libramenta quemadmodum in rivis et canalibus. Sin autem non longa erit circumitio, circumductionibus, sin autem valles erunt perpetuae, in declinato loco cursus dirigentur. Cum venerit ad imum, non alte substruitur, ut sit libramentum quam longissimum. Hoc auteni erit venter, quod Graeci appellant ϰοιλίαν. Deinde cum venerit adversus clivum, ex longo spatio ventris leniter tumescit ut exprimatur in altitudinem summi clivi. Quodsi non venter in vallibus factus fuerit nec substructum ad libram factum sed geniculus erit, erumpet et dissolvet fistularum commissuras. Etiam in ventre colliviaria sunt facienda, per quae vis spiritus relaxetur. Ita per fistulas plumbeas aquam qui ducent, his rationibus bellissime poterunt efficere, quod et decursus et circumductiones et ventres et expressus hac ratione possunt fieri, cum habebunt a capitibus ad moenia fastigii libramenta. Item inter actus ducenos non est inutile castella conlocari, ut si quando vitium aliqui locus fecerit, non totum omneque opus contundatur et in quibus locis sit factum facilius inveniatur, sed ea castella neque in decursu neque in ventris planilia neque in expressionibus neque omnino in vallibus, sed in perpetua aequalitate. »

Voici la traduction de ce passage. Je me suis efforcé de suivre le texte mot à mot :

« Si l’on conduit l’eau par des tuyaux de plomb, on construira d’abord une chambre à l’origine, puis on établira la section des tuyaux selon la quantité d’eau qui doit y passer, et ces tuyaux seront posés depuis cette chambre initiale jusqu’à celle qui sera dans les murs de la ville. Les tuyaux seront fondus de la longueur de dix pieds au moins. Chaque tuyau, si c’est un tuyau de cent, pèsera 1.200 livres; un tuyau de quatre-vingts, 960 livres ; de cinquante, 600 livres; de quarante, 40 livres ; de trente, 360 livres; de vingt, 240 ; de quinze, 180 ; de dix, 120 ; de huit, 100 ; de cinq, 60. C’est de la longueur des lames, suivant le nombre de doigts qu’elles ont avant d’être repliées en cylindres, que les tuyaux prennent ces dénominations chiffrées : une lame de cinquante doigts, quand elle sera façonnée en tuyau, s’appellera tuyau de cinquante, et ainsi des autres.

« Or, cette conduite d’eau par tuyaux de plomb sera établie suivant la méthode que voici. Si de la source à la ville règne une pente insensible et s’il n’y a pas de montagnes trop hautes de nature à l’interrompre, mais des ondulations seulement, il faudra élever des substructions jusqu’au niveau de la conduite, comme on le fait pour les biefs et les canaux. Autrement, si le contour n’est pas trop long, on fera un circuit ; si la vallée se prolonge beaucoup, on fera descendre la conduite sur la déclivité. Arrivée au fond, on la soutiendra par une substruction peu élevée, de manière à prolonger le plus possible le passage de niveau. C’est là le ventre, ou ce que les Grecs appellent χοιλίαν. La conduite ayant alors atteint la colline opposée, l’eau, grâce à la longueur du ventre, adoucit son mouvement d’afflux[2] pour remonter et parvenir jusqu’au sommet du plan incliné. Si l’on ne ménage pas ce ventre au fond de la vallée, si au lieu d’être maintenue de niveau par une substruction, la conduite fait un coude brusque, elle éclatera en brisant les joints des tuyaux. Il faudra établir aussi au ventre des appareils de décharge, à l’effet de relâcher la force d’aspiration.

« Ainsi, ceux qui se serviront des tuyaux de plomb pour conduire les eaux arriveront à un excellent résultat par ces moyens, car les plongées, les contours, les ventres et les retours au niveau pourront être établis toutes les fois qu’il existera une différence de niveau convenable de la source aux murs de la ville.

« Il ne sera point inutile aussi d’installer des chambres tous les deux cents actes, de façon que si, à un endroit, la conduite éprouve une avarie, on ne soit pas obligé d’effondrer tout l’ouvrage sur toute la longueur, et qu’on puisse trouver plus facilement en quels points cette avarie s’est produite ; toutefois, il faut que ces chambres ne soient ni dans la plongée, ni dans la partie horizontale du ventre, ni dans les trajets ascendants, ni, somme toute, dans les vallées, mais dans les parties en palier continu. »

Observons tout d’abord qu’il s’agit, dans l’ensemble, non pas d’un canal interrompu à un moment donné par un trajet en conduite forcée, comme c’est le cas de nos aqueducs à siphons, mais d’une série continue de tuyaux de plomb depuis l’origine jusqu’à la ville. Ces tuyaux sont-ils en pression, c’est-à-dire y a-t-il partout écoulement à pleine section ? Oui, sans nul doute, car, sinon, pourquoi cette tubulure évidemment bien plus coûteuse et plus délicate qu’un canal ? L’auteur envisage le cas d’une faible pente de la source à la ville, ad libramentum, c’est-à-dire que sa conduite est établie avec la déclivité insensible des canalisations libres. De cette façon, il peut, en effet, laisser sur tout le parcours une épaisseur constante à ses tuyaux, la charge, dans ces conditions, étant sensiblement compensée par la perte de charge. Sans cela, jamais la faible épaisseur 0m,0063[3] de ses tuyaux ne pourrait, surtout aux plus gros, résister à une pression quelque peu considérable. Et, à vrai dire, l’uniformité d’épaisseur quel que soit le diamètre est assez surprenante. Ces six millimètres, bons pour les tuyaux de petit ou de moyen diamètre, sont bien faibles pour les gros. Qu’il vienne à se produire un arrêt brusque, un coup de bélier, le tuyau de cent, ou centenaire, dont le diamètre est de 0m,579[4], ne soutiendrait même pas une pression de deux à trois atmosphères[5]. En tout cas, jamais des tubes pareils ne pourraient fonctionner, dès qu’il s’agirait d’exécuter la descente dans la vallée, c’est-à-dire la traversée par siphon[6]. Or, Vitruve ne dit rien, et c’est une grave omission, de la substitution nécessaire d’un tuyau d’épaisseur plus forte aux tuyaux ordinaires, pour cette traversée ; rien non plus du remplacement d’un seul tuyau par plusieurs autres de moindre diamètre, dans le cas d’un débit important et d’une vallée profonde.

Le passage compris entre le début « Ea autem ductio » et la fin de phrase « cursus dirigentur » s’entend suffisamment. Une variante que portent certaines éditions « ut possint interpellare, sic intervalla necesse est..., etc. », ne change pas le sens d’une manière appréciable. L’auteur, de toute manière, parle d’un terrain simplement accidenté, avec quelques dépressions, par opposition aux régions montagneuses creusées de profondes vallées.

Aux mots « Cum venerit ad imum » commence le passage délicat, qu’aucune traduction ne me semble avoir bien rendu, de celles que je connais du moins.

La traduction de Perrault, — et Belgrand le fait justement remarquer, — offre une série de contre-sens. Elle est même, par endroits, inintelligible. La voici :

« Mais si les vallées sont fort longues, on y conduira les tuyaux en descendant selon la pente du coteau, sans les soutenir par de la maçonnerie ; et alors il arrivera qu’ils iront fort loin dans le fond de la vallée selon son niveau, qui est ce qu’on appelle ventre, dit koilia par les Grecs. Par ce moyen, lorsque les tuyaux seront parvenus au coteau opposé, ils contraindront l’eau qu’ils resserrent de remonter assez doucement à cause de la longueur de ce ventre ; car s’ils n’avaient été conduits par ce long espace qui est à niveau le long de la vallée, ils feraient, en remontant tout court, un coude qui forcerait l’eau à faire un effort capable de rompre toutes les jointures des tuyaux. »

Perrault aggrave encore son erreur par la note suivante :

« Cela n’est point vrai ; car l’eau, pour remonter tout court, n’en est point plus forcée, et plus la conduite est longue dans la vallée, et plus il y a de danger que les jointures ne se rompent, parce qu’il y a davantage de jointures. »

Les traductions de Maufras, dans la collection Panckoucke, de Tardieu et Coussin fils (Paris, 1859) et d’autres, ne valent guère mieux que celle de Perrault.

Belgrand[7] oppose aux contre-sens de Perrault une traduction, qui est en certains endroits plutôt un commentaire qu’une traduction proprement dite. Elle est inspirée par une idée très nette, — cela va de soi de la part du grand ingénieur, — mais elle pèche par de graves défauts d’exactitude :

« Si l’obstacle ne forme pas un trop long circuit, il faut le contourner ; mais si la vallée est continue, on fera descendre la conduite sur la déclivité, et, lorsqu’elle arrivera au fond, on la supportera par de basses substructions, pour prolonger la pente en forme de ventre (venter, κοιλία des Grecs) ; ce ventre, en raison de sa grande longueur, se relevant en pente douce en arrivant au coteau opposé, forcera l’eau à s’élever au sommet de ce coteau. Si la conduite n’était pas disposée en courbe à grand rayon (venter), au fond de la vallée, si elle y formait un coude (geniculus), l’eau romprait et détruirait les joints des tuyaux. » (fig. 71[8].)

Fig. 71. — Profil d’un siphon d’aqueduc romain suivant Belgrand.

Cette traduction est préparée et confirmée par les raisonnements suivants :

« La note de Perrault prouve qu’il ne comprenait pas… l’effet des coudes sur les conduites forcées. Il faut éviter les geniculus, ce que nous appelons coude en français, à moins qu’il ne soit possible de les butter solidement par des massifs de maçonnerie ; tous les ingénieurs le savent aujourd’hui. Prenons, en effet, une partie de conduite H E G, ayant en E un coude (geniculus) (fig. 72). Ce coude est soumis à la pression de deux colonnes d’eau à peu près égales à la flèche du siphon, et agissant en sens contraire, suivant les lignes a b, c b ; la résultante b d de ces deux forces tend à déboîter le coude E ; c’est ce qu’on appelle la poussée au vide. Les tuyaux romains, pour peu que leur diamètre et la flèche du siphon fussent grands, n’y pouvaient pas résister, parce que leur forme et le système de joints étaient défectueux.

Fig. 72.

C’est pour cela que les ingénieurs romains remplaçaient l’angle E par une courbure à grand rayon (venter). »

Fig. 73. — Profil suivant Perrault.

« Vitruve, continue Belgrand, connaissait mieux la pratique de l’hydraulique que ses savants traducteurs et commentateurs ; pour qu’il y ait déboîtement dans les coudes, il n’est nullement nécessaire que la conduite soit flexueuse et qu’elle se replie, sur elle-même à angle aigu ; avec des angles parfaitement ouverts, des 1/8 et même des 1/16 de cercle, il y a, dans les coudes des siphons de l’aqueduc de la Dhuis, des poussées au vidé de 20, 30 et même 40.000 kilos, et aucune conduite de plomb, assemblée à emboîtement par les procédés des Romains, n’y aurait résisté.

« Au contraire, nos petits tuyaux de plomb, étirés par les procédés modernes et solidement assemblés par des nœuds de soudure, peuvent être coudés de toutes les manières et se prêtent à toutes les exigences des distributions les plus compliquées. Nos tuyaux de fonte s’assemblent, dans les coudes, par des 1/4, 1/8, 1/16 de cercle, à très court rayon. Quand la convexité s’appuie sur un sol solide, les déboîtements ne sont pas à craindre. Prenons, par exemple, 1/8 de cercle de 1 mètre de diamètre intérieur, raccordant, par des joints à emboîtement et cordon, les deux branches d’un siphon. Le déboitement serait facile par la poussée au vide, si le coude n’était pas convenablement buté. Mais, supposons que la convexité du coude s’appuie sur le sol et que la surface de contact soit de 2 mètres carrés, ou de 20.000 centimètres carrés; il est évident que ce coude résistera à une poussée au vide de 40.000 kilos, pour peu que le sol soit résistant, s’il peut supporter, par exemple, une pression de 2 kilos par centimètre carré. Les gros tuyaux en plomb des Romains, en raison du peu de rigidité de ce métal, ne pouvaient résister à de telles pressions. »

Voici en quoi cette interprétation du texte et ce raisonnement sont attaquables :

1o Il y a d’abord le fait, qui prime tout. Les ponts-siphons des aqueducs de Lyon, au Garon et à Beaunant, sont assez bien conservés pour qu’on reconnaisse que leur tablier était horizontal et non en forme de ventre concave.

2o Mais, pour ne s’occuper que du texte de Vitruve, il y a un mot dans les lignes qui suivent le passage traduit par Belgrand, mot qu’il n’a pas vu, sans doute, planitia, « neque in ventris planitia », ni dans la partie horizontale du ventre. Il ne s’agit donc pas d’une courbe à grand rayon, mais d’une ligne horizontale se raccordant avec deux courbures aux extrémités.

3o Non alte substruitur s’oppose simplement à substruere ad libramenta, qui se lit un peu plus haut. Vitruve a bien voulu désigner par substruere, la construction d’un pont, d’arcades, dans les deux cas ; mais le non alte veut dire que dans le second cas ce pont ne s’élève qu’à une faible hauteur au-dessus du fond de la vallée, comparativement aux arcades surhaussées qu’il faudrait pour soutenir la conduite au niveau normal. La faible élévation de ce pont n’empêche pas de le faire aussi long que possible. C’est le sens de ut sit libramentum quam longissimum, que Belgrand néglige de traduire. Il est bien vrai que la poussée au vide existe toujours quand il y a un coude, mais il est bien certain que la résultante des deux forces représentant l’intensité de cette poussée est d’autant plus grande que l’angle est plus aigu, le coude, le geniculus plus prononcé. Les tuyaux de plomb, en quittant le tablier du pont pouvaient, bien être disposés de manière à ce que le raccord de la partie horizontale avec la partie inclinée formât une courbure assez allongée et non un angle, et que cette courbure même fût butée par la maçonnerie.

4o Si les tuyaux de plomb usités par les Romains pour leurs siphons avaient eu les dimensions des tuyaux de fonte de la Dhuis, il est bien certain que leurs joints à emboîtements n’y auraient pas résisté. Mais nous savons qu’un tuyau unique de fort diamètre y était remplacé par plusieurs tubes de petite section ; et au surplus les nœuds de soudure des tuyaux romains étaient mieux faits et plus solides que Belgrand ne l’affirme, un peu trop gratuitement.

Reprenons le texte à la suite :

« Eliam in ventre colliviaria (ou colluviaria) sunt facienda, per quae vis spiritus relaxetur. »

Ce passage a été fort discuté, d’abord à cause du terme colliviaria, que n’ont pas toutes les éditions. Il se trouve dans l’édition de Joconde (Venise, 1511), la plus ancienne dont l’auteur soit nommé. Valentin Rose l’adopte en la donnant pour la leçon du manuscrit princeps. Ce mot, qu’on ne rencontre pas ailleurs que dans ce passage de Vitruve, est dérivé trop directement du mot colluvies (courant d’égout), pour qu’on puisse hésiter sur son sens. Il ne peut désigner que des tuyaux de vidange, déchargeant à volonté par une manœuvre de robinets les eaux de la conduite dans le thalweg ; non pas tant, en l’espèce, pour entraîner des boues, des impuretés, que d’abord, cela va de soi, pour vider le siphon en cas de visite ou de réparation à faire, et, dit Vitruve, « ut vis spiritus relaxetur ». Je propose pour vis spiritus la traduction littérale « force d’aspiration[9] ». La colonne d’eau est, en effet, comme aspirée dans le tube-siphon et de cette force d’aspiration dépendent tous les afflux d’air et tous les coups de bélier. Supposons qu’on ouvre un ou plusieurs de ces tuyaux de vidange placés sur la conduite au bas du siphon, la force d’aspiration se relâchera, c’est évident ; plus on en ouvrira, plus elle tombera, l’eau remontant péniblement jusqu’en haut. Or, pour éviter les coups de bélier, particulièrement au moment du remplissage[10], on conçoit qu’il fût bon de laisser quelques-uns de ces robinets ouverts, ou même tous d’abord, pour les refermer avec précaution successivement, jusqu’à la mise en charge complète[11].

Certains manuscrits portent, au lieu de colliviaria, le mot columnaria. C’est la leçon qu’ont suivie Philander et Perrault. D’autres éditions, entre autres celle de Laët (Amsterdam 1649), ont columbaria[12]. On a traduit ces deux mots par le même terme « ventouses », qui, indépendamment de la valeur respective des deux leçons, n’est pas par lui-même très exact. Les ventouses proprement dites, c’est-à-dire les appareils pour faire échapper l’air, se mettent de préférence aux points hauts, parce que c’est là que l’air vient s’accumuler et fait obstacle au mouvement de l’eau en occasionnant des coups de bélier. Dans les parties basses il ne séjourne pas, puisqu’il a toujours tendance à monter, et ainsi il ne gêne pas le mouvement de l’eau. Ce que l’on met aux points bas, outre les robinets de vidange, ce ne sont donc pas à proprement parler des ventouses, mais des régulateurs de pression comme ces tubes piézométriques dont je parlerai tout à l’heure, ou comme les cloches à air, surmontant de courtes tubulures verticales plantées sur la conduite : l’air fait matelas, en cas de brusque poussée de la colonne liquide, par exemple au moment de la fermeture des robinets d’arrêt, et le coup de bélier est évité.

Pour tirer de columnaria un sens convenable, il faut donc le traduire par colonnes, c’est-à-dire tubes verticaux s’élevant en colonnes. Mais c’est donner au mot un sens bien éloigné de celui qu’il comporte ailleurs[13].

Delorme[14] traduit aussi columbaria par « ventouses » et donne l’explication que voici :

« Pour prévenir les accidents que l’air condensé occasionne dans les tuyaux par des efforts plus puissants même que ceux de l’eau, l’on fait des ventouses pour en ôter l’air. C’est ordinairement un petit tuyau adapté sur celui de conduite, au bas d’une pente, que l’on élève plus haut que le réservoir d’où vient l’eau, en le dressant contre une tour, par lequel l’air se dégage de l’eau. Un seul tuyau montant de ventouse peut servir également à plusieurs tuyaux de conduite, en lui réunissant toutes les ventouses particulières de chacun. Je n’ai découvert aucun vestige de fours pour élever le tuyau de ventouse, et je suis persuadé qu’ils n’en avaient construit aucune. Mais pour produire le même effet, ils y avaient apparemment suppléé en couchant la ventouse sur le massif, en la faisant remonter jusqu’au réservoir de chasse.

« Dans mes courses d’aqueducs, je vis à Saint-Chaumond (sic) M. Flachat, associé de cette Académie à qui je crus expliquer l’usage que les Romains faisaient des siphons dans les profonds vallons ; mais je trouvai un maître qui m’apprit lui-même ce qu’il avait vu à Constantinople, que je rapporte pour compléter cette partie.

« L’aqueduc de marbre, ouvrage des Romains, qui fournit l’eau à cette capitale de l’empire ottoman, est porté sur trois ponts surmontés au travers d’un vallon, que M. Flachat eut la hardiesse de parcourir d’un bout à l’autre sur sa voûte, où il en vit les entrées percées et fermées par des portes de fer en trappe, comme celles que j’ai rapportées. Dans un autre vallon plus profond, le passage de l’eau se fait par des siphons, que le hasard lui fit voir parce qu’on les réparait. Ils sont cordés avec des bandelettes de chanvre, comme les bâtons de tabac[15], et chaperonnés par un cours de tuiles creuses sur chacun. Le vuide est rempli de tuileaux concassés et pulvérisés, dont les siphons aussi étaient couverts, ayant au-dessus une couche de chaux vive, et sur le tout deux ou trois pieds de terre qu’on laboure. Dans le bas est une ventouse appuyée contre une tour qui s’élève plus haut que l’aqueduc ; ce qui fait voir l’ancienneté et la nécessité des ventouses. »

Ces cheminées, ces tubes piézométriques, sont usités de nos jours encore, non aux siphons d’aqueducs, mais sur certaines conduites ; elles fonctionnent comme ventouses aux renflements qui forment des points hauts ; et aux points bas, moins suivant le rôle que leur fait jouer Delorme que comme simples régulateurs de pression[16] pour parer aux arrêts brusques. La question serait de savoir si ces cheminées de Constantinople sont romaines ; de plus, si, usités chez les Romains, de semblables tubes étaient appliqués aux siphons de Lyon (non verticalement, comme Delorme le comprend bien[17] : mais contre la pente de la colline) ; enfin, si c’est bien cela que Vitruve a voulu désigner dans ce passage. Évidemment non, si l’on s’en tient au mot colliviaria, le plus authentique, le plus simple, et qu’il faut, à mon avis, adopter. Le dispositif que ce mot représente est aussi le plus simple et le plus utile ; il est usité à tous les siphons modernes, et je le suppose aussi de préférence aux aqueducs de Lyon, s’ils ont comporté dans le bas un appareil quelconque.

Voici enfin la dernière difficulté de ce même passage, cité et traduit plus haut : « Inter actus ducenos non est inutile castella conlocari, etc. »

Il faut évidemment entendre par castella des chambres, plus ou moins grandes, depuis le simple regard jusqu’aux réservoirs comme ceux de Chagnon ou de Soucieu, interrompant la conduite et permettant, s’il existe une fuite, s’il y a eu rupture ou une autre avarie quelconque, de voir sur quelle traction de parcours elle s’est produite. Mais c’est la distance séparant ces chambres, d’après le texte, qui est inadmissible : deux cents actes, sept kilomètres ![18] Y a-t-il jamais eu d’abord une ligne de tuyaux de plomb assez longue pour permettre d’installer plusieurs castella à de semblables intervalles ? M. Lanciani[19] n’hésite pas à qualifier ce chiffre d’« erreur évidente ». Il est peu vraisemblable que ce soit Vitruve qui l’ait commise. Si c’est l’erreur d’un copiste, je proposerais la correction vicenos au lieu de ducenos, 20 actes au lieu de 200. La distance de 700 mètres serait, en effet, très rationnelle.

Parmi ces castella doivent être compris les réservoirs-têtes des siphons. Vitruve recommande de n’en pas placer sur le parcours de ceux-ci (neque in decursu neque in ventris planitia, neque in expressionibus, neque omnino in vallibus) : c’est, évident, car on perdrait la charge. Mais cela prouve bien qu’il ne s’agit pas simplement de chambres donnant accès à des robinets et vannes, mais bien de petits bassins abrités, interrompant la conduite. Ailleurs, il n’y a aucun inconvénient à les installer, puisqu’on est « in perpetua aequalitate » et que la conduite n’est pas sensiblement en charge.

À la suite des lignes qui viennent d’être commentées, Vitruve donne quelques détails complémentaires sur l’aménagement d’un siphon, dans le cas où la conduite est en terre au lieu d’être en plomb.

« … Coagmenta autem eorum calce viva ex oleo subacta sunt inlinienda, et in declinationibus libramenti ventris lapis est ex saxo rubro in ipso geniculo conlocandus isque perterebratus uti ex decursu tubulus novissimus in lapide coagmentetur et primus etiam librati ventris, ad eundem modum adversus clivum et novissimus librati ventris in cavo saxi rubri haereat et primus expressionis ad cundem moduni coagmentetur. Ita librata planitia tubulorum ad decursus et expressiones non extollelur. Namque vehemens spiritus in aquæ ductione solet nasci, ila ut eliam saxa perrumpet nisi primum leniter et parce a capite aqua immittatur et in geniculis aut versuris alligationibus aut pondere saburra contineatur. Reliqua omnia uti fistulis plumbeis ita sunt conlocanda[20]. »

La façon dont l’auteur entend le mot venter est ici encore précisée si nettement que l’interprétation de Belgrand sur ce terme est bien définitivement à écarter. Il est fait mention du geniculus ; mais au paragraphe précédent ce mot désignait un coude brusque au point le plus bas, tandis qu’il s’agit ici des deux courbures atténuées à l’un et à l’autre bout de la conduite horizontale. Quant à la pierre rouge (saxum rubrum) qui forme le joint du coude, ce n’est pas le dur béton rougeâtre que nous connaissons bien, puisque c’est un bloc qu’il faut percer (lapis est perlerebratus), c’est un porphyre ou un grès porphyroïde sans doute, roche extrêmement dure en effet.

La préférence de Vitruve devait être pour les conduites en terre, car il énumère complaisamment leurs qualités. Il les trouve avantageuses en ce qu’il est plus facile de les réparer et que l’eau y est meilleure que dans les tuyaux de plomb. Il se forme, croit-il, de la céruse dans l’eau qui a circulé à travers le plomb. C’est là une erreur que l’analyse chimique démontre : l’eau des tuyaux de plomb est aussi pure que celle des tuyaux de poterie[21].

Siphon de l’aqueduc de Patara. — Il existe un premier et très ancien exemple de siphon à l’aqueduc de Patara, en Lycie. Dans l’ouvrage de Texier, Description de l’Asie Mineure[22], on trouve la mention d’une muraille cyclopéenne rencontrée au voisinage de la baie de Kalamaki, à 5 ou 6 kilomètres de Patara. Cette muraille, bâtie de blocs irréguliers qui forment deux parements dont l’intervalle est rempli par des débris réunis avec du sable, supporte un canal formé de grosses pierres perforées d’un trou cylindrique et s’ajustant à emboîtement les unes aux autres[23]. Elle suit deux déclivités opposées entre lesquelles elle offre une partie horizontale ; l’angle avec la pente méridionale est de 169°, et avec la pente nord de 156°. Mais l’auteur n’indique pas la profondeur de la vallée. La conduite cylindrique au sommet de chaque déclivité se relie à un canal horizontal, recouvert de grandes pierres plates, et dont le lit est fait de mortier et de cailloux.

Texier a remarqué, sur cette même muraille du siphon et à côté, une multitude de fragments de poterie provenant de la destruction de grands tuyaux qui passaient sur la muraille. Ces débris, gisant à côté des pierres perforées avaient conduit Texier à penser que les tuyaux passaient jadis dans la cavité des pierres ; mais alors celles-ci n’auraient pas eu besoin de s’emboîter les unes dans les autres. Il semble qu’il y ait eu plutôt substitution partielle d’un système à l’autre, et que dans certains intervalles les pierres, disloquées et enlevées aient été remplacées par des tuyaux de terre cuite. Les renseignements donnés par Texier sont trop incomplets pour que l’on puisse conclure. On en déduit ceci pourtant, c’est qu’avant l’usage des tuyaux de plomb on faisait fonctionner des siphons, soit en pierre, soit en poterie.

L’usage du plomb dut prévaloir assez vite, dès qu’il fut entré dans la pratique. Pline ne mentionne les tuyaux de terre cuite que pour les conduites sans pression. « Quam sur gère in sublime opus fierit, dit-il, plumbo veniat. » (Histoire naturelle XXXI, 31.). M. Lanciani cite un certain nombre d’exemples de conduits en terre découverts en Italie[24] : aucun n’a appartenu à un siphon. Ce devait, au temps de Vitruve, être déjà exceptionnel. Pour la traversée des vallées profondes, les Romains ont dû n’employer que le plomb, à cause de sa résistance bien supérieure.

Siphon d’Alatri. — Une discussion est depuis longtemps engagée en Italie sur l’authenticité d’un siphon établi par le censeur Betilienus Varus (an de Rome 620, 1.34 avant J.-C.) au voisinage d’Alatrium (Alatri)[25]. Le P. Secchi, dans un article publié en 1865[26], avait indiqué la présence de l’aqueduc à la hauteur de la ville, à 101m,12 exactement au-dessus du niveau d’un pont sur lequel ce même aqueduc devait passer, selon lui ; il en concluait à l’existence d’une conduite forcée. Ayant découvert les fragments d’un énorme tuyau de terre cuite (tubo fittile) d’un diamètre intérieur de 0m,345 avec une épaisseur de 0m,061, il pensait pouvoir y reconnaître le tuyau du siphon. Cette opinion a été vivement attaquée dans un rapport de M. l’ingénieur di Tucci, publié par les Notizie degli Scavi (1879). Cet ingénieur croit d’abord que l’eau, sous une pression pareille, aurait filtré à travers les pores de la terre cuite, malgré tout le soin avec lequel cette matière aurait été comprimée. Il établit ensuite, en adoptant le coefficient de résistance donné par Coulomb pour la brique, qu’un semblable tube ne pourrait faire équilibre qu’à une pression maxima de 6,61 atmosphères, et que, même en supposant la conduite noyée dans un massif de béton, jamais elle n’aurait résisté à une charge de 100 mètres d’eau. Il va jusqu’à contester l’authenticité de la découverte, ou tout au moins de son emplacement.

Mais ce n’est pas tout. M. di Tucci s’engage dans un raisonnement destiné à prouver que même l’usage du plomb, pour une si forte pression, eût été impraticable. Il s’appuie précisément sur le texte de Vitruve traduit et commenté ci-dessus[27], et sur l’emploi des lames de plomb d’une épaisseur uniforme de 0m,006. M. di Tucci suppose sans doute que cette règle était absolue, destinée à tous les emplois des tuyaux de plomb, lesquels n’auraient ainsi jamais pu dépasser l’épaisseur de 0m,006. Or, les faits aussi bien que la raison contredisent une pareille interprétation du texte. Vitruve, manifestement, ne parle que des tuyaux sous faible pression destinés à remplacer une conduite maçonnée, par conséquent avec très faible pente : dans ce cas la variation du diamètre et du débit n’entraîne pas la variation de l’épaisseur. Mais il est bien évident que si la pression est considérable, l’épaisseur doit augmenter en même temps que le diamètre[28]. Vitruve ne dit rien de cette augmentation d’épaisseur quand il en vient à parler du siphon, et j’ai fait remarquer l’étrangeté de cette omission. Mais on est bien obligé d’y suppléer par la pensée, sous peine d’anéantir la vraisemblance de tout ce qui suit.

Une autre erreur commise par M. di Tucci consiste à prendre pour le diamètre du tuyau de plomb qui aurait constitué le siphon, le diamètre même du tuyau de terre cuite trouvé par le P. Secchi. Il n’est pas étonnant qu’en 0m,006 d’épaisseur, ne supporterait pas plus de deux à trois atmosphères. Sa conclusion est que le passage de la vallée se faisait, non par siphon, mais par arcades de niveau, en un point voisin où la vallée était plus resserrée.

Heureusement, une étude plus approfondie a été faite en 1882 dans la même publication par M. l’ingénieur Basset. Celui-ci, tout en pensant, ce qui est raisonnable, que le P. Secchi a pu être induit en erreur sur la nature et l’usage du tuyau de terre cuite qu’il avait découvert, conclut à l’existence d’un siphon avec conduite en plomb. Il aurait trouvé sur toute la ligne du siphon supposé de petits morceaux de plomb, sous la forme de plaquettes et de gouttelettes (sfogliatura e colaticcio), provenant sans aucun doute d’opérations de fusion et de soudure ; et à 50 mètres au-dessus du fond de la vallée, un petit fragment de tuyau d’un diamètre de 0m,105 et de 0m,012 d’épaisseur. Ce fragment, cylindrique, paraissait avoir été obtenu, non comme les autres tubes, par l’enroulement d’une plaque de plomb soudée longitudinalement, mais au moyen de la coulée directe entre un noyau et une enveloppe, à laquelle semblerait avoir appartenu un morceau de terre cuite trouvé tout auprès.

Une autre fouille, au niveau des ruines du pont qui a dû soutenir le siphon, et par conséquent au point de la pression maxima, a fait découvrir à ce même ingénieur un autre fragment, cylindrique, détaché d’un conduit de fabrication identique, et du même diamètre, mais de 0m,031 d’épaisseur. À côté, se trouvait une couronne de plomb, paraissant être une bavure au bord supérieur du moule, jointe à une masse de plomb conique, qui ne serait autre que le métal solidifié dans le canal de même forme où on le versait, et d’où il s’écoulait dans l’espace annulaire. Cette bavure annulaire prouve, d’après l’auteur de l’article, que la coulée, opérée à l’endroit même où le tube devait être placé, était exécutée verticalement. Il remarque, en outre, que le métal porte des traces de battage : ce qui prouverait que le constructeur de cette époque lointaine se rendait déjà compte de la diminution de densité éprouvée par le plomb fondu et coulé ; et que, pour lui rendre la résistance nécessaire, il jugeait bon d’en resserrer les molécules en martelant énergiquement le tube, dans lequel on devait avoir préalablement enfoncé un cylindre de bois de même diamètre, pour empêcher toute déformation.

Déductions à tirer des observations faites à Alatri. — Ces constatations sont fort intéressantes, et de nature à nous éclairer sur bien des points concernant nos siphons de Lyon. 1o Elles montrent que si dès le temps de la République les Romains savaient établir des siphons sous de fortes pressions, à plus forte raison ils ont su le faire aux premiers temps de l’Empire ; les siphons de l’aqueduc du Mont-d’Or ne sont donc pas moins vraisemblables que ceux de l’aqueduc du Gier qui datent au plus tard du second siècle de l’ère chrétienne. 2o Elles prouvent que Vitruve, tout en faisant une description juste bien que peu nette, du siphon, n’en a pas dit tout ce qu’il aurait pu en dire et que tout hydraulicien devait savoir de son temps ; qu’en particulier ses indications sur la fabrication des tuyaux de plomb, sur leur épaisseur, sont tout à fait incomplètes. 3o Elles confirment ce que nous pensions de l’usage des tuyaux de plomb pour les hautes charges, de préférence aux tuyaux de poterie, qui n’auraient pas la résistance voulue. 4o Elles font voir que ces tubes de plomb, même pour un faible diamètre, pouvaient avoir des épaisseurs considérables : 0m,031 pour un diamètre intérieur de 0m,105,soit près du tiers de ce diamètre. Et je me trouverai à l’aise pour énoncer, sans être taxé d’exagération, le diamètre et l’épaisseur qu’ont dû avoir les tuyaux de Soucieu ou de Beaunant. Car si l’enroulement d’une lame de plomb devenait impossible avec certaines épaisseurs et pour certains diamètres, nous pouvons croire désormais que les Romains avaient un autre moyen pour fabriquer ces tuyaux-là, à savoir la fusion dans un moule, suivie de compression ou de battage. 5o Que cette fusion devait s’opérer sur place. À ce propos, on peut rappeler ici un fait qui, rapproché de la découverte d’Alatri, présente un certain intérêt : à Craponne, au voisinage des tourillons, il est arrivé aux cultivateurs de déterrer en plusieurs endroits des plaquettes ou des lingots de plomb[29]. Ne pourrait-on y reconnaître des résidus de la fusion et de la coulée des tuyaux des siphons ?.. Sans aller jusque-là, ces morceaux pourraient bien provenir de fusions plus récentes, qui auraient suivi la destruction de l’aqueduc et le pillage des tuyaux. Quoi qu’il en soit, c’est toujours au moins un indice de plus de la réalité du siphon de Craponne et de sa conduite en plomb.

Charges des siphons de Lyon. Calcul de leurs diamètres et de leurs épaisseurs. — J’ai donné plus haut les profondeurs respectives de plusieurs de ces siphons, ou, pour parler plus exactement, leurs flèches. Les voici pour tous :

Siphon de Cotte-Chally . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35 à 40m.
   ———    d’Ecully . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65m environ.
1re travée du siphon de Craponne . . . . . . . . . . . . . 25m ———
2e     ———    ———    ——— . . . . . . . . . . . . . . 115m ———

Siphon de Grange-Blanche . . . . . . . . . . . . . . . . . 89m environ.
Siphon de Chagnon ou de Saint-Genis-
Terrenoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .82m,813
Siphon de Soucieu ou du Garon . . . . . . . . . . . . . .92m,822
   ——   de Beaunant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123m
   ——   de Saint-Irénée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .47m

La charge maxima s’exerçait sur les tuyaux qui passaient sur les ponts, au ventre, pour employer l’expression de Vitruve. On peut, d’après cela, connaissant le diamètre extérieur des tuyaux et la résistance du plomb à la rupture, calculer l’épaisseur donnée à ces tuyaux. Le résultat ne peut d’ailleurs être qu’approximatif. Je me contenterai de faire ce calcul pour le siphon de Beaunant, dont la flèche est la plus considérable, et où par suite il a fallu les tuyaux les plus épais.

Le diamètre intérieur des orifices, à tous les réservoirs des siphons de Lyon, n’est pas parfaitement régulier. Ils sont garnis d’une couche de mortier que l’arrachement des tuyaux a dégradée. Il y a donc, pour un même orifice, des différences d’appréciation. Flacheron évalue à 0m,270 ce diamètre aux orifices de Soucieu[30], tandis que Gasparin indique 0m,250. J’ai trouvé pour mon compte, en prenant à plusieurs orifices ce diamètre dans tous les sens et en différents points sur la longueur de chacun, de 0m,240 à 0m,270. Je prendrai pour le calcul ce maximum comme diamètre extérieur de la tubulure, en raison de ce que, pour un même diamètre intérieur, l’épaisseur devait être plus considérable aux tuyaux du bas qu’à ceux du haut.

La formule de la résistance d’un tuyau de conduite à une pression intérieure donne pour une épaisseur ε :

H désigne la pression, D le diamètre intérieur, R la résistance du plomb à la rupture par millimètre carré de section. Puisque nous nous sommes donné le diamètre extérieur, la valeur de D est 0m,27 — 2 ε. L’équation n’est donc qu’à une seule inconnue. Quant à la résistance du plomb à la rupture, elle est de 1 kg. 35 par millimètre carré. En imposant au métal le quart de cette charge seulement, soit 0 kg. 34, ou 340.000 kg. par mètre carré, on aura :

D’où l’on tire :

926.000 ε = 33.210
ε = 0m,0358

soit, pour avoir un chiffre exact de millimètres, 0m,036. Par suite, le diamètre intérieur serait sensiblement de 0m,200, à 2 millimètres près.

Avant de chercher comment on pouvait fabriquer des tuyaux de plomb d’une si forte épaisseur, il est nécessaire de faire remarquer qu’on ne l’avait donnée qu’à ceux du niveau le plus bas. Elle diminuait de tuyau en tuyau à mesure que l’on remontait vers les réservoirs, c’est du moins infiniment probable : l’ingénieur n’aurait évidemment pas gaspillé un métal coûteux, et multiplié inutilement le travail difficile de la confection de tubes si épais. Sans imaginer une trop forte réduction d’épaisseur, — car la canalisation dans le haut n’était pas à l’abri des coups de bélier par afflux d’air, — on peut bien admettre que cette épaisseur se restreignait à 0m,015 ou 0m,020, d’après ce qui a été dit un peu plus haut sur le diamètre des orifices.

Delorme, et après lui Rondelet, qui d’ailleurs n’est que son écho, remarquant que les ponts avaient une largeur notablement plus grande que celle des rampants qui soutenaient les tuyaux au sortir du réservoir de chasse et à l’entrée du réservoir de fuite, ont supposé que ces tuyaux se dédoublaient vers le milieu de la pente. La section de chaque tube étant ainsi réduite de moitié, le diamètre intérieur était réduit suivant le rapport soit à 0m,14, et l’épaisseur devenait ainsi :

C’est là une épaisseur des plus normales par rapport au diamètre. Il me suffira de citer l’exemple d’un tuyau récemment découvert aux environs d’Ostie, et que j’ai pu voir à Rome, au musée des Thermes : il a 2m,65 de long, 0m,15 de diamètre intérieur et 0m,025 d’épaisseur. C’est, à très peu de chose près, celui qui vient d’être calculé.

Cependant cette opinion de Delorme, relative au dédoublement, pour acceptable qu’elle soit, peut soulever quelques objections : d’abord à cause de la complication du dispositif ; ensuite parce l’élargissement des ponts peut avoir eu pour motif la nécessité d’un passage pour la surveillance, pour la manœuvre des robinets de décharge, etc. L’état actuel du tablier au pont de Beaunant ne peut malheureusement rien indiquer à ce sujet. Tout en ne rejetant pas l’hypothèse, je crois qu’elle n’est pas indispensable, et que l’épaisseur de 35 millimètres pour un diamètre de 0m,20 est encore admissible. On pourrait invoquer l’exemple du tube venu de fusion qu’a découvert M. Basset, à Alatri ; 0m,031 d’épaisseur sur un diamètre intérieur de m0,105 donne un rapport bien plus surprenant que 0m,035 sur 0m,20. Mais en adoptant même le procédé connu du pliage au lieu de celui du moulage, il n’y avait sans doute pas beaucoup plus de difficulté à plier une lame de 35 millimètres autour d’un mandrin de 20 centimètres, qu’à en plier une de 0m,025 autour d’un mandrin de 0,15, comme on l’a fait pour le tuyau d’Ostie qui est au musée des Thermes.

Fabrication et pose des tuyaux de plomb. — La fabrication par pliage s’exécutait ainsi. Le plomb sortant du creuset était coulé en lames plates d’une épaisseur déterminée. À peine solidifiée, et facilement flexible, on enroulait cette lame autour d’un mandrin, probablement en bronze, pour que l’opération pût se faire à chaud. Les deux lèvres longitudinales de cette lame étaient ramenées l’une contre l’autre, et ici le procédé de soudure variait. Tantôt on faisait chevaucher un peu l’un de ces bords sur l’autre qui avait été préalablement aminci par un martelage sur le mandrin ; tantôt on se contentait d’un rapprochement qui amenait leur contact par la ligne inférieure, créant ainsi un petit canal longitudinal. (Ces soudures sont représentées fig. 74, d’après des spécimens authentiqués existant précisément au musée de Lyon)[31].

Fig. 74. — Tuyaux de plomb antiques. Divers types de soudures[32].
De chaque côté de cette jointure, on faisait une rigole en terre a a, et on coulait du plomb pour faire la jonction h (Fig. 75.). On voit souvent un petit bourrelet intérieur de plomb, le métal ayant un peu coulé à travers la fissure c.
Fig. 75.

Pour les tuyaux plus soignés, on trouvait le moyen de redresser les deux lèvres et d’appliquer l’une contre l’autre leurs deux faces internes. Dans l’interstice on coulait, soit un alliage, d’étain, soit simplement du plomb, ce qui formait une petite laine de soudure (fig. 36). Belgrand fournit au sujet de ces soudures romaines d’intéressants renseignements résultant d’une expérience qu’il a faite lui-même[33].

« Tout le monde sait que la soudure, formée de deux parties de plomb et d’une partie d’étain, entre en fusion à une température plus basse que le plomb, de sorte que, avec un fer médiocrement
Fig. 76.
chaud, on l’étend sur les deux lèvres de plomb à réunir : elle y adhère fortement et les relie ; c’est ce qu’on appelle un nœud de soudure, et lorsque ce nœud est bien fait, il est aussi solide que le reste du tuyau ; mais sous ce nœud, la séparation des deux lames ou des bouts de tuyaux existe toujours, et il doit en être ainsi, puisque le plomb ne fond pas. Cette discontinuité est donc un des caractères du noeud de soudure moderne[34].

« Mais si la soudure ne contient pas d’étain, on ne peut la fondre sans fondre le tuyau lui-même et la jonction des deux lèvres ne peut se faire par le même procédé. Dans un tuyau romain trouvé à Paris, rue Gay-Lussac (fig. 77), il n’y a pas discontinuité sous la soudure ; les deux lèvres de la lame sont réunies comme si le tuyau avait été coulé d’une seule pièce ; les ouvriers ne voulaient pas croire qu’il eût été fait autrement.

Fig. 77. — Tuyau découvert rue Gay-Lussac.

« J’ai cherché à souder un tuyau formé d’une lame de plomb, avec du plomb pur, et j’ai réussi en lui donnant la section piriforme et en coulant le plomb très chaud sur les deux bords extérieurs de la lame.

« L’adhérence a été complète, la solution de continuité a disparu. Le tuyau, soumis à une pression de 3 atmosphères, a commencé à s’arrondir ; il a pris la forme circulaire à 8 atmosphères et a supporté une pression de 18 atmosphères sans se déchirer à la commissure A des lèvres (fig. 78).

« Je n’ai pas réussi, en donnant d’abord au tuyau la forme circulaire ; l’adhérence du plomb coulé au-dessus de la commissure A était très imparfaite. » (fig. 79). A tous égards, cette expérience est des plus intéressantes. Elle nous donne d’abord la raison d’être de cette section piriforme que présentent, plus ou moins, tous les tuyaux de plomb romains, façonnés ainsi par pliage[35]. Elle confirme ce qu’on pouvait deviner a priori, à savoir que les fortes pressions parvenaient à les arrondir. Elle montre enfin quelles fortes charges de semblables tuyaux et de semblables soudures pouvaient supporter. Le tube de Belgrand, avec son épaisseur de 6 millimètres seulement, a pu résister à 18 atmosphères ; il est vrai que son diamètre est la moitié de celui de nos tuyaux de Beaunant. Mais l’épaisseur de 35 millimètres que le calcul nous a fait trouver pour ceux-ci, était sûrement, en vertu de cet exemple, capable de résister à la charge de 12 atmosphères et aux coups de bélier qui pouvaient survenir.

Fig. 78.
Fig. 79.

L’attention du constructeur devait se porter tout spécialement sur les joints. Vitruve insiste assez d’ailleurs sur ces « fistularum commissuras[36] » que la pression peut faire éclater. En général, c’étaient des joints à emboîtement comme pour les tuyaux de terre civile[37], une des extrémités de chaque tube étant évasée en forme de cloche (fig. 80), au moyen d’un mandrin qu’on y enfonçait à force ; on faisait pénétrer le bout de l’autre tuyau dans cet épanouissement, et l’on coulait du plomb entre les deux. Mais on trouve aussi des exemples, et en particulier au musée de Lyon, de joints opérés par un simple nœud de soudure (fig. 81)[38]. Ce système pouvait bien résister à une forte pression.

Fig. 80. — Joint à emboîtement.

Belgrand nous donne un exemple d’assemblage par manchon, sans soudure, au tuyau découvert rue Gay-Lussac (fig. 77). Évidemment, aux siphons on n’aurait pu songer à des joints sans soudure ; mais le système de l’assemblage à emboîtement pouvait être combiné avec celui du manchon servant de renforcement et engagé à chaud sur le joint. Les ligatures de chanvre étaient aussi utilisées[39].

Fig. 81. — Joint avec nœud de soudure (Musée de Lyon).
Quel que fût le système adopté, la pose de ces tuyaux fut, à coup sûr, une opération difficile et surtout longue, car les distances d’un réservoir à l’autre sont presque toutes fort étendues. Voici ces distances (celles du Gier seules sont rigoureusement évaluées) :

Siphon de Craponne (2e section) . . . . . . 4.800 mètres.
   ——   de Beaunant . . . . . . . . . . . . . . 2.612   ——
   ——   d’Ecully (Mont-d’Or), . . . . . . . . .2.000   ——
   ——   de Craponne (1re section) . . . . . 1.300   ——
   ——   de Grange-Blanche . . . . . . . . . .2.800   ——
   ——   de Soucieu . . . . . . . . . . . . . . . 1.204   ——
   ——  de Saint-Genis . . . . . . . . . . . . . 897    ——
   ——   de Saint-Irénée . . . . . . . . . . . . .608     ——
   ——   de Cotte-Chally (?) . . . . . . . . . . 500     ——

Nous donnons aujourd’hui des portées encore plus longues à certains siphons. Celui de Naples, exécuté en 1885, pour ne donner qu’un exemple, mais frappant, a 20 kilomètres de longueur, et 150 mètres de flèche, avec tuyaux de fonte. Mais il faut considérer que chacun des siphons romains comportait plusieurs conduits parallèles, et cela représentait, pour le seul siphon de Beaunant, 26 kilomètres de tuyaux de plomb mis bout à bout. On juge du poids de métal qu’il a fallu fondre, façonner en tuyaux, et amener sur place, pour exécuter ces ouvrages extraordinaires. Le siphon de Beaunant en avait nécessité plus de 2.000 tonnes, et tous ensemble, de 10 à 15.000.

Production des mines de plomb à l’époque romaine. — Un pareil chiffre paraît, au premier abord, invraisemblable. Le monde entier ne produit guère, aujourd’hui, plus de 3 à 400.000 tonnes de plomb par an sur lesquelles la France en fournit de 20 à 30.000. Que produisaient donc les anciens, pour pouvoir subvenir par des milliers de tonnes, à un moment donné, aux besoins d’une seule entreprise ?

Il est prouvé qu’une très grande quantité de gisements de plomb argentifère, dont beaucoup sont aujourd’hui épuisés, étaient exploités jadis avec une extraordinaire activité. Nous ne ferions que glaner après les anciens. Les seules mines du Laurion, dans l’Attique, qui suffisaient à produire, au temps de Périclès et pendant plus de deux siècles, tout l’argent qui circulait en Grèce, donnaient une quantité de plomb au moins trois cents fois plus grande, puisque le poids d’argent obtenu par la coupellation ne représente guère que les trois millièmes du poids de plomb. Et quand on pense que d’après Thucydide[40] il n’y avait pas moins de 9.700 talents (58 millions de francs) d’argent monnayé en réserve à l’Acropole au début de la guerre du Péloponèse, que le chiffre de l’argent en circulation était en proportion, que les objets d’art en argent pur, statues, vases, meubles, bijoux, représentaient en Grèce des richesses prodigieuses, on imagine ce que ces mines pouvaient fournir en fait de plomb. On sait du reste l’usage à profusion que les anciens faisaient de ce dernier métal : indépendamment des conduites d’eau, il servait aux scellements des pierres d’édifices, aux ancres des vaisseaux, à toutes sortes d’objets pour lesquels nous employons aujourd’hui le fer ou la fonte. Et cependant le Laurion en produisait, dit-on, plus encore qu’il n’était nécessaire : il y avait surabondance de métal[41].

L’Espagne était aussi fort riche en plomb. Mais c’est surtout la Bretagne (Angleterre) qui, au dire de Pline, en fournissait un tonnage colossal. Le minerai affleurait à la surface en si grandes masses, qu’une loi avait défendu de l’exploiter au delà d’une certaine limite de production[42]. En Gaule, bien qu’aucune des exploitations, au temps des premiers empereurs, n’eût atteint une importance comparable à celle d’un gîte moyen de Bretagne, il y en avait un très grand nombre[43]. Dans le département de l’Aveyron (Rouergue, ancien pays des Ruthènes), une vingtaine de localités présentent encore des traces d’anciennes galeries qui ont suivi les filons de galène à de grandes profondeurs au-dessous de la surface (jusqu’à 200 mètres). La disposition de ces galeries, les descentes munies d’escaliers qui les rejoignaient d’un niveau à l’autre montrent qu’il y avait là une méthode d’exploitation suivie et rationnelle. Il en est de même dans le Gard : à Blatcouzel notamment, on a trouvé, en faisant des fonçages, tout un immense réseau dont on est même loin de connaître toute l’étendue. Dans les Deux-Sèvres, à Melle, des tas énormes de déblais, provenant d’une exploitation romaine, ont formé une colline qu’on appelle la montagne de Saint-Pierre. Même fréquence d’anciens travaux dans la Charente, la Lozère, l’Ariège, l’Hérault, la Savoie, les Hautes-Alpes, l’Ardèche. Plusieurs communes ou hameaux portent encore dans ces pays la dénomination de Largentière ou l’Argentière. Dans le Rhône, précisément à peu de distance de l’aqueduc de La Brévenne, nous avons vu que deux Alliages, Sainte-Foy et Saint-Genis, étaient ainsi désignés. La mine de plomb argentifère qui y était exploitée jadis s’étendait, dit-on, au temps des Romains, sur une vaste étendue. Le plomb des siphons et des canalisations urbaines de Lyon a pu venir en partie de cette mine ; mais en raison de l’énorme quantité qu’ont exigée les siphons, il est probable qu’on a fait appel aussi à la production du reste de la Gaule ou de la Bretagne.

On voit donc que de toute manière, ces nombreux siphons des aqueducs de Lyon, avec leurs conduites en plomb, dont la complication surprend d’abord, n’ont rien de chimérique. C’étaient des ouvrages très réalisables, capables de fonctionner normalement, et non, comme on l’a prétendu quelquefois, des essais téméraires qu’on n’aurait pu mener à bien[44].

Motifs de l’absence de siphons aux aqueducs de Rome. — Puisque ce n’est pas le défaut de métal, non plus que la difficulté insurmontable du travail qui pouvaient interdire une entreprise de ce genre, on pourrait se demander pourquoi les Romains n’ont pas songé à établir des siphons, de préférence aux arcades prolongées des aqueducs de la capitale, entre les monts Albains et les murs de la ville. Etait-ce pour donner à cette œuvre un aspect plus imposant, pour faire un magnifique étalage de force et de grandeur? Il n’est pas probable que ce motif les eût fait renoncer à une autre solution, si elle eût été plus pratique. « On s’habitue trop volontiers, dit avec justesse M. Choisy[45], à regarder les Romains comme un peuple qui, disposant de richesses immenses, n’eut jamais à compter avec les moyens matériels, et put dédaigner sans scrupule les expédients que nous suggère quelquefois l’insuffisance de nos ressources. La passion des grandes choses ne fut assurément étrangère à aucune de leurs entreprises, mais le génie des Romains sut concilier l’étendue des projets et la facilité des moyens d’exécution. » S’ils ont établi des siphons à l’aqueduc d’Alatri et à ceux de Lyon au lieu d’élever des arcades, c’est à cause de la hauteur démesurée qu’exigeaient celles-ci. À Rome, la hauteur nécessaire, bien que très considérable — elle va jusqu’à 34 mètres à la ligne Claudia-Anio novus — n’avait rien d’anormal. La question économique était donc seule en cause, parce qu’il fallait soutenir sur plusieurs milles cette hauteur ou une hauteur approchante. Aujourd’hui, en raison du prix de la fonte ou de la tôle relativement à celui de la pierre de taille, le problème ne se pose même pas, étant résolu d’avance en faveur du siphon. Mais il en était tout autrement alors, à considérer le volume et le poids de plomb qu’il eût fallu pour ces diverses conduites, chacune de plus de vingt kilomètres. La pierre de taille que l’on trouvait sur place revenait assurément à un prix moindre. Remarquons en outre que ces aqueducs sont superposés deux à deux et trois à trois ; qu’ainsi pour Claudia et Anio novus, projetés, ce semble, en même temps, le coût des arcades à construire se trouvait réduit de moitié, tandis que rien ne pouvait réduire le nombre des tuyaux de plomb. Le même calcul s’était fait pour les canaux Tepula et Julia qui n’exigeaient, pour leur construction au-dessus de la Marcia, qu’une faible dépense.

En somme, réservant l’application du principe des siphons au cas des vallées profondes « si montes sint altiores ut possint interpellare[46] », les Romains en ont installé quand il y avait à le faire avantage économique et, de toute façon, pratique. Ce n’est point du tout par inexpérience ou impéritie, ni par goût de vaine magnificence qu’ils ont, soit à Rome, soit ailleurs, préféré les arcades.

Les prétendus tâtonnements au siphon de Saint-Genis. Raison de l’obturation d’un orifice. — M. de Gasparin, dans son Mémoire sur l’aqueduc du Gier, admet, à mon sens, trop complaisamment l’inexpérience initiale de l’ingénieur romain en face du siphon à construire. Cet ingénieur aurait passé, avant de résoudre le problème, par une série de tâtonnements et d’erreurs, et le réservoir de Saint-Genis serait « une véritable machine à expériences », qui aurait permis au constructeur d’étudier les lois de l’écoulement dans les tuyaux, en vue des ouvrages de même nature et plus considérables encore que l’on devait exécuter.

A l’appui de cette opinion, l’auteur allègue plusieurs raisons. La première est que le réservoir de Saint-Genis serait établi avec moins de sûreté que les autres. « Ainsi le réservoir de Soucieu, exécuté postérieurement, n’a que 4m,67 de longueur dans œuvre, le réservoir de Saint-Genis-Terrenoire a une longueur de 6m,48 ; le réservoir de Soucieu est percé de neuf trous : le réservoir de Saint-Genis est percé de dix trous. Le réservoir de Soucieu est pénétré par l’aqueduc sans que la section de l’aqueduc éprouve aucune modification ; le réservoir de Saint-Genis est raccordé horizontalement avec l’aqueduc, au moyen d’un surhaussement de la voûte de l’aqueduc évidemment destiné à empêcher l’aqueduc de fonctionner comme siphon quand l’eau s’élèverait dans le réservoir de chasse en amont des tuyaux[47]. »

On peut répondre à ce raisonnement : que les dimensions des réservoirs ne signifient rien, et que toute espèce de motifs (configuration du terrain, direction du canal en amont, etc.) pouvaient engager à ne pas les construire sur un modèle uniforme ; que l’on ne voit, pas du reste, une amélioration dans celui de Soucieu par rapport à l’autre : dix orifices avec diamètre plus petit (0m,22) à Saint-Genis, ne sont pas un dispositif moins bon ni meilleur que neuf avec diamètre un peu plus grand (0m,25) à Soucieu. Et quant à la surélévation de la voûte au premier de ces réservoirs, je ne sais comment le fait a été observé[48], car cette voûte s’élève à la hauteur naturelle de l’aqueduc constatée partout ailleurs : et au surplus, il y avait un moyen bien plus simple d’empêcher l’aqueduc de fonctionner comme siphon, c’était de percer un orifice de trop-plein dans la paroi du réservoir ; or, cet orifice existait dans la paroi latérale ouest. Mais le plus probant indice du tâtonnement et de l’erreur première réside, d’après Gasparin, dans l’obturation faite après coup de deux orifices. J’ai déjà dit que cette double obturation se réduisait à une seule[49], et je ne veux pas insister sur cette erreur d’observation. Encore faut-il savoir pourquoi un trou a été bouché. « On pouvait, dit l’auteur[50], en débouchant tous les trous, examiner le mouvement de l’eau dans les tuyaux sous pression, et en en bouchant successivement un, deux, ou un plus grand nombre, examiner la charge qui s’établissait sur les orifices d’entrée et de sortie, et mettre le mouvement permanent de l’eau dans les siphons en harmonie aussi parfaite que possible avec le mouvement permanent de l’eau dans les aqueducs. » Alors, quand on aurait été bien fixé, on aurait failles obturations ou plutôt l’obturation définitive, et enlevé les tuyaux inutiles.

Cette explication en elle-même est acceptable. Elle l’est bien moins si l’on considère que les conditions d’écoulement changeant à chaque siphon avec la charge, avec la longueur du parcours des tuyaux, il n’y a pas de raison pour que les mêmes expériences n’eussent pas été faites aux autres siphons aussi bien qu’à celui-ci. D’autre part, ce siphon n’était pas le premier qu’on construisait dans l’empire et même dans la région : si donc il ne s’agissait que d’avoir une première idée du fonctionnement, il est certain qu’on l’avait déjà. Enfin, la difficulté du problème était bien moins dans le nombre des tuyaux que dans la détermination de la différence de niveau des réservoirs, et de l’épaisseur de ces tuyaux : or, tous ces éléments étaient par nécessité calculés d’avance.

La raison de l’obturation réside bien plutôt dans la création du canal de Chagnon, contournant les vallées de la Durèze et de ses affluents, et qui semble faire double emploi avec le siphon. Le siphon a été construit d’abord, le canal ensuite. En effet, à quoi ce siphon eût-il servi, le contour existant déjà ? Au contraire, on conçoit fort bien que pour augmenter le débit de l’aqueduc, on ait été amené à créer des prises d’eau nouvelles, sur la Durèze, sur ses affluents, et peut-être sur des sources trouvées dans cette région. Comme il fallait relier les différents points de prise, on a été naturellement amené à fermer le circuit X A B C Y (Pl. II, à la fin du volume) avec une pente continue dans le même sens : on se donnait ainsi la possibilité d’y faire passer toute l’eau de l’aqueduc, soit en cas d’avarie au siphon, soit en cas d’eau trouble après les crues, ce qui évitait les dépôts dans les tuyaux[51]. En temps ordinaire, pour que la section X A ne se détériorât pas par le dessèchement, on y laissait toujours passer une certaine quantité d’eau. On fut ainsi conduit sans doute à boucher entièrement un des orifices, son débit passant au canal de contour. L’antériorité du siphon se prouverait encore par la pente très réduite que nous avons constatée à ce canal (0m,00025 par mètre) : il a fallu qu’elle s’accordât avec la différence de niveau entre les réservoirs de chasse et de fuite, puisque ce canal de détour se reliait avec l’aqueduc à l’entrée du réservoir de chasse d’une part, de l’autre, à la sortie du réservoir de fuite. Supposons, au contraire, le canal antérieur au siphon. Pourquoi eût-on créé dans cet intervalle une pente moyenne spéciale moindre que partout ailleurs pour un aussi long parcours ? De plus, pouvait-on faire le raccord du siphon avec le canal aussi facilement que pouvait se faire l’inverse ? On n’est pas maître de la charge d’une conduite forcée comme on l’est de la pente d’un canal[52].

Mais ce siphon de Saint-Genis et ses abords, toute cette région en un mot, amène M. de Gasparin à bien d’autres conjectures. Il y a eu là, selon lui, tâtonnements sur tâtonnements. Non seulement le siphon a servi de machine à expériences, mais on a fait encore, avant de l’établir, d’autres essais manques. Voici son raisonnement, qu’il me faut transcrire en entier, puisque aussi bien il signale un fait qu’il est indispensable d’expliquer.

Les tranchées supérieures entre Saint-Chamond et Saint-Genis. — « On trouve[53], parallèlement au canal (l’aqueduc venant d’Izieux), un canal supérieur sur le revers de tous les vallons situés entre Saint-Chamond et Saint-Genis-Terrenoire ; ce canal est surtout apparent sur les revers méridionaux, par la raison toute simple que ces revers étant beaucoup plus abrupts, la tranchée est faite constamment dans le roc ; mais en l’étudiant avec soin au moyen du niveau, nous avons retrouvé les tranchées dans tous les points du revers septentrional où le roc vient effleurer le sol. On pourrait considérer ces tranchées, ainsi que des personnes distinguées l’ont fait d’abord, comme des travaux destinés à protéger le canal contre les érosions des eaux pluviales ; mais un examen attentif des lieux détruit absolument cette opinion. D’abord, l’aqueduc inférieur, maçonné dans tous les points où il est établi en tranchée dans le rocher, est absolument inattaquable, et bien que la tranchée supérieure, si elle a jamais fonctionné, ne fonctionne plus depuis des siècles, l’aqueduc est aussi bien conservé que le jour de sa construction ; en second lieu, là où le canal est en souterrain dans les rochers, à quoi bon un second souterrain à quelques mètres plus haut ; en troisième lieu, par quel singulier hasard toutes ces tranchées se rapporteraient- elles par un nivellement continu ? Enfin, pourquoi ces tranchées disparaissent-elles absolument, passé Saint-Genis-Terrenoire, quand les vallées du Bosançon, d’Orliénas et de plusieurs autres points, auraient justifié sérieusement, par leur pente et leur nature affouillable, un conduit supérieur destiné à rejeter les eaux pluviales. Il est donc impossible de supposer que cette ligne de tranchées dans le rocher, sur 22.000 mètres de longueur, fût destinée à autre chose qu’à l’établissement d’un canal continu, dont l’idée a été abandonnée ; car on ne trouve nulle part ni l’apparence d’un ouvrage d’art ni trace de maçonnerie, soit dans les tranchées mêmes, soit entre les tranchées. Ce canal supérieur devait, dans la pensée des directeurs du canal, contourner la vallée du Chagnon[54] car ces tranchées se retrouvent sur les deux rives.

« L’ingénieur chargé de la direction du travail a dû évidemment s’occuper d’abord à rechercher les eaux qui, par leur niveau et leur qualité, pouvaient être amenées à Fourvière de la vallée du Gier. Le Gier, le Janon et la rivière de Chagnon durent appeler seuls son examen en raison de la permanence et de l’abondance de leurs eaux. Les eaux du Janon étant aujourd’hui tout à fait impotables, et probablement dès lors d’une mauvaise qualité[55], et les eaux du Gier d’une pureté parfaite, l’ingénieur s’arrêta à l’idée d’une dérivation principale du Gier, et au besoin d’une dérivation accessoire du Chagnon. Or, comme pour dériver les eaux du Chagnon il était absolument nécessaire de faire un canal continu entre un point de cette rivière, pris à une hauteur convenable, et l’aqueduc du Gier, l’idée la plus naturelle était évidemment de déterminer la prise du Gier à une hauteur suffisante pour que la pente du canal permît de se développer dans la vallée du Chagnon, et d’aller se rapprocher de la prise d’eau dans cette rivière. L’ingénieur ne devait pas songer a priori à traverser la vallée du Chagnon au moyen d’un siphon, puisque la moitié au moins du développement de l’aqueduc qui contournait la vallée était dans tous les cas obligatoire ; il s’arrêta donc à cette pensée, et fit commencer l’exécution par l’ouverture des tranchées dans le rocher, sur le tracé ainsi déterminé. Ces tranchées venaient rejoindre à Saint-Genis le tracé du canal existant; en effet, entre Lyon et Saint-Genis, le tracé ne pouvait pas varier.

« Quand le travail préparatoire des tranchées fut achevé, travail plus long en raison des procédés d’exécution que réellement dispendieux, l’ingénieur fut effrayé de l’immense développement des travaux à faire dans la vallée de Chagnon et dans celle du Janon. En effet, même en adoptant des ponts-aqueducs de la même hauteur que le pont à siphons existant pour passer les affluents du Chagnon, le développement du canal supérieur ne pouvait être dans cette vallée de moins de 15 kilomètres, et comportait trois ouvrages d’art considérables. Mais ce n’était encore là qu’un seul des inconvénients; ce développement, à la pente de 1/1200 ou de 0m,0008 qui était très rapprochée d’un minimum unité, faisait perdre 12 mètres de hauteur, tandis qu’un siphon ne faisait perdre que 6 mètres ; il en résultait que le canal supérieur, conséquence du développement dans la vallée de Chagnon, conduisait forcément à un développement considérable dans la vallée de Langonan, dans celle de son affluent, dans la vallée du Janon et dans celle de son affluent, et par suite on ne pouvait rejoindre le Gier qu’à un point peu propice à l’établissement du grand bassin que nous avons décrit plus haut.

« Il ne faut pas oublier que l’ingénieur était déjà fixé sur l’emploi des grands siphons pour la conduite des eaux, car le projet seul d’amener les eaux à Fourvière était impossible sans cette ressource; il fut donc amené à en faire une première application dans la vallée de Chagnon. Il pouvait ainsi baisser de 6 mètres sur la rive droite du Chagnon le niveau de l’aqueduc, diminuer son développement dans les vallons de Langonan et de Janon qu’il passait près de l’entrée, et au prix d’un très petit souterrain sous la colline d’Izieux, établir son bassin de retenue et sa prise à un point que la nature même semblait avoir disposé à cet effet; il était bien obligé, il est vrai, à construire une rigole pour amener au canal principal les eaux des affluents principaux du Chagnon ; mais cette rigole, par suite de l’abaissement du canal principal, avait moins de longueur que dans le projet primitif. Le siphon de Saint-Genis n’avait du reste en lui-même rien d’effrayant, il n’avait pas tout à fait 900 mètres de développement ; la charge maximum n’était que de 82 mètres ; le pont à siphons était un ouvrage de peu d’importance ; les réservoirs de chasse et de fuite reposaient directement sur le sol naturel, et ne comportaient pas de grandes substructions comme les siphons de Soucieu et de Beaunant ; le point était par conséquent admirablement choisi pour expérimenter le mouvement de l’eau dans les tuyaux, et pour calculer sur des bases positives la disposition des deux ouvrages immenses dont la construction devait être la préoccupation constante de l’ingénieur. Ainsi, moitié considération d’économie, de convenance pour la prise, moitié désir de constater, par une épreuve faite sur une certaine échelle, les phénomènes dont il devait plus loin faire un si grand usage, l’ingénieur se décida à abandonner les tranchées déjà faites dans le rocher, et les abandonna sans retour, sans penser à les faire servir comme canal de garde, usage auquel leur disposition les rendait du reste tout à fait impropres. »

Reconnaissons d’abord l’authenticité du fait sur lequel s’appuie tout ce long raisonnement. Cette tranchée supérieure existe en effet. Mais les déductions de M. de Gasparin manquent de rigueur et les détails du fait sont inexacts : l’observation les contredit.

Et d’abord pourquoi l’ingénieur ne s’est-il pas avisé plus tôt de l’avantage qu’il y avait à établir le siphon, puisque la nature semblait avoir disposé d’elle-même l’endroit de la prise d’eau, puisque ce siphon supprimait tant de détours gênants et offrait une si bonne occasion d’expérimenter le principe ? Pourquoi cet ingénieur a-t-il attendu, pour être effrayé de la longueur du circuit, que la tranchée fût creusée en entier ? Comment cet homme à l’esprit ainsi frappé a-t-il pu « ne rien trouver d’effrayant » à un siphon de 82 mètres de charge, en regard de celui de Soucieu qui ne devait en donner que 10 mètres de plus, et a-t-il pu considérer comme « un ouvrage de peu d’importance » un pont qui allait avoir 15 arches et 20 mètres de haut ?[56] Pour un travail d’essai, il faut avouer que cela n’était pas d’une élémentaire simplicité.

Fig. 82. — Siphon et contour de Chagnon.

Mais il y a des erreurs matérielles à relever dans le raisonnement de Gasparin : erreur sur la prétendue « rigole », qui est en réalité le canal achevé XABCY (Pl. II et fig. 82 ci-contre) ; erreur sur la pente de ce canal : j’ai déjà relevé ces inexactitudes[57] ; erreur sur la pente de la tranchée supérieure : « Ce développement, dit-il, faisait perdre 12 mètres de hauteur, tandis qu’un siphon ne faisait perdre que 6 mètres. » Or, j’ai constaté que sur les deux rives de la Durèze et le long de ses affluents, cette tranchée supérieure restait constamment parallèle au canal achevé XABCY. Donc, non seulement elle ne fait pas plus perdre qu’elle ne fait gagner, mais elle ne va pas se raccorder à Saint-Genis avec le tracé de l’aqueduc, qui « entre Lyon et Saint-Genis ne pouvait pas varier ». Si ce raccord existait, on la verrait se rapprocher progressivement du contour X A B C Y qui se relie aux niveaux des deux réservoirs. Elle ne représente donc, ni un tracé primitif hypothétique, ni un tracé quelconque rejoignant l’aqueduc.

Qu’est-ce donc dès lors que cette tranchée ? Il est plus facile de dire ce qu’elle n’est pas que de préciser ce qu’elle est. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle suit strictement, avec une différence de niveau constante de 7 à 8 mètres, le tracé de l’aqueduc, soit dans la partie qui précède le réservoir de chasse et dont la pente normale est de 0m,0008, soit le long du parcours X A B C Y dont la pente est d’environ 0,00025. Cela posé, il y a évidemment un rapport de dépendance qui la lie à ce tracé. Elle a pu être un fossé marquant la zone de protection réglementaire le long de l’aqueduc, conformément à l’inscription trouvée à Chagnon, qui fait mention d’un certain spatium agri réservé[58]. Cette tranchée a pu aussi jouer le rôle de sentier de service. Elle a pu être un essai de nivellement préparatoire. L’hypothèse de la garantie contre les eaux n’a guère de valeur, en effet, comme le pense Gasparin[59], si l’on parle d’une protection permanente ; mais elle n’est pas à rejeter s’il s’est agi de se garantir contre les venues d’eau pendant la construction. Cette rigole ne pouvait-elle pas servir aussi à détourner quelques ruisseaux pour amener l’eau nécessaire au chantier ? Sans s’illusionner sur la valeur de ces hypothèses diverses, on peut dire qu’elles ont sur celle de Gasparin l’avantage de ne pas servir de base à toute une théorie sur la construction de l’aqueduc et de n’être pas directement contredites par les faits.

Je reste donc convaincu que l’aqueduc du Gier a été une œuvre mûrement étudiée d’avance, avec son point de départ et son point d’arrivée fixés dès le début, et que le siphon de Saint-Genis a fait partie, comme les trois autres, du tracé primitif, qui n’a pas été modifié.

Mode de calcul probable des divers éléments. — Nous ne pouvons savoir exactement de quelle manière les anciens calculaient les divers éléments qui constituaient leurs siphons, à savoir la dénivellation nécessaire, puis le nombre et la section des tuyaux. Une relation existe entre ces éléments et le débit, en tenant compte aussi de la longueur de la conduite. Nous exprimons cette relation par des formules algébriques diverses où figurent les variables débit, vitesse, section et perte de charge. Les anciens, à qui cette relation n’était pas inconnue en pratique, ne pouvaient l’exprimer de la même façon. Mais il faut observer que nos formules usuelles, quel que soit leur aspect de rigueur mathématique, ont été, pour une part tout au moins, déterminées empiriquement. Par l’expérience aussi, les constructeurs de jadis avaient dû arriver à construire des tables leur donnant la valeur relative de chaque terme pour une série de variation des autres. Le débit était une quantité connue d’avance, mais qui, dans le fonctionnement, dépendait de la section et de la vitesse, inconnues du problème ; la dénivellation, tantôt était imposée par la nature du terrain, tantôt était un élément à calculer. La combinaison pratique, obtenue d’après les tables, entre ces divers termes, a déterminé les différences que nous trouvons, à l’aqueduc du Gier par exemple, en passant d’un siphon à l’autre.

Abaissement du niveau après chaque siphon. Éléments divers. — Les dénivellations entre les extrémités de chacun étaient :

Au siphon de Cotte-Chally (?) . . . . . . . . . . . . . . .2m ››
         —— d’Ecully 20m ››
         —— de Craponne (1re section) . . . . . . . . . .5m ››
         ——         ——     (2e    ——   ) . . . . . . . . . 35m ››
         —— de Grange-Blanche . . . . . . . . . . . . . . 18m ››
         —— de Saint-Genis . . . . . . . . . . . . . . . . . 5m,842
         —— de Soucieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .8m,844
         —— de Beaunant . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9m,263
         —— de Saint-Irénée . . . . . . . . . . . . . . . . .1m,60

Quant aux diamètres et au nombre des tuyaux, si nous sommes fixés pour l’aqueduc du Gier, nous devons nous borner à des conjectures pour les autres. Rien à dire pour l’aqueduc du Mont-d’Or, puisque rien ne subsiste ni des réservoirs ni des ponts-siphons. Pour le siphon de La Brévenne, à Grange-Blanche, nous avons quelque chose : la largeur du pont, 8m,75, et celle du rampant des Massues, qui est de 6m,30. Ces dimensions rappellent fort celles des ponts et rampants de l’aqueduc du Gier, et laissent très vraisemblablement supposer des conditions analogues aussi pour les tuyaux, comme nombre et comme diamètres.

Les rampants du réservoir de Craponne n’avaient pas plus de 4m,50 de largeur. En donnant aux murs du réservoir une épaisseur minima de 0m,50, celui-ci n’avait donc que 3m,50 de largeur dans œuvre, ce qui indique un nombre de tuyaux moindre qu’aux autres aqueducs, à diamètre égal. De toute façon, le débit était moindre qu’à La Brévenne et au Gier, d’après cette constatation.

J’ai suffisamment indiqué, en décrivant le tracé de l’aqueduc de Craponne, la raison d’être du réservoir des tourillons, qui servait de ventouse et supprimait ainsi toute chance de rupture dans la conduite qu’il interrompait[60]. À propos de ces précautions prises par les Romains pour éviter les points hauts sur le parcours des siphons, il est bon de signaler ici une observation faite par Flacheron, aux tabliers des divers ponts-siphons. Sensiblement horizontaux, comme le vent le principe du venter de Vitruve, ils ont leur extrémité aval très légèrement plus haute que l’extrémité amont, ce qui s’explique très bien. Si le tablier eût été horizontal, l’air eût pu rester stagnant et se loger dans les plus légers bombements de la conduite. Avec cette disposition, au • contraire, il tend naturellement à s’en aller toujours vers l’aval, donc à s’échapper du siphon.

Signalons encore la fenêtre percée à chaque réservoir de chasse dans un des murs latéraux, à 1m,30 environ au-dessus du radier ; cette fenêtre servait de déversoir en cas de venue d’eau trop abondante. Il est probable qu’un tuyau s’adaptait à cette ouverture et déversait l’eau de trop-plein dans une rigole par où elle s’écoulait vers la rivière. On ne voit pas la trace des vannes qui devaient commander les orifices des tuyaux, à l’amont comme à l’aval. Il est possible que des robinets fussent adaptés à ces tuyaux mêmes, en dehors de la muraille, au sommet du rampant.

Soutien des tuyaux de plomb. — Reste la question du soutien des tuyaux de plomb le long de leur parcours. Une chose certaine, c’est qu’ils ne circulaient pas dans une galerie, car elle se serait conservée, au moins en partie, comme se sont conservés les canaux. On ne peut guère admettre non plus l’hypothèse de massifs continus de maçonnerie ou de béton, dont les traces, de même, n’auraient pas disparu complètement. L’enquête à laquelle je me suis livré auprès des propriétaires et cultivateurs du sol aux endroits où passaient jadis ces tuyaux m’a porté à croire que, depuis longtemps, tout vestige de plomb[61] ou de maçonnerie avait disparu. L’obstination d’un propriétaire peu obligeant s’est opposée à une fouille que je me proposais de faire au-dessous du réservoir de chasse de Beaunant. J’ai été mieux servi par les circonstances qui ont déterminé, il y a un an à peine, la construction d’une nouvelle route de Rive-de-Gier à Chagnon. Elle passe précisément entre le réservoir de chasse et le pont-siphon de Saint-Genis. Si une substruction quelconque, continue, avait supporté les tuyaux de plomb, la tranchée de cette route, qui crée un talus de 5 à 6 mètres de haut, aurait coupé le massif, ou en aurait du moins révélé quelque trace. Je n’en ai vu aucune, et les ouvriers m’ont affirmé n’avoir rien rencontré de ce genre sous leurs outils. Quant au plomb, précisément à propos de ce siphon, Gasparin cite une légende curieuse[62] : « Une tradition que nous avons recueillie dans le village de Saint-Genis-Terrenoire nous apprend qu’il y a deux siècles environ, on trouva justement sur la ligne que devaient occuper les siphons une mine de plomb métallique, mais par malheur bientôt épuisée. Les traditions ont peu de valeur historique en général ; mais la fable de la mine de plomb, venant des mêmes personnes qui considèrent le réservoir de chasse comme une batterie sarrasine, revêt un caractère particulier, et nous ne craignons pas de nous aventurer en supposant que les parties des siphons faciles à enlever ont été détruites les premières, et que les parties noyées à une certaine profondeur dans le sol, sur le versant, septentrional du Chagnon, ont pu être conservées plus ou moins altérées jusqu’au commencement du xviie siècle. »

D’après Delorme, le massif continu de maçonnerie aurait existé sous les tuyaux ; il en donne pour preuve un reste trouvé sur le coteau du Garon où le siphon de Soucieu remonte vers Chaponost[63]. L’épaisseur de ce massif aurait été de trois pieds. Flacheron dit aussi avoir trouvé quelques légères traces. Mais ces constatations ne prouvent pas la continuité du support. Ce qui est, au contraire, très vraisemblable, c’est que les tubes étaient soutenus, de distance en distance seulement, par un petit massif, une Butée, qui supportait les joints, tous les trois ou quatre mètres — les dix pieds de Vitruve — ou davantage. C’est d’ailleurs, exactement, le système pratiqué de nos jours pour les tubes de fonte des siphons, qui, simplement enfouis dans la terre, rencontrent, partout où la pente est supérieure à 35 centimètres par mètre, une butée, ou sabot, tous les vingt mètres environ, soit de cinq tuyaux en cinq tuyaux. Les petits massifs de soutien ont bien plus facilement disparu que des massifs continus, car, sans parler de leur faible étendue, ils pouvaient être entamés de tous les côtés. D’ailleurs, les tuyaux étaient sans doute enterrés très peu profondément, en général. Tout explique donc la rareté des vestiges.


  1. Le nouvel aqueduc du Lignon pour la ville de Saint-Étienne comportera huit siphons, dont le principal a une plongée de 134 mètres.
  2. « Leniter tumescit ». Il n’y a pas à donner ici à tumescit une signification de bouillonnement ou de remous. Tumescere se dit du gonflement des vagues ; or, le mouvement ascensionnel de l’eau dans le tuyau rappelle le flot montant d’une vague. Ce mouvement s’exécutera « leniler », non pas plus lentement, ce qui serait un contresens, mais sans choc.
  3. C’est le chiffre qui résulte des données de l’auteur et de la densité du plomb, 11,35. Il est facile de voir aussi d’après ces mêmes données que, la longueur étant constante, et le poids augmentant proportionnellement à la largeur des lames, l’épaisseur est nécessairement constante.
  4. La circonférence moyenne est en effet de 100 doigts à ce tuyau = 1m,847 ; et le diamètre intérieur , diminué de l’épaisseur 0m,006 = 0m,585 — 0,006 = 0m,579.
  5. . En effet, prenons l’équation de résistance des tuyaux :
    2 R ε = 1000 D H

    R étant le coefficient de résistance du plomb à la rupture, 1k.35 par millimètre carré, ε étant l’épaisseur, D le diamètre, et H la pression de rupture que nous cherchons. On en tire :


    = 28m,15 ; soit moins de 3 atmosphères.
  6. Remarquons que le mot de siphon, dans le sens où nous l’entendons ici, c’est-à-dire pour désigner l’ensemble de ce système de passage d’une vallée, n’a pas d’équivalent en latin : car le mot venter n’en indique qu’une partie, et sipho ne s’entend que du siphon proprement dit.
  7. Belgrand, ouvr. cité, p. 80.
  8. (Note de Belgrand). « Dans cette figure, les basses substructions m n o, m’ n’ o’ effacent les angles E et F de la figure de Perrault (fig. 73), et la courbe à grand rayon (venter) E G F, remplace la ligne brisée H E G F L de la même figure ; cette interprétation des mots non alte substruitur étant admise, le reste du texte de Vitruve devient très clair. La partie G F L de ma figure fait comprendre le leniter tumescit et le reste du texte latin que les traductions de Perrault et de MM. Tardieu et Coussin fils rendent absolument inintelligible. » Avant de critiquer en détail cette interprétation, faisons observer en passant que leniter tumescit, traduit par pente douce, constitue une grave erreur.
  9. Spiritus signifie à la fois souffle et aspiration. Aspiratio ne correspond pas au sens usuel du français aspiration, mais signifie au contraire émission d’air.
  10. Et aussi au moment où l’on fermait les vannes de départ et d’arrivée aux réservoirs de têtes, pour opérer la vidange.
  11. Les siphons qu’on installe aujourd’hui ont une conduite spéciale pour le remplissage; elle part du réservoir de chasse et va rejoindre le bas du siphon, qui se remplit lentement, régulièrement, et sans aucun risque de coups de bélier. Vitruve recommande lui-même, un peu plus loin, de ne faire le remplissage que doucement et par petites quantités d’eau, afin d’éviter la poussée violente qui autrement se produirait contre les parois, vers les coudes. « Namque vehemens spiritus in aquae ductione solet nusci… nisi primum teniter et parce a capite aqua immittatur. » Spiritus a bien ici le sens de poussée ou d’aspiration violente que j’ai donné plus haut ; si l’on faisait arriver l’eau tout d’un coup, la colonne liquide en arrivant en bas, aspirée violemment vers l’aval en vertu de la charge, donnerait des coups de bélier formidables contre les coudes.
  12. Le sens propre du mot désigne les boulins où les pigeons font leurs nids ; il faut convenir que cela n’a guère de rapport avec l’ouverture d’un tuyau, sauf par le sens général de cavité. En tous cas, le sens demeure très vague. C’est une leçon à rejeter.
  13. Il a, dans Cicéron, le sens d’ « impôt sur les colonnes », et ailleurs celui de « carrières pour le marbre des colonnes». D’une façon générale, c’est donc un objet concernant les colonnes, mais non les colonnes elles-mêmes.
  14. Ouvr. cité, p. 52.
  15. Entendez les cigares.
  16. C’est ainsi qu’à plusieurs usines électriques du département de l’Isère on en a placé en bas de la chute, immédiatement avant les turbines. Les arrêts, les variations de vitesse de celles-ci, n’ont de cette manière aucun contre-coup nuisible sur la conduite d’amenée.
  17. On n’imagine pas en effet un tube vertical de plus de 100 mètres de haut.
  18. L’actus était de 120 pieds, soit sensiblement 35 mètres, donc 200 aetus = 7.000 mètres. Il serait plus compréhensible d’appliquer cette distance aux regards établis sur les aqueducs ordinaires qui, une fois vidés, peuvent se parcourir entre deux regards éloignés. Aussi avais-je pensé (Nouvelles archives des missions scientifiques, t. XV, fasc. 2, Rapport sur une mission scientifique en Italie et en Tunisie, p. 0,3) justifier cette règle en faisant cette application. Un examen plus approfondi m’a montré qu’il valait mieux admettre simplement une erreur de texte.
  19. Ouvr. cité, p. 199.
  20. « … On garnira les joints de chaux vive imprégnée d’huile ; dans les raccords avec la ligne horizontale du ventre, il faut placer au coude même une pierre taillée dans la roche rouge, et perforée, de façon que le dernier des tuyaux qui descendent s’encastre dans la pierre, ainsi que le premier de la travée horizontale. De même, au versant opposé, le dernier tuyau du niveau formant le ventre s’engage dans la cavité de la pierre, et le premier tuyau de fuite s’y encastre pareillement. Ainsi la tubulure horizontale ne pourra pas sauter à l’angle de la descente et à celui de la montée : il se produit habituellement dans les conduites d’eau une aspiration violente qui serait de force à briser même les pierres de jointure, si L’on ne prenait la précaution de faire entrer l’eau par la tête du siphon, doucement et peu à peu, et de maintenir à chaque coude et à chaque déviation le conduit tout autour par une ligature ou une masse de sable. »
  21. Vitruve, à l’appui de son dire, rappelle les sensations distinctes éprouvées quand on boit dans des vases de terre ou de métal. « Ceux qui ont des buffets garnis de vaisselle d’or et d’argent, dit-il, aiment mieux boire dans des vases d’argile. » Or, chacun sait que la différence de sensation tient uniquement à l’odeur développée par le récipient. Le verre n’en donne aucune ; la porcelaine ou la faïence en exhalent une très sensible qui s’unit à la sensation du goût pour donner à certains liquides un arôme particulier. L’odeur du métal est caractéristique aussi ; mais il suffit d’un transvasement pour que le goût spécial disparaisse, à moins que le liquide n’ait attaqué le métal. Mais l’eau n’attaque pas le plomb.
  22. Paris, Firmin-Didot, 1849 t. III, p. 192 et 193
  23. Ces pierres perforées ont quelque analogie avec les pierres rouges de Vitruve aux angles des siphons. Mais l’analogie est bien plus frappante avec une canalisation découverte par M. le Dr  Carton au voisinage de Dougga en Tunisie, au bordj Ben- Baker, et formée de même d’une série de dés emboîtés les uns dans les autres à tenons et mortaises (Ouvr. cit., p. 50). M. Lanciani signale aussi d’après Pasqui (Notizie, nov. 1878) la conduite de Poli, près d’Arezzo, formée de canaux perforés dans de grosses pierres, longues de 1m,20 ; le diamètre intérieur est de 0m,35 et les parois de 0m,18 ; l’emboîtement est le même qu’à Patara. Mais ces deux exemples sont moins caractéristiques que celui de Patara, parce qu’ils ont été vus à des conduites quelconques et non à des siphons.
  24. Ouvr. cité, p. 187 suiv.
  25. Petite ville, actuellement de 5 à 6.000 habitants, située à 23 kilomètres au nord de Frosinone, soit à une vingtaine de lieues à l’est de Rome.
  26. Intorno alcuni avanzi di opere idrauliche autiche rinvenuti nella città di Alatri. (Bullet. Instit. 1860, p. 65).
  27. P . 184, suiv.
  28. V. ci-dessus, p. 182, le détail de cette question.
  29. V. ci-dessus, p. 78.
  30. L’unique orifice subsistant du siphon de Beaunant, difficilement accessible, apparaît néanmoins très distinctement, et a sensiblement la même capacité.
  31. Selon toute probabilité, ce ne sont pas des tuyaux de siphons, mais des conduites en plomb quelconques. Belgrand (ouvr. cité, p. 69) et M. Curt-Merkel (Die Ingenieurtechnik im Alterthum, p. 551), donnent, d’après Rondelet, le dessin d’un fragment de tuyau à soudure tout à fait étrange, qui serait au musée de Lyon et proviendrait même d’un des siphons de nos aqueducs. Or, ce fragment n’existe pas au musée et l’on n’a jamais rien trouvé à l’emplacement de ces siphons, en fait de tuyaux.
  32. N.B. — Pour les dimensions marquées, lire 0,049, 0,080, au lieu de 0,49, 0,80, etc.
  33. Belgrand, Ibid., p. 71.
  34. Ce procédé était bien connu des Romains, car ils connaissaient parfaitement les usages de l’étain qu’ils extrayaient de nombreux gisements. Daubrée (Aperçu historique sur l’exploitation des mines métalliques dans la Gaule, p. 54) est persuadé que les anciens en savaient plus au sujet de l’étain que les minéralogistes de notre temps. Pline (XXXVI, 48) parle d’ailleurs de la soudure à l’alliage d’étain. La soudure au plomb coulé était cependant, comme le constate Belgrand, beaucoup plus fréquente.
  35. Sans doute le mandrinage était aussi plus ou moins soigné suivant l’usage auquel on les destinait. Les tuyaux du musée des Thermes dont il est parlé ci-dessus ont une section presque tout à fait circulaire, ce qui pourrait tenir, il est vrai, autant à la pression intérieure qu’au mandrinage soigné ; mais on y reconnaît le soin spécial à la netteté du bourrelet de soudure. Les tuyaux de siphons devaient être aussi d’une fabrication très surveillée. À ce propos, on peut se demander comment il se fait que la section allongée et le bourrelet extérieur n’aient pas empêché les orifices des réservoirs-siphons d’être circulaires. C’est d’abord qu’on peut bien loger un tuyau ovale dans une capacité cylindrique; le scellement garnit le vide ; ou bien le tuyau, logé dans l’orifice, était circulaire, obtenu soit par moulage, soit par la soudure à l’alliage d’étain et de plomb.
  36. Pass. cité, viii, 6.
  37. Commissuris pyxidatis, ita ut superior intret, calce viva ex oleo laevigatis. (Pline, Hist. nat., XXXI, 31).
  38. Cet exemple est très convaincant et confirme celui qu’a donné M. Jacquemin (Les monuments d’Arles, p. 215) : des tuyaux de plomb de grande épaisseur trouvés à Arles étaient reliés par des nœuds de soudure. L’analyse de cette soudure a révélé qu’elle était formée d’un alliage de 84 parties de plomb pour 60 d’étain.
  39. V. ci-dessus la citation de Delorme, p. 190.
  40. Thucydide, II, 13.
  41. V. Ardaillon : Les mines du Laurion dans l’antiquité, ch. VI.
  42. « Nigro plumbo ad fistulas laminasque utimur, laboriosius in Hispania eruto, totasque per Gallias : sed in Britannia summo terrae corio adeo large, ut lex ultro dicatur, ne plus certo modo fiat. » Dans les régions méridionales de l’île on a retrouvé, il n’y a pas très longtemps, une cinquantaine de lingots, dont la plupart portent des noms inscrits : ceux des principaux empereurs, de Néron à Marc-Aurèle, et aussi des noms de personnages inconnus, fonctionnaires impériaux, probablement.
  43. V. Daubrée : Aperçu historique sur l’exploitation des mines métalliques de la Gaule (Revue archéologique, 1881).
  44. Il a été dit parfois que l’aqueduc du Gier n’avait jamais fonctionné ; aux autres on a nié l’existence des siphons.
  45. L’art de bâtir chez les Romains, Introduction, p. v.
  46. Vitruve, pass. cité, viii, 6.
  47. Ouv. cité, p. 17. Cet énoncé n’est pas d’une limpidité parfaite.
  48. Depuis très longtemps (bien avant Gasparin), il ne reste de cette voûte que sa pénétration dans la paroi arrière du réservoir. Ce qui a pu faire croire à une surélévation, c’est que le radier de l’aqueduc était en effet un peu plus haut que le radier du réservoir et que le premier a été détruit par une brèche de la muraille. Ainsi la voûte paraît plus haute que sur les autres points du canal.
  49. V . ci-dessus, p. 100, note 2.
  50. P. 17.
  51. A la vérité, ceci est de peu d’importance, car l’ouverture des robinets de vidange (colluviaria) suffisait à chasser ces dépôts une fois formés dans les parties basses.
  52. Tout porte à croire cependant que, si le contour est postérieur au siphon, il ne l’est que de peu de temps. L’insuffisance du passage unique et l’avantage d’un contingent supplémentaire pour le bon fonctionnement de l’ensemble de la conduite durent en effet s’apercevoir dès la mise en service de celle-ci.
  53. Ouvr. cité, p. 13.
  54. De la Durèze.
  55. Au sujet de cette erreur concernant la qualité naturelle des eaux du Janon, V. ci-dessus, p. 98, note 1.
  56. Remarquons que pour le canal remontant la vallée, à l’effet de recueillir l’eau des rivières, il n’y a besoin d’aucun ouvrage considérable, les traversées ne se faisant dans ce cas que lorsque le canal arrivait presque au niveau du lit de ces cours d’eau.
  57. V. ci-dessus, p 107.
  58. Si l’on demande pourquoi dans ce cas il n’y a pas un deuxième fossé symétrique au-dessous de l’aqueduc, on peut répondre qu’une zone inférieure de garantie était inutile, des plantations et des travaux de culture, dans un terrain si incliné, ne pouvant guère, au-dessous du canal, détériorer celui-ci, et au-dessus risquant au contraire de lui être si nuisible, qu’un fossé limite était presque nécessaire.
  59. Mais les arguments qu’il donne ne sont pas également bons. Il suppose que le canal supérieur a des passages souterrains comme l’aqueduc définitif ; or, on n’aperçoit jamais qu’une tranchée ; encore n’est-elle pas aussi continue qu’il le dit ; elle se réduit la plupart du temps à une simple entaille verticale du rocher.
  60. V. ci-dessus, p. 52 suiv.
  61. Il faut en excepter les découvertes signalées plus haut, sur remplacement du siphon de Craponne (V. p. 38 et 193).
  62. Ouv. cité, p. 12 .
  63. Ouv. cité, p. 48.