Germain de Montauzan - Les Aqueducs antiques/Chapitre 2 - §6

§ VI. — Les aqueducs de la presqu’île.

Après avoir ainsi décrit en détail le tracé des quatre aqueducs qui aboutissaient aux collines dominant la rive droite de la Saône, il convient de dire au moins quelques mots de ces souterrains voûtés qui, trouvés au bas de La Croix-Rousse et aux bords du Rhône, auraient été, d’après une croyance très répandue, construits dès l’époque d’Auguste pour amener de l’eau à la presqu’île du domaine des Trois-Gaules. J’ai déjà eu l’occasion de faire remarquer[1] que, pour la splendeur des fêtes données pendant un mois par an autour du fameux autel de Lyon, des aqueducs spéciaux n’étaient pas absolument nécessaires. L’authenticité ou l’ancienneté plus ou moins grande des deux aqueducs dits de Cordieu et de Miribel ne saurait donc influer le moins du monde sur l’idée qu’on se fait de ces cérémonies et de ces réjouissances. Il ne m’est pas possible d’entrer, au sujet de ces canaux, dans une discussion approfondie, attendu que l’un d’eux seul m’est connu, et encore d’une façon toute sommaire, par une simple visite fort incomplète. Je dois dire seulement que, d’après les études très sérieuses de Flacheron, de l’architecte Grisard, de M. Bosi, de M. Gabut même malgré ses quelques déductions bizarres, l’un de ces deux prétendus aqueducs romains, celui de Cordieu, dont on n’a jamais saisi la continuité, peut être regardé comme imaginaire, et que l’autre, celui de Miribel, ne remonterait pas au delà du vie siècle de l’ère chrétienne.

Aqueduc de Cordieu. — L’aqueduc supérieur, dit de Cordieu, prend, dit-on, naissance au voisinage de cette localité, située dans le département de l’Ain, sur le plateau de Dombes, à une vingtaine de kilomètres de Lyon, et aboutit vers l’emplacement de l’amphithéâtre des Trois-Gaules, au Jardin des Plantes. Un archéologue, Martin-Daussigny[2], cité par M. Allmer, indique son parcours par Sainte-Croix, Grillet, Saint-Barthélémy, Saint-Alban, et dans Lyon sur la colline de Saint-Sébastien, par la rue des Fantasques et le clos de l’ancien séminaire. Mais il faut observer que cet auteur ne fournit aucune description personnelle, et, en dehors de Lyon, n’indique aucun point précis où l’on puisse voir le canal. Depuis lors, beaucoup l’ont recherché sur ce parcours désigné, et personne ne l’a reconnu positivement. Et quant aux points vus dans Lyon, Flacheron[3], voulant contrôler les dires d’Artaud[4] sur ce souterrain observé sous plusieurs maisons de la rue du Commerce et allant vers le Jardin des Plantes, en fit le nivellement, et put établir que sa pente était dirigée vers le Rhône, et, par conséquent, en sens inverse de sa direction vers l’amphithéâtre ; qu’il n’avait donc pu y amener les eaux ; qu’enfin il n’avait jamais été enduit de ciment de tuileau, comme l’étaient toujours chez les Romains les aqueducs d’eau potable, et que, si l’on voulait y reconnaître un travail romain, il ne fallait le prendre que pour un égout. Il est difficile, entre ces observations, ces mesures précises et les assertions vagues de l’autre opinion, de ne pas se ranger du côté des premières.

Aqueduc de Miribel — Quant à l’aqueduc inférieur, celui de Miribel, il se compose de deux vastes galeries jumelles voûtées en plein cintre, et séparées l’une de l’autre par un piédroit intermédiaire. Chacune a pour dimensions une largeur uniforme de 1m,90, une hauteur sous clef variant de 2m,40 à 2m,85, une distance du radier à la naissance des voûtes de 1m,48 à 1m,90, cette naissance étant en retraite sur les piédroits de 0m,04 à 0m,05 ; enfin, les parois ont 0m,80 d’épaisseur. Ces galeries sont interrompues, à des distances irrégulières, par des chambres, formées d’une, deux ou même trois voûtes transversales, s’élevant jusqu’à une hauteur de 3m,75, et offrant une ouverture à la partie supérieure, de manière à donner accès dans le canal (fig. 56).

Delorme aurait retrouvé la continuité de ces galeries jusque vers l’Hôtel de Ville de Lyon, à l’angle des rues du Griffon et Puits-Gaillot, à la cote 168 mètres. Quelques substructions en existent encore sous le cours d’Herbouville, le long du Rhône. Mais on ne les trouve entièrement conservées que sur quelques points seulement, toujours à proximité du fleuve qui parfois les baigne[5], depuis Saint-Clair jusqu’à Miribel, en particulier au ravin de Vassieu, à La Pape, à Crépieu et à Neyron. C’est près de ce dernier village que se voient les vestiges les plus marquants, en particulier une de ces chambres signalées plus haut, beaucoup plus vaste que les autres (fig. 67, hors texte).

Quel rôle jouaient ces chambres ? C’étaient, croit-on, des chambres de prise d’eau. Il est en tout cas difficile d’admettre que ce fût l’eau du Rhône qui s’y rendît, car on sait
Fig. 56. - Aqueduc de Miribel. Chambre voûtée où aboutissent les galeries jumelles.
qu’anciennement le lit de ce fleuve était, dans cette région, plus bas et plus au sud ; l’eau n’aurait pu remonter jusqu’à la chambre de Neyron. Reste à penser qu’on y recueillait de l’eau de source arrivant par des canaux de captage, ou que les eaux de ruissellement s’y trouvaient arrêtées. À partir de Neyron jusqu’à Miribel (à 13 kilomètres de Lyon), il n’y a plus qu’une seule galerie qui se prolonge encore, paraît-il, non pas jusqu’à Montluel, comme on l’a dit quelquefois, mais jusqu’à Saint-Martin, où des canaux plus petits aboutissent, destinés probablement à alimenter la galerie principale. Malgré leurs dimensions insolites, on pourrait reconnaître à la rigueur dans ces galeries un aqueduc romain de la grande époque impériale, si l’on y observait un emploi de matériaux et des procédés de construction analogues à ceux qu’on trouve aux ouvrages hydrauliques anciens de Rome et des provinces. Mais il y a vraiment de trop grandes différences entre le mortier ou le béton de ces galeries, et les matériaux correspondants dans tous les aqueducs romains : ce n’est ni la même consistance, ni la même composition, à beaucoup près ; la différence avec les mortiers modernes est au contraire peu sensible. L’intérieur des piédroits, entre les parements, est rempli aussi, en plusieurs endroits, par du béton de gravier, coulé, ce qui n’est pas un procédé romain. Tous les architectes qui ont examiné cet ouvrage,

AQUEDUC DE MIRIBEL

Fig. 03. — Restes d’ouvrages découverts à Neyron.
depuis Flacheron jusqu’à Grisard et bien d’autres, ont été, sur ces points, du même avis. Des observations intéressantes ont été faites par M. Bosi, à Crépieu. Il a remarqué que le sol de l’aqueduc n’était pas cimenté mais recouvert d’une couche d’argile de 0m, 11 d’épaisseur, et si résistante, que le propriétaire de l’endroit l’avait prise pour un dallage.
Fig. 58.
Quant aux moellons d’appareil et aux voussoirs, au lieu d’être bouchardés, ils sont dressés à la pointe et piqués de stries (fig. 58). Ces deux procédés, pour le radier et pour la taille, selon M. Sleyert, seraient caractéristiques de l’époque mérovingienne. Assurément, un radier non cimenté ne témoigne guère pour l’hypothèse d’une construction romaine.

Flacheron voyait dans ces galeries un chemin couvert, reliant entre elles, au moyen âge, les fortifications de Lyon et celles de Miribel, où se dressait un château fort protégeant la ville. Il est plus rationnel d’y voir un aqueduc, qui aurait, en effet, alimenté le quartier de la presqu’île lyonnaise. À quelle époque a-t-il été construit et a-t-il fonctionné ? Je ne puis me prononcer là-dessus pour le moment, tout en étant porté à le croire plus récent que les débuts du moyen âge. Il me suffit d’exprimer l’avis qu’il ne faut pas y voir un ouvrage romain.


  1. V . ci-dessus, p. 18.
  2. Marlin-Daussigny, Notice sur l’amphithéâtre des Trois Gaules. Lyon, 1863. p. 10 — Allmer et Dissard, Inscriptions antiques du Musée de Lyon, t. 11, p. 280, suiv.
  3. 3. Flacheron, ouvr. cité, p. 77.
  4. Artaud, Lyon souterrain, p. 205.
  5. Les eaux du Rhône en ont emporté de longues étendues ; l’établissement du chemin de halage au bord du fleuve en a détruit beaucoup aussi ; enfin, la construction du chemin de fer de Lyon à Genève a nécessité de nombreuses démolitions.