Germain de Montauzan - Les Aqueducs antiques/Chapitre 2 - §3

§ III. — Tracé de l’aqueduc de Craponne.

Cet aqueduc, pour lequel je propose la dénomination d’aqueduc de Craponne, afin d’écarter le terme incomplet d’aqueduc d’Iseron, peut être considéré, ainsi que j’ai cherché à le démontrer plus haut[1], comme le second en date. C’est jusqu’ici le moins connu des quatre, et, à vrai dire, le moins facile à connaître. En amont de Grézieu-la-Varenne, il forme bien plutôt un système de conduites ramifiées qu’un aqueduc proprement dit. À partir de là, à l’exception d’un vestige très apparent, mais dont on ne voit pas du premier coup la liaison immédiate avec les traces qui précèdent, il disparaît complètement, et ce n’est qu’à l’aide des observations que fournit le relief du terrain, et en éliminant les autres hypothèses proposées, que l’on peut déterminer son trajet et approximativement son point d’arrivée sur les collines de Lyon.

Branche d’Iseron. — La plus longue et la plus haute branche de cet aqueduc provient des alentours d’Iseron. Ce village est en effet perché presque sur la crête de cette ligne pittoresque de montagnes qui borne l’horizon à l’ouest de Lyon. L’altitude d’Iseron est d’environ 700 mètres. Les eaux y sont abondantes : des travaux de captage y ont été exécutés il y a quatre ou cinq ans à peine, non loin de l’endroit où se voient les premières traces de la conduite romaine. Ces traces se réduisent à peu de chose : ici une traînée de ciment rougeâtre, reste du radier, là quelques débris de maçonnerie ; ailleurs, une entaille régulière dans le rocher sur quelques mètres. On se guide à grand’peine, et plus par les souvenirs et les indications sommaires des vieilles gens du pays que par les lambeaux à peine visibles qui subsistent. On s’accorde pour placer le point de départ à l’amont du village, au lieu dit Moulin-Chirion. Le mieux est de citer M. Gabut, qui a vu et décrit tout ce que l’on peut voir dans cette partie-là :

« En sortant du village d’Iseron, et après avoir traversé le pont jeté sur le ruisseau (l’Iseron), on trouve au nord de la route, à peu près en face du village, un sentier étroit et rocailleux, interrompu brusquement à l’est par le trou béant d’une carrière de pierres à bâtir. Ce sentier suit la tranchée ouverte jadis dans le rocher pour l’établissement de l’aqueduc. En un point rapproché de l’entrée, sur la route, on voit dans le rocher une entaille de 0m,40 de largeur, qui doit être considérée comme ayant servi de radier au canal.

« Par son tracé, l’aqueduc devait contourner le flanc assez rapide de la montagne, et suivre, dans la direction nord-est, une ligne s’abaissant au-dessous de la cote 700 ; il passait au-dessus de la voisinée Braly, et arrivait au lieu dit Mont-Charbonnier.

« A la suite du Mont-Charbonnier, l’aqueduc avait une chute d’altitude assez prononcée. Il passait dans la terre dite Pilonnière, entre les hameaux Le Jumeau et La Milonnière. Au delà de ce dernier hameau, on perd sa trace. »

J’ai pu constater l’exactitude de ces renseignements et la difficulté, sinon l’impossibilité de découvrir des traces au delà, du point ci-dessus désigné. Mais cette canalisation avait évidemment une suite, et nous verrons tout à l’heure où il est vraisemblable qu’elle ait abouti.

Quittons donc pour l’instant cette première branche, transportons-nous en un autre point du versant, entre Iseron et Pollionnay, où d’autres vestiges existent, et voyons à quel système ils correspondent.

Bassin supposé au-dessus de Montferrat et branche du haut de Pollionnay. — La carte d’Artaud (Pl. I à la fin du volume.) indique, en un point marqué 6, non loin de la source du Dronan, affluent de l’Iseron, une origine de conduite ; un peu au-dessous, au point 5, un croisement qu’on ne s’explique guère ; enfin, plus bas, au point 7, une jonction. En repérant ce point y sur le terrain, j’ai reconnu qu’il se trouve à la cote 550 environ, au-dessus du hameau de Montferrat, et correspond à un petit plateau, légèrement creusé en forme de cuvette allongée, dont le grand axe, parallèle à la direction nord-sud, soit sensiblement à la ligne de faîte des montagnes, aurait environ 80 mètres de long, et le petit axe, 50 mètres. Au bord occidental de ce palier, on voit encore debout les pans de murs d’un bâtiment de ferme, incendié il y a une trentaine d’années. Deux puits, dont l’un est au milieu des ruines, sont situés en face l’un de l’autre, marquant à peu près les deux extrémités du petit axe de la cuvette. Si l’on suit la direction de cette ligne en descendant la pente, on longe une sorte de dos d’âne, sur lequel sont mis à nu, de distance en distance, quelques débris de maçonnerie ; ces débris se confondraient avec les fragments du rocher, si l’on ne distinguait les morceaux de chaux qui y adhèrent. C’est la voûte d’un canal, qui descend en droite ligne en laissant Montferrat un peu à droite. Il paraît qu’un peu plus bas, et immédiatement au-dessus de ce hameau, près de la ferme Ponchon, cette voûte était restée longtemps ouverte ; l’endroit défoncé s’appelait, dans le pays, La Sarrasinière, ou trou du Sarrasin[2] ; les petits bergers s’y glissaient en rampant ; on a fini par le boucher, car c’était devenu un nid de serpents et un repaire de fouines et de renards.

L’existence des deux puits mentionnés ci-dessus et de l’aqueduc à la suite, ainsi que la configuration du plateau, peuvent faire à bon droit supposer —- ce que des fouilles bien conduites pourraient établir plus sûrement encore — qu’il y avait là un bassin où se réunissaient les eaux captées de divers côtés ; de là, elles s’engageaient dans cet aqueduc à pente rapide qui les entraînait vers Grézieu.

Cette hypothèse se confirme par l’existence de plusieurs conduites secondaires, dont on retrouve des vestiges çà et là le long des flancs de la montagne, et qui semblent toutes converger vers ce plateau. M. Raymond, ancien maire de Grézieu-la-Varenne, qui a bien voulu me guider le long des pentes et à travers les sinuosités de ces versants[3], m’a indiqué la situation des points où l’on avait constaté ces vestiges. Par la position de ces divers points, on peut reconstituer le parcours d’une branche d’aqueduc contournant la partie supérieure de la vallée du Bouillon, traversant la route de La Luère, suivant, le flanc nord de la montagne de Saint-Bonnet, passant au-dessus des lieux dits La Charbonnière et Le Grand-Tournant, pour arriver à la vigne Nicolas, à la ferme Bador, à 300 mètres environ du plateau, et enfin au bassin que nous y supposons.

Quantité de sources jaillissent sur ces hauteurs. Elles ont été captées autrefois. Un plan de l’an 1599[4], retrouvé par M.Guigue, l’éminent archiviste de la ville de Lyon, en indique deux, La Font-du-Fumoy et La Font-de-l’Orme, qui sont représentées abritées sous des voûtes. Ces constructions, aujourd’hui détruites, devaient remonter à l’époque romaine. La première des deux sources envoie actuellement de l’eau dans l’enclos de la pépinière départementale, plantée dans le voisinage. Les eaux de l’une et de l’autre, celles de La Font-du-Loup, un peu plus bas, et de plusieurs autres sources des environs, devaient être, comme les eaux des sources du Mont-d’Or, dirigées dans l’aqueduc qui circulait au-dessous.

On ne peut se fier entièrement ici à la carte d’Artaud : le point 7, nous l’avons vu, s’identifie bien avec le plateau décrit, et le point 6 peut correspondre à La Font-du-Fumoy. Mais, pour le reste, il y a des anomalies inexplicables. En définitive, on peut donner ceci comme à peu près certain. Sur le plateau se réunissaient : d’un côté, les eaux du tronçon d’Iseron, dont il reste cependant à découvrir la trace entre La Milonnière et les abords de ce plateau ; de l’autre, les eaux dites de La Béchère’ou du haut de Pollionnay, dont le parcours a été indiqué ci-dessus. Enfin, il existe une troisième branche qui, partant d’un niveau plus bas que le plateau, au sud-est, au-dessus de Vaugneray, traverse ce village. Nous la retrouverons tout à l’heure. Reprenons pour le moment la branche formée de la réunion des deux premières, que nous avons laissée, descendant du plateau au hameau de Montferrat.

Branche principale, de Montferrat au hameau de L’Arabie. Jonction avec la branche de Vaugneray. — Au-dessous de Montferrat, se trouve le hameau du Recrêt. L’aqueduc y passe sous la maison Chavassieux et à côté de l’écurie de la maison Brin, où sa section, d’après les indications des habitants, a pour dimensions 0m, 80 de hauteur sur 0m, 60 de largeur, avec couverture voûtée en maçonnerie de moellons de roche. Ces dimensions, fortes relativement à celles des branches afférentes, indiquent bien un canal principal. Quoique la déclivité du sol soit à cet endroit assez considérable, la pente du canal y est au contraire, paraît-il, très peu sensible. C’est là un fait à retenir.

Plus bas, un champ d’une assez grande étendue a été, il y a trente ou quarante ans, profondément miné, et le canal complètement démoli. Les cultivateurs, pour se débarrasser des pierres et des quartiers de béton qui provenaient de cette démolition, les ont entassés en une muraille qui s’étend sur plusieurs centaines de mètres le long de la route de Grézieu à Saint-Bonnet. Les traces, à partir de là, sont nombreuses : au delà de ce champ, dans la cour de la maison Jutet, et près de Montolvet, à l’endroit dit Les Quatre-Chemins, croisement des deux routes de Grézieu à Saint-Bonnet et de Vaugneray à Pollionnay, où une maison (maison Jaboulet) est construite en partie avec des débris de l’aqueduc[5]. Puis vient un hameau, appelé L’Arabie, sur un plateau où, à la cote 410 environ, a lieu la jonction de la conduite principale que nous suivons avec la branche qui vient de Vaugneray.

Branche de Vaugneray. — Remontons celle-ci. Elle a été reconnue dans les terres de M. Odin, en contre-bas de la route. Elle diffère de celle qu’elle vient rejoindre par des dimensions beaucoup plus réduites, la largeur se restreignant à 0m,40. Son parcours se suit facilement en remontant jusqu’à Vaugneray ; contournant le vallon du ruisseau de La Chaudanne, elle passe au hameau de Verville, où l’on en voit quelques débris aux murs des maisons, à la croix des Rampeaux, à gauche du hameau de Michon, puis le long du coteau des Fontanières, et enfin dans le village de Vaugneray, où elle passe dans les caves de plusieurs habitations, entre autres des maisons Perret et Viret, à la cote 425 à peu près ; les fouilles qui l’avaient mise à jour dans ces deux caves sont à présent remblayées. M. Gabut, dont les investigations se sont d’ailleurs bornées à cette branche et ne sont pas allées du côté de Montferrat, a pu, au cours de l’automne de 1887, relever le profil de la section dans la cave Perret. Ce profil que je reproduis (fig. 5) nous montre une cuvette de 0m,44 de largeur, dont le radier et les parois latérales sont garnis de ciment sur une épaisseur de 0m,03 à 0m,04. Ce garnissage règne jusqu’à la hauteur de 0m,40. La partie supérieure de l’aqueduc manque ; mais les piédroits en maçonnerie, larges de 0m,40, qui s’élevaient un peu plus haut que le garnissage, devaient supporter, comme à l’aqueduc du Mont-d’Or, une couverture de dalles. Le radier, au-dessous de la première couche de ciment, était en béton de tuileaux; au-dessous encore, régnait un blocage en moellons à bain de mortier ; et au fond, soutenant tout le massif, un remplissage de pierres brutes, à sec, plantées debout, en assurait la stabilité. Le procédé de construction, c’est-à-dire la succession et l’assemblage des matériaux, l’aspect d’ensemble, tout rappelle beaucoup l’aqueduc du Mont-d’Or.

Fig.5. — Section de l’aqueduc à Vaugneray.

Plus haut, le radier de ce même canal se voit au ras du sol de chaque côté de l’église du village; du côté ouest, le mur de la propriété qui borde la montée est bâti sur l’aqueduc qui lui sert de fondation. Un peu au delà, toujours en remontant la route et en dehors du village, on voit un mur en pierres sèches dont les matériaux proviennent de la démolition de l’aqueduc ; plus haut encore, au bord de la route, au pied d’un noyer, une de ses parois et le radier sont placés de telle sorte que l’on dirait un banc disposé pour le repos des promeneurs. Enfin, en suivant foules les traces, on peut déterminer la direction générale de ce canal, et l’on voit qu’il provenait, selon toute probabilité, d’un groupe de sources qui jaillissent à une certaine distance au-dessous de Montferrat, au sud-est, et qu’on a tout dernièrement captées pour l’approvisionnement du village de Vaugneray.

De L’Arabie à Grézieu et au Tupinier. — Revenons donc au plateau de L’Arabie, où s’opère la jonction de la branche principale de l’aqueduc et de la branche accessoire de Vaugneray. Peut- être y avait-il là un nouveau bassin : c’est un détail que des fouilles seules pourraient préciser.

A Pierre-Cale, un peu plus bas que L’Arabie, on voyait encore dans une terre, il y a quelques années, émerger du sol sur quelques mètres les deux parois du canal avec les naissances de la voûte qui le surmontait. Ces parois, dressées et parfaitement polies, avaient entre elles, dit-on, un intervalle de 0m,70 Les nécessités de la culture ont fait abattre et détruire tout le massif, dont il ne reste que les menus fragments qui en proviennent, épars à travers le champ. Il en est de même un peu plus loin, aux Ferlières, où mon guide m’a montré l’endroit exact au-dessous duquel on avait trouvé, il y a une cinquantaine d’années, dans l’intérieur du canal, deux squelettes humains enfouis là on ne sait depuis quelle époque.

On s’achemine vers Grézieu, et l’on passe devant de nombreuses maisons, où des montants et couvertes de portes et de fenêtres sont de purs blocs de béton romain, découpés dans le massif du radier de l’aqueduc et semblables à des quartiers de roche taillés dans le porphyre roux, dont ils ont la consistance et la teinte. Les plus beaux sont ceux qui forment les jambages du grand portail de la cour de la maison Raymond ; ils mesurent près de 2m,50 de haut sur 0m,40 de largeur et d’épaisseur : l’aqueduc, qui passait sous cette cour, a été bien utilisé : aux marches d’escaliers, à la margelle du puits, de tous côtés, on en voit les robustes matériaux.

Nous voici à l’entrée du village de Grézieu-la-Varenne. Se maintenant dans la direction générale est-ouest, le canal oblique légèrement toutefois vers le nord, passe devant l’église et traverse, à une centaine de mètres au sud de la nouvelle mairie[6], la route allant vers Marcy-l’Etoile. J’ai repéré ce point par un nivellement régulier par rapport à la cote de la gare de Grézieu (cote 320) ; le sol de la route est exactement à l’altitude de 332m,61, ce qui donne pour le radier, à quelques centimètres près, la cote 332.

De là on peut suivre la direction de l’aqueduc, qui traverse le jardin Brochet, puis le parc du château des Places, appartenant à M. Barillot. De menus débris, en quantité, forment dans un champ qui fait partie de ce parc une traînée rougeâtre très apparente, marquant, à ne pas s’y tromper, la direction du canal, naguère détruit par des minages[7]. Au sortir de ce domaine, la conduite maintenait son niveau en contournant au nord la cuvette formée par la prairie dite de l’Etang, puis aboutissait vers l’extrémité nord de la propriété Mas, au Tapinier ; et c’est tout près de là, un peu au-dessus du plateau légèrement incliné de Corlevet, qu’était, vers la cote 325, le point le plus important de cette conduite d’eau, celui où elle se terminait comme canal maçonné, pour se transformer en conduite par tuyaux, jusqu’à Lyon.

Branche du Pirod ou du bas de Pollionnay. — Un peu en amont — je ne saurais indiquer le point exact — avait lieu la jonction avec une autre branche accessoire venant de Pollionnay et amenant de l’eau des sources inférieures de cette région. Dans l’exploration de ce tronçon, beaucoup moins important que les autres, je ne suis pas remonté au delà du hameau Le Pirod, à un kilomètre environ au nord-ouest du village de Grézieu, à l’altitude 328. Un propriétaire, nommé Pilon, y a découvert et défoncé la conduite en creusant des fondations pour l’agrandissement de sa maison d’habitation ; on l’a mise à jour également un peu plus bas, dans la cour de la ferme Poizat. Ses dimensions sont, parait-il, relativement très faibles, ne dépassant pas, en hauteur comme en largeur, 0m,20 à 0m,25. La voûte est, comme toute la masse enveloppante, faite en béton de gros tuileau, dont quelques-uns des fragments ont la grosseur d’un œuf, la pâte où ils sont agglutinés étant de la chaux presque pure. Ce petit canal, qu’on peut, dit-on, suivre encore assez loin en remontant dans la direction de Pollionnay, passe, au-dessous de la ferme Poizat, dans les propriétés Marnas et Jutet, puis au lieu de Terre-Chevasse, entre Grézieu et Corlevet ; et c’est non loin de là que doit s’opérer la jonction avec la branche principale.

Fig. 6. — Tourillons de Craponne, vus du nord.

Les tourillons de Craponne. — A deux kilomètres à l’est du plateau de Corlevet, en ligne directe, on aperçoit, sur un autre plateau un peu moins élevé, séparé du premier par un vallonnement assez profond, les ruines de deux tours carrées ; vues de l’endroit où nous avons laissé l’aqueduc, elles semblent n’en faire qu’une, car elles se trouvent sur une ligne qui prolonge celle du canal. Ces deux tours sont connues sous le nom de tourillons de Craponne : le plateau où elles se dressent domine en effet ce village, que traverse la route nationale no 89 de Lyon à Bordeaux. Ce sont, en réalité, d’énormes piles à peu près carrées, d’environ 4m,50 de côté et de 10 à 12 mètres de hauteur. En avant et en arrière de ces deux piles apparentes, s’alignent plusieurs autres tronçons, de construction toute pareille, mais presque invisibles de loin, le plus haut d’entre eux ne dépassant pas deux mètres. La largeur de ces tronçons est la même que celle des deux grandes piles, mais leur épaisseur, dans le sens de l’alignement, est moindre, se réduisant à la moitié de la largeur pour la plupart d’entre eux.

Fig. 7. — Tourillons de Craponne, vus du sud-est.

Avant que fût reconnue de nouveau — car on la connaissait probablement au xvie siècle — l’existence d’un aqueduc antique dans cette région, toutes sortes d’hypothèses, dont quelques-unes téméraires, d’autres ingénues ou même risibles, avaient été — et il n’y a pas longtemps — mises en avant pour expliquer l’origine et la destination de cette rangée de piliers. Château fort du moyen âge, arc de triomphe, oppidum romain, pont pour la voie d’Aquitaine, quai le long d’un cours fantaisiste donné à un prétendu bras de la Saône, en voilà quelques-unes. J’en passe, et des meilleures. Mais la plus enracinée, grâce à l’autorité de Monfalcon, qu’appuyait celle du P. Ménestrier, de l’archéologue Chipiez (à ce qu’on prétend), et d’autres, faisait des tourillons la porte décumane d’un immense camp retranché occupé par les troupes de Jules César, sous le commandement de Marc-Antoine. Pour qui a vu des camps romains authentiques, tels que celui de Lambèse par exemple, il n’y a pas le moindre rapport entre cette série de piliers et une porte ou une enceinte de camp[8]. Nous avons vu, d’ailleurs, qu’aucune vraisemblance historique ne permet de croire à l’existence de celui-ci[9]. En définitive, il faut en arriver à classer ce monument parmi les restes des ouvrages hydrauliques romains construits pour l’alimentation de la ville de Lyon. Le plan de 1699, découvert par M. Guigue et auquel il est fait allusion plus haut, vient fournir à cette opinion une base des plus solides. Le monument y est sommairement indiqué par une figure représentative caractéristique : un pilier surmonté d’une échancrure en forme de cuvette, et, derrière lui, un second où paraît s’amorcer la descente d’un rampant. Il est difficile, d’après cela, de ne pas reconnaître dans cette cuvette, un réservoir auquel aboutissaient deux pentes symétriques. L’analogie avec les réservoirs têtes de siphons de l’aqueduc du Gier s’impose. La différence est que ces derniers ne commandent un plan incliné que d’un seul côté ; de l’autre, l’eau arrive ou s’enfuit par une conduite libre à pente très légère. Mais on peut sans nulle difficulté attribuer à ce réservoir-ci la double fonction de réservoir de chasse et de réservoir de fuite, c’est-à-dire de bassin de faîte entre deux siphons consécutifs. La découverte de l’aqueduc de Grézieu, son niveau par rapport aux tourillons confirme très solidement l’hypothèse. L’eau de cet aqueduc, pour arriver comme celle des autres sur les collines de Lyon, avait à franchir, à partir de Craponne, un long espace, ou sur arcades, ou sous pression. Une ligne d’arcades de Craponne à Saint-Irénée, sur une longueur de plus de six kilomètres, avec une hauteur de plus de cent mètres au-dessus du point le plus bas de l’intervalle entre les deux sommets[10], était évidemment chose peu praticable. On dut donc s’arrêter à l’idée d’un siphon partant de Craponne. Mais entre ce plateau et Grézieu, il y avait aussi, à partir de Corlevet, un vallonnement assez prolongé, qu’il était impossible de contourner en maintenant le niveau. Allait-on y établir des arcades ? C’était faisable. Mais il y avait un autre, moyen, consistant à prolonger le siphon en amont jusque vers Grézieu. Bon en soi, ce moyen présentait une difficulté : le passage du siphon au-dessus du plateau de Craponne, après une première plongée, allait créer un coude et occasionner la rupture certaine des conduites par suite de l’afflux violent de l’air en ce point haut. On se résolut donc à construire un réservoir intermédiaire, surélevé pour ne point perdre de pression, et qui servirait comme de ventouse entre les deux travées du siphon. Telle est la raison d’être des tourillons de Craponne.

Pour que cette hypothèse soit acceptable, il faut d’abord qu’elle soit conforme aux lois de l’hydraulique, c’est-à-dire que le niveau du réservoir des tourillons soit plus bas que celui d’un réservoir de chasse supposé au-dessus de Corlevet. Le nivellement, que j’ai repris avec tout le soin possible en partant de Grézieu, m’adonne au pied de la grande pile la cote 307,25, et à l’endroit présumé du réservoir de chasse au-dessus de Corlevet, 326. La grande pile a 12 mètres de hauteur : elle paraît n’avoir été que fort peu tronquée, et l’on peut supposer le radier du réservoir à deux mètres plus haut, c’est-à-dire à la cote 321. La différence de niveau entre les deux extrémités du siphon serait donc de cinq mètres, ce qui est très suffisant pour le fonctionnement régulier, étant donnés la distance entre les deux points, le nombre et le diamètre probable des tuyaux.

Se fondant sur ce que l’on trouve des vestiges d’aqueduc au delà de Corlevet, et même au voisinage des tourillons, M. Gabut ne veut point admettre la corrélation entre ceux-ci et l’aqueduc de Grézieu. Nous verrons tout à l’heure ce que sont ces vestiges ; pour M. Gabut, ils sont la continuation directe et unique du canal qui passe à Grézieu ; les eaux d’Iseron, Vaugneray, Pollionnay, de tout ce versant de montagnes enfin, n’allaient pas jusqu’à Lyon, et, conformément à la théorie déjà émise pour les eaux du Mont-d’Or, étaient destinées à des faubourgs, à des groupes de villas disséminés entre Tassin et Craponne. Se trouvant pris entre cette solution et l’authenticité, qu’il a contribué à démontrer lui-même, du réservoir-ventouse au sommet des tourillons, M. Gabut a simplement imaginé une erreur commise par les ingénieurs romains. Les tourillons devaient, selon lui, se trouver sur le parcours primitivement projeté de l’aqueduc de La Brévenne, qui, après Lentilly, au lieu de se diriger vers le plateau de Salvagny, était destiné en principe à se retourner le long des pentes inférieures de Pollionnay, d’où l’on aurait eu l’intention de faire partir la première travée du siphon jusqu’au plateau de Craponne. Les tourillons une fois construits, on se serait aperçu de la témérité ou même de l’absurdité de ce projet, et, tout en laissant debout le monument de l’erreur, on aurait adopté un nouveau tracé, définitif, de l’aqueduc de La Brévenne, par le plateau de Salvagny, Dardilly, Ecully, et le pont-siphon dont on voit encore les restes à Grange-Blanche.

De ce que Rome ne fut jamais infaillible, on ne saurait conclure à cette bévue des ingénieurs de jadis, et il est trop commode, pour la solution d’un cas embarrassant, de ressusciter par l’imagination, aux endroits où l’on en a besoin, des cités populeuses et de fastueuses villas. L’existence du réservoir des tourillons étant admise, un aqueduc y a passé, et nous n’avons aucune raison de croire qu’il n’a pas fonctionné. À très peu de distance, nous trouvons un canal qui s’y dirige, et placé, par rapport à ce réservoir, exactement dans les conditions d’altitude voulues. N’est-ce pas déjà une preuve suffisante ? Et quand bien même on retrouverait plus bas, ailleurs que sur les tourillons, un prolongement de ce canal, n’avons-nous pas maint exemple de dérivations, branchées sur les conduites principales, soit aux aqueducs de Rome, soit à d’autres ? Autant il est vraisemblable d’imaginer autour d’une grande ville comme Lugdunum quelques villas ou bourgs s’alimentant ainsi, autant il est peu raisonnable de grossir ces groupements au point d’imaginer qu’on avait capté pour eux presque toutes les sources d’une longue chaîne de montagnes.

Vestiges de conduite indépendante au voisinage des tourillons. — Mais il était bon de connaître cette conduite inférieure, et de vérifier si elle était vraiment le prolongement de l’aqueduc de Grézieu. Voici le résultat de mon enquête.

Plusieurs propriétaires et cultivateurs du plateau de Corlevet m’ont déclaré qu’on n’avait jamais trouvé sur ce plateau, en minant le sol, aucun vestige de canal au delà de la propriété Mas. On ne signalait de blocs de béton extraits du sol que dans le vallonnement qui sépare les deux plateaux, c’est-à-dire vers le petit hameau de La Ruelle, et plus loin au pré Godard, dans les propriétés Genin, Terraillon, Bellime et Ronjat. Le canal, si c’en était un, passait ensuite entre la route nationale et les tourillons, notamment dans la propriété Guigal, au sud de ceux-ci, qu’il contournait à l’est, après quoi, dans la plaine au-dessous, dite de Bel-Air ou des Cailloux, on perdait sa trace.

M. Guigal me fit remarquer, dans un champ de luzerne lui appartenant, une bande continue, tranchant sur le reste par une couleur plus verte et une épaisseur plus touffue ; elle se dirigeait suivant une courbe de niveau. Grâce à l’obligeance de ce propriétaire, je pus faire exécuter une tranchée dans la largeur de cet espace, et, à 0m,80 sous le sol, le pic rencontra un solide massif de béton de tuileaux. Non sans peine — le travail dura une journée entière — on parvint à le démolir. J’avais pris ce massif pour la couverture du canal, et m’attendais à trouver au-dessous l’espace libre voûté. Ce qui fut découvert, ce fut seulement un amas de pierres sans aucun joint de mortier, et dont les interstices étaient remplis d’eau, qui s’échappa d’abord en jaillissant. Le tout déblayé et l’eau épuisée, on atteignit le rocher. Les pierres étaient entassées, en amont et en aval, en prisme régulier, de 0m,70 de largeur sur 0m,45 de hauteur, et quelques filets d’eau suintaient de l’amont. La couverture de béton, plane, épaisse de 0m,35, dépassait de chaque côté, de 0m,15 au moins, la largeur du tas de pierres. Sur ses bords supérieurs, on ne voyait aucune trace de cassure indiquant que l’on eût affaire au radier d’un canal dont les piédroits eussent été démolis jadis. Il n’était guère possible non plus de prendre les pierres entassées pour un massif de substruction, car, dans ce cas, ce massif aurait bien eu au moins la largeur du radier.

Cela ressemblait si peu aux autres vestiges d’aqueducs, qu’il me parut difficile d’y reconnaître la suite du canal de Grézieu. Voici l’hypothèse à laquelle j’ai été conduit, et que des fouilles exécutées en d’autres endroits pourront peut-être confirmer.

Les renseignements recueillis m’ont appris que ce plateau et ses alentours étaient fort humides ; les propriétaires ont coutume de drainer leur sol pour en recueillir l’eau dans des citernes, disséminées çà et là en assez grande quantité. On peut donc imaginer sans invraisemblance qu’on ait songé à faire de même à l’époque reculée de la civilisation gallo-romaine. La rangée de pierres, protégée par une épaisseur de béton, aurait donc été un drain, soit pour assainir le plateau et le rendre plus propre à la culture, soit pour recueillir les eaux plus loin dans les bassins de quelque ferme ou de quelque villa dont il n’est pas interdit de supposer l’existence, soit encore pour l’irrigation d’un terrain plus sec, à une certaine distance de là.

Il ne s’agit ici, encore une fois, que d’une simple hypothèse, qui aurait besoin d’être confirmée par d’autres observations. Juste, elle serait une preuve de plus de la liaison par siphon du canal de Grézieu et des tourillons, formant l’aqueduc de Craponne ; erronée, elle n’entraîne pas, par son inexactitude, la négation de cette liaison.

Car il n’y a pas à objecter la disparition totale des traces d’un réservoir de chasse au-dessus de Corlevet. Nous aurons l’occasion de constater des disparitions du même genre, en des points où un réservoir a existé sans qu’aucune contestation soit possible, c’est-à-dire où il n’a pas pu ne pas exister. Ainsi, l’on ne voit à Saint-Genis-Terrenoire aucun vestige du réservoir de fuite du siphon de l’aqueduc du Gier : l’existence ancienne de ce réservoir est pourtant de nécessité évidente.

Ni le réservoir de chasse de Corlevet, ni la première partie du siphon ne sont indiqués sur la carte d’Artaud, dira-t-on. Mais il n’y a pas non plus d’arcades indiquées, et cependant, étant donné le relief du sol, il fallait, nous l’avons vu, pour franchir la dénivellation sans chute trop sensible de pression, l’un ou l’autre, ligne d’arcades ou siphon. L’explication me paraît simple. Delorme n’ayant pas eu en main les éléments suffisants pour trancher la question, s’est abstenu ; et dans le dessin qu’Artaud a reproduit, il s’est contenté d’indiquer, sans marque spéciale, la direction de l’aqueduc.

La vérité est que tout concourt à prouver cette existence du siphon entre le haut du Tupinier et les tourillons. En voici un autre indice, déjà convaincant à lui seul ; c’est que de nombreux fragments ou masses de plomb ont été anciennement découverts sur son parcours : « Un nommé Cholet, dit l’archéologue lyonnais déjà cité, a possédé plusieurs morceaux de ce métal, trouvés dans ses travaux de minage exécutés dans cette localité[11]. » Il cite également d’autres témoignages, celui d’une dame Vercherin, d’un nommé Gayet, etc. Ce fait, que m’ont rapporté aussi d’autres habitants du pays, peut être tenu pour certain.

Restitution du monument des tourillons. — Nous arrivons donc à la seconde travée du siphon, entre les tourillons de Craponne et le réservoir d’arrivée à Lyon. Le monument des tourillons lui-même a été fort ingénieusement restitué par M. Gabut, dont le mérite ne doit pas être rabaissé (fig. 8). Un détail seul demande une rectification ; ce sont ces manières d’arcs-boutants en plein cintre qui ne jouent aucun rôle pour la stabilité de l’ouvrage ; dont la paroi entièrement lisse de la grande pile ne marque nulle part le point d’attache ; et qui, par conséquent, n’ont pas pu exister. On n’a d’ailleurs jamais vu d’arcs-boutants semblables dans aucune construction, romaine ou autre. La réalité est beaucoup plus simple. Ce qui a été, de chaque côté de la petite pile, pris pour la naissance d’un arc-boutant, n’est autre chose que la partie supérieure mutilée du double contrefort de cette pile. On peut voir (fig. 9) qu’il n’y a guère qu’à effacer ces arcs-boutants pour rendre la restitution à la fois simple et tout à fait vraisemblable.

Siphon, et arrivée à Lyon. — Les tuyaux adaptés aux parois du réservoir, de la façon qui sera décrite plus loin pour les têtes de siphons de l’aqueduc du Gier, descendaient le long du rampant est du monument, s’enfonçaient un peu sous terre, suivaient ainsi la plaine des Cailloux, passaient sous la voie d’Aquitaine en face de l’endroit où se trouve actuellement le hameau du Tourais, et descendaient du plateau de Bel-Air vers le ruisseau de Charbonnières, qu’ils franchissaient sur un pont-siphon, à l’emplacement même du nouveau pont d’Alaï, ainsi que l’indiquent presque sûrement les restes de piles antiques trouvés sur les berges et dans le lit du ruisseau lors de la construction de ce pont, vers 1880[12].

À partir de là jusqu’à Lyon, aucun vestige ne révèle le passage du siphon. Il devait, selon toute probabilité, remonter en droite ligne, comme le figure Delorme (V. la carte d’Artaud, Pl. I), et arriver sur le plateau de Champagne[13] à son réservoir de fuite, à une altitude à peu près égale à celle du réservoir des Massues, qui termine le siphon de l’aqueduc de la Brévenne[14]. Delorme met en communication ces deux réservoirs par une conduite libre. C’est une conjecture possible, mais qui n’a que la valeur d’une conjecture, tant il est difficile, comme nous le verrons, de trouver dans Lyon même les traces de la canalisation antique et de la distribution des eaux.

AQUEDUC DE CRAPONNE

Fig. 8. — Reconstitution du monument des tourillons, par M. Gabut.
Fig. 9. — Reconstitution rectifiée du même monument.
  1. V. ci-dessus, p. 21.
  2. V. ci-dessus, p. 39.
  3. M. Raymond avait déjà guidé, il y a des années, pour des recherches semblables, un archéologue lyonnais, le baron Raverat, auteur d’un opuscule intitulé : Le nouveau pont d’Alaï et le tourillon de Craponne (Lyon, 1887).
  4. Ce plan porte le nom de « Carte ou plan figuré des châteaux de Grézieu-la-Varenne, Pollionnay, Iseron et Fauthéon, ensemble des paroisses de Craponne, Vaux, Sainte-Consorce, hameaux et massages dépendant desdites juridictions, des chemins, ruisseaux, croix, fontaines et autres appartenances et dépendances desdits lieux ». Il avait été dressé à l’occasion d’un procès pendant entre le chapitre de Saint-Jean et celui de Saint-Just, au sujet de la délimitation de leurs domaines.
  5. Il est intéressant de remarquer que la direction de l’aqueduc, depuis le plateau de la Maison-Brûlée, est parallèle à l’ancienne voie d’Aquitaine, qui passe à une centaine de mètres au nord de ce plateau, s’étant au carrefour des Quatre-Chemins détaché de la route de Grézieu à Saint-Bonnet, laquelle, depuis Grézieu, est établie sur l’ancien tracé romain.
  6. En 1886, la voûte était encore intacte à quelques centimètres au-dessous de la chaussée ; la pioche du terrassier l’avait épargnée ; mais, à la longue, par suite du tassement de la route, elle en vint à former une saillie gênante pour la circulation des voitures, et l’obstacle dut être coupé. L’endroit m’a été désigné de la façon la plus précise. Il est en face de la maison Rayet.
  7. M. Barillot ayant eu l’obligeance de me conduire à travers son parc, j’ai pu, par un hasard assez curieux, ramasser parmi ces débris, un fragment de l’enduit cimenté, et poli à la surface, de l’un des piédroits, ce fragment présentant deux facettes qui forment un angle dièdre saillant d’environ 65°. Le canal dessinait donc sous le sol de ce champ un coude qui lui faisait prendre cette inclinaison vers le nord. Ce qui peut présenter quelque intérêt, c’est la constatation de cette ligne brisée, quand on aurait pu supposer une courbure, continue ou de court rayon.
  8. Cf., Gagnat, L’armée Romaine, p. 522, les portes du camp de Lambèse.
  9. V. ci-dessus, p. 15.
  10. La cote du thalweg sous le pont d’Alaï est 194. En lui comparant la cote du sommet des tourillons qui dépasse 310 mètres, on voit ce que vaudrait l’hypothèse d’un pont sans siphon.
  11. Baron Raverat, Le nouveau Pont-d’Alaï.
  12. Ces restes ne peuvent être, en effet, ceux du pont sur lequel passait la voie d’Aquitaine, car celle-ci franchissait la rivière à 100 mètres en aval. Or, on n’eût pas fait pour deux routes deux ponts si voisins. C’est donc bien le pont-aqueduc. Voici la notice du baron Raverat (ouvr. cité), que le service des ponts et chaussées, consulté par nous à ce sujet, considère comme très exacte : « Dès les premiers travaux, en creusant le terrain pour la fondation des piles, on fut étonné de rencontrer à une certaine profondeur un massif de maçonnerie composé d’un blocage noyé dans du béton fait de chaux, de sable graveleux, et de tuileaux concassés. Le pic et la pioche furent impuissants à l’entamer : il fallut la dynamite pour le faire sauter. Après en avoir enlevé une épaisseur de 5 mètres environ, les ouvriers attaquèrent un lit de larges briques, puis des assises de pierres de taille, énormes blocs de choin superposés sur 4 ou 5 rangs de hauteur et reliés par des crampons de fer.

    « On reconnut aussi que ces assises avaient perdu leur horizontalité et qu’elles inclinaient fortement du côté de la berge orientale. Les blocs étaient disjoints, disloqués, dans un étrange désordre. Les crampons de fer étaient tordus, quelques-uns même arrachés, et montrant à leurs extrémités les fragments de plomb qui avaient servi à les sceller dans les blocs.

    « D’où provenait cet état anormal ? d’un affaissement du terrain argileux sur lequel reposait cette substruction. Le terrain, détrempé par les infiltrations et l’humidité, avait cédé d’un côté seulement, entraînant avec lui ces assises et leur faisant perdre leur aplomb primitif.

    « Les anciens ingénieurs s’étaient bien aperçus du peu de consistance du terrain, puisqu’ils avaient ménagé dans les fondations une série d’arcs d’évidement dans un but de consolidation. Le bas de ces arcs reposait aussi sur des rangées de pilotis en chêne, armés encore de leurs sabots de fer…

    « En avançant dans la rivière pour les fondations des autres piles du pont, on trouva encore de nouveaux bancs de maçonnerie ; mais ceux-là reposaient sur un terrain plus solide, sur le rocher lui-même. Sans nul doute, ces débris étaient ceux d’un pont antique. Le pont actuel suit à peu près le même axe, mais en obliquant légèrement sur la gauche.

    « De l’autre côté du ruisseau, sur la déclivité de la colline occidentale, sur la balme, au milieu d’un terrain impropre à la culture et couvert de taillis, les ouvriers mirent à découvert, après avoir coupé le bois et enlevé la terre pour tracer la route à l’issue du pont, une suite non interrompue de maçonnerie ancienne, offrant le même mode de construction que celui observé dans le lit de la rivière ; cette maçonnerie montait jusque sur la crête de la balme, où elle disparaissait dans le sein de la terre. Certaines parties étaient encore sur leur lit de pose, d’autres rejetées çà et là ; elles représentaient des masses plus ou moins considérables. La plupart avaient la forme d’arcs à plein cintre. Ces débris étaient cachés sous des lichens, de la mousse et des lierres terrestres, plantes parasites abritées sous les arbres du taillis. Leur enlèvement fut long et pénible ; la pioche n’y mordait pas, et il fallut encore la dynamite pour en venir à bout.

    « Mais tout n’a pas été enlevé ; la majeure partie existe encore dans le taillis en débouchant du pont et au-dessus de la route.

    « Le versant opposé, moins accidenté, moins rocailleux que le précédent, et qui, de bonne heure, avait été livré à la culture, comme dépendant d’une vaste propriété d’agrément, présentait encore quelques substructions de même nature que les précédentes et que la nouvelle route, qui a empiété sur la propriété, avait mis à découvert. »

  13. Ce plateau de Champagne, en face de Francheville, ne doit pas être confondu avec l’autre plateau de Champagne, le plus connu, où passe la route de Lyon à Villefranche, et qui est situé entre Ecully et le Mont-d’Or.
  14. À une cote entre 285 et 200. Cette perte de charge, d’une trentaine de mètres, ne serait pas étonnante, en raison de la très grande longueur du siphon.