George Sand, sa vie et ses œuvres/4/11



CHAPITRE XI

1855-1862


Œuvres autobiographiques de George Sand. — Le plan primitif des Lettres d’un voyageur. — Le Journal de Piffoël. — La Lettre d’un oncle. — Un Voyage au Mont-Dore et l’Histoire de ma vie. — Existence à Nohant de 1849 à 1855. — Alexandre Manceau. — Nini Clésinger. — Terre et Ciel de Jean Reynaud et Evenor et Leucippe. — Voyage en Italie en 1855. — Impressions italiennes et la Daniella. — Charles Edmond et la PresseLes Beaux Messieurs de Bois-Doré, les Dames vertes. — Gargilesse et La Villa Algira. — Labeur sans trêve. — Entomologie, botanique et minéralogie. — Jean de la Roche. — Maladie et voyage à Tamaris en 1861. — Valvèdre, Flavie, Antonia et M. Rodrigues. — M. Francis Laur et Louis Maillard. — Le Marquis de Villemer. — Tamaris. Edmond Plauchut. — Autour de la table et Promenades autour d’un village. — La Famille de Germandre. — Alexandre Dumas.


Chacun sait que dans les graves et tragiques moments de la vie : face à face avec la mort, lors d’une maladie sérieuse, après la perte d’un être chéri ou après une rupture définitive avec un ami, involontairement on revit ses joies et ses peines, un examen de conscience s’impose, on se juge et parfois on se condamne. Si l’on est écrivain, ces moments sont la cause et la source première de Confidences et de Confessions. Maintes fois des tristesses, des événements tragiques éveillèrent chez George Sand le désir d’expliquer son être intime, de raconter les actes extérieurs qui le révélèrent. Plusieurs fois ce projet lui vint et presque toujours son génie créateur lui fit abandonner son plan primitif ; elle écrivit alors des œuvres qui n’étaient que mi-autobiographiques, des pages où à la Wahrheit (la vérité) se substituait la Dichtung (la fiction).

Si on laisse de côté les romans de Mme Sand contenant des détails autobiographiques (que nous avons notés chaque fois que nous les analysions) tels qu’Indiana, Valentine, Mattéa, Lélia, Elle et lui, le Toast, Lucrezia, Spiridion, Isidora, le Poëme de Myrza, le Diable aux champs, etc., etc., etc.), on doit considérer comme une tentative d’autobiographie les Lettres d’un voyageur. Voici ce que George Sand en dit elle-même :

Je viens de relire les Lettres d’un Voyageur de septembre 1834 et de janvier 1835 et j’y retrouve le plan d’un ouvrage que je m’étais promis de continuer toute ma vie. Voici quel était ce plan suivi au début de la série, mais dont je me suis écartée en continuant et que je semble avoir tout à fait perdu de vue à la fin. Cet abandon apparent veut surtout dire que j’ai réuni sous le même titre de Lettres d’un voyageur diverses lettres ou séries de lettres qui ne rentraient pas dans l’intention et la manière des premières[1]. Cette intention et cette manière consistaient dans ma pensée première à rendre compte des dispositions successives de mon esprit d’une façon naïve et arrangée en même temps… Je créai donc au hasard de la plume et me laissant aller à toute fantaisie un moi fantastique très vieux, très expérimenté et partant très désespéré. Ce troisième état de mon moi supposé, le désespoir, était le seul vrai, et je pouvais, en me laissant aller à mes idées noires, me placer dans la situation du vieil oncle[2], du vieux voyageur que je faisais parler… En un mot je voulais faire le propre roman de ma vie et n’en être pas le personnage réel, mais le personnage pensant et analysant…


Le Journal de Piffoël, dont nous avons plusieurs fois cité des extraits et qui ne fut jamais publié en entier, excepté le petit épisode intitulé la Fauvette du docteur[3], présente comme une suite de ces Lettres d’un voyageur, écrite de nouveau au nom d’un prétendu « vieux docteur », pessimiste et désabusé.

Cette histoire de sa vie était trop incomplète pour satisfaire George Sand, elle décida dès lors d’écrire ses mémoires.

Dans une note au bas d’un article de 1857 de Charles de Mazade sur l’Histoire de ma vie, Buloz dit que George Sand avait dès l’époque qui suivit sa rupture tragique avec Musset, vers 1835-36, l’intention sérieuse d’écrire ses mémoires, et qu’on peut en retrouver le plan et des détails dans les lettres de Mme Sand qu’il a gardées dans ses cartons :

… « Nous n’avons pas oublié non plus que dans l’hiver de 1835 Mme Sand eut pour la première fois l’idée d’écrire quatre volumes seulement de mémoires, qui ne devaient paraître qu’après sa mort. Quand il nous arrive de feuilleter encore les trois ou quatre cents lettres de Mme Sand qui nous restent entre les mains, nous y trouvons non seulement crayonné le plan de ces mémoires, mais quelques-uns même des éléments de ce livre posthume, pendant les dix premières et plus belles années de la vie littéraire de l’auteur… »

Mais bien avant 1835-36, vers 1827, en récapitulant probablement sa vie de jeune fille et de jeune mariée, sous l’impression de la trahison de son mari, de sa rupture morale avec lui et de son amour pour Aurélien de Sèze, George Sand avait songé à écrire son autobiographie.

Ce prototype de l’Histoire de ma vie s’appelle Voyage en Auvergne et en Espagne, fut écrit pour Zoé Leroy et fut, comme nous l’avons dit, imprimé, déjà après la mort de George Sand, dans le Figaro de 1888. L’original est écrit sur de petits cahiers in-8° et présente une série de très petits chapitres, parfois de deux ou trois lignes, qui sont comme un sommaire de ses futurs mémoires. Voici le commencement et quelques extraits de ce très intéressant écrit très important pour nous, où — cinq années entières avant la naissance de la future George Sand — se reflètent avec une étonnante intensité toutes les faces de son admirable talent. Ce qui est absolument typique c’est le style, c’est la forme de cette première œuvre autobiographique, c’est le récit spontané, familier des événements tantôt plein d’humour, de verve, et tantôt de profond sentiment, ce sont des digression, des plaintes amères sur son sort, des réflexions d’une puissance extraordinaire sur des thèmes généraux, de poétiques paysages, des excursions de naturaliste, des épisodes comiques dialogues, des esquisses satiriques de personnages burlesques ou étranges, des pages alertes et gaies rappelant ses lettres intimes et d’autres écrites en sonores périodes évoquant le style de Lélia. Il est très curieux de noter le fait surprenant que George Sand avait, dès lors, ébauché en lignes générales le plan de son Histoire de ma vie tel qu’il fut exécuté plus tard.


Mont-Dore, dimanche 12 août.

J’arrive. Que c’est bête un voyage d’amateur. Je suis exténuée ! Que suis-je venue faire ici ?

Chercher la santé ? où est-elle la santé ? Je suis d’une humeur de chien.

Lundi. — C’est bizarre, une vie comme celle-ci. C’est même plaisant. Je me réconcilie. Cependant, je ne me sens pas encore assez d’aplomb pour rester au salon. Nouvelle débarquée, tous les regards se portent sur moi. Que c’est sot de faire attention à moi ! Je viens dans ma chambre…

…Çà, que faire ? Il pleut. Jamais je n’ai eu tant envie de me promener. Je suis fantasque aujourd’hui. Je fais la jolie femme. Ah ! pour femme, pas trop ! Jolie encore moins. C’était bon il y a dix ans. Je n’ai pas de livre qui me plaise.

Ce que j’ai emporté est absurde. C’est égal, cela me donnera un maintien pour sortir seule.

J’aurai l’air de lire, de penser à quelque chose et je pourrai à mon aise ne penser à rien.

À rien ! Quand ne pense-t-on à rien ? Qu’on serait heureux si, un quart d’heure dans la vie, on pouvait ne penser à rien ! Mais en dormant même, on rêve !…

…Ah ! il y a un bénitier auprès de mon lit. C’est une attention, cela me rappelle le couvent. Comment donc ! mais c’est charmant, un bénitier ! Me voilà bien, si j’écrivais à quelqu’un ? oui, à ma mère, par exemple ! à ma mère, ah Dieu ! Ô ma mère, que vous ai-je fait ? pourquoi ne m’aimez-vous pas ? Je suis bonne pourtant. Je suis bonne, vous le savez bien. J’ai cent défauts, mais je suis bonne dans le fond. J’ai mes violences et elles sont terribles. Mais vous en aperçûtes-vous jamais ? Oh ! que j’étais facile à mener ! Un mot de vous détruisait toutes mes résolutions. Je vous avouais tout ce qu’en tenant caché j’aurais pu faire servir à adoucir mon sort. Mais, chose étrange, vous saviez également me faire peur et m’attendrir.

Quand vous étiez en colère, je tremblais, j’étais pâle et me sentais mourir. Quand vous m’entouriez de vos séductions, j’arrosais vos mains de pleurs… Oh ! que je vous aurais aimée, ma mère, si vous l’aviez voulu ! Mais vous m’avez trahie, vous m’avez menti, ma mère, est-ce possible ? vous m’avez menti ! Oh ! que vous êtes coupable ! Vous avez brisé mon cœur. Vous m’avez fait une blessure qui saignera toute la vie. Vous avez aigri mon caractère et faussé mon jugement.

Vous m’avez mis dans l’âme une sécheresse, une amertume que je retrouve dans tout.

Croyez-vous que j’ai oublié tout cela quand maintenant vous me caressez ? Oh ! vos caresses me font du mal. Quand vous m’embrassez, mon cœur se gonfle et, si j’osais pleurer devant vous, je pleurerais ! Et quand je vois une autre fille dans les bras de sa mère, heureuse, adorée, protégée, je me tords les mains et je pense à vous qui m’avez abandonnée. Ma mère, Dieu vous pardonne ! Il vous pardonnera. Dieu est parfait. Mais vous m’avez fait bien du mal.

Je voudrais me venger, je voudrais pouvoir vous faire du bien. Vous verriez que je ne suis pas une mauvaise fille ! Ah ! je n’étais pas née pour cela !!!

Voilà ma lettre ; l’enverrai-je ?

Pauvre mère ! que de chagrin elle vous ferait ! Vous êtes légère, mais vous n’êtes pas méchante. Non, vous ne l’êtes point. Vous n’êtes que bizarre. Ah ! je ne vous ferai jamais de reproches. Je pleurerai en silence. Vous vieillirez tranquille.

Je me sens très mal à présent. À quoi ai-je été songer ! Si j’allais consulter le médecin ? Encore quelque âne ! Je n’irai point, qu’ai-je à faire de lui ?

Mais, mon Dieu, à qui écrirai-je donc ? Je sais bien à qui je n’écrirai pas[4].

À Adolphe[5] ? C’est un ami despote. Je n’aime pas la tyrannie. À Stéphane[6] ? C’est un fou, un vrai pédant. Je déteste la science. À Gustave[7] ? C’est une bête. Les bêtes m’ennuient. À mon père[8] ? L’excellent cœur ! Mais que lui dirai-je ? Lui raconter ce que j’ai vu à Clermont ? l’éternelle relation obligée ! Mais je n’ai rien vu ! J’ai été partout. J’ai attrapé un coup de soleil au Puy-de-Dôme. Je me suis éreintée à cheval, époumonée à pied. Et tout cela pourquoi ? Si, je le sais !… Il n’y a pas là de quoi faire une lettre. Mon Dieu, qu’on est bête quand on a de l’humeur.

Je vas écrire à Zoé[9], Elle est si bonne ! C’est un ange. Oui, mais elle montrerait ma lettre et je ne veux pas qu’on se souvienne de moi[10]. À Jane[11] plutôt. C’est une reine. Oh ! je lui ferais horreur dans ce moment-ci.

Décidément je n’écrirai pas, mais qu’est-ce que je fais donc à présent ?…

Puis, la jeune femme se désespère de l’inutilité de sa vie, elle songe au suicide, mais n’a pas le courage de se tuer, à cause du petit Maurice ; elle voudrait pourtant mourir, se débarrasser a de la corvée de la vie », elle s’ennuie et ne sait que faire… Puis, tout à coup elle esquisse le portrait de M. Garrick, le gardien de l’établissement balnéaire, qui, pour tuer le temps, fait avec ses fils des collections minéralogiques, estropie les noms latins d’une manière épouvantable, mais au fond ne dit « guère plus de bêtises que beaucoup de savants de ma connaissance, » et à ce propos la jeune pessimiste lance une phrase toute Georgesandesque :

Je déteste les grands mots et le grand savoir en manchettes et en jabot. Je les aime à la folie en casquette et en sabots.

Puis elle ajoute : « Garrick est fort aimable et je ne m’étonne pas des bontés de M. Ramond pour lui. » (M. Ramond — soit dit par parenthèse — c’est Raymond Aurélien de Sèze, qui apparaît plus loin sous le pseudonyme transparent de M. Lesène et qui apparaîtra dans Indiana sous celui de Raymon de la Ramière.) Et enfin elle dessine en quelques traits bouffons la société de la petite ville d’eaux et ses établissements thermaux.

Mais avec tout cela, le temps n’avance guère.

…On ne dînera que dans deux heures. Il m’est impossible de m’amuser de rien avec suite aujourd’hui. J’ai la tête fort malade. En vain j’ai cherché tous ces jours passés à m’étourdir par la fatigue. Ce chagrin, ce chagrin ne sait pas dormir et ne veut pas se taire. Ô angoisse !…

Au fait, si je me plaignais à moi-même ? Comme ce serait nouveau, ce pourrait me distraire.

Si je me racontais mon histoire ? C’est une bonne idée. Écrivons des mémoires. C’est un genre à la portée de tout le monde, et cela fera bon effet. Les pensées d’hier feront diversion à celles d’aujourd’hui. Mais surtout pas un mot du présent. Je l’écrirais avec une plume de feu trempée dans du fiel. Aussi bien, puisque me voilà écrivant mon voyage, je suis bien aise qu’il y ait de tout, et que la chose dont il soit le moins question soit précisément mon voyage. Commençons.

Ferai-je une préface ? Oui. Il en faut une. C’est indispensable et je veux faire un ouvrage complet. Passons à la préface.

Mémoires inédits.
Préface

J’écris mon histoire pour me désennuyer (Fin.)

Bien. Je ne vois pas ce qu’on peut dire de plus et de mieux. Cela est véritable, positif, clair, concis. On voit tout d’abord ce que je veux dire. — Passons au chapitre premier, pour suivre les règles de l’art, il faudrait faire un peu l’histoire de mes parents et même remonter à celle de leurs parents à la seconde ou troisième génération. Mais comme je n’ai pas le temps et que je prétends finir mon ouvrage avant de dîner, je passe à ma propre histoire.

I

Je naquis dans la rue Mélée (sic) l’an XII de la république. Ma mère était au bal. J’arrivais entre la chaîne anglaise et la queue du chat.

On n’eut que le temps de m’envelopper dans un fichu de crêpe rose et de m’emporter. C’était d’un bon augure, dit-on. Les augures ne se justifient que quand ils annoncent le mal.

Le lecteur voit que dès le début c’est là en abrégé la vraie Histoire de ma vie qui ne présente qu’une version développée de ces mémoires premiers. Nous y trouvons notamment et « l’histoire des parents et même celle de leurs parents à la seconde et troisième générations », histoire qui doit expliquer et faire prononcer l’absolution sur bien des faits de la vie de l’auteur, et le « premier chapitre » commençant par le récit de sa naissance en « l’an XII de la République », et même, au vol de la plume, la remarque amèrement ironique sur ce que les pronostics gais et roses accompagnant la venue au monde de l’auteur de Lélia et du Journal de Piffoël et lui prophétisant un avenir riant, ne se sont pas justifiés. Puis vient une série de petits chapitres qui ne présentent pour le lecteur qui connaît l’Histoire de ma vie et l’histoire réelle des premières années de George Sand, qu’un précis de tout ce qu’il a lu ; c’est pour cela que ces petits chapitres nous intéressent. C’est l’Histoire de ma vie en germe :

II

Je fus mise en sevrage à Chaillot, pendant que ma mère partit pour l’Italie[12]. Clotilde et moi demeurâmes là chez une bonne femme jusqu’à deux ou trois ans.

On nous apportait le dimanche à Paris sur un âne, chacune dans un panier avec les choux et les carottes qu’on vendait à la halle.

III

Ma grand’mère me prit et fit de moi une demoiselle. J’arrivais d’Espagne. J’avais la fièvre, la gale et des poux. On m’apprit à lire, on me décrassa. Je devins gentille, un peu colère pourtant.

IV

Je jouais à colin-maillard, à traîne ballet, à la main-chaude, voire à l’oie. J’avais un précepteur.

Le chapitre V manque.

Il est évident qu’Aurore Dudevant saute sa vie de couvent, ce qu’elle n’évita pas lorsqu’elle parla de sa vie plus tard. Mais en 1827 il est probable qu’elle ne voulait pas parler à la légère de ses impressions pieuses. Donc, immédiatement après le chapitre IV, vient le chapitre VI.

VI

Quand j’eus seize ans, on s’aperçut comme j’arrivais du couvent que j’étais une jolie fille.

J’étais fraîche quoique brune. Je ressemblais à ces fleurs de buisson, un peu sauvages, sans art, sans culture, mais de couleurs vives et agréables. J’avais une profusion de cheveux presque noirs qui sont devenus depuis presque blonds. En me regardant dans une glace, je puis dire pourtant que je ne me suis jamais fait grand plaisir. Je suis noire, mes traits sont taillés et non pas finis. On dit que c’est l’expression de ma figure qui la rend intéressante. Et je le crois car en me regardant de sang-froid, comme je me regarde toujours, je n’ai jamais pu comprendre comment on a fait attention à moi. Mes yeux, qu’on a vantés souvent, me semblent froids et bêtes. D’où je conclus qu’il faut qu’une femme s’aime beaucoup pour avoir de l’expression dans la figure lorsqu’elle se regarde et pour se trouver jolie. Si je me voyais dans les yeux de quelqu’un que j’aime, je serais sans doute plus contente de l’ouvrage de ma mère.

On retrouve bien dans l’Histoire de ma vie ce même portrait, rien qu’un peu modifié selon l’année un peu ultérieure où il fut tracé, 1847, année où l’Histoire de ma vie fut commencée.

VII

J’avais l’humeur gaie et pourtant rêveuse. Car il y a des contrastes dans tous les caractères et surtout dans le mien. L’expression la plus naturelle à mes traits était la méditation.

Et il y avait, disait-on, dans ce regard distrait, une fixité qui ressemblait à celle du serpent, lorsqu’il fascine sa proie. Du moins c’était la comparaison ampoulée de mes adorateurs de province. Un d’eux surtout s’y laissa prendre, tandis que je lui préférais Colette.

VIII

J’eus dix-sept ans. En vérité, ai-je jamais eu dix-sept ans ? C’est si loin que si l’on ne m’assurait qu’il est une époque dans la vie où personne ne peut passer sans compter dix-sept ans, je croirais que je n’ai jamais vu cette belle saison.

Je commençais les veilles et les larmes.

IX, X et XI

Je perdis ma bienfaitrice, mon bonheur et ma beauté.

X

Ma mère…

XI

Ma sœur me repoussa et me trahit.

XII

Mon frère… fut toujours bon, mais faible. Il ne sut pas me défendre.

XIII

On chassa André, on m’ôta tous ceux que j’aimais. Arrachée à Nohant ma patrie, seule et désolée, il me restait un pauvre chien qui m’égayait par ses folies. On m’ôta mon pauvre chien[13].

XVI OU XVII

Quand je fus mariée, j’eus un fils, et il y a encore un ou deux chapitres qui me sont absolument sortis de la mémoire. Si l’on me montrait quelque chose qui eût rapport à ce temps-là, je tressaillerais peut-être d’effroi ou de douleur.

Mais si l’on ne m’en parle pas, je n’y songe pas. Je n’ai pourtant pas le don de l’oubli. J’ai le sentiment du passé si je n’en ai le souvenir. Hélas ! et quand je regarde mon teint flétri, ma vieillesse anticipée[14], quand je sens dans mon cœur éteint, glacé, quand je sens dans mon corps des douleurs affreuses, fruits amers du désespoir, des sanglots renfermés et des tristes veilles, je vois bien que j’ai vécu. Je n’ai pas besoin de me rappeler quels jours commencèrent ma ruine et quels jours la finirent.

XX

Le cœur demeura pur comme le miroir.

Eh ! ogni respiro appanna.

Il fut ardent, il fut sincère, mais il fut aveugle ; on ne put le ternir, on le brisa.

XXI

Je partis pour les Pyrénées… Qu’est-ce que j’entends là ? Déjà le dîner ? J’ai donc bien rêvassé au lieu d’écrire ! Oui, j’ai fait une pause après chaque chapitre et les deux heures sont écoulées, et je n’en suis qu’à la moitié. Que dis-je ? Je ne fais que commencer… Allons, ce sera pour un second volume, en attendant, envoyons celui-ci à un libraire, à M. Panckouke ou à M. Ladvocat ? À M. Ladvocat :

Monsieur, je vous envoie mon ouvrage. Il est bon, c’est moi qui vous le dis.

Je suis avec considération…


C’est par cette allègre drôlerie que les mémoires se terminent soudain : plus loin on y voit la suite du journal du voyage, jour par jour, l’auteur jase avec une spontanéité toute prime-sautière sur tous les « baigneurs » et tous les incidents survenus dans la petite ville d’eaux ; nous voyous apparaître quantité de personnages plus ou moins comiques (MM. Lesène, Ramond et même un Russe qui porte le nom estropié de Kologrigoff et, on ne sait pas trop pourquoi, parle français avec un accent allemand !). Et au milieu de toutes ces petites scènes bouffonnes, voilà que surgissent tout à coup deux épisodes ou deux morceaux fort poétiques : une page lyrique adressée à l’âne qui portait la petite Aurore sur son dos de Paris à Chaillot, et une autre page que l’auteur prétend être fortuitement trouvée dans son journal, intitulée les Corbeaux et écrite dans un style parfaitement imité de Chateaubriand ou… de Lélia. Puis, dans la Seconde partie : Voyage en Espagne, Aurore Dudevant raconte à peu près tout ce qu’elle conta plus tard dans l’Histoire de ma vie du voyage qu’elle fit avec sa mère pour rejoindre M. Dupin en Espagne et toutes ses impressions enfantines d’alors. Nous ne nous arrêterons point sur cette fin de la première partie du Journal de voyage, surtout important comme témoignage du talent inné et spontané de George Sand. Il se dégage de ces lignes écrites au courant de la plume, tant de précision dans les expressions, tant d’observation des caractères, tant de puissance poétique, d’humour et tant de nostalgie désespérée qu’on a peine à croire que leur auteur n’était qu’une femme de vingt-trois ans, mariée à un hobereau médiocre, passant ses vacances dans mie ville d’eaux, au milieu d’un tas d’adorateurs ennuyeux, et qui joue de sa plume comme d’autres jouent de l’éventail. Nous avons déjà noté cet éveil spontané du talent de George Sand ; ce qui nous importe c’est de marquer la ressemblance des Souvenirs d’Auvergne avec l’Histoire de ma vie. Ce n’est pas seulement le plan général, mais même la manière de raconter, le procédé et le point de départ sont identiques. Il est vrai que la jeune femme de vingt-trois ans ne peint que ses sentiments personnels et ses propres pensées, tandis que la femme de quarante-trois trouve nécessaire de mêler à son récit des réflexions et des raisonnements sur des thèmes généraux. Mais, dès que la narration touche à des événements trop intimes, nous voyons apparaître à la place de George Sand, l’auteur du Voyage au Mont-Dore. Si on n’envisage que les deux préfaces, on peut croire que les deux auteurs avaient deux buts différents. « Pourquoi ce livre ? » Aurore Dudevant répond : pour tuer le temps, George Sand prétend que le récit sincère et véridique de la vie de chaque homme peut servir à tous les hommes : la loi de la solidarité oblige chacun à partager avec les autres les fruits de son expérience, de ses réflexions et de ses peines… Mais lorsque l’auteur commence son récit et nous conte l’histoire de ses parents, de ses ancêtres, sa naissance, son enfance à Paris et à Chaillot, son voyage en Espagne, les efforts de sa grand’mère « à faire une demoiselle » de la petite sauvageonne qu’elle était, les « excentricités » de sa mère, la liberté dont elle jouissait à Nohant et ses jeux au grand air, puis nous parle d’Hippolyte, de Deschartres, de son couvent, du retour à Nohant, quand elle évoque les lectures nocturnes, la mort de l’aïeule, le divorce moral avec sa mère (jusqu’à l’exil du petit chien inclusivement), son désespoir de jeune fille, son mariage, la naissance de Maurice, alors nous reconnaissons que l’auteur suit de point en point le plan tracé dans le Voyage en Auvergne. Après quoi, soudain l’auteur de l’Histoire, comme l’auteur du Voyage, s’interrompt uniquement pour dire au lecteur : « Il y a ici encore un ou deux chapitres fort intéressants, mais ils sont absolument sortis de ma mémoire… »

Nous lisons dans les Souvenirs d’Auvergne des lignes mystérieuses sur les « jours qui commencèrent ma ruine et ceux qui la finirent », c’est-à-dire sur les malheurs conjugaux d’Aurore Dudevant, sur son amour non moins malheureux pour Aurélien de Sèze, et immédiatement après : « Je partis pour les Pyrénées… » Tout cela apparaît dans l’Histoire de ma vie sous la forme des lignes non moins mystérieuses sur « l’être » qui aida Aurore « à supporter sa solitude », sur sa rupture finale avec lui, ou des pages consacrées au voyage dans les Pyrénées, pleines d’ellipses mentales, de sous-entendus, d’allusions à « Bordeaux », aux « chênes de Montesquieu, » à la « Brède » à l’Esprit des lois[15]. Et à travers tout cela dans les deux versions, des mémoires passe comme un fil rouge la même pensée :

« Le cœur resta pur, comme le miroir, il fut ardent, il fut sincère, mais aveugle, on ne put le ternir, on le brisa »… dit l’auteur du Voyage en Auvergne.

« Voici le récit de mes désillusions, de mes chagrins, de mes erreurs, mais le cœur resta pur et sincère, il ne connut pas le bonheur, je ne trouvais que des bonheurs… je me suis abusée, on ne put ternir mon cœur, on le brisa » semble aussi dire l’auteur de l’Histoire. C’est ainsi que le bilan et le résumé des deux ouvrages est le même.

« Je partis pour les Pyrénées… Qu’est-ce que j’entends là ?… Déjà le dîner ?… » Est-ce que mainte page de l’Histoire de ma vie n’est pas la copie exacte de ce tour d’idées, de cette phrase si brusquement et on dirait si spontanément interrompue ? Combien de fois le lecteur de l’Histoire, arrivant à un épisode décisif de la vie de l’auteur, s’attend à voir ses pensées profondes aboutir à une vraie confidence…

Mais non ! Qu’est-ce que j’entends là ? Déjà le dîner ? ou bien : Il y a encore un ou deux chapitres fort intéressants, mais ils sont absolument sortis de ma mémoire ! C’est ainsi que le récit à peine commencé du voyage de Venise et de la maladie de Musset est soudain coupé par la description des théâtres vénitiens et par des phrases jetées au hasard sur la célèbre Pasta, sur le séjour du peintre Robert et du chanteur Geraldi dans cette ville, puis vient une série d’anecdotes sur la police autrichienne et ses forfaits et le chapitre sur Venise est clos !

Ou bien, le compte-rendu des désaccords matrimoniaux se termine par la page lyrique adressée au grillon[16] tout comme le Voyage au Mont-Dore se termine par les digressions lyriques adressées à l’âne et aux corbeaux. Et la fin même de l’Histoire de ma vie est de point en point le pendant de la conclusion du Voyage en Auvergne : l’auteur arrive à 1846, il dit quelques mots assez vagues sur la rupture avec Chopin, sur 1849, puis il esquisse le portrait de plusieurs amis et connaissances, rencontrés dans la ville d’eaux… pardon ! au milieu du Paris politique et artistique et puis « Déjà le dîner ? » et c’est fini !

« Je n’avais pas eu de bonheur dans toute cette phase de mon existence… J’avais eu des bonheurs, c’est-à-dire des joies dans rameur maternel, dans l’amitié, dans la réflexion et dans la rêverie… je sens ma conscience assez saine et ma religion assez bien établie, pour saisir le vrai jour dans le passé… mon cœur, deux fois brisé, cent fois navré, s’est défendu de l’horreur du doute… »

Ni dans ses Lettres d’un voyageur, ni dans le Journal de Piffoël, George Sand ne s’approcha autant de ce plan projeté de ses Mémoires qu’elle le fit dans l’Histoire de ma vie. Ceci est digne de toute signification, de toute remarque. Ceci prouve l’unité de conception de la jeune femme qui n’a encore ni écrit, ni vécu, et de l’écrivain arrivé tout ensemble au seuil de la vieillesse et au faîte de la gloire, croyant après tant d’épreuves avoir fait à l’amour ses adieux. « Voici ce que la vie et les hommes firent de l’enfant rêveur », semble dire George Sand au lecteur dans les deux versions. Mais dans l’Histoire elle ajoute : « Et voici comment je me façonnai moi-même, voici le chemin que je parcourus depuis le berceau jusqu’à l’âge mûr, voici les étapes de ma pensée, voici comment s’élargirent mes horizons… » Et d’accord avec ce plan général l’écrivain divise toute sa narration en rubriques qui correspondent aux étapes de ce chemin spirituel, et les intitule :

   Histoire d’une famille de Fontenoy à Marengo,
   Mes premières années.
   De l’enfance à la jeunesse.
   Du mysticisme à l’indépendance.
   Vie littéraire et intime.

Nous ne suivons plus l’histoire du développement moral de G. Sand tel qu’il est peint dans l’Histoire de ma vie, ainsi que les faits de sa vie intime ou extérieure : le lecteur connaît tout cela.

Quant à rendre compte de ce que contient cette œuvre, c’est impossible : ce chapitre prendrait la dimension du livre même, parce qu’il faudrait alors, page par page, démontrer comment le récit de la guerre d’Espagne, par exemple, donne à l’auteur le prétexte de faire une digression sur le patriotisme espagnol • le nom d’Alexandre Ier — celui de mettre en doute le patriotisme des Russes et les causes de incendie de Moscou, — le système d’éducation pratiqué par la grand’mère — d’émettre ses propres théories pédagogiques ; les fables de La Fontaine — de polémiser avec Jean-Jacques Rousseau ; le nom de son ami Rollinat — de parler de sa manière de comprendre l’amitié et les idées étranges que les anciens, Grecs et Romains, avaient là-dessus, etc., etc., etc., jusqu’à des chapitres entiers consacrés à Maurice de Saxe, Marie Dorval ou à la polémique contre les doctrines d’Armand Carrel et de Jules Favre. Il n’est possible ni de redire ni de résumer tout cela. C’est une vraie petite encyclopédie de pensées, d’opinions, de doctrines, de sentiments, d’impressions. Mais il est peu d’œuvres de Geoi^e Sand qui attirent, enchantent et subjuguent autant le lecteur. Ce roman de sa vie est plus intéressant que tous ses romans imaginés, il est écrit avec une maestria incomparable, et il est tout à fait impossible en le lisant de ne pas être captivé par le charme de la femme et de l’écrivain. Il suffit de lire l’Histoire de ma vie pour s’éprendre de George Sand, et nous comprenons parfaitement que lorsque ces Mémoires parurent George Sand reçut de tous les points de la France des lettres enthousiastes, lui répétant les mêmes choses ; « Vous vous êtes révélée à nous, nous vous aimons, nous vous comprenons, parlez encore, parlez-nous de vous-même, vous nous êtes chère et proche… »

Nous avons entre les mains un gros paquet de ces lettres adressées à George Sand à l’occasion de l’Histoire de ma vie et on ne peut pas les lire sans être profondément ému. Il est grandement attrayant de voir que l’écrivain a trouvé le chemin du cœur de ses lecteurs et selon le mot de Tolstoï sut rendre ses sentiments et ses pensées « contagieux », Un lien étroit s’établit entre l’écrivain et ceux qui le comprirent. Nous avons lu des lettres de femmes du monde, de simples fantassins, de sous-officiers, de travailleurs, de généraux, d’amies de couvent qui se sont reconnues dans les portraits tracés, de curés de village dont les uns protestent contre les idées qu’elle a émises, et les autres l’en remercient. Quelques-unes de ces lettres se rattachent à certains faits de l’autobiographie de Mme Sand. Un docteur de la Rivière prétendait, au nom de la famille de Rome, que le premier mari de Marie-Aurore de Saxe, le comte de Horn, n’était point un bâtard de Louis XV, ni d’origine suédoise et que son nom s’écrivait avec un e final. La comtesse Fanny d’Huteau, née de la Marlière, rectifiait certains détails établissant les relations de sa mère avec l’aïeule et le père d’Aurore Dudevant, que cette dernière n’avait pas esquissées assez exactement dans le chapitre où sont portraiturées toutes les « vieilles comtesses » du salon de cette aïeule ; la comtesse d’Huteau envoya à George Sand les lettres autographes de Marie-Aurore Dupin de Francueil et de son fils adressées à Mme de la Marlière. De même M. Vieillard, Mlle Virginie Caseau, M. Vallet de Villeneuve, le baron Pétiet, et d’autres, firent parvenir à George Sand des documents et des renseignements très intéressants, pour rectifier différentes erreurs de sa narration, par rapport à son grand-oncle l’abbé de Beaumont, au vieux M. Pierret, au général Pétiet, au maître de calligraphie M. de Lhomond, et d’autres. George Sand garda toutes ces lettres dans une enveloppe spéciale avec cette inscription : « À consulter pour l’édition définitive de l’Histoire de ma vie. » Quant aux renseignements se rapportant en particulier à son grand-oncle, Godefroy, bâtard de Bouillon, plus tard abbé de Beaumont, elle en fit usage en écrivant sa petite biographie qui, parue dans le Temps, en 1875, sous le titre de Mon grand-oncle, sert d’appendice aux chapitres iii (vol. Ier, 2e  partie) et ii (vol. II, 3e partie) de l’Histoire de ma vie et devrait au fond y être incluse comme est inclus le chapitre sur Maurice de Saxe[17].

Bref, nous voyons que chacune des lignes de l’Histoire de ma vie trouvait un écho parmi les lecteurs. Sans parler des sorties véhémentes de Pontmartin, nous devons noter que beaucoup de personnes même parmi les amis de Mme Sand — François Liszt entre autres — furent choquées par la franchise avec laquelle elle parle du passé de sa mère et condamnaient — peut-être avec raison — cet excès de franchise. D’autres, comme Charles Mazade, relevaient, avec justesse aussi, les « anachronismes psychologiques » de l’Histoire de ma vie, que nous avons aussi notés dans le premier chapitre de notre premier volume : en effet, lorsque George Sand écrivait ses Mémoires dans les derniers mois de 1847 et les premières semaines de 1848, à la veille de la Révolution, et lorsqu’elle les continua plus tard, immédiatement après la débâcle de la deuxième République, au moment oii ses adeptes, amis de l’auteur, se morfondaient en exil, ou même étaient déportés et malheureux, elle était en proie aux sentiments les plus républicains et démocratiques, vibrante d’indignation et de protestation contre le parti conservateur. Elle transporta alors tous ces sentiments dans le passé, jugeant beaucoup de faits et d’événements de ses jeunes années à travers le prisme de ses impressions du moment ; elle décrivit ainsi beaucoup de faits anciens l’esprit influencé par 1848 ; elle donna à ses sorties juvéniles, très crânes, dictées le plus souvent par les élans de sa nature indépendante et libre, la signification de républicanisme conscient, de démocratisme et même de socialisme. Nous avons déjà fait allusion à cela dans le chapitre iv du volume F^, lorsque nous avons parlé de la vie d’Aurore Dupin à la campagne et de ses disputes avec Deschartres sur la propriété rurale et même toute propriété en général. D’autre part il est hors de doute que les relations amicales de George Sand et de Maurice Sand, fraîchement liés en 1852, avec le prince Jérôme et le rapprochement avec les napoléonides en général se reflétèrent aussi rétrospectivement d’une manière très prononcée dans les pages de l’Histoire ; tout ce qu’il y avait de bonapartiste dans le milieu qui entourait Aurore Dupin et plus tard Aurore Dudevant est comme souligné : les services rendus à Mme Sand par le baron Haussmann lors de l’enlèvement de Solange par son père, en 1837, sont notés avec une complaisance bien marquée, de même l’amitié avec Mme Rose-Anne (ou Rozanne) Bourgoing (Mme Curton, plus tard) et l’impression sympathique et favorable produite, en 1834, par un jeune homme rencontré chez elle, inconnu alors, trop connu plus tard — M. Fialin de Persigny, etc.

D’autres critiques encore déploraient l’étendue des chapitres préliminaires de l’Histoire, ce qui est aussi vrai. Mais nous avons déjà noté dans le chapitre ii de notre premier volume avec quelle maîtrise George Sand avait, justement dans ces chapitres prétendus inutiles, préparé pour ses futurs biographes les matériaux et les éléments qui servent à éclaircir ses traits héréditaires et les particularités qu’elle a déjà apportées en elle en venant au monde.

D’autres encore s’indignaient contre les continuels passages tacites (que nous avons notés) ou les sauts par-dessus une quantité d’épisodes fort intéressants. Mais nous avons déjà dit dans les toutes premières pages de notre travail que George Sand comme Catherine II, en sa qualité de femme, ne pouvait et ne devait pas parler de toutes choses avec la franchise de Jean-Jacques ; c’aurait été cynique et inutile. L’Histoire de ma vie, telle qu’elle est, est un livre extrêmement instructif, outre qu’il est rempli de pensées et de sentiments profonds. Nous sommes sûrs qu’il sera lu avec plaisir et enthousiasme, même s’il vient un jour où les autres œuvres de George Sand sont oubliées. C’est le récit d’une âme, le journal d’un grand cœur, le miroir où se reflète une série d’étapes traversées par un esprit profond et chercheur dans sa poursuite de la vérité et de la justice sur cette terre, dans son désir de trouver la solution du problème universel. Mais remarquons encore que si George Sand n’a pas conté elle-même toute sa vie, elle a, en toute conscience, pris ses mesures pour qu’on le fît après elle ; si eUe avait réellement voulu tirer le rideau sur certains épisodes de sa biographie, elle n’aurait pas gardé dans ses archives certaines correspondances. Or, non seulement elle les garda, mais encore elle en munit plusieurs d’inscriptions ainsi conçues : « À prendre des dates », « à consulter pour l’édition définitive de l’Histoire de ma vie », « à garder et à consulter », « à publier ». Cela prouve combien George Sand désirait que son histoire vraie et entière fût écrite un jour et combien elle en avait soigneusement préparé tous les éléments.

Dans l’Histoire de ma vie, commencée en 1847, le récit n’est suivi que jusqu’en 1844. Dans les toutes dernières pages, comme nous avons vu, il y a quelques lignes obscures sur les événements de 1846 (la scène dans le petit bois à propos de la rupture morale avec Chopin)[18], puis il y est dit quelques mots sur la mort de Chopin et d’Hippolyte en 1849, mais nous n’y trouvons déjà absolument rien sur 1847 et 1848. Dans la Conclusion on peut encore lire quelques lignes vagues sur les malheurs qui déchirèrent la vie de l’auteur « en 1847 et en 1855 », — cette dernière date est celle de la mort de la petite Jeanne Clésinger.

Comme épilogue on a ajouté à l’édition de l’Histoire de ma vie de Lévy une lettre de George Sand à Louis Ulbach, datée du 26 novembre 1869 et qui est censée peindre la vie de l’auteur pendant les « vingt-cinq dernières années »[19]. Mais il ne faut nullement prendre cette expression au pied de la lettre, parce que ce n’est plutôt qu’une digression à propos de la vie à Nohant durant ces vingt-cinq années et non pas sa description réelle. Nul homme ne raconterait une existence de vingt-cinq ans en trois pages in-18, même si elle avait été monotone et dépourvue de tout événement. Or ce n’est pas précisément de monotonie qu’on peut taxer la vie de George Sand. Voici pourquoi nous avons tâché de raconter dans les trois chapitres précédents les événements de la vie et l’histoire de la pensée de Mme Sand, de 1846 à 1852, d’après des documents tant imprimés qu’inédits. Puis, nous nous sommes arrêtés sur le Diable aux champs comme sur une œuvre autobiographique, nous peignant la vie paisible de Nohant entre 1848 et 1855, et surtout comme sur un livre qui résume les idées, les espérances et les opinions de George Sand après la tempête de 1848-1851.

Le Château des Désertes dont nous avons parlé et l’Homme de Neige présentent comme des appendices au Diable aux champs.

À partir de 1848 Maurice Sand commença à passer une partie de l’année à Paris. Depuis 1850 il y passait presque tout l’hiver ; en quittant Nohant en septembre, il restait à Paris jusqu’à Noël ou même jusqu’au 1er  janvier, revenait à la campagne pour une couple de semaines, puis repartait jusqu’en avril, mai, quelquefois jusqu’en juin. En 1848 il ne vint pas du tout pour les fêtes de Noël auprès de sa mère, et elle fêta la nouvelle année en compagnie de Lambert et de Borie. En 1851, avec Lambert et Manceau. Mme Sand décrit dans une lettre à son fils sur un ton badin cette veillée solitaire et raconte comment on avait tiré pour Maurice les petites surprises qui lui étaient destinées et comment on fit présent à Mme Sand elle-même d’un petit « Maurice » en carton qui surgit soudain d’une boîte, lorsqu’on en pressa le couvercle. Mais on sent dans cette lettre le chagrin et le dépit refoulés de ne pas avoir vu réaliser son espérance d’embrasser son fils. Avec le temps ces séjours de Maurice à Nohant s’abrégèrent de plus en plus, de sorte qu’il ne passait hors de Paris que deux ou trois mois, de juillet à la fin de septembre, et encore employait-il une partie de ces vacances à visiter son père à Guillery où l’attirait la chasse. En 1857, Mme Sand écrit à son fils dans sa lettre du 12 août : « Sais-tu que je ne t’ai pas vu deux mois entiers depuis près d’un an… »

Solange venait encore plus rarement auprès de sa mère. Mme Sand passait donc presque toute l’année sans sa famille. Il est vrai qu’entre 1852 et 1855 séjournait fréquemment à Nohant sa petite-fille Jeanne (ou Nini) avec laquelle Mme Sand jouait des heures entières ; elle se promenait ou piochait au jardin avec la petite qu’elle adorait ! De plus, après la Révolution et surtout la réaction et le coup d’État de 1851, y séjournaient, les uns temporairement, les autres plus longuement : Fulbert Martin, Émile Aucante, Eugène Lambert, Victor Borie et Alexandre Manceau. Puis peu à peu, ils retournèrent à Paris ou à l’étranger, et à partir de 1855 George Sand serait restée toute seule si Manceau n’était pas demeuré à Nohant. Ce dernier, graveur de profession et camarade de Maurice à l’atelier de Delacroix, était un homme d’humble provenance, mais de grande hauteur morale, bon, désintéressé, capable d’un dévouement à toute épreuve, prêt à tous les sacrifices pour ceux qu’il aimait. S’étant lié avec Maurice, il devint son camarade dévoué, partagea tous ses goûts, participa à tous ses amusements, mais aussi à tous ses travaux[20]. Dès que Maurice Dudevant entreprenait quelque édition dans le genre des Visions à la campagne, ou d’illustrations de l’histoire de Napoléon Ier, — un sujet fort bien choisi après 1851 ! — que voyons-nous ? Maurice ébauchait en quelques heures un croquis ou une aquarelle, et Manceau, abandonnant ses travaux, qui lui assuraient le moyen de vivre, se mettait à graver, pendant de longs jours ou des semaines, les planches de l’édition de son camarade. Maurice, qui s’intéressait toujours à l’entomologie, s’occupa vers 1850 plus sérieusement de cette science, fit un livre sur les papillons (dont sa mère écrivit la préface[21]. Il collectionnait les lépidoptères, leurs chrysalides et leurs chenilles, se passionnant à observer leurs métamorphoses. Mais ses fréquentes absences de Nohant s’accordaient mal avec des observations suivies sur les chenilles sortant de la graine, sur leurs travaux à se construire un cocon et enfin sur la venue au monde des insectes. Manceau fit alors la chasse aux papillons et aida Maurice à construire toute sorte de boîtes avec des parois de verre, viviers ou serres chaudes portatives pour les chenilles ; puis lorsque Maurice s’en allait à Paris, il s’évertuait le plus attentivement possible à nourrir toutes ces chenilles, à observer leurs transformations, à transpercer, selon la règle des collectionneurs, d’une aiguille brûlante celles qui sont prêtes pour la collection et à inscrire sur un registre le jour, l’heure ou la minute de la naissance de quelque Algira, Gordius ou Apollon. Maurice se passionna ensuite pour le théâtre, et Manceau l’aida à brosser les décors, à exécuter les spectacles des marionnettes, et lorsque Mme Sand désireuse de faire une surprise à son fils — ayant l’espoir peut-être de le fixer à Nohant — voulut reconstruire la salle de spectacle et lui bâtir un vaste atelier, Manceau prit la direction de tous ces travaux. Peu à peu il commanda toutes les constructions nouvelles et les réparations de Nohant. Puis, voyant que Mme Sand ne pouvait suffire à mener de front son gigantesque travail littéraire et diriger sa maison, il se mit à surveiller le ménage et à veiller à toute la vie matérielle. C’est ainsi que, selon les propres paroles de Mme Sand, il n’oublia jamais de s’assurer, le soir, s’il ne manquait pas sur son bureau de cahiers de son papier favori et, à côté, le verre d’eau sucrée qu’elle avait coutume d’avaler d’un trait lorsque, tard dans la nuit, tombant de fatigue et à moitié endormie déjà, elle passait de sa table à écrire sur son lit. Bref, Manceau l’entourait de dévouement tout filial et de soins attentifs. Il remplit auprès d’elle les fonctions de secrétaire : il les partagea d’abord avec Aucante, puis, après le départ d’Aucante qui prit à sa charge toutes les démarches et les transactions de Mme Sand auprès des éditeurs à Paris[22], il s’en chargea seul : il classait le courrier, dressait la liste des lettres, notait celles qui demandaient des réponses, écrivait parfois au nom de Mme Sand, copiait ses manuscrits, faisait les comptes, etc., etc. George Sand dans ses lettres à Maurice signale souvent de combien de soucis et de tracas Manceau la préserva, avec quel dévouement sans défaillance et avec combien de bonne volonté il sacrifia son temps, son travail afin de faire prospérer les affaires ou de préparer les plaisirs de Maurice toujours engoué tantôt d’une chose, tantôt d’une autre, ce qui l’empêchait d’acquérir par un labeur sans trêve une maîtrise véritable.

À Maurice à Paris.
Nohant, 13 avril 1852.

En effet, mon vieux, ce n’est pas facile de trouver de l’ouvrage, et même en habitant Paris, il faudrait peut-être bien des mois et des années pour t’assurer un entrain de commandes. Je ne m’étonne donc pas que tu partes le matin pour rentrer le soir sans résultat. C’est en se faisant connaître, sans gagner d’argent d’abord, qu’on arrive à en gagner. Je suis fâchée que tu n’ayes pas traité avec l’Illustration pour une partie de tes costumes italiens[23], ou pour tout autre chose. Mais je crois que quand tu seras ici, tu pourras leur donner quelques séries qui réussiront toujours avec un texte de moi, et si peu qu’elles soient payées, elles te donneront la publicité qui est la première condition pour être demandé. Le travail dans les arts ne se trouve jamais quand on le cherche.

Je ne vois pas que tu puisses faire seul une pièce. Quand même l’action en serait bonne, tu ne sais pas assez écrire pour faire un bon dialogue et d’ailleurs ce n’est pas à Paris que tu feras de la littérature. C’est à Nohant je crois que les conditions seraient meilleures. Je voudrais qu’à Paris tu songes à travailler, sinon la peinture si tu y renonces, du moins le dessin qui te servira toujours, et que tu ne peux pas avoir la prétention de savoir parfaitement. Je crois que tu n’aurais pas raison de renoncer à la peinture, si tu pouvais l’étudier à Paris. Le peux-tu ? et le veux-tu ? La question n’a jamais été résolue encore. Il ne faudrait pas y dépenser 500 ni même 400 francs par mois. Nous n’avons pas ce moyen-là, quand le séjour se prolonge. Il ne faudrait pas louer un appartement avec atelier, de 7 à 800 francs, pour n’y pas travailler sérieusement. Tout cela toi seul peux le résoudre. Je ferai à cet égard avec toi les essais que tu voudras, mais, si, au bout de quelques mois, ces sacrifices ne servaient à rien, et si tu conservais l’habitude de flâner, tu es trop raisonnable au fond pour vouloir que cela durât, et que mon travail de nègre ne servît qu’à te faire perdre ton temps.

Rien de nouveau ici, je travaille beaucoup. Je fais vingt pages par jour d’un roman qu’on me paye fort peu quoi qu’en dise Hetzel. Mais ne lui en parle pas, il fait pour le mieux, les arts sont au rabais…

Reviens quand tu voudras, puisque tu prétends toujours que c’est moi qui t’empêche de travailler à Paris. Seulement songe que je ne peux pas t’y entretenir à 500 francs par mois, que cela fait une rente de 6 000 francs et que c’est bien l’impossible. Et puis tâte-toi bien, et vois si vraiment tu y employés ton temps, utilement pour le présent ou pour l’avenir, je m’en rapporte à toi-même, et ferai ce que tu voudras, quelque ennui que j’éprouve à être séparée de toi.

Nohant, 20 avril 1852.

Où en est ta pièce avec Rochery ? Est-ce que vous y travaillez sérieusement ? Il faudra venir l’essayer ici ? ou qu’il vienne l’achever avec toi…

…Tu fais aussi bien d’être à Paris si tu t’y amuses. Ici le spleen me consume, et je suis malade depuis plusieurs jours. Je me croyais pourtant guérie, je l’étais au commencement, mais je n’ai plus de force pour travailler et cela me désespère. Il faut pourtant piocher ou mourir.

Tu t’expliqueras avec Manceau de ton affaire d’images, je n’ai pas voulu lui en parler. Je vois seulement que tu voudrais lui faire vendre les planches faites, et cela me paraît détruire tout un projet qui était bon, pour toucher fort peu de chose.

Ce ne serait pas, je pense, dans son intérêt, et son intérêt, en cela, doit peser plus que le tien, puisque tu donnes à ce travail quelques jours par année, tandis qu’il y donne des semaines et des mois d’assiduité. S’il s’en dérange beaucoup, la faute en est à moi, qui l’emploie à mille soins dont il me soulage, à des copies, à des rangemens sans fin, et je me trouve bien de l’obligeance infatigable avec laquelle il accepte ces corvées. Je ne vois donc pas que personne ait à lui en faire reproche, toi moins que tout autre, puisque c’est de la peine qu’il m’épargne et du tems qu’il me fait gagner…

Nous avons un froid atroce depuis deux jours… Aujourd’hui j’ai gardé le lit toute la journée. Le soir nous lisons du Cooper avec Martin et Manceau, et je fais la tapisserie pour ta cheminée ; nous montons à 10 heures et demie et je travaille jusqu’à 3 heures, je reprends mon travail le jour de une heure à six.

Toccante[24] me débarrasse des interminables dérangemens des paysans et des ouvriers…


Nohant, 28 avril 1852.

Je ne conçois pas, mon enfant, que tu ne reçoives pa mes lettres. Je t’ai écrit la veille du jour où Manceau t’a écrit.

… Je te parlais de Manceau dans cette lettre, je te disais que je n’avais pas voulu lui parler de ton désir de vendre les quatre planches de Napoléon avant les sujets religieux et autres de la collection, je crois qu’il ferait tout ce que j’exigerais de lui, mais je ne crois pas devoir exiger que, d’une affaire où il met la meilleure partie de son tems et où tu ne mets en somme que quelques heures du tien de tems en tems, affaire qui peut être bonne dans son ensemble, il fasse pour vous procurer plutôt quelques sous, une affaire manquée pour l’avenir. Il n’y renonce pas, je le sais, puisqu’il s’y est remis, après avoir fait un immense rangement dont je l’avais chargé. Tu te plains du tems qu’il perd à autre chose, qu’est-ce que cela te fait ? tu ne peux le considérer comme un manœuvre à la solde, puisque tes avances sont nulles ; mais moi je peux le considérer comme un ami et serviteur volontaire qui me rend mille petits services très profitables : copies de manuscrits, de lettres, comptes tenus en ordre, surveillance de détails auxquels je ne peux me consacrer sans perdre un temps précieux pour mon travail, je disais donc que tu aurais tort de lui reprocher cela, puisque j’en profite, et que tu ne peux trouver que très bien et très bon qu’on m’allège une partie des soins qui m’écrasent et auxquels ma santé ne suffit plus.

Je te disais aussi que j’étais prête à faire tous les articles que tu voudrais pour l’Illustration… Enfin je crois que je te parlais théâtre et que je te disais que je faisais un roman. J’ai fait le premier volume en quinze jours, des volumes de deux cent cinquante pages comme celles de cette lettre ! Je fais le deuxième volume qui sera fini à la mimai. Aussitôt après je me remettrai au théâtre. Je te disais aussi d’amener Rochery, quand tu voudrais, répète-le-lui. Le temps me manque pour lui écrire…

Manceau tâchait donc de préserver Mme Sand de tous les soucis matériels, en prenant sur lui les soins dont généralement dans les familles des grands écrivains se préoccupent leurs femmes ou leurs enfants. En même temps il faisait tout ce qu’il pouvait pour Maurice (comme nous le verrons encore plus loin par des lettres inédites de 1855, 1857 et 1858), Bien plus, en mourant, Manceau légua à son bien-aimé camarade tout son petit avoir. Cet homme au cœur simple comprenait les choses, comme on voit, autrement que bien des messieurs qui ne se souciaient pas de puiser à pleines mains dans la bourse toujours ouverte pour tous les nécessiteux et pour tous ceux dont les affaires étaient embrouillées, cette bourse de George Sand qui secourait d’innombrables amis recourant à son aide, et une quantité de personnes connues et inconnues vivant souvent à ses dépens. Manceau qui reçut pendant plusieurs années l’hospitalité à Nohant, non seulement l’en remercia par son travail, mais il crut encore de son devoir de donner à Maurice ce qu’il avait gagné pendant ces années, et toutes ses œuvres non vendues.

Après ce qui a été dit, il est simplement étonnant que Maurice Sand ait accepté ce labeur et ces soins rien que comme une chose due, et au lieu d’apprécier, aussi peu que ce soit, ce dévouement et tout ce que Manceau faisait pour lui, et souvent à sa place pour sa mère, il s’habitua à le traiter en homme à tout faire. Bien plus, s’autorisant de ces fonctions innombrables que Manceau assumait volontairement, il le traitait presque comme une sorte de domestique. Enfin, après la mort même de Manceau il en parlait comme d’un factotum d’un ton qui induisit en erreur beaucoup d’amis de George Sand. Ceux-ci commencèrent, d’après son dire, à parler de ce compagnon fidèle d’un ton presque méprisant. Il suffit toutefois de regarder le portrait de George Sand gravé par Manceau d’après le dessin de Couture, et ses autres œuvres, pour sentir son talent. C’est bien ainsi que le jugèrent tous les fervents de l’art qui l’approchèrent : les Goncourt, la princesse Mathilde[25], le comte d’Orsay (qui fut lui-même un sculpteur dilettante), Alexandre Dumas fils et beaucoup de critiques d’art contemporains. D’autre part ce serait une injustice impardonnable et un mensonge de la part du biographe de se contenter de se taire ou de dire quelques mots négligents sur son compte. Durant dix ans Manceau consacra sa vie à Mme Sand. Son dévouement, son attachement ne se démentirent jamais. Les lettres de Mme Sand, — les vraies et non les lettres tronquées, — disent de lui bien autre chose que ce que disait Maurice, ou l’aristocrate Solange, ou encore des personnes qui répètent, ce qu’elles n’avaient jamais ni vu, ni su. Manceau rappelait beaucoup ces personnages d’origine populaire que George Sand aimait tant à peindre dans ses romans : cœurs simples, spontanés, désintéressés et prêts à se sacrifier pour les autres. Ce qui fut plus important que toute la sollicitude de Manceau pour le bien-être matériel de Mme Sand, c’est qu’enfin elle trouva à ses côtés un homme qui pensait à elle plus qu’à lui-même, un cœur plein d’attachement sans bornes. N’oublions pas que Mme Sand lui dédia cinq de ses œuvres, nombre dépassé seulement par celles qu’elle dédia à son fils ; aucun autre de ses amis ne reçut d’elle tant de marques d’amitié.

La vie paisible passée à Nohant entre 1850 et 1855 vouée au travail (surtout à la littérature dramatique), aux spectacles improvisés ou joués par les camarades de Maurice, et les soins donnés à la petite Nini (lorsqu’elle y résidait, soudainement intégrée chez son aïeule par un brusque revirement d’idées de ses parents), vie rarement interrompue par des voyages périodiques à Paris pour les répétitions de ses nouvelles pièces, fut soudain brisée par la mort de cette petite Jeanne, survenue le 13 janvier 1855. Le chagrin plongea Mme Sand dans une torpeur, une prostration complète ; elle souffrit d’étouffements, abandonna tout travail, bien que durant toute sa vie elle trouva toujours en écrivant une consolation à ses maux.

La douleur ressentie par Mme Sand et sa fille après la mort de la pauvre petite fut grande, mais il ne faut pas s’exagérer l’importance des changements survenus par cette mort dans la manière de vivre de toute la famille. C’est ainsi que simultanément avec la lettre à Charton désespérée (imprimée dans la Correspondance), nous lisons dans une lettre inédite de Mme Sand adressée à Sully Lévy (qui avait envoyé une paire de gants blancs pour les mettre sous le moulage des mains de la petite défunte), les paroles suivantes, raisonneuses, s’accordant peu avec le ton ému de cette lettre de remerciements, étonnante dans la bouche d’une femme qui vient de perdre son petit enfant, et qui, selon son dire, est « hébétée par la douleur » :

… Je ne peux pas encore m’en consoler[26], j’en suis malade. On m’a saignée deux fois et je ne suis que faible, mais sans pouvoir éloigner l’idée fixe. Le temps et la volonté en viendront à bout, et je ne dis pas à Maurice, combien ce sera long et difficile. Il s’est beaucoup affecté aussi de ce malheur et de ceux qui l’ont accompagné.

Il n’est pas bien robuste et il a toujours été malade depuis notre retour de Paris. Il l’est encore depuis deux jours, aussi je le pousse vers l’Italie, dont il a vraiment besoin…

Dans sa lettre à Maurice, datée du 23 février, en racontant à son fils les observations qu’elle fit sur les sauts des salamandres dans le petit étang presque gelé, elle ajoute :

… Ton dîner chez le prince n’a pas dû être moitié si animé, et on n’a pas dû s’y permettre de pareilles cabrioles. Raconte-moi ce qu’on t’a dit d’agréable, et si le prince raconte des choses intéressantes de cette guerre. Est-ce vrai que l’empereur y va en personne ? je ne lis pas de journaux depuis quelques jours et d’ailleurs je pense bien que ce n’est pas un secret d’État. Je ne me porte pas mal, surtout aujourd’hui par ce beau temps.

Solange était-elle bien belle et bien peinte à ce dîner ?

Quand tu recevras ma lettre, tu auras sûrement fait des courses et vu du monde, écris-moi. Je suis dans la phase de bêtise et de tristesse où je voudrais voir les objets de mon affection du matin au soir…

Il est plus étonnant encore que, dès juillet, on recommença à Nohant les spectacles, comme on le voit par une lettre à Duvernet datée du 15 juillet ; et quoique Mme Sand dise qu’elle ne le fait que pour Maurice, il est étrange qu’elle put simplement songer en ce moment à « relever le moral » de Maurice, que Maurice ne s’abstint de ce passe-temps bruyant, par sollicitude pour sa mère, et enfin que cela ne fût pas insupportable à cette dernière. Nous avons dit aussi dans le chapitre vi du précédent volume que l’écho littéraire de l’état d’âme de George Sand après la mort de sa petite-fille, ce morceau intitulé : « Après la mort de Jeanne Clésinger » qui fait partie des Souvenirs et idées, nous semble justement trop littéraire et il est incompréhensible que la vraie douleur se soit exprimée d’une manière aussi réfléchie et sous la forme d’images aussi jolies, usuelles à la fantaisie créatrice d’un écrivain.

Quoi qu’il en soit, Maurice, inquiet pour la santé de sa mère et désirant lui-même faire un séjour dans le Midi, lui suggéra l’idée de voyager et de quitter temporairement Nohant[27]. Mme Sand donne à Victor Borie le détail suivant, qui ne manque pas de valeur biographique et caractérise la manière d’être de ceux qui entouraient alors Mme Sand. Elle affirme ne pas pouvoir accepter les conditions offertes par la Revue de Paris, avec laquelle Borie était en pourparlers, étant trop gênée pour le moment sous le rapport financier, elle ajoute :

Je me prépare au départ pour Paris et l’Italie. Sans Manceau, qui me prête sa pauvre petite bourse, il me serait bien impossible de bouger avec tout ce que j’ai à payer avant de partir. Ce qui m’effraye ce n’est pas d’être sans le sou, j’y suis habituée ; c’est de me sentir incapable de travailler depuis la mort de cet enfant. Si je restais comme cela, il me faudrait pourtant bien secouer le fardeau qui pèse sur mes épaules… Maurice part, je crois, après-demain…

Le 23 février elle annonce à Maurice, déjà parti à Paris, que :

Manceau, qui a définitivement fini son image, commence à ranger, écrire, étiqueter tout ce qu’il faut mettre en ordre pour le départ. Je l’aide et nous ne tarderons pas à te rejoindre…

Le 26 elle lui dit :

Cher enfant, nous partons toujours le 28, la malle pour l’Italie est faite, je fais demain celle pour Paris afin de n’avoir pas à refaire des paquets…

Le 28 février 1855 George Sand et Manceau quittèrent donc Nohant, Maurice les rejoignit à Paris et, tous les trois, gagnèrent le Midi de la France, puis l’Italie, Mme Sand visita de nouveau Nîmes, Marseille, Toulon, et, par Gênes, Pise, se rendit à Rome et séjourna assez longuement aux environs de Frascati. Maurice ne resta que peu de temps, il fit un tour en Suisse et dans le Dauphiné, après quoi il alla chez son père à Guillery où il demeura jusqu’en juillet ; Mme Sand et Manceau quittèrent Frascati le 20 mai, ils revinrent par la Spezzia, Gênes et passèrent quelques jours à Paris afin de s’entendre avec des éditeurs et des directeurs de théâtre[28] avant de rentrer à Nohant.

Le changement d’air, le pays étranger, les œuvres d’art, les impressions surtout de la vie italienne, très différentes de celles de son premier voyage (1833-34), aidèrent Mme Sand à combattre son chagrin. C’est en Italie qu’elle se remit au travail. D’autre part l’intensité même de sa douleur lui fit recevoir avec calme la nouvelle de la mort de son ami le Malgache (Jules Néraud), survenue en avril 1855. Elle avait, selon son ancienne habitude, collectionné pour lui des plantes rares aux environs de Marseille et de Rome. Dans sa lettre à Ernest Périgois, gendre de Jules Néraud — (marié à sa fille Angèle et devenu vers cette époque l’ami de toute la famille Sand) — Mme Sand disait qu’avant de partir en Italie elle avait relu les lettres de son cher Malgache et que l’idée lui était venue d’en publier une partie, avec son autorisation, comme appendice à l’Histoire de ma vie.

Dans sa Correspondance imprimée et dans son Histoire, George Sand dit que lors de sa double douleur le livre de Jean Reynaud Terre et Ciel[29] lui fut d’une grande consolation. Les doctrines philosophiques de l’auteur se rattachaient aux doctrines qui avaient régné sur son esprit et la firent revenir à son point de départ, la philosophie de Leibnitz. Ce qui lui fut précieux dans le livre de Reynaud ce sont les preuves de l’immortalité de l’âme, la doctrine du développement progressif, de l’ascension graduelle de chaque âme individuelle, c’est-à-dire l’immortalité personnelle et les étapes par lesquelles passe chaque âme pour se rapprocher du Principe Divin. Cette croyance adoucit la douleur aiguë de la double séparation qu’elle venait de subir. Que de deuils depuis 1848 ! Hippolyte Chatiron, Chopin, la tante Maréchal, Gabriel de Planet, la petite Jeanne et Néraud[30]. Et si Mme Sand, cruellement éprouvée par les douleurs personnelles aussi bien que par les événements politiques, put supporter, coup sur coup, ces deux morts, ce fut grâce à sa croyance d’être réunie un jour à ses chers disparus. Répétons-le, le livre de Reynaud lui fut d’un grand secours.

Nous retrouvons aussi le reflet des idées de Reynaud et surtout de sa théogonie dans une œuvre de George Sand qu’on devrait passer sous silence par respect pour l’écrivain, tellement elle est médiocre ; son excessive étrangeté et la cause qui la fit écrire arrête pourtant notre attention. Agricol Perdiguier, réfugié à Genève après le coup d’État de 1851, recherchait des moyens d’existence. C’est alors qu’il s’adressa à George Sand au nom de l’éditeur Collier. Celui-ci affirmait son droit de priorité sur le titre inventé par lui pour une série d’études romantiques : les Amants illustres. Il était aussi fier de cette invention que s’il avait découvert la vapeur ou l’électricité. Perdiguier pria George Sand d’écrire une série d’histoires amoureuses ; si elle y consentait, en sa qualité d’intermédiaire, il devait gagner quelques sous. On devait consacrer chaque volume à l’histoire de deux amants illustres : Agnès Sorel et Charles VII, Marie Stuart et Rizzio, Héloïse et Abélard, Antoine et Cléopâtre, etc., etc., etc. Mme Sand entreprit ce travail à Nohant, à son retour d’Italie, et comme elle n’avait sous la main ni matériaux ni renseignements nécessaires, M. Paulin Limayrac se chargea du travail préparatoire, Il devait compulser les bibliothèques de Paris, faire des résumés, copier des citations, et envoyer tout cela à Nohant. Avec tout ce fatras de notes, George Sand devait créer une œuvre homogène et artistique. De plus, elle situa le premier roman de cette série — Evenor et Leucippe — à l’époque des premiers hommes. C’était encore tenter l’impossible. Soit que l’œuvre fût trop remplie de géologie, de biologie, etc., alors qu’elle devait être toute romanesque, soit que justement cette époque préhistorique n’ait pas été traitée et reconstruite assez scientifiquement, le résultat fut que le roman fut manqué. Il est aussi incroyable qu’ennuyeux. C’est la seule œuvre de George Sand que nous ayons lue avec une sorte d’ennui mêlé de dégoût. C’est une bouillabaisse de faits scientifiques, d’êtres mythologiques, d’une idylle dans le goût de Daphnis et Chloé, d’interminables élucubrations philosophiques sonnant faux, parce qu’elles sont mises dans la bouche des hommes… antédiluviens. Parfaitement ! des premiers hommes, car Evenor et Leucippe ne sont autres qu’Adam et Ève présentés de façon nouvelle. Dans une première esquisse ils apparaissaient même sous leurs vrais noms. Nous préférons la version biblique, naïve et colorée.

Dans la préface d’Evenor et Leucippe, George Sand donne un résumé serré et précis de l’histoire cosmique de la terre et de tous les cataclysmes qu’elle subit pendant des milliards d’années. Nous préférons, aussi, étudier cette histoire dans des ouvrages de géologie et non dans un roman. On trouve là l’écho de l’enthousiasme de Mme Sand et de Maurice pour les études géologiques et minéralogiques aussi bien que pour les autres sciences naturelles.

Puis, passant à la genèse et à la propagation de la vie organique sur la terre, l’auteur fait un peu de polémique contre Darwin, n’admettant pas que nous puissions avou* pour ancêtres des quadrumanes. Plus loin encore, George Sand émet ses opinions sur l’immortalité de l’âme et l’aptitude de la nature humaine à toujours progresser.

Puis, brusquement, elle commence l’histoire la plus ennuyeuse parmi les ennuyeuses et la plus incroyable parmi les incroyables.

Evenor, ce nouvel Adam, n’est pas le premier homme, non ! c’est l’enfant d’une peuplade quelconque qui existait déjà à l’époque où la Terre subissait encore les convulsions de sa formation. Evenor-Adam n’est pas un jouvenceau créé subitement, c’est un enfant qui grandit comme tous les autres enfants, il jouit d’une certaine autorité parmi ses camarades, cette autorité est d’autant plus grande qu’Evenor est l’inventeur de la langue parlée. Il nomme par leur vrai nom tant de choses que son papa et sa maman ne peuvent pas encore nommer, qu’il finit par s’enorgueillir et fait preuve d’autorité sur ses camarades ; lorsque certains lui refusent obéissance, il en est si vivement offensé qu’il s’enfuit, abandonne sa peuplade et se réfugie dans un désert. À notre époque de tels garçonnets, « point appréciés » par leurs copains, après avoir proféré la menace de s’en aller chez les Peaux-Rouges ou chez les Boërs, reviennent généralement au bout de peu de temps, remis à la raison par l’heure du dîner. Il est probable qu’Evenor aurait suivi leur exemple. Mais, hélas ! il vivait à l’époque antédiluvienne ou ternaire, nous ne savons pas au juste ! Il ne peut pas revenir : un cataclysme survient et le vallon d’où il avait fui se trouve obstrué par des rochers écroulés, un volcan surgit, la mer se déplace, et Evenor reste seul dans un désert. Privé de toute « communion avec les hommes » (pour avoir péché en se séparant volontairement de ses semblables, il doit expier par une espèce de réclusion solitaire), peu à peu il devient sauvage, oublie la parole et redevient un primitif. C’est alors qu’il rencontre une jeunesse, Leucippe. Celle-ci ne vit pas seulette — ça ne serait pas décent pour une jeune fille des temps antédiluviens — mais bien sous la tutelle d’une vieille duègne… pardon ! d’une vieille dive ! Avant les hommes, la terre avait été habitée par la race des dives, êtres mystérieux, obéissant à Dieu, espèces de voyants vivant sans passions jusqu’à deux cents ans, supportant la vie et acceptant la mort avec la même résignation. Cette dive, du nom de Télia, entreprend l’éducation d’Evenor et Leucippe et finalement bénit leur union. Nous supposons qu’au temps lointain des haches de silex ou de bronze on goûtait aux fruits de l’arbre du bien et du mal fort simplement. Or, la dive trouve indispensable de « préparer les âmes » de ses disciples en leur débitant une telle profusion d’élucubrations philosophiques et nébuleuses qu’il fallait être un androïde de l’ « âge de pierre » pour les entendre. Quant à les lire au vingtième siècle sans dégoût, impossible ! Nous ne suivrons pas Evenor et Leucippe dans leurs extraordinaires et horripilantes aventures qui tendent toutes à faire vaincre l’égoïsme d’Evenor et à le faire rentrer dans la « communion » avec le reste de l’humanité. Or, cette race humaine, divisée en trois tribus (comme dans la version biblique) avait été en proie aux guerres civiles, sous la néfaste influence de l’orgueilleux Sat et du non moins criminel Mos. L’arrivée de la douce et aimante Leucippe les réconcilie tous et « tout rentre dans l’ordre accoutumé ».

On ne peut pas comprendre comment l’auteur de l’alerte et spirituel Diable aux champs ou des Maîtres sonneurs respirant la fraîcheur des bois non paradisiaques, mais bien berrichons, a pu écrire cette œuvre où les hommes préhistoriques parlent comme des beaux esprits de salon, où notre vieil Adam, naïf et un peu bêta, apparaît sous les traits d’un bachelier es lettres et la gentille petite Ève à la fois comme une précieuse, pédante et une ingénue de théâtre.

George Sand jugea fort équitablement cette œuvre étrange en disant dans son avant-propos : « Elle peut paraître aux uns trop remplie de données scientifiques, aux autres trop fantastique. » Nous disons, à notre tour, qu’elle pêche par les deux côtés, mais surtout qu’elle appartient au genre prohibé par Diderot, étant justement du genre… ennuyeux.

Ayant ainsi commencé cette série de romans par celui d’Adam et d’Eve, George Sand n’alla pas plus loin. M. Paulin Limayrac refusa sa collaboration, voyant qu’il aurait trop à faire, et Mme Sand n’insista probablement pas sur la continuation de ce travail en commun, reconnaissant que cette manière d’écrire ne lui convenait pas.

Quant à l’idée générale de ce roman c’est le thème favori et perpétuel de George Sand : la purification, l’élévation d’un être par l’amour. Mais prêter un langage philosophique aux êtres de l’âge d’or, c’est faire renaître le maniérisme suranné des romans de Mlle de Scudéry.

Disons à ce propos que les romans de Mlle de Scudéry ont quelque rapport avec une autre œuvre de George Sand, écrite un peu ultérieurement — avec les Beaux Messieurs de Bois-Doré[31]. L’étude des visions berrichonnes et des légendes se rattachant à toutes les mares, forêts, tours et châteaux des environs de Nohant conduisit George Sand à écrire, entre autres, deux romans dont l’action se passe en Berry ; l’un de ces deux romans est tout fantastique, les Dames vertes[32], où l’on voit apparaître des revenants ; l’autre, les Beaux Messieurs de Bois-Doré — l’un des peu nombreux romans liistoriques de George Sand — peignant avec beaucoup de verve, d’esprit et de finesse l’époque transitoire entre les mœurs austères des chevaliers du moyen âge et les mœui^s des nobles de la cour de Louis XIII, lorsque sous l’influence de la mode et de l’amour naissant pour la culture intellectuelle se propagea la passion du bel esprit et des romans, entre autres de ceux de Mlle de Scudéry et de l’Astrée d’Urfé. C’est à cette époque que les gentillâtres simples et brutaux se changèrent en de mélancoliques et bucoliques rêveurs, soupirant après le pays du Tendre, et devinrent, sans s’en apercevoir eux-mêmes, grâce à l’influence de ces lectures, plus policés et plus humains.

Un autre roman de Mme Sand paraît avoir un rapport secret avec la série des Amants illustres, c’est Elle et lui[33], il présente la réalisation de l’idée de Musset « d’écrire un jour l’histoire de leur amour qui sera aussi connue que l’histoire de Roméo et Juliette, d’Héloïse et Abélard »[34]. Or, la série des Amants illustres devait aussi comprendre l’histoire d’Héloïse et d’Abélard. Il est fort possible, qu’indépendamment de la mort de Musset survenue en 1857, lorsque George Sand avait mentalement tracé le plan de cette série de romans, il lui était venu alors, par association d’idées, la pensée de raconter cette histoire amoureuse.

Nous avons dans notre volume II assez parlé d’Elle et lui ainsi que de la préface de Jean de la Roche[35] où George Sand avait avec tant de dignité répondu à ses ennemis et spécialement à Paul de Musset. Jean de la Roche appartient à la série de romans de Mme Sand se rattachant à l’histoire naturelle ; nous en parlerons tout à l’heure. Mais n’anticipons pas sur les événements et revenons à 1855.

Mme Sand revint d’Italie avec une ample provision d’observations et d’impressions de deux genres très différents. D’une part les fleurs d’Italie éveillèrent l’intérêt de l’écrivain déjà revenu à cette époque à la passion de ses jeunes années : la botanique, les sciences naturelles ; au fond, elle ne leur avait jamais été infidèle. Mais à partir de 1855 elle se met avec ardeur à herboriser, à définir et à classer les spécimens des végétaux divers trouvés par elle, Maurice ou Manceau, à les dessiner, à transplanter dans le jardin de Nohant, dans le but de les acclimater, des fleurs, des arbres les plus divers poussant dans les alentours à l’état sauvage, ou des plantes exotiques, pour observer les changements opérés par la culture, etc., etc., etc. Dès lors George Sand adresse continuellement à ses correspondants la demande de lui trouver, d’apporter ou d’envoyer un exemplaire de tel ou de tel autre genre ou famille de plantes croissant « probablement » dans leur pays, ou bien elle remercie ses correspondants pour l’envoi d’une de ces plantes. C’est aussi à partir de ce temps qu’elle tâche de soutenir le moral de ses amis ou amies, frappés par quelque épreuve sentimentale ou de quelque malheur personnel, en leur suggérant le goût des sciences naturelles, ayant acquis par expérience la conviction que c’est en ne se permettant pas l’analyse de son propre moi et en contemplant la nature qu’on trouve le meilleur remède moral. On lit dans les lettres de George Sand à différentes personnes, mais surtout dans ses lettres à Mme Amould-Plessy, à Solange, à M. Henri Amic, Francis Laur, et autres, des conseils et des indications sur ce qu’il faut faire et comment il faut s’y prendre. Cette pensée directrice apparaît dans beaucoup de romans de George Sand écrits durant cette période de sa vie, tels que : Flavie, Artonia, Valvèdre ; nous en trouvons aussi l’écho dans Jean de la Roche. Mais des réminiscences de botanique, de minéralogie, d’entomologie et de géologie se laissent en général noter dans presque toutes les œuvres de Mme Sand à partir de cette époque et jusqu’à ses derniers jours : roman, drame (par exemple le Lis du Japon tiré d’Antonia) ou même conte pour ses petits-enfants. C’est aussi un écho de cette passion pour la botanique et des impressions italiennes de 1855 que présentent les articles : la Villa Pamphili, les Jardins en Italie, les Bois, Giovanni Freppa et les maïoliques florentines[36]. »

D’autre part c’est la Daniella qui est comme le résumé des souvenirs de son séjour à Rome et à Frascati aussi bien que de ses observations sur les mœurs italiennes. Et on peut conclure, en lisant les articles précités ainsi que ce roman, que les impressions italiennes de George Sand furent plutôt négatives.

Dès son premier voyage en Italie avec Musset, George Sand avait avoué qu’elle était souvent lasse d’admirer les marbres antiques et qu’une petite fleur modeste ou l’eau glacée d’une fontaine lui donnaient plus de joie que les œuvres d’art. Cette note-là, plus accentuée encore, se retrouve dans les lettres de George Sand datées du second voyage italien, en 1855 :

Frascati, mars 1855.

… D’ailleurs, Rome, à bien des égards, est une vraie balançoire ; il faut être ingriste pour aimer et admirer tout, et pour ne pas se dire, au bout de trois jours, que ce qu’on a à voir est absolument pareil à ce qu’on a déjà ti sous le rapport de l’aspect, du caractère, de la couleur et du sentiment des choses. Ensuite, on peut entrer dans le détail des ruines, des palais, des musées, etc., et, là, c’est l’infini ; car il y en a tant, tant, tant, que la vie d’un amateur peut bien n’y pas suffire. Mais, quand on n’est qu’artiste, c’est-à-dire voulant vivre de sa propre vie, après s’être un peu imprégné des choses extérieures, on ne trouve pas son compte dans cette ville du passé, où tout est mort, même ce que l’on suppose encore vivant.

C’est curieux, c’est beau, c’est intéressant, c’est étonnant ; mais c’est trop mort, et il faudrait savoir sur le bout des doigts, non seulement ce fameux livre de Rome au siècle d’Auguste, mais encore l’histoire de Rome à toutes les époques de son existence ; il faudrait vivre là dedans, l’esprit tendu, la mémoire mirobolante et l’imagination éteinte.

Il fut un temps, sous l’Empire, où l’on s’asseyait sur le tronçon d’une colonne, pour méditer sur les ruines de Palmyre ; c’était la mode, tout le monde méditait. On a tant médité, que c’est devenu fort embêtant et que l’on aime mieux vivre. Or, quand on a passé plusieurs journées à regarder des urnes, des tombeaux, des cryptes, des colombarium, on voudi’ait bien sortir un peu de là et voir la nature. Mais, à Rome, la nature se traduit en torrents de pluie jusqu’à ce que, tout d’un coup, viennent la chaleur écrasante et le mauvais air. La ville est immonde de laideur et de saleté ! c’est La Châtre centuplée en grandeur ; car c’est immense et orné de monuments anciens et nouveaux qui vous cassent le nez et les yeux à chaque pas, sans vous réjouir, parce qu’ils sont étouffés et gâtés par des amas de bâtisses informes et misérables. On dit qu’il faut voir cela au soleil ; je ne dis pas non, mais il me semble que le soleil ne peut pas raccommoder ce qui est hideux.

La campagne de Rome si vantée est, en effet, d’une immensité singulière, mais si nue, si plate, si déserte, si monotone, si triste, des lieues de pays en prairies, dans tous les sens, qu’il y a de quoi se brûler le peu de cervelle qu’on a conservée après avoir vu la ville…[37]

Frascati, 14 avril 1855.

…La nature y est belle, surtout jolie ; car ne croyez pas un mot de la grandeur et de la sublimité des aspects de Rome et de ses environs. Pour qui a vu autre chose, c’est tout petit ; mais c’est d’un coquet ravissant. Entendons-nous pourtant, c’est le petit dans le grand ; car cette campagne romaine, tout unie, est immense comme une mer environnée de montagnes. Mais les détails, les ruines, les palais, les églises, les collines, les lacs, les jardins, tout cela paraît hors de proportion avec la scène qui les continue.

…Le jour de Pâques a été aussi un beau jour très chaud ; nous l’avons passé à Rome, où nous avons reçu la bénédiction urbi et orbi. C’est une cérémonie très vantée, mais qui n’est pas miso eu scène avec art. Le goût français manque à toute chose, ici comme ailleurs. La nature s’en moque. Elle nous prodigue les fleurs que l’on cultive dans nos jardins avec respect. Ici, en plein désert, on marche sur le réséda, sur les narcisses, sur les cyclamens et mille autres fleurs adorables dont je vous fais grâce, à vous qui ne connaissez que les tulipes[38]

…Ici tout est différent, depuis a jusqu’à z, de ce qui est chez nous. Hommes et bêtes, coutumes, idées, besoins, terre, plantes, air, c’est uu autre monde. Je ne sens pas la puissance de séduction de ce pays autant qu’on me l’avait annoncé. Trop de choses sont en désaccord avec notre manière de voir et de sentir ; mais je reconnais qu’il est bon de l’avoir vu, ne fût-ce que pour aimer davantage cette douce France au ciel gris, où les hommes, si peu hommes qu’ils soient, sont encore plus hommes que partout ailleurs…

Même en ce qui regardait la nature italienne, la flore, les effets de lumière et d’ombre, Mme Sand ne partageait pas les admirations et les enthousiasmes reçus des « italianomanes ». Selon elle la flore — ou plutôt les arbres dans le sens exact du mot « sont durs, âpres de tons, trop gigantesques ; les plantes vertes ne sont pas doucement balancées par la brise, mais seulement secouées par les tempêtes, les troncs de cyprès ressemblent aux colonnes en faisceaux des cathédrales, les oliviers, les lauriers, les raja-tes et les orangers — tout cela manque de grâce, de douceur, est trop dur de ton et de lignes, comparé à la flore de l’Europe centrale ». George Sand le répète sur tous les tons dans ses articles les Bois et la Villa Pamphili. Seules les fleurs d’Italie la ravissaient, les sauvages comme celles qu’on cultivait dans les jardins, et elle en parle avec admiration dans le dernier de ces deux articles, dans les pages intitulées les Jardins en Italie et dans ses lettres privées. Dans ce dernier article elle décrit encore avec beaucoup de sympathie ces fantaisies du dix-huitième siècle qui sont restées à peu près intactes dans les jardins des villas romaines : « ruines », cascades et cascatelles, lacs artificiels et arbres chantants, escaliers gigantesques menant à quelque papillon minuscule, grottes, portiques, colonnades, etc., etc. Il est évident que toutes ces bâtisses et tous ces ornements si naïvement romantiques avaient fait vibrer la corde sensible de George Sand, son amour de tout ce qui était quelque peu empreint d’un romantisme d’opéra. Au contraire elle resta froide à l’égard de l’antiquité classique, et en décrivant Rome et ses monuments avec une dose très visible de critique et de scepticisme, elle parle avec enthousiasme de toutes ces villas, ces palais abandonnés et ces ruines aux environs de Frascati et Albano où elle passa quelques semaines avec Maurice et Manceau.

… Mais ! mais, quand on est sorti de cette immensité plate, quand on arrive au pied des montagnes, c’est autre chose. On entre dans le paradis, dans le troisième ciel. C’est là que nous sommes.

… Le lieu où nous sommes est si beau, si étrange, si curieux, si sublime et si joli en même temps, que j’en aurai pour toute une saison à te raconter. Réjouis-toi donc de notre fortune présente ; car nous sommes enfin payés de nos fatigues et de nos déceptions, payés avec usure. Tu peux lire ma lettre à Solange. Tu sauras comment nous sommes campés ; mais nos promenades, rien ne peut en donner l’idée. C’est à chaque pas une découverte. Aujourd’hui, par exemple, nous avons passé la journée dans un immense palais entièrement abandonné au haut d’une colline. J’ai pensé à toi, mon petit Lambert. Ah ! qu’on serait heureux d’être riche et d’associer tous ses enfants aux Tais plaisirs que l’on rencontre. Que de souterrains, que de fleurs, que de ruisseaux, de cascades, d’arbres monstrueux, de ruines, de cours abandonnées, de rocailles brisées, de statues sans nez, d’herbes folles, de mosaïques couvertes de gazon et d’asphodèles ! C’est à en rêver ; et des galeries et des escaliers sans fin qui s’en vont du ciel au fond de la terre, un tas de constructions inexplicables, les vestiges d’un luxe insensé ensevelis sous la misère ; et tout cela au sommet d’un panorama de montagnes, de terres, de mers à donner le vertige. C’est trop beau[39].

Toutes ces ruines romantiques et les villas frascatanes : Piccolomini, Taverna, Falconieri, Mondragone, George Sand les décrivit dans son roman la Daniella.

Quant aux impressions de la vie et des mœurs italiennes, Mme Sand, malgré toute sa sensibilité artistique et son don d’observation, regardait tout ce qui se déroulait devant elle avec un certain parti-pris empreint des doctrines émancipatrices du dix-huitième siècle et de celles de Leroux. Au lieu de simplement noter sur le vif les mœurs, les particularités pleines de couleur, les us et coutumes de la population et des hautes classes italiennes, ou de s’extasier sur la beauté des pierres antiques, George Sand introduisit d’emblée dans ses observations un élément de douleur et d’indignation « civique » sur le « paganisme » et le « cléricalisme » ; elle vit dans la misère, la paresse, la malpropreté et les superstitions demi-païennes des méridionaux, les fruits de la domination des « calotins » ; elle attribua à tout le peuple la filouterie, la mendicité, la fainéantise et l’avidité des bas-fonds urbains, qui sont surtout en rapports avec les étrangers ; elle se déclara indignée par la promiscuité des ruines antiques avec les haillons pittoresques et les banales demeures modernes des indigents romains, et, selon le proverbe russe, « elle ne vit pas la forêt pour avoir trop regardé les arbres » : elle ne sentit pas le parfum de cette vraie antiquité de la Ville éternelle, son immuabilité au milieu de cette accumulation incomparable de tous les styles, de toutes les époques, de tous les siècles, dont chacun éprouve l’enchantement sur les ruines du Forum, dans la basilique de San Paolo fuori le mura, à San Pietro in Montorio, sur l’arène du Colisée, dans quelque palais romain du moyen âge ou sous les voûtes de l’édifice colossal de Bramante. Et ce parti-pris se refléta dans ce roman où nous est raconté l’amour romanesque du peintre Jean Valreg pour une certaine stiratrice du nom de Daniella, c’est-à-dire simplement pour une blanchisseuse frascatane, histoire compliquée par la jalousie de l’ex-maîtresse de ladite stiratrice, miss Médora, et les aventures fantastiques du libre-penseur italien comte de Monte-Corona, que la police papale poursuit, ainsi que Valreg. Les impressions négatives, produites sur l’auteur par la vie italienne contemporaine se reflétèrent tellement dans la Daniella que, lorsque ce roman parut, le vieil ami de Mme Sand, Luigi Calamatta, lui adressa des reproches, lui disant qu’il s’étonnait comment elle pouvait, d’une part, ne pas comprendre les beautés du Colisée et de tous les merveilleux monuments antiques, et, d’autre part, attaquer la malheureuse Italie opprimée, souffrant sous le double joug : étranger et clérical. George Sand répondit immédiatement à Calamatta par la lettre pleine de signification que voici :

Nohant, 6 avril 1867.

Tu ne sais pas ce que tu dis avec ton Colisée, ton forum, ton grand peuple et ton cri de vengeance que l’on doit crier sur les toits. Je te passe ton goût d’artiste, c’est ton droit, et je ne dispute pas arec ceux qui ont leur puissance (une véritable puissance) dans leur point de vue. Je serais bien fâchée de les ébranler, si je le pouvais, et, comme je ne le peux pas, mes notions et mes instincts, cà moi, sont le droit de ma thèse, sans aucun danger ni dommage pour ceux qui sont forts avec la thèse contraire.

Quant à ce que je devais dire sur les martyrs de la cause, je l’ai dit ; mais cela doit rester dans le tiroir jusqu’à nouvel ordre. Tu crois donc que l’on est libre de dire quelque chose ? Je te trouve beau, toi, avec tes mains dans tes poches, sur le pavé de Bruxelles ! J’ai essayé, au dernier chapitre du roman, de faire pressentir quelque chose de ma pensée ; mais il n’est pas dit encore que cela passe.

Trois lignes sur Lamennais ont été coupées à propos des capucins de Frascati, chez lesquels il avait demeuré, et pourtant la Presse fait son possible pour laisser vivre le rédacteur ; ma ! nous sommes dans le royaume de la mort !

Donc, puisque l’on ne peut parler de ce qui, à Rome, est muet, paralysé, invisible, il faut éreinter Rome, ce que l’on en voit, ce que l’on y cultive, la saleté, la paresse, l’infamie. Il ne faut faire grâce à rien, pas même aux monuments qui consolent les stupides touristes, faux artistes sans entrailles, sans réflexion, sans cœur, qui vous disent : « Qu’est-ce que ça fait, les prêtres et les mendiants ? ça a du caractère, c’est en harmonie avec les ruines, on est très heureux ici, on admire la pierre, on oublie les hommes. »

Eh bien non, je ne veux rien admirer, rien aimer, rien tolérer dans le royaume de Sat^n, dans cette vieille caverne de brigands. Je veux cracher sur le peuple qui s’agenouille devant les cardinaux. Puisque c’est le seul peuple dont il soit permis de parler, parlons-en ! celui dont on ne parle pas est hors de cause. Si quelqu’un prend, grâce à moi, Rome, telle qu’elle est aujourd’hui, en honneur et en dégoût, j’aurai fait quelque chose. J’en dirais bien autant de nous, si on me laissait faire ; mais on a les mains liées, et je n’insiste jamais, pour que d’autres s’exposent à ma place.

Et puis, d’ailleurs, nous autres Français, nous ne sommes jamais si laids qu’un peuple dévot et paresseux. Nous nous trompons, nous nous grisons, nous devenons fous. Mais pourrait-on, faire de nous ce que l’on a fait de Rome ? Chi lo sa ? peut-être ! Mais nous n’y sommes pas.

Il est donc bon de dire ce qu’on devient quand on retombe sous la soutane, et j’ai très bien fait de le dire à tout prix. Cela doit fâcher des cœurs italiens ; s’ils réfléchissent, ils doivent m’approuver[40].

Mais presque simultanément, précédant de peu de jours la lettre privée de Calamatta à Mme Sand, parut dans le Siècle un article d’Anatole de La Forge qui adressa à ]lme Sand une lettre ouverte au nom de MM. Henri Martin, Manin, Ary Scheffer, du général Ulloa et autres. Ces messieurs déclaraient leur chagrin à propos des expressions dont George Sand s’était servie en parlant de l’Italie, George Sand répondit sur-le-champ par une lettre adressée au directeur politique du Siècle, M. Havin, et envoya une copie de cette lettre à Charles Edmond, pour l’imprimer dans la Presse. Dans sa lettre inédite du 14 mars 1857 à ce même Charles Edmond, nous trouvons à ce propos les lignes suivantes :

Cher ami, je vous envoie ci-contre la copie d’une lettre que je vous prierai de faire insérer dans la Presse, dès que le Siècle l’aura publiée, et même avant, si le Siècle, qui ne m’aime pas du tout, tarde trop à faire son devoir. J’y ai joint un en-tête, note explicative que vous arrangerez ou retrancherez si vous le jugez à propos, mais qui me paraît cependant utile pour préciser la question. Vous voyez qu’on m’attaque beaucoup parce que je me suis permis de dire la vérité sur l’état de la population romaine, et que l’on veut sottement me faire crime de ce dont on devrait me faire un remerciement. J’ai eu le courage de dire ce que l’Église fait des hommes qu’elle gouverne spirituellement et politiquement, et de protester contre les touristes sans entrailles qui pardonnent à l’abaissement de la race humaine, à cause de la beauté de l’air et des pierres, du pittoresque des haillons et de la mise en scène pontificale (choses souillées ou ratées bien réellement).

Il devient donc bien nécessaire que nous nous entendions au phis vite sur le résumé de hi fin et que vous me le laissiez aussi entier que possible. Autrement vous me livreriez aux bêtes, et vous êtes trop chevalier slave pour le vouloir.

Cependant si vous croyez pouvoir me donner plus de liberté en mettant en note que vous n’endossez pas, en tant que journal (opinion collective) la responsabilité de mon dire, vous ne me fâcherez pas : faites.

Émile[41] a dû vous voir pour nos affaires. Je travaille donc toujours pour vous[42] ; à vous de cœur.

G. Sand.

Ne négligez pas de me répondre pour cette conclusion du roman, il le faut absolument.

Quant à sa lettre même, adressée aux journaux, elle est ainsi conçue :

À Monsieur Havin, directeur politique du « Siècle »

Monsieur,

Veuillez me permettre de dire, dans votre honorable journal, que si MM. Henri Martin, Manin, Ary Scheffer et le général Ulloa pensaient avoir un reproche à m’adresser, ils ne se fussent pas servis de la plume d’un intermédiaire. Je connais assez leur loyauté pour être très certaine qu’ils n’ont chargé personne de la rédaction d’un manifeste contre moi.

En ce qui touche particulièrement M. Henri Martin, qui veut bien m’honorer depuis longtemps de son amitié, j’affirme qu’une discussion affectueuse et réfléchie m’eût été présentée par lui dans une lettre particulière, sans jamais prendre la forme d’un procès de tendance à la voie des journaux.

Je n’ai donc point à répondre à la lettre de votre correspondant, et je me fie à votre délicatesse pour l’insertion immédiate de la mienne dans les colonnes du Siècle.

Agréez, monsieur, l’expression de mes sentiments très distingués,

George Sand.
Nohant, 14 mars 1857[43].

En réponse à ces lignes vint de la part de MM. Manin, Ulloa et Ary Scheffer la confirmation d’avoir en effet chargé M. de Laforge de donner voie à leur protestation. Alors George Sand fit paraître, toujours dans le Siècle, une seconde lettre adressée cette fois directement à MM. Manin, Ulloa et Ary Scheffer.

Messieurs,

Puisque vous avez cru devoir signer la déclaration suivante publiée dans le Siècle :

a Nous déclarons avoir autorisé M. Anatole de la Forge à exprimer nos regrets à Mme Sand, à propos des expressions dont elle s’est servie en parlant de l’Italie. »

Permettez-moi de vous demander s’il vous convient de signer la déclaration complète.

À savoir qu’il résulte de la lecture entière du roman intitulé la Daniella.

« Que les opinions de Mme Sand ont subi une triste métamorphose ; qu’elle insulte à l’infortune d’un peuple opprimé ; qu’elle prête l’appui de sa plume aux détracteurs de l’Italie ; qu’elle ajoute sa signature au bas de l’acte d’accusation que dressent contre l’Italie d’aveugles et injustes persécuteurs ; que les amis de l’Italie sont affligés de la rencontrer dans les rangs de ses adversaires ; enfin, que de gaieté de cœur, elle lance l’outrage aux fronts sur lesquels elle devrait placer des couronnes. »

Vous devez, messieurs, cette déclaration à M. Anatole de la Forge, ou vous me devez, à moi, une réparation d’honneur. Ce n’est pas parce que je suis une femme que vous auriez bonne grâce à me la refuser.

Mais s’il vous plaît d’assumer la responsabilité des expressions dont s’est servi votre interprète en parlant de moi, et de faire connaître que ses sentiments sur mon compte sont les vôtres, je me le tiendrai pour dit et ne répondrai pas un mot, n’ayant plus alors qu’à pardonner une horrible injustice à des hommes qui ont beaucoup fait, l’un pour son art, les autres pour leur patrie.

Ce silence et ce pardon seront de ma part une justification plus frappante que des paroles. Les cœurs droits n’y verront point une fin de non-recevoir, mais un acte de respect envers vous, aussi bien qu’envers moi-même.

Agréez, Messieurs, l’expression de mes sentiments très distingués.

George Sand.
Nohant, 19 mars 1857.

Ce même jour, le 19 mars, elle écrit à Charles Edmond :

Cher ami, vous ne m’écrivez pas, vous m’envoyez mes épreuves sans dire ce que vous comptez retrancher. Vous ne pouvez, sans me blesser et m’affliger beaucoup, me laisser désarmée devant l’insulte que m’infligent MM. Manin, Ary Scheffer et Ulloa. Je vous prie donc de ne rien retrancher de ce que je marque au crayon, ou je serai forcée de sommer le Siècle, qui ouvre ses colonnes à l’outrage, de publier le chapitre à ses risques et périls. Comment trouvez-vous ces exécuteurs des hautes œuvres ?

Mais votre silence me tourmente. Songez que la querelle devient grave pour moi.

À vous de cœur,
G. Sand.

Enfin le 2 avril elle inséra une dernière lettre à ces messieurs, ainsi rédigée :

Messieurs,

Je dois accepter vos explications, bien qu’elles ne me satisfassent pas complètement. Quant à M. Ary Scheffer, qui n’a pas dans les malheurs ou les travaux de sa vie politique les mêmes excuses à une trop vive susceptibilité, je pardonne à l’artiste, ainsi que je l’ai promis, et je le mets hors de cause.

Quant à vous, messieurs, je persiste à trouver votre alarme mal fondée, et votre empressement à la laisser traduire eu paroles publiques très irréfléchi. Je n’ai pas besoin que l’on m’enseigne ce que je dois de respect et d’affection aux martyrs de l’Italie ; je le sais.

En disant que l’Italie ne saurait être purifiée[44], j’ai fait parler un personnage de roman qui doute de la femme qu’il aime et qui, dans une heure de spleen, l’identifie avec le milieu qu’elle habite, avec la terre à laquelle elle appartient. Quelques chapitres plus loin, il retrouve, dans la pureté de cette femme, l’espoir et la foi qui lui manquaient. C’est ce qui m’a fait dire qu’un roman ne devait pas être lu comme un recueil de sentences. Les hommes politiques ne sont pas forcés de savoir ce que c’est qu’un roman, et comment le fait y répond, parfois mieux que les paroles, aux axiomes placés dans la bouche des personnages. Mais aussi les hommes politiques ne sont pas forcés de lire ces sortes d’ouvrages et de les juger. Ce n’est pas leur état.

En disant qu’un peuple a le gouvernement qu’il mérite[45], j’ai très nettement et très clairement désigné et spécifié le lazzaronisme napolitain. Mais quand même j’aurais appliqué la sévère parole de M. de Maistre à toute l’Italie, ce qui, par rapport à la politique d’invasion de l’Autriche n’est pas et ne peut pas être, je n’aurais fait que rendre plus d’hommage aux minorités qui protestent.

Les expressions dont on s’est servi à mon égard, sont donc blessantes pour le plaisir de l’être, et resteront comme une grave erreur dans la vie du jeune homme qui s’en est fait un mérite à vos yeux. Vous ne les avouez pas, je le crois bien ! Mais en faisant si bon marché de mon mécontentement et en me disant que le débat n’est pas là, vous vous trompez. Il est là et non ailleurs, car je n’admets pas qu’il y ait discussion entre nous sur la question italienne au point de vue où il vous plaît de la placer.

Quant aux paroles de mon ami M. Henri Martin, avec lesquelles vous désiriez conclure, comme dans une lettre particulière il m’a déclaré n’avoir pas lu le roman, je suis certaine qu’il m’autorise à changer cette conclusion et à dire que, non seulement j’ai servi et servirai encore la cause de l’Italie, mais que je la sers aujourd’hui mieux que jamais.

Agréez, messieurs, l’expression de mes sentiments très distingués.

George Sand.
Nohant, 29 mars 1857.

Mme Sand ajouta, de plus, à l’adresse de M. Manin seul, les lignes suivantes :

Nohant, 30 mars 1857.
Monsieur,

Au moment d’envoyer cette lettre au Siècle, je reçois celle que vous me faites l’honneur de m’adresser en particulier. Je vous en remercie ; mais il ne me convient pas de vous en remercier en secret. On s’est piqué d’assez de franchise envers moi pour que je puisse réclamer un peu de sincérité. C’est donc avec sincérité et devant tout le monde, que je consens à vous serrer la main.

George Sand.

Toutefois Mme Sand « tendit la main », même à Manin, pas très franchement, mais bien avec un dépit rentré, comme on le voit par sa lettre inédite à Charles Edmond datée de ce même 30 mars. Après y avoir vanté Nefftzer qui avait fait preuve d’un grand courage personnel en cette affaire et témoigné beaucoup d’amitié à Mme Sand, et après avoir parlé de l’entreprise d’Émile Aucante qui avait fondé à Paris un bureau littéraire dans le but de faciliter les relations entre les écrivains et les éditeurs, Mme Sand ajoute que les éditeurs devraient eux-mêmes comprendre l’utilité d’une telle entreprise.

Mais, dit-elle, qui est-ce qui comprend quelque chose ? Ce n’est pas Manin qui comprend le français, ni Ary Scheffer qui comprend l’italien, ni notre gouvernement qui comprend la papauté comme il faut. Comprenez que je suis à vous de cœur et chargez-vous de mon billet pour M. Nefftzer.

C’est ainsi que cet incident fut enfin clos. Mais Mme Sand avait accumulé en son âme beaucoup d’amertume. Ces lignes écrites à Charles Poncy le 20 avril en sont la preuve :

Nohant, 20 avril 1857.

…Je suis bien aise que Daniella vous ait amusé. La danse a fini par un coup de balai que la police m’a donné dans les jambes, pour m’apprendre à dire que le pape était un fichu souverain et sa prêtraille une clique. La police est si pieuse ! Et puis, quelques Italiens bêtes m’ont cherché noise, ce qui m’a forcée de me moquer d’eux. Vous avez dû voir tout cela dans le Siècle. Si vous ne l’avez pas lu, par hasard, ne le cherchez pas, ça n’en vaut pas la peine…

C’est ainsi que Daniella causa à son auteur beaucoup d’ennuis et d’inquiétudes. Il faut d’autre part noter, dès à présent, que l’excitation extrême de Mme Sand contre le catholicisme et le clergé — qui se fait déjà sentir dans la Daniella et dans les lettres d’Italie et se laisse de plus en plus remarquer chez elle dès cette époque, — arriva à son apogée dans la décade suivante, de 1860 à 1870, et se fit voir dans des œuvres littéraires ainsi que dans certains faits notoires de sa vie privée, dont nous parlons plus loin.

Les ennuis causés par Daniella ne se bornèrent toutefois point à cette polémique de journaux. La Presse, où parut ce roman, reçut deux avertissements successifs, parce que les tendances anticléricales de l’auteur, ainsi que la narration des exploits accomplis par Jean Valreg en compagnie des membres d’une société secrète, le prince de Monte-Corona et son médecin, pour déjouer la surveillance de la police et pour s’échapper heureusement ne pouvaient être du goût des ministres et censeurs napoléoniens, La Presse reçut donc, en décembre, un troisième avertissement l’exposant à la suspension sans autre forme de procès. Mme Sand, sentant que les deux premiers avertissements l’atteignaient, fut effrayée à l’idée de voir un millier de travailleurs, prêtes et autres, jetés sur le pavé, si le journal était suspendu. Elle comprit que le roman mécontentait surtout l’impératrice Eugénie, protectrice des cléricaux, et elle s’adressa bravement à cette dernière, implorant sa protection et sa miséricorde pour les malheureux ouvriers innocents[46].

En 1859, lors de la guerre pour l’indépendance italienne, George Sand a fait paraître deux articles par lesquels elle semble avoir voulu effacer l’impression déplaisante produite sur les lecteurs italiens de Daniella par certaines de ses pages. D’autre part Mme Sand semble avoir voulu aussi faire la paix avec M. de La Forge et lui faire oublier la polémique de 1857. Dans son article Garibaldi, en racontant la vie de ce grand homme d’après plusieurs de ces biographes, elle citait, après M. F.-T. Perrens, huit lignes de M. Anatole de la Forge. Et après avoir transcrit quelques lignes de lui, peignant la vie de Garibaldi au milieu de sa famille sur l’île de Caprera, elle recitait encore une fois M. de La Forge (son article paru le 26 mai 1859 dans le Siècle), en faisant précéder cette citation de ces mots flatteurs :

« Nous citerons encore avec plaisir M. A. de La Forge pour dire… » etc., etc.

Et dans son article la Guerre, George Sand consacrait au pays qu’elle avait si sévèrement jugé dans Daniella les lignes enthousiastes que voici :

… Oui, chère Italie, sœur de la France, on naît chez nous avec ton amour dans le cœur. C’est un instinct passionné qui lutte et qui souffre comme le tien lutte avec l’amour de la liberté. Quand on met le pied sur ton sol et que l’on te voit éteinte et comme morte sous le poids de l’étranger, on est tenté de te maudite et l’odeur de tes sépulcres vous navre et vous glace. Mais, si tu fais un mouvement, si tes morts ressuscitent, si tes enfants accablés se relèvent, si tu jettes en cri d’appel et de détresse vers nous, à son tour, notre sang se ranime et bouillonne.

Oui, c’est bien une voix du sang, et nous volons vers toi, entraînés par une puissance qui ne raisonne plus, et qui fait bien de ne pas rai sonner.

Raisonner sur quoi ? Elle est tombée par sa faute, cette infortunée ? elle nous a méconnus souvent ? elle a été victime de mille erreurs ? elle a été égarée par la superstition, paralysée par le dégoût, vaincue par les délices de son climat, endormie par les pompes de son culte et l’orgueil de ses beaux-arts ! Soit, c’est possible, mais la voilà qui souffre et qui crie. Entendez-vous ? on la brise, on la torture, cette reine déchue de l’ancien monde, cette déesse de l’intelligence, source immortelle du feu sacré des nations ! Cornons, il faut la sauver… Si rien n’est plus déplorablement illogique que l’Italien asservi, rien n’est plus beau que de le contempler dans le retour de sa volonté et de sa force. Comme le Français, l’Italien ne sait rien être à demi…

Nous nous sommes longuement arrêtés sur la polémique provoquée par Daniella, justement parce qu’elle avait éveillé tant de bruit en son heure, mais aussi parce que ce roman résume les impressions italiennes de George Sand en 1855 et qu’il est, en même temps, l’écho de ses sympathies démocratiques et progressistes que ni les circonstances ni les années ne parvenaient à étouffer[47]. Comme œuvre littéraire, la Daniella ne mérite pas tant d’attention. La fable se distingue non seulement par un entassement d’improbabilités romantiques, d’une quantité excessive de bandits, de souterrains, de capucins et d’espions, mais encore d’un certain manque de goût spécial, qui caractérise les œuvres contemporaines de ce que nous appelons l’époque théâtrale de Nohant. Dans les pièces de marionnettes, ainsi que dans les pièces improvisées du théâtre de Nohant, toutes sortes de meurtres arrivaient à chaque moment, et certes il était bien indifférent pour les spectateurs combien de pupazzi Balandard ou Pierrot assommaient de leur latte ou combien de malfaiteurs le héros de la commedia dell’ arte transperçait de son épée, les enfilant comme des cailles sur une broche. Tout cela était si risiblement invraisemblable que cela n’excitait aucune émotion. Mais lorsque Jean Valreg et d’autres héros du roman de George Sand qui, comme tous les romans possibles, tâchent avant tout de donner au lecteur l’illusion de la réalité, lorsque ces héros, dès le premier chapitre, tantôt fracassent la tête d’un bandit ou jettent au bas d’un mur un espion, frère de l’héroïne, ou tirent un coup de fusil à bout portant sur quelqu’un d’autre encore, alors le lecteur éprouve une gêne et s’étonne infiniment que la plume de George Sand ait pu écrire de telles scènes et aventures, bonnes pour des romans de petite presse et paraissant surtout déplacées au milieu de pages remplies de fines analyses psychologiques et de poétiques tableaux de la nature. Cela manque de tact et de goût ; et la cause de cette aberration du goût, nous sommes positivement enclins à la voir dans l’engouement simultané de Mme Sand pour les bouffonneries et les mélodrames outrés de marionnettes, dans son habitude de la redondance et des trucs de la comédie italienne.

Le séjour en Italie réveilla chez Mme Sand son ancienne passion des voyages, mais n’ayant ni les moyens ni le temps d’entreprendre tous les ans quelque grand voyage à l’étranger, elle se borna l’année suivante à faire en compagnie de Manceau une excursion dans sa chère forêt de Fontainebleau.

Dans sa lettre à Charles Poncy, du 23 juillet 1856, nous trouvons à ce propos les lignes suivantes, très intéressantes pour nous :

… J’ai tant manqué à mes espérances, que je ne veux plus fixer de but à mes courses.

Celle que je méditais l’hiver dernier s’est résolue en quelques jours d’avril dans la forêt de Fontainebleau, une des plus belles choses du monde, il est vrai, mais si près de Paris, qu’on n’appelle même pas cela une promenade. J’aspire pourtant toujours à l’absence. L’absence pour moi, c’est le petit coin où je me reposerais de toute affaire, de tout souci, de toute relation ennuyeuse, de tout tracas domestique, de toute responsabilité de ma propre existence. C’est ce que j’avais trouvé l’autre année, à Frascati pendant trois semaines, et à la Spezzia pendant huit jours. C’est là ce que je demande au bon Dieu de retrouver pendant six mois quelque part, sous un ciel doux et dans une nature pittoresque ; rêve bien modeste, mais qui passe devant moi dix ans de suite sans se laisser attraper…

L’année suivante, en 1857, Mme Sand réussit à « attraper » son rêve et à réaliser son éternelle aspiration, vivre dans une « maison déserte » ou dans une « chaumière »[48].

À la fin de juin de cette année Mme Sand s’en vint avec Manceau et avec le naturaliste M. Depuiset faire une petite excursion aux bords de la Creuse ; elle la refit au commencement de juillet — après le départ de M. Depuiset pour Paris et le retour de Maurice, — avec ce dernier et avec l’actrice Bérangère qui passa, cet été, quelques semaines à Nohant.

Lors de ces deux excursions Mme Sand se prit d’amour pour le petit village de Gargilesse situé au bord de la petite rivière du même nom, confluent de la Creuse, dans une vallée profonde, protégée de tous côtés par des montagnes. Les environs de Gargilesse attiraient Mme Sand par leur pittoresque et par la richesse de leur flore et faune. On y attrapait souvent des spécimens rares de papillons et d’autres insectes qui ne se rencontrent qu’au Midi de la France ou en Algérie, ce qui s’explique par la température constante et assez élevée de ce petit vallon. L’eau de la rivière paraissait à Mme Sand souveraine pour les maladies d’intestins et de reins. Enfin la possibilité de se cacher pour plusieurs jours dans un endroit où n’arrivaient ni les lettres demandant des réponses, ni les visiteurs importuns, où l’on pouvait, en toute liberté, travailler dans un calme absolu et dans le milieu le plus primitif, dans une maisonnette déserte tant recherchée par George Sand, — tout cela fit qu’elle se prit à rêver d’habiter Gargilesse, ne fût-ce que pendant une dizaine de jours, ou de pouvoir s’y réfugier de temps à autre.

Alors Manceau, toujours prompt à se décider quand il s’agissait de faire plaisir à autrui ou de rendre service à quelqu’un de ses proches, prêt surtout à tous les sacrifices pour Maurice et pour sa mère, acheta l’une des maisonnettes qui plaisait à Mme Sand. On commença immédiatement à la réparer et à l’arranger, afin que chacun y eût son petit coin, lors des séjours à Gargilesse.

Ces excursions aux bords de la Creuse par les journées brûlantes de juillet, les chasses aux lépidoptères et aux scarabées, faites par les jeunes entomologistes en plein midi, les causeries avec le pêcheur de l’endroit, Moreau du Pin, les déjeuners champêtres au bord de la rivière, les escalades des rochers et des pics, bref, tout le séjour à Gargilesse et l’acquisition de la maisonnette, George Sand le décrivit avec une verve, un entrain et une poésie incomparables dans une série d’esquisses intitulées Promenades autour d’un village, mais imprimées d’abord sous le titre de Courrier de village dans le Courrier français de 1857.

Selon une habitude de théâtre, George Sand y fit apparaître tous ses compagnons de voyage, non pas sous leurs vrais noms, mais sous leurs noms de guerre ou sobriquets. C’est ainsi que Manceau s’appelle du nom d’un rare papillon attrapé par lui : Amyntas, Depuiset — toujours à la recherche des chrysalides — Chrysalidor, Maurice : Parthénias ; Mlle Bérangère doit à sa blancheur de teint et à sa pureté le nom de Herminea, Mme Sand elle-même voulait aussi s’appeler du nom d’un papillon rare trouvé par elle, mais « ne le fit pas par modestie ».

Cette habitude de donner des sobriquets et des noms d’emprunt à tous et à tout et de travestir les choses les plus simples d’une teinte de fiction un peu théâtrale, était invétérée à Nohant. Son reflet paraît dans les œuvres littéraires de Mme Sand. C’est ainsi que la maisonnette de Gargilesse fut baptisée du nom de la villa Algira. Nohant lui-même s’appela château de la Chimère ou château de la Plume. Et lorsque George Sand commença en 1856 dans la Presse une série d’esquisses de critique[49], elle les écrivit sous forme de dialogues et de causeries se passant, il est vrai, autour de la Table, confectionnée par le menuisier nohantais fort réel, Pierre Bonnin, mais dans une famille imaginée, les Montfeuilly. Tous les habitants de Nohant y apparaissaient sous de faux noms : Julia — « la généreuse et enthousiaste fille du voisin », Louise de Montfeuilly, l’aïeule, Théodore, — l’aîné des Monfeuilly, — l’abbé et l’auteur, qu’on prétendait n’être ni l’aîné ni le chef de la famille. Grâce à tout cela, ces esquisses ne sont ni une vraie œuvre d’imagination, ni de la vraie critique ; elles appartiennent au genre hybride et manquent de la signification qu’elles auraient, si elles étaient présentées comme l’expression franche et directe des opinions critiques de George Sand.

Nous nous sommes d’ailleurs écartés du sujet en parlant de l’habitude qui s’était développée chez Mme Sand de tout théâtraliser dans son entourage, à commencer par les noms propres.

Revenons à l’installation à Gargilesse : voici ce que nous lisons dans les Promenades autour d’un village :

…Nous rêvions, nous autres qui ne sommes pas forcés de vivre à Paris, de nous arranger un pied-à-terre au village. La maisonnette où nous avions dormi était à vendre pour ce prix modeste de cinq cents à mille francs dont on nous avait parlé. Amyntas la voulait pour lui. Moi, j’avais envie de la maisonnette renaissance.

Tout se passa en projets ce jour-là.

… On a beaucoup discuté une question fort simple que j’appellerai, si l’on veut, le secret de la chaumière.

Tous artiste aimant la campagne a rêvé de finir ses jours dans les conditions d’une vie simplifiée jusqu’à l’existence pastorale, et tout homme du monde se piquant d’esprit pratique à raillé le rêve du poète et méprisé l’idéal champêtre. Pourtant il y a une mystérieuse attraction dans cet idéal, et l’on pourrait classer le genre humain en deux types : celui qui, dans ses aspirations favorites, se bâtit des palais, et celui qui se bâtit des chaumières.

Quand je dis chaumière, c’est pour me conformer à la langue classique. Le chaume est un mythe à présent, même dans notre bas Berry. … Va pour chaumière ! Trouverai-je mon idéal dans ce village ? Non, un idéal, cela ne se trouve nulle part.

Combien j’ai salué, en passant, de ces chaumières décevantes dans des sites séduisants ! Combien j’en ai dessiné dans ma tête, enfouies dans des solitudes à ma fantaisie ! Je n’avais jamais songé à les placer dans un village.

Mme Sand dit plus loin qu’elle eut le désir de s’initier à l’existence des paysans, en vivant chez eux, dans leur village. À l’entendre, idéalistes et réalistes[50] peignent en bien ou en mal des paysans aussi fantastiques les uns que les autres. Ni des êtres aussi sales ou grossiers, ni « des bergers roses et frisés » qu’ils nous présentent n’ont jamais existé[51]. Puis, elle revient à l’acquisition de la maisonnette de Gargilesse :

… Amyntas s’est décidément épris de la maisonnette où nous sommes logés. Il y rêve une installation possible, un pied-à-terre tolérable au milieu du monde enchanté des fleurs, des ruisseaux et des papillons. Pourquoi pas ? Il à bien raison[52].

J’avais grande envie aussi de cette chaumière, bien qu’elle ne réalise pas mon ambition pittoresque. Vingt autres sont plus jolies ; mais c’est la seule en vente, et j’allais m’en emparer… Mais notre ami réclame la priorité de l’idée. Il nous demande de lui laisser arranger cette chaumière à son gré et de devenir ses hôtes dans nos excursions sur la Creuse. Nous retirons nos prétentions.

Il échange quelques paroles avec Mme Rosalie. Le voilà propriétaire d’une maison bâtie à pierres sèches, couverte en tuiles, et ornée d’un perron à sept marches brutes ; d’une cour de quatre mètres carrés ; d’un bout de ruisseau avec droit d’y bâtir sur une arche, plus d’un talus de rocher ayant pour limite un buis et un cerisier sauvage.

À partir de ce moment, je vois bien que l’insouciant Amyntas n’est plus le même.

Après le souper, car nous n’avons dîné qu’à neuf heures, le voilà qui lève des plans, qui mesure ses deux petites chambres, plante en imagination des portemanteaux, creuse des armoires dans l’épaisseur de son mur, et dit à chaque instant : Ma maison, ma cour, mon rocher, mon buis, mon cours d’eau, mes voisins, mes impôts, — il en aura pour deux francs vingt-cinq centimes ! — mes droits, mes servitudes, mon acte, ma propriété, enfin ! C’est tout dire !

— N’en riez pas, dit-il ; qui sait si ce n’est pas là que, par goût ou par raison, je viendrai terminer mes jours ?

Ah ! qui sait, en effet ? La même idée m’était venue pour mon compte, quand je lorgnais cette splendide acquisition à laquelle il me faut renoncer.

Mais l’aimable acquéreur s’en fait un si grand amusement, que je suis dédommagée de mon sacrifice.

Revenue à Nohant à la nuit tombée le 14 juillet, Mme Sand repartit pour Gargilesse le 26 juillet, avec Herminea seule, car

… Parthénias était dans le Midi [chez son père à Guillery] et Amyntas est parti avant-hier pour son village, afin de mettre les ouvriers en besogne à sa villa. Il nous permet cependant d’y passer encore une bonne journée avant de leur céder la place…

Cette fois on passa à Gargilesse trois jours ; on y rencontra le peintre Grandsire qui dessina beaucoup de sites dans les environs de Gargilesse et esquissa un petit tableau représentant le déjeuner champêtre de George Sand et de ses compagnons dans un pré, au bord de la rivière. Ce petit tableau existe encore.

Malheureusement, le 29 déjà, il fallut repartir pour laisser la villa d’Amyntas aux réparations urgentes.

Nous ne reviendrons qu’à l’automne, et c’est alors seulement que nous deviendrons assez citoyens de ce village pour en pénétrer les mœurs et les coutumes…

…Nous partons ; car il nous faut, pour une plus longue station, d’humbles conditions d’établissement qui nous permettent de ne pas mener tout à fait la vie d’oisifs au milieu de ces gens laborieux.

Tous les détails et renseignements que nous avons puisés dans les Promeyiades autour d’un village sont de tous points confirmés par les lettres inédites de Mme Sand, écrites aux mêmes dates de juin et de juillet 1857 et adressées à Maurice à Paris et à Guillery :

Retour de Gargilesse, 27 juin 1857.

Cher minon, j’ai reçu ta lettre avant-hier en passant à La Châtre, pour aller à Crozant où nous n’avons pas été. Nous nous sommes laissés séduire par Gargilesse, qui dans cette saison est un paradis terrestre ; au moment de le quitter après l’avoir traversé, nous avons appris de Moreau (du Pin) notre ancien guide (l’homme aux mulets à puces) qu’il y avait une bonne auberge et des petites chambres. Nous y donnons un coup d’œil, c’est d’une pauvreté primitive, mais ô surprise ! c’est propre. Nous nous décidons à y rester, on nous fait de la cuisine excellente, et nous y serions encore sans la nécessité pour Depuiset de retourner demain matin à Paris, si bien que nous venons d’arriver ce soir, pas trop fatigués malgré une dizaine de lieues à pied en deux jours sous un soleil des tropiques, à preuve que Manceau y a pris un papillon d’Afrique et un autre du Midi de la France : Algira et Gordius. Mais je ne te parle pas des papillons, Depuiset, bouleversé de ces deux prises dans l’Indre, doit t’exprimer son enthousiasme. Il a été du reste très sensible à la beauté du pays que nous avons arpenté de la belle manière. De Châteaubrun à Gargilesse par les bords de la Creuse il y a un joli bout de chemin, quatre heures de marche sans chemins frayés, ça compte. Mais c’était l’heure de l’effet[53]. C’est un pays féerique et que malgré toutes nos courses nous ne connaissions pas. La région de Gargilesse, où nous n’avions fait autrefois que passer par d’assez mauvais tems[54], est une serre chaude même en hiver, et quand le soleil y donne comme dans ce tems-ci, c’est beaucoup, beaucoup plus chaud que Tusculum. Je ne crois pas avoir jamais eu si chaud, je suis cuite comme une brique, et le jardinier me dit qu’il n’a pas fait très chaud aujourd’hui à Nohant. Mais quelle végétation dans ces petites gorges de la Gargilesse où nous avons été ce matin ! Manceau a compris que nous n’étions pas enchantés de la gorge de Marino et des rives de la Nemi[55]. Quant à Depuiset il se croyait au sommet des Alpes, je t’ai bien regretté, mais nous faisons des châteaux en Espagne pour avoir là une cabane et quelles belles chasses tu y feras !

Je savais déjà ton succès de Bissextre et de lupins[56] par Angèle et son mari, qui y ont trouvé littéralement une foule. Ils ont été se faire photographier chez Nadar qui leur a dit que tu avais un grand succès, qu’il trouvait cela charmant et qu’il te soignerait dans un article pour je ne sais plus quel journal. Il leur a dit aussi qu’il ne te connaissait pas, mais qu’il t’aimait à cause de moi ; va donc le voir et sois gentil avec lui.

Mme Villot aussi est charmante pour toi et parle de te fane avoir une médaille. Elle dit que ce serait justice…

Nous savons par les Promenades autour d’un village qu’au commencement de juillet Mme Sand fit une nouvelle excursion à Gargilesse, et plus tard, après le départ de Maurice pour Gallery, une troisième, ce qu’elle raconte à son fils dans sa lettre du 30 juillet 1857 :

Nous recevons les lettres du 27. Je te bige à mort. Nous voilà reposés. Il fait bien moins chaud ici décidément. Nous avons eu avant-hier matin un peu d’orage et de pluie à Gargilesse. Ici presque pas.

…Nous avons renvoyé Jardinet à Gargilesse pour conduire les travaux de Manceau qui se paie trois cents francs de réparations à forfait. Il n’y a pas moyen de l’empêcher d’arranger sa baraque beaucoup plus pour nous que pour lui. Il en fait une cabine de navire en mesurant les centimètres pour que chacun ait tout son fourniment, chacun son clou, son pot, la place de chaque botte, etc. etc. Il ne veut plus que tu ailles coucher au château ; nous avons appris sur la saleté qui y règne des détails à faire vomir un chien. En somme ce sera très amusant, et il satisfait à son gré ses deux passions, le dévouement et le bibelotage. Je me dis cela pour me consoler de le voir obstinément dépenser ses petits profits. Il a donné son rocher à Bérangère, qui déjà le menace d’un procès, parce qu’il ne veut pas qu’elle aille à coquiller dans son ruisseau, elle prétend en avoir le droit. C’est bien ennuyeux que tu ne sois pas là dans ces bonnes promenades. Reviens bientôt. On fera revenir Jardinet. Caroline et Marie arriveront peut-être ces jours-ci et on jouera la comédie.

Nohant, 12 août 1857.

Cher enfant, j’écrirai encore en tems et lieu pour les médailles. On en est encore aux grandes médailles pour les grands ouvrages, et je suis sûre que Mme Villot agira quand il faudra. Je vais rappeler à Choïecki l’encouragement qu’on a demandé à Saint-Victor.

… Sais-tu que je ne t’ai pas vu deux mois entiers depuis près d’un an ?

… J’ai fait une relation de nos courses à Gargilesse pour le Courrier de Paris. Tu devrais écrire un mot à Pelletan. De toi à lui ce serait plus convenable que venant de moi. Tu enverrais la lettre à Émile[57] qui la lui remettrait.

…Manceau est toujours assidu aux chenilles et aux papillons. Ses travaux de Gargilesse avancent, on aura Jardinet pour le théâtre quand il faudra.

L’écurie s’achève, c’est très beau et pour longtemps.

Ma toquade actuelle serait d’apprendre la minéralogie, ce n’est pas difficile à comprendre, mais il faudrait quelqu’un pour nous faire toucher du doigt les différences sur les échantillons… Ça paraît très amusant.

… Nous avons été nous promener à la Motte-Feuilly et à Montlevic, c’est très beau, la Garenne, et il doit y avoir du papillon. Le farouche châtelain a été très gracieux pour nous… Bonsoir, cher enfant. Je te bige mille fois. Bérangère t’envoie une poignée de main. Manceau t’embrasse.

Au commencement de janvier, tandis que Maurice était reparti à Paris exercer sa verve d’imprésario, donner dans les salons d’amis ses représentations de marionnettes et arranger des spectacles de société, et que Mme Sand passa l’hiver à la campagne, avec son fidèle compagnon Manceau, elle entreprit de nouveau, à Gargilesse, une excursion qu’elle décrit dans sa lettre à Maurice (nous l’avons citée dans le chapitre précédent, à propos de l’Homme de Neige.) Elle trouva la maisonnette de Gargilesse arrangée et meublée avec cette sollicitude qui caractérisait son « fidèle tête-à-tête »[58]. Et les impressions de cette excursion hivernale furent si intenses qu’elles lui inspirèrent son « roman septentrional ». Elle écrit à son fils :

Nohant, le 6 janvier 1858[59].

…Nous nous portons bien, comme tu nous as laissés, les poules, Manceau et moi. Trianon est tout ratissé et cristallisé. J’ai lu le livre sur la Suède que Choïecki m’a envoyé. Dis-lui que je l’ai reçu, que je l’en remercie et paie-lui ma petite dette qu’Émile te remettra, s’il n’a déjà payé. Je vois que la Presse ne reparaît pas et que l’amnistie ne viendra pas. Je me suis remise aujourd’hui à écrire Chmtiun Waldo. Bordone a reparu avec éclat à La Châtre. Il dit avoir gagné à Limoges 200 000 francs. Paiera-t-il ses dettes ? Certain voyage que l’on médite, va-t-il coïncider avec cette réapparition ?

Nohant, 9 janvier 1858[60].

Nous allons à Gargilesse décidément. La barounette (le baromètre) ne dit rien, mais le temps est doux et le ciel rose. Nous partons à huit heures et nous revenons dans deux ou trois jours. Je donne Tordre, si S… vient, qu’on la fasse chauffer et déjeuner, et dîner et coucher si bon lui semble. Mais je n’ai pas répondu, parce que je ne peux pas dire oui ; et que si j’avais dit non, on m’aurait répondu je m’en fiche. Inutile donc de se faire péter au nez. Bonsoir, mon mignon, je te bige bien fort, je te raconterai nos voyages dans les banquises de la Creuse. Je ne pense pas que nous y trouvions beaucoup de papillons,

Manceau t’embrasse.

Dans cette même lettre du 14 janvier, dont nous avons donné au chapitre x la description d’une course le long des bords gelés de la Creuse par une journée brumeuse et « un froid de Sibérie », Mme Sand décrit ainsi tout ce voyage et ce séjour à Gargilesse :

Nohant, 13 janvier 1858[61].

Cher Bouli,

Nous arrivons de Gargilesse. Partis ce matin à onze heures de l’hôtel Malasset, nous étions ici à six pour dîner, après avoir passé trois heures chez Vergue à Beauregard… Donc que je te parle de Gargilesse. La barounette (le baromètre) nous a menti comme de coutume. Nous sommes partis par un brouillard noir et un verglas superbe… Arrivée à Gargilesse, je trouvai la maison chaude, propre, commode au possible, toute petite qu’elle est ; des lits excellents, des armoires, des toilettes, enfin toutes les aises possibles. La petite salle à manger de l’auberge est charmante, aussi propre qu’un cabinet de restaurant propre, bonne cuisine. On a de petites lanternes pour rentrer chez soi et le village est beaucoup moins sale qu’une rue de Paris, pour les pieds.

Le lendemain, demi-brouillard et pas de soleil. Mais la terre assez sèche et l’air assez doux. Promenade de deux heures, travail à la maison et bésigue le soir. Le surlendemain, c’est-à-dire hier, même temps, promenade de cinq heures. Nous avons passé sur l’autre rive et suivi toutes les hauteurs, montant et descendant sans cesse. Nous avons escaladé les crêtes des rochers vis-à-vis de l’endroit où nous avions fait la friture au bord de l’eau. Là, il a fallu s’arrêter : la Creuse a mangé le chemin.

Enfin ce matin nous sommes partis par un soleil magnifique et un temps assez froid. Somme toute, comme dit M. Letac, soleil ou non, hiver ou été, le pays est toujours ravissant. Il est même plus beau en hiver, plus vaste et mieux dessiné. Les silhouettes d’arbres et de rochers ont plus de sérieux, le village est plus pittoresque, les petites cascades glacées sont très amusantes. Nous avons vu la maison de Vergne, très amusante aussi, une boîte à compartiments ; l’endroit est très joli. Je n’ai pas eu froid, je me porte bien, voilà. Le pays est abrité et doux. Les sommets sont sibériens, mais on n’y reste pas…

Entre temps la suspension de la Presse — probablement grâce à l’intervention de Mme Sand — fut levée. Charles Edmond continuait à lui demander son roman suédois pour ce journal ; elle lui répondit :

…Quant au Château des Étoiles, ça ne peut pas s’arranger comme ça. Comment passerai-je l’été avec deux mille francs ? Rappelez-vous Nohant : il y a du monde et de la dépense. Pour m’arranger du budget que vous m’offrez, il faudrait aller vivre à Gargilesse, ce qui ne serait pas très désagréable, mais ce qui n’est possible que dans nos courts moments de vie de garçon. Donc, cherchez un autre problème, cher ami, ou dites-moi de chercher un autre titre à annoncer dans la Presse. J’aurai largement le temps de vous faire un roman pour l’époque où vous en aurez besoin, et je pense, d’ici à une quinzaine, vous dire mon titre. Voilà, quant au Château en question, l’ultimatum non de ma volonté, mais de ma caisse…


L’affaire avec la Presse ne s’arrangea pas et le Château des Étoiles fut publié dans la Revue des Deux Mondes, à laquelle George Sand revint ainsi après une querelle de dix-huit ans (car quoique le Château des désertes y parût en 1851, l’auteur n’y fut pour rien, le manuscrit ayant été cédé à cette revue par un autre éditeur qui l’avait acheté)[62]. L’Homme de neige parut dans la Revue des Deux Mondes du 1er  juin au 15 septembre. Cette affaire fut arrangée par Émile Aucante, le secrétaire de Mme Sand, l’ami de toute sa famille et l’hôte constant de Nohant de 1848 à 1858[63].

L’Homme de Neige terminé, Mme Sand, à partir de 1858, revint souvent à Gargilesse pour y séjourner « en garçon », parfois pour quelques jours, parfois pour quelques semaines. Elle écrit par exemple le 23 avril 1858 à Ernest Périgois, à Tourin, où il vivait exilé, après l’incident Orsini, et où Solange voulait aller le retrouver :

« …Sol. s’apprête à partir le 26 ; elle est souffrante et je l’engage à attendre deux ou trois jours de plus. Je ne sais si elle m’écoutera… J’ai tant d’envie d’aller vous rejoindre. Mais je ne peux pas encore, et toute la campagne que je vais faire se bornera pour le moment à Gargilesse. » Revenue de Gargilesse, Mme Sand écrit à son fils à Paris :


28 avril 1858.

Cher enfant, nous partons demain pour Gargilesse pour vingt-quatre heures ou huit jours, selon le temps qu’il fera… Si tu avais quelque chose de pressé et d’important à me faire savoir il faudrait envoyer ta lettre sous l’enveloppe de Jean Renaud, jardinier à Nohant, eu lui disant que tu désires que cela me soit envoyé de suite. Alors Sylvain ou Meo Patacca car le nom lui est resté[64], me l’apporterait puisque je laisse toujours un des deux frères et un des trois chevaux à la maison. Que ce soit entendu une fois pour toutes.


Nohant, 3 mai 1858.

J’arrive ce soir, nous avons eu froid et pluie en route, mais je crois que tout ça fait du bien quand on y va volontairement et sans y prendre garde. J’ai trouvé une lettre de Sol. qui me dit aller mieux. Je ne trouve rien de toi. As-tu fait ta course à Compiègne ? As-tu été mouillé ? Ceci me paraît inévitable. Écris-moi. Je compte retourner là-bas à la fin du mois. Et toi, quand y viendras-tu ? Envoie de suite ma lettre à Émile pour qu’il sache que je suis de retour et qu’il m’envoie des sous s’il en a. Je te bige mille fois. Écris-moi.


Nohant, 8 mai 1858.

Je commençais à m’inquiéter de toi, mon Bouli. Je vois que pendant que je revenais par le froid et la pluie de nos rochers pittoresques tu errais dans les forets par le même temps. À présent nous avons le déluge et un froid de chien.

Il a fallu rallumer le calorifère et l’on n’est pas sans crainte d’une ou de deux gelées qui feraient bien du dégât. Jamais récoltes en tout genre, blé, vin, foins et fruits, ne se sont annoncées si splendides… »

Elle note dans son Journal, à la date du 29 mai 1858 :

Je reste à la maison et finis mon roman Thérèse (Elle et Lui) commencé le 4 mai, 620 pages en 25 jours. C’est un joli coup de collier. Je n’ai jamais travaillé avec autant de plaisir qu’à Gargilesse. J’ai fait ici 200 pages malgré les longues promenades[65].

Mme Sand avait bien raison de dire que ses séjours à Gargilesse lui permettaient d’accomplir le double, le triple de son labeur ordinaire. C’est ainsi qu’elle écrivit de 1857 à 1862, non seulement treize romans (la Daniella, les Dames vertes, les Beaux Messieurs de Bois-Doré, l’Homme de Neige, Narcisse, Flavie, Jean de la Roche, Elle et Lui, Constance Verrier, la Ville noire, le Marquis de Villemer, la Famille de Germandre et Valvèdre), mais encore toute une série d’articles pour ses deux recueils : Promenades autour d’un village et Autour de la table[66], le texte pour deux albums de dessins de Maurice Sand : Visions à la campagne et Masques et Bouffons et enfin trois pièces : Marguerite de Sainte-Gemme, le Pavé et le Drac.

Et en effet, rien que par les lettres de Mme Sand à Maurice, de mai-juillet 1858, on voit combien ce calme refuge à Gargilesse, plus encore que sa vieille maison de Nohant, lui permettait de travailler beaucoup, sans trop de fatigue.


Nohant, 19 mai 1858.

Cher fanfan, j’ai reçu ta lettre ce matin, je pars après-demain, c’est-à-dire demain jeudi 20 (car il est minuit passé) pour la Villa Algira, où je finirai probablement le roman court que j’ai en train[67]. J’y resterai huit jours. Donc, dans le milieu de la semaine prochaine je serai revenue et je trouverai, j’espère, les explications nécessaires pour me mettre à ton texte fantastique[68] ; car celles que tu me donnes sont encore insuffisantes. Est-ce quinze cents lettres pour chaque sujet ? je le présume, mais d’après la phrase, on croirait que c’est quinze cents lettres pour huit sujets. Quand faut-il que ce soit livré ? tu sais qu’il me faut les points sur les i et qu’alors je suis exacte comme un chemin de fer.

Dis à Émile de ne pas m’envoyer d’autre argent (s’il ne l’a fait) d’ici à jeudi de la semaine prochaine. Mais s’il y avait quelque chose de pressé à me faire savoir, qu’il écrive sous l’adresse de Manceau : À monsieur Manceau, propriétaire à Gargilesse, par Eguzon (Indre). À présent le facteur y passe tous les jours. Écris-moi z-y, toi, pour que je ne sois pas huit jours sans nouvelles de toi, ce qui me gâte un peu mes délices de Gargilesse. Ne fût-ce qu’un mot. Et puis, je suis bien aise de voir si, de là, on peut correspondre avec Paris, au besoin. Ne donne à personne et dis à Émile de ne donner à personne mon adresse pour ce pays-là, et ne mettez pas mon nom sur la lettre, car les ennuyeux m’y poursuivraient de leurs épîtres en vers et en prose. Tu me disais dans ta lettre d’avant-hier, que j’aurais à faire seize feuilles pour tes huit lithographies. Une feuille dans notre argot, c’est seize pages, tu vois donc bien que je ne serais pas fixée par de telles indications et qu’il me faut une de ces notes techniques et précises comme Émile sait le faire.

Nous allons donc encore écheniller sans toi les buissons fleuris de la Creuse ! Manceau emporte de quoi charger un navire, en boîtes de toutes sortes. Il emporte même une énorme boîte à éclosions pour que son absence ne soit pas fatale à sa progéniture, et qu’il puisse la transpercer paternellement d’un fer rouge, dès qu’elle aura vu la lumière. Encourage-le dans ses travaux et recherches, car il y a des moments où il dit : Pourvu que ça amuse encore Maurice, les bêtes ! Et il mérite d’être payé du mal de chien qu’il se donne pour la science, par une mention honorable de son patron. Il a fini et refini sa planche. Il va faire le savant et le propriétaire, moi je vais refaire mes expériences sur l’eau de source de Gargilesse qui est je crois, plus souveraine que toutes celles qu’on me prescrit[69]. J’étais guérie là-bas, et je ne le suis pas ici par l’eau de Vichy. À mon retour, je prendrai le régime Philips que tu m’envoies, et me priverai d’asperges avec délice. Bonsoir, mon Bouli, je te bige et te regrette. J’espère que tu te portes bien, pauvre Parisien. Je voudrais pouvoir t’envoyer la campagne dans ton atelier.

Villa Algira, 24 mai 1858.

Nous sommes à Gargilesse, mon Bouli, et nous n’y avons pas beau tems, bien que nous nous soyons mis en route par un soleil magnifique. Mais ce mois de mai ne veut pas se décider à tenir les promesses du mois d’avril. On dit que c’est excellent pour les biens de la terre, à la bonne heure !

Heureusement la maisonnette est bien close et bien habitable, quelque temps qu’il fasse, et j’y travaille quand il pleut. Aujourd’hui c’était grande fête ici : nous avons vu, en déjeunant, une procession très pittoresque sur le chemin qui descend devant la fenêtre de l’hôtel Malasset ; les enfants en avant, puis les hommes, puis les femmes et ensuite une foule de femmes, de vieillards et d’enfants par trois et quatre à la fois sur des chevaux et sur des ânes, sans selle ni bride. Nous avions à déjeuner la famille Vergne, avec qui nous avons fait ensuite une belle promenade par un tems couvert ; nous sommes rentrés au moment où la pluie commençait, et, ce soir, tous les vents de la montagne sont déchaînés et le ruisseau grossi par la pluie chante comme un perdu.

J’ai été malade en arrivant ici, je ne sais de quoi. J’ai dormi dix-huit heures et je suis tout à fait vaillante, car j’ai marché comme un Basque aujourd’hui. Ce pays est toujours attrayant ; tous les jours on y découvre des sites superbes ou des recoins charmants et bizarres. Ma petite chambre microscopique me plaît beaucoup. De mon lit je vois la lune se coucher dans un bois tout noir au haut de la colline. Et puis on est très aimable pour nous dans le village. Nous en sommes, tout à fait, à présent. Tous les enfants chassent la chenille et apportent souvent des choses intéressantes. Manceau les met à l’ordre et donne des récompenses selon la trouvaille, rien si la chenille n’est pas apportée fraîche et bien portante dans une feuille, rien si elle est commune. Un beau jour, tout le village fera partie de la Société entomologique.

Nous ne savons pas au juste quel jour nous repartirons. Mais à la fin de la semaine nous serons à Nohant, tu peux nous y écrire alors. Mais j’espère recevoir de tes nouvelles ici auparavant. Il faut écrire par Eguzon. Autrement, c’est un jour de retard à Argenton. J’ai beaucoup pensé à tes sujets fantastiques la nuit que j’étais malade, et que je ne dormais pas. Il y avait dans le ciel et sur l’horizon, les animaux les plus bizarres dans les nuages et dans les silhouettes des branches ; et je voyais très bien tous les dessins en nature.

Bonsoir, mon cher Bouli, travailles-tu bien ? Moi, j’espère finir ici mon roman. Manceau, qui n’a pas voulu sortir un instant pendant que j’étais patraque, a dessiné des chenilles eu quantité et dans une grande perfection de fini et d’exactitude. Marie des poules[70], soigne celles qui sont à Nohant, on lui a appris. La boîte à éclosions est ici et la chasse continue.

J’ai reçu hier des nouvelles de Sol, elle va bien. Dis à Émile que j’ai corrigé et renvoyé à Buloz des masses d’épreuves[71].

Elle écrit à Poncy à la fin de sa lettre du 19 juin 1858 :

Manceau vous envoie toutes ses tendresses. Nous avons passé l’hiver ici tous les deux, allant de temps en temps passer la semaine dans une chaumière qu’il a achetée, moyennant la somme de huit cents francs, au bord de la Creuse, dans un pays enchanteur, bien que la distance ne soit que de douze lieues. Nous rêvons voyages. Si une certaine circonstance se réalisait, nous irions passer l’automne ou l’hiver en Afrique et alors, certes, nous nous verrions. Mais, il y a toujours le triste mais ! nous ne faisons encore qu’espérer.

Nous avons déjà noté que presque toutes les œuvres de George Sand de 1850-1860 reflètent son goût pour l’histoire naturelle. Notons aussi que dès ses tout premiers romans — à commencer par l’ « encyclopédique » princesse Cavalcanti adonnée entre autres à l’entomologie — George Sand montrait très souvent ses héros et ses héroïnes s’occupant de différentes branches de la science, ceux-ci de botanique, celles-là de minéralogie, les troisièmes de géologie, d’autres encore collectionnant des papillons, des minéraux, des coquillages pétrifiés. Cette passion pour les sciences naturelles domine à présent tous les romans de Mme Sand. La plupart de ses personnages adorent dame Nature autant que leurs maîtresses ou leurs fiancées. Allant à un rendez-vous, ils remarquent les couches géologiques des rochers, ils ramassent des pierres ou attrapent des lépidoptères, en attendant le moment bienheureux où leur adorée les mettra eux-mêmes sous sa pantoufle.

C’est ainsi que nous voyons dans Flavie des entomologistes, des ornithologues, des minéralogistes et des oiseaux empaillés, et des boîtes de fer-blanc, et des chrysalides, et des papillons, et, au milieu d’eux, la ravissante et pimpante chrysalide et papillonne Flavie, la spirituelle et coquette fille de M. ***. M. *** s’occupe à collectionner des oiseaux empaillés ; son père est un peu maniaque, comme tous les collectionneurs ; il est un fort mauvais chaperon pour une jeune personne aussi légère et aussi volontaire. Il veut la marier au jeune lord Malcolm, autant parce que ce seigneur et sa mère, la belle lady Rosemonde, sont des gens charmants, que parce que lord Malcolm a la passion de l’histoire naturelle, mais surtout parce qu’il est l’ami d’une célébrité future, d’un certain savant extraordinaire, M. Émilius.

Cet homme est une vraie encyclopédie vivante, s’occupant d’ophtahnologie et de zoologie, et d’ornithologie et d’entomologie en particulier. Il a de plus voyagé en Afrique, en Sibérie, dans les Indes, et il arrive dans les environs de Rome, juste au moment où lady Rosemonde et Flavie s’y trouvent en partie de plaisir. Flavie est entourée d’adorateurs et flirte avec tous. C’est une jeune fille très moderne, tellement moderne par son entrain, son bagout, sa crânerie, son indépendance et ses spirituelles sorties que le roman semble écrit, non en 1857, mais en 1917 ! Bien loin d’être sentimentale, Flavie se croit incapable de tout entraînement passionnel : il lui plaît de voir tout le monde à ses pieds, mais elle veut garder sa liberté et se promet bien de ne jamais devenir la femme d’un savant. Fi, quelle horreur ! Elle soupçonne Malcolm d’être quelque chose comme cela. Elle décide donc de faire la leçon à son fiancé en l’effrayant ; mais, comme cela arrive toujours, elle est attrapée, comme un papillon. Son aplomb, son flirt éternel et sa légèreté lui jouent un mauvais tour. Elle croit que Malcolm veut l’espionner, la soumettre à une surveillance secrète, tandis que l’ami de Malcolm, le savant Émilius, s’adonne simplement à la poursuite d’une noctuelle, car la « Flavie » dont Malcolm s’entretient avec son ami Émilius, n’est point elle, mais un papillon jaune à corsage de velours. Or Flavie croit que le monde entier ne s’occupe que d’elle ! La jeune fille commet alors une série de bévues et d’erreurs. Elle se met à faire la coquette avec Émilius, mais c’est elle qui s’éprend de lui passionnément. Dès lors elle abdique toute haine pour les sciences naturelles et « les gens qui se promènent sans gants ». Elle s’efforce même de tenter Émilius par l’offre de sa grande fortune. Cette fortune faciliterait ses recherches biologiques et physiologiques. Mais, hélas ! le savant reste fidèle à son unique passion : la science ! Il dit franchement à Flavie que ses charmes ne l’enchaîneraient pas longtemps, qu’elle a besoin d’un amour et d’une adoration non partagés, exclusifs ; s’il l’épousait il la rendrait malheureuse ; ne le voulant pas, il la repousse. Ce coup terrible devient néanmoins pour la jeune fille jusqu’alors dominée par un amour-propre excessif la cause d’un changement moral bienfaisant. Il lui révèle le prix des choses et lui fait comprendre quel est le vrai bonheur de la femme. Elle abandonne ses caprices, sa légèreté, ses flirts et finit par épouser, non pas le savant Émilius, mais M. Émile Vaureponne, décidée à devenir son épouse dévouée et fidèle. Quant à lord Malcolm, lui aussi guérit de son amour pour cette jeune personne inquiétante et trouve le bonheur en se mariant avec sa petite cousine Anna qui l’adore depuis son enfance.

Peu de nouvelles de George Sand sont écrites avec plus de grâce, de verve, d’esprit ; peu sont aussi remplies de fines observations que Flavie. Elle respire la fraîcheur comme si elle avait été écrite hier ; ni Mme Gyp, ni M. Marcel Prévost — qui reproduisent si incomparablement le jargon et toutes les allures des jeunes demoiselles contemporaines, sportives, pleines d’aplomb et d’amour-propre, — n’auraient pu rendre avec plus de précision et de drôlerie le style alerte, typique et personnel en même temps de Flavie dans ses lettres : le roman est écrit sous forme de lettres. Quant à l’idée générale du roman, c’est un des thèmes favoris de George Sand : le changement, l’élévation, la renaissance d’une âme sous la bienfaisante influence du véritable amour ; et en même temps la suprématie des hommes adonnés aux grandes idées, à l’étude, sur les gens qui ne sont occupés que de leur propre moi.

Nous trouvons la même idée dans Jean de la Roche. Dans la Préface même — qui est une réponse au livre indigne de Paul de Musset — Mme Sand dit que « ce pamphlet » lui remplaça son herbier oublié lorsqu’elle suivait la trace de ses héros dans les montagnes du Puy de Dôme et du Sancy et « les pages du livre infâme furent purifiées par le contact des fleurs, suaves choses de Dieu qui lui firent oublier les fanges de la civilisation ».

Dans ce roman qui se passe en Auvergne — le héros, absorbé par sa personnalité, analyse ses sentiments, ceux de sa fiancée, la jeune Anglaise Love Butler, et se trouve inférieur à cette jeune fille sans expérience, parce que celle-ci, dès son plus jeune âge, a travaillé sérieusement, étudié la nature, et que sa vie n’a été qu’un acte de dévouement : elle a acquis ainsi, pour lutter contre toutes les épreuves de la vie, une force morale que Jean, malgré son intelligence, son âge, sa sensibilité, ne possède pas, son amour n’étant qu’une passion égoïste. Love Butler, ainsi que son père et l’ami de la maison, le ridicule savant Junius Black, sont tous, bien entendu, épris de minéralogie, de botanique et collectionnent avec fureur.

De même dans Valvèdre (dédié à Maurice) Mme Sand dit dans sa Préface qu’elle a mis, dans ce roman, une idée savourée en commun : « la nécessité de sortir de soi » en étudiant la nature, au lieu de se complaire à l’éternelle analyse de ses sentiments ou de ses sensations. En effet, la coquette et nonchalante Alida de Valvèdre, et le poète dilettante Valigny, êtres futiles et égoïstes, se meurent d’ennui. Leur passion seule compte pour eux et ils se trouvent ainsi entraînés à commettre une foule de mensonges, de tromperies, de forfaits sans nombre et doivent finalement baisser pavillon devant le mari d’Alida — Valvèdre — un homme déjà âgé, entièrement voué à la science, devant Mlles Obernay, habituées, dès leur jeune âge, à s’intéresser aux choses sérieuses et devant le vieil Israélite Moserwald, qui, malgré tous ses travers, tout son prosaïsme bourgeois, est capable de sacrifice et de vrai amour, tandis que ces deux amants aptes à jouer uniquement la comédie de la passion, ont voué au malheur la famille des Valvèdre.

On dit souvent que Valvèdre est la contre-partie de Jacques, que c’est la défense des vieux maris trompés, que c’est le procès fait à la liberté d’aimer, tandis que Jacques en est le plaidoyer. Il y a là une erreur. Jacques est une apologie de l’amour tout-puissant ; Valvèdre est un jugement prononcé contre l’amour passe-temps, né du désœuvrement.

Ce Moserwald — soit dit par parenthèse — est un des très rares Israélites que l’on trouve dans les romans de George Sand. Mme Sand avait peu de sympathie pour la race d’Israël, la trouvant antisociale, empreinte d’esprit bourgeois. C’est ainsi que dans une lettre à Victor Borie (du 16 avril 1857) elle dit à propos du poème d’Edouard Grenier, le Juif errant :

…Son poème est très remarquable. Moi, je vois dans le Juif errant la personnification du peuple juif, toujours riche et banni au moyen âge, avec ses immortels cinq sous, qui ne s’épuisent jamais, son activité, sa dureté de cœur pour quiconque n’est pas de sa race, et en train de devenir le roi du monde et de tuer Jésus-Christ, c’est-à-dire l’idéal. Il en sera ainsi par le droit du savoir-faire, et, dans cinquante ans, la France sera juive. Certains docteurs israélites le prêchent déjà. Ils ne se trompent pas…

L’antipathie de Chopin pour les juifs a aussi un peu son écho dans les œuvres de Mme Sand. Dans les Sept cordes de la lyre on voit paraître un juif avide : c’est un usurier sordide.

Moserwald, lui, représente un autre type de juif, un bourgeois riche, un sac à or, croyant que tout s’achète. Mais sous l’influence de son amour malheureux pour Alida, il comprend, lui aussi, qu’avec de l’argent on peut, tout au plus, conjurer des désastres matériels, que l’argent est un instrument pour faire le bien, mais qu’il peut aussi faire le mal.

Le héros de Valvèdre s’appelle Francis. Ce roman parut en 1861. Or, au commencement de 1862, George Sand fit la connaissance d’un israélite, auquel elle soutint, d’une part, que la richesse, l’argent, gâtent les hommes ; qu’étant riche il fallait posséder une grande force d’âme pour rester bon, et d’autre part c’est à propos de cet israélite, venu si délicatement en aide à un certain Francis fort réel, que Mme Sand demandait à Dumas fils s’il avait remarqué… « qu’avec les juifs il n’y avait pas de milieu ; quand ils se mêlent d’être généreux et bons, ils le sont plus que les croyants du Nouveau Testament ». Nous dirons bientôt qui était ce représentant d’Israël.

En 1860, la même année où fut écrit Valvèdre, parut un roman, qui, s’il n’eut pas autant d’éclat que les premières œuvres de George Sand, lui attira néanmoins de nouveau les sympathies générales et devint l’un de ses livres les plus aimés et toujours relus. Ce fut le célèbre Marquis de Villemer.

Hélas ! au risque d’encourir l’anathème de tous les fidèles sandistes, nous devons confesser que nous ne partageons pas cet engouement ; sans parler des premiers romans de George Sand, nous trouvons même parmi ses toutes dernières créations des œuvres qui nous attirent infiniment plus par la profondeur de la pensée et la vivacité du récit. Nous qui n’étions pas nés lorsque Villemer éveilla cette admiration unanime, nous trouvons son exposition à la fois naïve et froide. Cette histoire d’une « pauvre mais noble » lectrice qui gagne le cœur du mélancolique fils cadet d’une vieille douairière nous parait peu intéressante, et son dénouement rappelle singulièrement les vertueuses et touchantes nouvelles anglaises des journaux pour adolescents.

Nous devons avouer pourtant que peu de romans se lisent avec autant de plaisir que la première partie de Villemer ; peu de types littéraires restent aussi nettement gravés dans la mémoire que celui de cette vieille marquise, du duc d’Aléria, de Mme d’Arglade, de la vieille duchesse de Dunières, de l’alerte et résolue Diane de Xaintrailles. Tous ces personnages sont des types tracés magistralement, avec vigueur et en même temps avec un fini merveilleux, avec cette science à saisir les détails caractéristiques qui est le propre des grands maîtres de l’art. Or, parmi tous les représentants de l’ancien faubourg Saint-Germain que l’auteur de la Marquise savait si bien portraiturer, il faut donner la palme à la marquise de Villemer. Quel curieux être humain que cette vieille dame qui sait avec tant de simplicité, par point d’honneur, payer les dettes de son fils, et accepter avec tant de philosophie sa ruine, tout en ne pouvant se résoudre à monter dans une voiture de louage ! Il n’y a qu’à lire une page des conversations entre la marquise et Caroline ou avec ses fils pour comprendre que c’est dans le salon de son aïeule, Marie-Aurore de Saxe, ou au château de son cousin René de Villeneuve, ou encore dans les familles de ses amies de couvent, Mlles de La Rochejaquelein, de Grammont, de Wismes, que la future George Sand entendit de semblables entretiens, et certainement pas dans l’appartement bourgeois de sa mère, ni chez ses amis politiques et littéraires de la dernière période de sa vie. Et ce langage, toutes les allures de la vieille dame sont rendus avec un art incomparable, ils lui donnent ce je ne sais quoi qui la distingue d’une quantité de personnages de romans. Malgré tous ses travers, ses façons d’être singulières, — sa personnalité humaine, son âme demeurent visibles, et nous ressentons pour cette curieuse représentante d’un monde suranné un sentiment de chaude sympathie, de même que toutes les sorties étranges et les brusqueries du vieux prince Bolkonsky dans la Guerre et la Paix de Tolstoï, ne peuvent nous cacher sa vraie âme, grande et belle, et ne nous empêchent pas de l’aimer avec passion. La vivacité, l’activité extrême de son esprit et même sa mondanité expliquent la préférence de la marquise pour son fils aîné, le duc d’Aléria, né d’un premier mariage. Celui-ci est le type du viveur charmant, du mauvais sujet adoré des femmes. Par contre, son frère Urbain, est le type de l’amoureux vertueux, morne et discoureur, souvent ennuyeux. Ces deux hommes se croient un moment rivaux : tous deux aiment Caroline, mais non du même amour, et cette passion est le point culminant de l’œuvre. Or, le duc d’Aléria, ce fils prodigue, est cher à sa mère comme au lecteur ; ce dernier comprend parfaitement que Diane de Xaintrailles préfère ce brillant et spirituel quadragénaire à son jeune frère vertueux. De plus, le duc trahit par maint trait ses ancêtres espagnols remontant au grand Cid, et sa vieille noblesse française. Ces doubles traits de race lui donnent beaucoup de relief.

Quant aux héros principaux, Urbain et Caroline, nous ne pouvons rien en dire : ils nous laissent indifférents et froids, malgré toutes leurs vertus, ou à cause de cet excès de vertus.

Par contre, la vive, décidée et un peu audacieuse Diane traverse les dernières pages du roman comme une ravissante silhouette. Malgré sa naïveté classique et son rire obligatoire d’ingénue de dix-sept ans, elle est aussi marquée de traits de race typique qui en font plus qu’une pensionnaire de convention. C’est bien une petite échappée du couvent, espiègle et rieuse, mais c’est aussi une fille de qualité, sachant apprécier à leur juste valeur les hommes et les choses.

Tous ces traits typiques qui caractérisent les personnages, le ton admirablement soutenu de la première partie font le charme du roman. C’est comme un beau tableau hollandais où tout : effets de lumière, détails d’intérieur, figures principales et secondaires sont peints avec une précision, un réalisme, une vérité de coloris merveilleux. Ce sont ces qualités-là qui font pardonner au Marquis de Villemer la naïveté de sa fable, la pâleur des deux héros, toutes les invraisemblables aventures de la seconde partie et son ennuyeuse conclusion.

Le Marquis de Villemer fut mis à la scène et joué au théâtre de l’Odéon en 1864. La pièce eut le même succès que le roman. C’est une des comédies les plus connues de George Sand : elle resta au répertoire. Nous pensons néanmoins qu’elle est très inférieure au roman.

On dit que c’est Alexandre Dumas fils qui donna à George Sand l’idée première de sa pièce, et l’aida à en établir la construction. En quoi consista cette aide ? il est impossible de le dire à présent, car le manuscrit qui existe est écrit ou plutôt copié de la première jusqu’à la dernière ligne de la main de George Sand et le brouillon ou plutôt les brouillons (car Mme Sand refit au moins deux fois toute la pièce de fond en comble) furent détruits[72]. Quant à Alexandre Dumas, il se dédit en faveur de George Sand de toute part de collaboration : il refusa toujours de donner un seul renseignement sur ce qui était dû à sa plume. « C’est un service qu’on se rend entre confrères, cela ne vaut pas la peine d’en parler », avait-il coutume de répondre lorsqu’on le questionnait plus tard à ce sujet. On dit couramment que cette part consista à émailler de mots le rôle du duc d’Aléria. Mais lorsque nous avons mot à mot comparé la pièce au roman, nous nous sommes, à notre grand étonnement, convaincus que le duc ne s’y montrait ni plus gai, ni plus spirituel. Au contraire, beaucoup de traits fins, de mots et de petites reparties manquent dans la version théâtrale. Ainsi, nous préférons le premier dialogue de Caroline et du duc, tel qu’il se trouve dans le roman, à celui de la comédie. Le commencement de cette scène : la conversation de Caroline avec un inconnu, qui se trouve au dernier moment être le duc ; les quiproquos et les situations comiques qui en proviennent ; la soudaine prière, si touchante, de cet inconnu qui demande à Caroline de lui tendre la main ; la crainte visible de cet homme mondain de ne pas être trouvé digne d’un simple shake-hands, et ses dernières paroles, prononcées d’une voix tremblante : « Ayez soin de ma mère, » tout cela est changé et gâté dans la pièce. Dans le roman ce n’est qu’à ce moment que Caroline s’écrie : « Ah ! Je sais à présent qui vous êtes. Vous êtes le duc d’Aléria. » Dans la comédie, elle sait tout de suite à qui elle parle ; c’est pour cela que ni la prière du duc, ni la réponse de Caroline, ni les paroles finales ne produisent sur le spectateur cette impression inattendue, troublante et touchante. Le dialogue est privé de cet arôme d’inconnu, de mystérieux, de mélancolique, qu’on devine malgré l’apparente gaieté du duc. On y sent une noble âme souffrant de ses propres péchés et ne portant que le masque de l’insouciance. Dans la pièce, ce trait est à peine perceptible ; ce n’est que le jeu d’un bon acteur qui peut y remédier.

Le rôle de Mme d’Arglade n’a pas moins souffert. Dans le roman c’est une bourgeoise vaniteuse qui se faufile, grâce à son babil, à sa feinte naïveté et à son habileté à se plier aux goûts de n’importe qui, dans le monde restreint du Faubourg. Et c’est un type comique et déplaisant, plein de caractère, fait de main de maître. Il est réduit dans la comédie à une banale intrigante de convention.

Nous savons que la scène entre les deux frères produit au théâtre une impression profonde. Nous trouvons cependant que les nécessités dramatiques lui enlèvent de la vérité, du naturel. L’unité de lieu entraîne certaines impossibilités fâcheuses. Xous voyons, entre autres, Diane de Xaintrailles arriver chez la marquise de Villemer à une heure matinale impossible. Nous regrettons aussi de voir la lettre si incomparablement écrite de la duchesse de Dunières et cette charmante vieille dame elle-même remplacées par le personnage volontairement comique et les propos burlesques du duc de Dunières. Tout ceci fait s’envoler la fine analyse psychologique des sentiments, des états d’âme que George Sand savait peindre si excellemment.

Nos lecteurs trouvent peut-être que nous jugeons trop sévèrement cette pièce[73] et se demandent comment elle a pu avoir un tel succès. Nous croyons que ce succès est dû au roman. Mais justement ce qui fait le charme du roman ne se retrouve pas dans la pièce. Pour nous c’est le premier acte qui est le mieux réussi ; la couleur du roman y est mieux maintenue, ainsi que la fidélité des personnages aux types qu’ils représentent dans le roman ; enfin la plupart des dialogues sont gardés tels que.

Il est douteux que George Sand ait pu travailler autant en ces années, si elle ne s’était périodiquement retirée dans « son village », à Gargilesse. Or, ces excursions aux bords de la Creuse eurent une autre signification pour l’œuvre de l’écrivain. Les légendes et les récits sur le château de Briantes lui suggérèrent l’idée d’écrire les Beaux Messieurs de Bois Doré. Le château de Sarzay lui servit de prétexte pour écrire un autre roman dont l’action se passe à Gargilesse même et dans les environs. C’est la Famille de Germandre qui parut en 1861.

Dans l’une de ses Promenades autour d’un village. George Sand avait raconté comment elle et ses compagnons avaient découvert une curieuse famille de gentilshommes ruinés descendants de la brillante maison des Montmorency-Fosseux, devenus paysans et vivant à Gargilesse où l’on pouvait entendre un simple villageois crier : « Dites à Mlle de Montmorency d’apporter de l’eau » et voir ladite Mlle de Montmorency puiser l’eau, porter des seaux et traire les vaches, tout comme dans ce village russe peuplé de princes décrit par Herzen, où un paysan criait : « Hé ! prince Ivan, viens donc labourer. » Et le prince de répondre du bout de son champ : « J’y cours, prince Wassili, » tous les deux n’étant nullement des princes laboureurs par principe, comme Tolstoï, mais de vrais paysans pauvres et insignifiants.

Cette demoiselle de Montmorency et sa famille apparaissent dans le roman de George Sand sous le nom de Mlle Corisande de Germandre et de son frère, le chevalier de Germandre, laboureur, qui arrivent au château de Germandre en qualité d’héritiers, devant assister, avec toute leur parenté titrée, à l’ouverture du testament du chef de leur famille, le marquis de Germandre, prétendu maniaque. Naturellement les représentants démocratisés de la noble famille sont, sous tous les rapports, supérieurs à leurs aristocratiques cousins, et il va de soi que, grâce à son esprit observateur et à ses connaissances multiples, le chevalier-laboureur devine le secret du mystérieux coffret, secret dont la découverte donne droit à tout l’héritage du marquis maniaque, d’après son testament.

Lorsque George Sand travaillait, à la fin de l’automne 1860, à cette Famille de Germandre, elle tomba subitement malade du typhus et presque immédiatement elle perdit connaissance. Elle resta longtemps alitée, entourée de Maurice et de Manceau épeurés et de sa parente Mme Pauline Villot qui se trouvait par hasard à Nohant avec son fils Lucien. Eh bien, l’écrivain nota plus tard le fait curieux qu’au milieu des divagations de la fièvre, elle voyait à tour de rôle les personnes se tenant auprès de son lit, et les héros de son roman, avec lesquels elle se promenait à travers des châteaux et des rochers inconnus, et que même à demi évanouie elle continuait à développer le fil de sa narration. Cela prouve à quel point le travail de son imagination était incessant et comment George Sand avait habitué son esprit à ne jamais rester inactif : elle pensait à tout, excepté à elle-même.

Tout le train de vie établi et maintenu à Nohant depuis 1851 (exception faite du voyage d’Italie en 1855) fut bouleversé par cette maladie de Mme Sand. Sur le conseil de son médecin, elle dut quitter le Berry à la fin de février 1861 et se transporter dans le Midi de la France, où elle passa tout le printemps à Tamaris, près de Toulon. Elle y fut accompagnée par Maurice, Manceau et le jeune Lucien Villot, très aimé de tous les Sand, mais prématurément mort peu de temps après, en 1862. Ce séjour à Tamaris provoqua la création du roman qui porte ce nom et parut l’année suivante. Il est surtout intéressant par ses descriptions et les types des indigènes. De plus, c’est lors de ce séjour dans le Midi que George Sand eut l’idée du Drac. La pièce a pour sujet la croyance provençale au lutin nommé le drac, rappelant le korrigan breton, le trilby suisse et l’erco vénitien jadis chanté par George Sand. Cette comédie fut plus tard remaniée par Paul Meurice pour les théâtres de Paris (la version de George Sand ne fut jouée qu’à Nohant et imprimée dans le volume du Théâtre de Nohant).

C’est quand Mme Sand était à Tamaris, se guérissant au soleil du Midi, qu’y arriva Edmond Plauchut, avec lequel elle était en correspondance depuis 1849[74].

Dès leur première entrevue avec Plauchut, Mme Sand et son fils apprécièrent cette âme droite, ce cœur chaleureux, et Mme Sand lui voua une sympathie maternelle qui se changea vite en une amitié à toute épreuve. Plauchut devint un fidèle de Nohant et un vrai ami dévoué à toute la famille Sand. Ce dévouement ne changea jamais, ni durant la vie de Mme Sand, ni après sa mort. Il resta l’ami des enfants et petits-enfants de George Sand jusqu’à sa dernière heure et fit toujours preuve pour la mémoire de sa grande amie d’une piété fervente. Il fut, selon son vœu, enterré au cimetière de Nohant et fit graver sur sa tombe : « On me croit mort, mais je suis ici. »

Au mois de mai, Maurice, qui s’ennuyait à Tamaris, partit avec le prince et la princesse Jérôme en Algérie, puis en Espagne, au Portugal et enfin en Amérique. Il décrivit son voyage, qui dura jusqu’au mois de novembre, dans le volume Six mille lieues à toute vapeur, dont George Sand écrivit la préface, comme nous l’avons dit. Elle revint avec Manceau vers le 8 juin à Nohant, après un petit voyage en Savoie et dans le Dauphiné (où elle venait de placer l’action de Valvèdre, imprimé au printemps dans la Revue des Deux Mondes, et où elle fit une visite au directeur de ladite revue, Buloz). Puis, en continuant sa route, elle s’arrêta à Montluçon où elle revisita les usines et les mines, ayant pour guide un ingénieur de ses amis[75].

Dans Flavie, dans Valvèdre et dans Jean de la Roche, les lépidoptères, les couches « tertiaires » ou « dévoniennes », les « ombellifères » et les « labiées » n’apparaissent que comme les marottes des héros. Dans Antonia, c’est une fleur rare qui est pour ainsi dire l’héroïne du roman.

L’Antonia est un spécimen de liliacées merveilleux, à grand’peine obtenu par la culture et possédée par Antoine Thierry, vieux célibataire avare et maniaque, riche commerçant du dix-huitième siècle. La secrète passion de sa vie est la culture des fleurs rares. L’Antonia, cette merveilleuse fleur, devient donc le point de départ d’une série d’aventures compliquées. Antoine Thierry ne pardonne pas à sa belle-sœur, la veuve du célèbre peintre Thierry, d’avoir refusé de l’épouser. Il se venge sur elle et sur son fils, peintre aussi, en les faisant souffrir de leur indigence. Il les tient dans la dépendance de sa générosité, et, finalement, il les opprime tout à fait, lorsqu’il apprend que le jeune Thierry est aimé par la jeune marquise qui vient encore de le repousser. Or, par ce mariage il voulait la sauver des poursuites de sa méchante belle-mère et des créanciers de son mari défunt. Pour comble de malheur, voici que dans un accès d’enthousiasme, le jeune peintre brise l’Antonia qu’il venait de peindre pour son oncle. Cette peinture lui avait presque fait regagner le cœur de ce dernier.

Tout est perdu. Antoine Thierry chasse sa belle-sœur et son neveu de la maison qu’ils habitent. La marquise ne voulant pas être la cause de la ruine de celui qu’elle aime feint de le repousser et se retire au couvent. Un autre neveu, un jeune robin. Marcel Thierry, s’efforce en vain d’amadouer son oncle. Chacun fait assaut de désintéressement et de noblesse d’âme. Soudain tout est changé. Revenue à Paris, la marquise accorde à son amoureux un rendez-vous criminel, résolue à se noyer après. Son amant la sauve, le procureur déjoue les ruses de son oncle et arrange tout pour le bien général. L’Antonia a fleuri de nouveau. Antoine Thierry baptise la fleur du nom de la marquise, puis, en oncle de comédie, il consent au mariage de son neveu et lègue au jeune couple toute sa fortune.

Tout cela serait simplement ennuyeux, n’étaient les caractères des personnages secondaires, finement tracés et maintenus : par exemple Marcel Thierry, robin du dix-huitième siècle, sournois et peu enclin aux finesses sentimentales ; puis, quelques traits — assez caricaturés — de l’oncle ; mais surtout la peinture, pleine de détails typiques de ce que George Sand représentait avec un charme et une vérité de ton et de couleur incomparables : la vie et les hommes du grand monde de la fin du dix-huitième siècle. La marquise Antoinette, sa famille, son amie, sa soubrette, leurs propos, leurs manières, leurs attifages et falbalas, leurs propos, tout cela est frappant de pénétration dans l’esprit de l’époque et extraordinaire comme science et savoir. Si la vieille Mme Dupin de Francueil, née de Saxe, avait pu ressusciter et lire Antonia, elle aurait certes beaucoup reconnu de ce qui l’avait entourée jadis, ou de ce qu’elle avait raconté à sa petite-fille. La belle-mère de Casimir Dudevant, la méchante, sèche et revêche baronne Dudevant, aurait aussi pu — avec bien moins de plaisir ! — se reconnaître sous les traits de la belle-mère du feu mari de la marquise : à l’instar de la baronne _ Dudevant, celle-ci tâchait, par amour de l’art, de faire toutes les méchancetés et tous les désagréments possibles à sa belle-fille[76].

Ce roman est dédié à Edouard Rodrigues, ex-saint-simonien, très riche, mécène et amateur de musique qui fut l’aide de George Sand dans une quantité de bonnes œuvres, comme par exemple l’éducation d’enfants pauvres, le soutien de jeunes gens nécessiteux, la distribution de petites sommes à cette troupe de malheureux qui fourmillait toujours près de George Sand, vrais ou prétendus indigents qui exploitaient sa confiance.

George Sand écrivit en tête d’Antonia :

À monsieur Edouard Rodrigues.

À vous qui adoptez les orphelins et qui faites le bien tout simplement à deux mains et à livre ouvert, comme vous lisez Mozart et Beethoven.

Dans ces lettres à Rodrigues, Mme Sand écrit qu’elle aurait voulu lui « dédier non pas Antonia », mais un roman « qui exprime mieux une idée générale et personnelle en même temps »[77], c’était Mademoiselle La Quintinie, qu’elle écrivait alors, mais elle « n’a pas osé », ne voulant pas « mêler le nom de M. Rodrigues au torrent d’injures que certaine presse va vomir contre elle »[78], et aussi, paraît-il, pour ne pas dédier à Rodrigues un roman « à tendance », lui qui appréciait surtout en elle la consolatrice venant dissiper par son divin talent les tristesses et les dégoûts de notre existence, tandis qu’elle s’estimait surtout un soldat, un champion de la vérité.

Je suis soldat, lui écrit-elle un autre jour, et mon devoir est la guerre quand l’on envahit la patrie de mon idée[79]

George Sand fut néanmoins profondément émue en apprenant quelle influence bienfaisante elle avait exercée sur M. Rodrigues :

Mon cœur est tout pénétré, monsieur, de cette amitié si bonne et si vraie que vous me témoignez. En me la révélant, mon cher Alexandre (Dumas) savait bien que dans la vie littéraire digne et croyante, le public n’est pour nous qu’un très petit nombre d’âmes choisies auxquelles nous sommes heureux de plaire. Le reste profite s’il peut et s’il veut de ce que nous tâchons de dire de bon et de vrai, mais nous ne le connaissons pas et si nous le consultions, il nous égarerait comme il égare tous ceux qui lui font des concessions intéressées. Mais le petit nombre qui pense comme nous et qui dirait comme nous s’il voulait dire, celui-là nous soutient et nous donne une force intérieure dont nous devons le remercier. Aussi, monsieur, je vous remercie de cœur, ainsi que cette chère malade[80], dont Alexandre m’a parlé. Mais ce n’est pas moi qui vous ai rendu bon, c’est tout au plus si je vous ai fait sentir que vous l’étiez. Pour cette bonté je chéris votre suffrage et j’y penserai désormais pour me rendre meilleure moi-même. Vous voyez que l’échange sera égal et complet et que si je vous ai fait du bien, vous me le rendez pleinement…

Le fait est que Rodrigues disait d’elle à Dumas fils et écrivait à George Sand elle-même qu’il se considérait comme son débiteur parce qu’elle avait exercé une influence salutaire sur toute sa vie : grâce à elle il devint meilleur.

Voilà une récompense qui échoit rarement aux poètes, voilà le but vers lequel tendent tous ceux qui voudraient « exhausser les âmes par le son de leur lyre », voilà le prix des efforts constants et incessants de George Sand à peindre dans ses romans des natures bonnes, élevées, idéales.

…Je connais quelques natures aussi bonnes que celle que j’invente, — écrivait George Sand un peu plus tard à M. Rodrigues, — et c’est là ce qui soutient ma foi. On ne rêve pas ce qui n’est pas, et à ceux qui me reprochent d’être optimiste, je réponds qu’ils sont bien malheureux de n’avoir pas rencontré des cœurs d’or dans leur triste vie. Dans la jeunesse j’étais sceptique aussi : c’était frayeur de l’inconnu et manque d’expérience ou expérience mal faite. Quand on a vécu, il n’est pas permis de juger ainsi et c’est à recouvrer le sens de la justice que la vieillesse est bonne.

Vous voyez bien que j’ai raison de croire puisque vous voilà devant moi, cher monsieur, et si, en vous écrivant, je me rappelais qu’il existe des égoïstes. Dieu me crierait : « À quoi songes-tu ? C’est bien le moment !…

La correspondance entre George Sand et Rodrigues se noua à l’occasion de l’éducation d’un jeune garçon, M. Francis Laur, qui, adolescent encore, gagnait sa vie et soutenait sa mère, en servant de secrétaire et de guide à un vieil ami de Mme Sand, M. Charles Duvernet, subitement devenu aveugle[81]. Mme Maurice Sand nous avait raconté que Francis Laur, tout enfant encore, avait d’emblée gagné la confiance et les sympathies de Mme Sand un jour, qu’aidant à faire un rangement dans la maison, il avait soudain découvert au grenier, au milieu des vieilles paperasses, les naïfs et touchants bouquets de fleurs sauvages que, dans les jours bienheureux de jeunesse, en 1834, le docteur Pagello cueillait de grand matin pour Mme Sand, au pied des Alpes vénitiennes, et lui présentait à son réveil ; elle les avait soigneusement séchés et gardés au milieu de ses souvenirs, mais les croyait perdus et les revit avec joie. Mme Sand s’intéressa au sort du jeune garçon laborieux ; elle y intéressa Rodrigues et celui-ci lui donna les moyens de faire de bonnes études à domicile, de passer ses examens, afin d’entrer dans une école supérieure, et de devenir ingénieur. C’est M. Louis Maillard, ingénieur des colonies, naturaliste et voyageur, un parent d’Alexandre Manceau et un grand ami de Mme Sand qui, vers 1860, prit une vive part à cette bonne œuvre-là. Ayant passé plusieurs années à l’île de la Réunion-Louis Maillard écrivit une série d’études sur sa faune, sa flore et sa formation géologique ; revenu en France, il voua son temps et ses efforts à l’éducation de deux enfants noirs qu’il eut d’une femme des colonies, et son épouse l’y seconda généreusement. Mme Sand plaça chez Maillard Francis Laur, puis son petit-neveu Simonnet (fils de sa nièce Mme Léontine Simonnet, née Châtiron) et il se forma autour de Louis Maillard comme un petit pensionnat qu’il dirigeait. C’est ainsi que Mme Sand fit participer M. Louis Maillard à la bonne œuvre de M. Rodrigues, Or, elle se lia d’une si grande amitié avec lui qu’elle le nomma l’un de ses trois exécuteurs testamentaires par rapport à la conservation et à la publication de sa correspondance avec Musset. (Voir notre vol. II, p. 177). Mme Sand écrivit aussi deux fois sur Maillard, ayant consacré deux articles sympathiques : l’un à son livre sur Vile de la Réunion et l’autre à la description faite par M. Deshayes de ses collections conchyliologiques. Ces articles parurent tous les deux en 1863 dans la Revue des Deux Mondes, et font maintenant partie du volume Questions d’art et de littérature[82].

Quant aux lettres multiples de Mme Sand à Louis Maillard, écrites de 1862 à 1865, elles occupent une place marquante dans sa correspondance et sont extrêmement précieuses pour sa biographie, mais elles ne sont pas imprimées dans sa Correspondance. Une partie en fut publiée déjà après la mort de Maurice Sand, comme appendice aux lettres de Mme Sand à Rodrigues et à Francis Laur. Toutes ces correspondances parurent sous le titre de Autour d’un enfant dans la Revue de Paris de 1899. La préface, écrite par M, Henri Amie, contient beaucoup de faits et de détails fort précieux, et par quelques lignes chaleureuses évoque dans l’esprit du lecteur cette atmosphère de l’amour du prochain que George Sand créait autour d’elle. Cette correspondance est l’une des pages les plus sympathiques de l’histoire de George Sand ; elle nous initie, une fois de plus, à ce charme que l’écrivain exerçait sur ceux qui l’approchaient, et nous montre comment Mme Sand attirait ses amis dans le cercle magique de cette « bonté active » où elle vivait et agissait.

Au printemps de cette année de 1862 où parut Antonia, Maurice Sand remplit enfin le désir ardent et constant de sa mère : Il se maria. L’apparition à Nohant d’une jeune maîtresse de maison apporta de grands changements dans la vie de Mme Sand et signala le commencement d’une période nouvelle de son existence, la dernière et peut-être la plus heureuse. Nous en parlerons dans le chapitre suivant. Nous allons clore celui-ci par quelques extraits de lettres de George Sand à Dumas fils. Disons quelques mots à propos de la correspondance entre George Sand et Dumas dont la partie la plus intéressante se rapporte à 1860-1863. Ces lettres nous renseignent complètement sur la ce véritable histoire du Marquis de Villemer », tant de fois racontée et commentée de toutes les manières, mais en réalité restée ignorée, inconnue ou — ce qui pis est — faussée. De plus, il y a parmi ces lettres des pages qui sont comme le résumé de la vie morale et intellectuelle de George Sand pendant ces douze dernières années ; elles sont importantes aussi comme l’expression de son opinion sur son « fidèle tête-à-tête » Manceau.

Quoique lié d’amitié avec Mme Sand dès 1851, Dumas fils n’est venu pour la première fois à Nohant que le 9 juillet 1861 et il y est resté jusqu’au 10 août. Il était à ce moment malade, nerveux, très abattu après l’échec de l’une de ses pièces, les complications de sa vie intime et les ennuis de sa vie d’écrivain, pourtant si « veinarde ». Mme Sand — qui lui avait déclaré, dès l’article qu’il écrivit sur Flaminio, en imitant le parler de miss Barbara[83] : « je adopte vous pour un fils de moâ, » — tâcha de remonter le moral à ce « cher grand fils lumineux », alors pessimiste et découragé, de lui rendre avant tout la confiance en ses propres forces. Elle s’efforça aussi à lui insuffler la foi à l’idéal et l’optimiste panthéisme auquel elle était arrivée. En septembre, Dumas revint encore une fois à Nohant, accompagné cette fois par Mme Narishkine et Mlle Olga Narishkine, ainsi que par le peintre Marchal. Ces dames étant parties, Dumas resta jusqu’au 9 octobre, en compagnie du peintre Véron, qu’on nommait V’ron et de Mlle Marie Lambert, du Gymnase, portant le sobriquet de Mlle Drac, en allusion à cette œuvre de Mme Sand, dédiée à Dumas.

Dumas s’était beaucoup plu à Nohant, cette vie simple, partagée entre le travail et les amusements naïfs, la bonne humeur qui régnait entre tous les habitués de la maison, l’amitié de Mme Sand et l’admiration enthousiaste de Manceau lui rendirent le calme moral, et finalement ce séjour lui fit le bien qu’il en attendait. Dès sa première venue, Dumas avait emporté avec lui le volume de Villemer, avec l’idée d’en tirer une pièce. Au bout de très peu de temps, il envoya, en effet, à Mme Sand un scénario de la pièce à faire et un premier acte tout fait[84].

Mme Sand fut étonnée et émerveillée à la fois de cette facilité et de ce savoir-faire dramatique. Et dès ce moment, pendant deux ans, de septembre 1861 à octobre 1863, presque toutes les lettres entre Dumas et George Sand contiennent des détails extrêmement curieux et précieux sur la genèse de cette pièce, sur le travail accompli par chacun des deux collaborateurs, et enfin sur les scrupules de Mme Sand à signer à elle seule cette pièce, faite par eux deux, et à en accepter tous les profits futurs, scrupules que Dumas finit par vaincre tous en avançant comme suprême argument le fait que Mme Sand avait fait toute la partie descriptive de l’Affaire Clemenceau, et que lui, Dumas, l’avait pourtant signée seul. Cette correspondance entre Dumas et Mme Sand réfute, à elle seule, d’une manière absolue, presque tous les « faits » se rapportant à Villemer, racontés dans les Mémoires récemment parus de M. Duquesnel, Mais nous allons encore démontrer dans le chapitre suivant que presque tout ce que cet auteur avance sur n’importe quel fait de cet épisode de la vie de Mme Sand n’est que… de « l’histoire telle qu’on l’écrit ».

À monsieur Alexandre Dumas fils.
Nohant, 26 août 1861.

Tant mieux et vive le fer, si vous vous en trouvez bien : moi, j’y crois, ayant vu de vrais miracles sortir de l’officine de mon vieux ami[85]. On vous embrasse et on vous aime. Continuez à faucher. Voilà un remède qui seconde diablement l’effet du fer ! Les bains d’arrosoir, c’est bon aussi. Le travail aussi, la campagne aussi. Tout est bon quand le jugement est sain et le cœur honnête. Avec ça et de la jeunesse, et du talent vrai, on surmonte tout. Je suis bien curieuse de ce qui va sortir de Villemer. Ça m’amuse un peu de penser que la moelle va se détacher sans que j’aie la peine de découper le morceau et qu’à mon réveil un de ces matins, je verrai se produire un nanan auquel je n’aurai pas mis la main.

Vous savez nos conventions auxquelles il ne faut pas revenir dire non. Nous partageons les profits, s’il y en a, et je crois qu’il y en aura. Je crois aussi que la chose faite et lancée, il faudra que je vous donne un petit écrit, parce que je suis vieille, et que je peux mourir, et que plus tard, ça fait des si et des mais ennuyeux. Ne riez pas de ma régularité, c’est une habitude que j’ai, surtout depuis ma maladie si subite et si bête, de tenir mes affaires en ordre comme si je devais partir le lendemain. Ne me répondez pas à ce projet-là. Comme Manceau naturellement dévore vos lettres avec moi et que mes idées de mort l’attristent toujours, il ne faut pas les lui remettre sous les yeux. Pour moi ce ne sont pas des idées tristes. J’ai, sur la mort, des croyances très douces et très riantes, et je m’imagine n’avoir mérité qu’un sort très gentil dans l’autre vie. Je ne demande pas à être dans le septième ciel avec les séraphins et à contempler à toute heure la face du Très-Haut D’abord je ne crois pas qu’il y ait ni face ni profil, et puis si c’est une grande jouissance d’être aux premières places, ce n’est pas pour moi une nécessité. Il y a tant de jolis petits mondes à habiter ! fût-ce même un autre coin de celui-ci, sous une autre forme ! que de bonheurs cachés peut-être dans l’inconnu des autres existences ! Et qui nous dit que la nôtre soit la meilleure ?

J’ai passé bien des heures de ma vie à regarder pousser l’herbe, ou à contempler la sérénité des grosses pierres au clair de lune. Je vous ai dit ça, je crois. Je m’identifiais tellement au mode d’existence de ces choses tranquilles, prétendues inertes, que j’arrivais à participer à leur calme béatitude. Et de cet hébétement sortait tout à coup de mon cœur un élan très enthousiaste et très passionné pour celui, quel qu’il soit, qui a fait ces deux grandes choses : la vie et le repos, l’activité et le sommeil. Ah ! nous voilà dans les nuages, moquez-vous de votre m’man, mais aimez-la tout de même, sa toccade n’a rien de mauvais.

Donnez de vos nouvelles, quand ça ne vous ennuie pas, et revenez sitôt que le cœur dira : allons.

Je ne vous charge de rien pour ceux qui vous entourent : mais vous savez que j’aime qui vous aime.

Manceau pionce, mais je ne jurerais pas qu’il ne pensât à vous quand même en rêve.

En voilà un que vous pouvez estimer sans crainte de déception. Quel être tout cœur et tout dévouement ! C’est bien probablement les douze ans que j’ai passés avec lui du matin au soir qui m’ont définitivement réconciliée avec la nature humaine. Il y a aussi Maurice marchant toujours droit et sagement dans son chemin tracé — et puis il y a moi qui suis capable de reconnaissance et d’appréciation. Alors, je me disais dans mes restes de vieux spleen : Eh bien, si nous sommes trois bous cœurs pas bêtes au fond, il y en a certainement d’autres, et probablement beaucoup d’autres, car nous ne pouvons pas avoir la prétention d’être des exceptions de tous points. Nous serions alors des monstres ! Suivez mon raisonnement ! Bonsoir.

… On veut que je sois un personnage. Moi, je ne veux être que votre maman. Vous avez du cœur, puisque vous m’aimez et je ne vous demande que ça. Je ne me suis jamais aperçue de ma supériorité en quoi que ce soit, puisque je n’ai jamais pu faire ce que j’ai conçu et rêvé que d’une manière très inférieure à mon idée. On ne me fera donc jamais croire, à moi, que j’en sais plus long que les autres. Restée enfant à tant d’égards, ce que j’aime le mieux dans les individualités de votre force c’est leur bonhomie et leur doute d’elles-mêmes. C’est, à mon sens, le principe de leur vitalité, car celui qui se couronne de ses propres mains a donné son dernier mot. S’il n’est pas fini, on peut du moins dire qu’il est achevé et qu’il se soutiendra peut-être, mais qu’il n’ira pas au delà. Tâchons donc de rester tout jeunes et tout tremblants jusqu’à la vieillesse et de nous imaginer, jusqu’à la veille de la mort, que nous ne faisons que commencer la vie ; c’est, je crois, le moyen d’acquérir toujours un peu, non pas seulement en talent, mais aussi en affection et en bonheur intime. Ce sentiment que le tout est plus grand, plus beau, plus fort et meilleur que nous, nous conseiTe dans ce beau rêve que vous appelez les illusions de la jeunesse, et que j’appelle, moi, l’idéal, c’est-à-dire la vue et le sens du vrai élevé par-dessus la vision du ciel rampant. Je suis optimiste en dépit de tout ce qui m’a déchirée, c’est ma seule qualité peut-être. Vous verrez qu’elle vous viendra. À votre âge j’étais aussi tourmentée et plus malade que vous au moral et au physique. Lasse de creuser les autres et moi-même, j’ai dit un beau matin : « Tout cela m’est égal. L’univers est grand et beau. Tout ce que nous croyons plein d’importance est si fugitif que ce n’est pas la peine d’y penser. Il n’y a dans la vie que deux ou trois choses vraies et sérieuses, et ces choses-là, si claires et si faciles, sont précisément celles que j’ai ignorées et dédaignées, mea culpa ! Mais j’ai été punie de ma bêtise, j’ai souffert autant qu’on peut souffrir ; je dois être pardonnée. Faisons la paix avec le bon Dieu !… »

  1. Nous avons déjà dit dans le chap. ix du vol. II de notre travail que le volume des Lettres d’un voyageur réunit : 1° les trois lettres, toutes lyriques, à Musset ; 2° des épanchements non moins lyriques et des réflexions élégiaques adressées à Néraud et Rollinat ; 3° une lettre politique à Everard (Michel de Bourges) ; 4° les impressions du voyage en Suisse et du jeu de Liszt racontées à Herbert (Charles Didier) ; 5° une lettre sur la phrénologie (à Liszt) ; 6° l’analyse critico-musicale des opéras de Meyerbeer et des œuvres de Berlioz (lettre à Meyerbeer) et enfin 7° un écrit polémique pro domo sua contre Nisard.
  2. Mme Sand indique plus loin, que la sixième Lettre d’un voyageur était intitulée Lettres d’un oncle. Cette indication n’est pas tout à fait exacte, de même qu’est inexacte l’indication, donnée plus haut, des lettres de « septembre 1834 et janvier 1835 ». Quoique nous l’ayons déjà dit dans le chap. x de notre deuxième volume, nous croyons indispensable de donner ici les dates, l’ordre et le numérotage des Lettres lors de leur première impression dans la Revue des Deux Mondes et les numéros sous lesquels elles sont réimprimées dans toutes les éditions des œuvres de George Sand depuis 1842 :
    Revue des Deux Mondes Dans le volume Datées de :
    du 15 mai 1834, N° I
    15 juillet 1834, N° II à M***
    15 sept. 1834, N° III
    I
    II
    III
    Venise, 1er  mai 1834.
    Sans date.
    Venise, juin 1834
    13 janvier 1835 : Lettres d’un Oncle.
    15 juin 1835, N° IV (à Everard)
    1er  septembre 1835, N° V
    V (à Rollinat)
    VI à Everard (Michel)
    VII à Fr. Listz
    Janvier 1835.

    11, 15, 18, 20, 22, 23, 26, 29 avril 1835.
    Sur Lavater et une maison déserte.

    1er  juin 1836, N° VI










    15 octobre 1836, Le Prince (M. de Talleyrand).

    nos IV et IX au Malgache et à Rollinat










    N° VIII

    Septembre 1835 :

    lundi soir
    mercredi soir
    jeudi
    vendredi, à Rollinat
    samedi
    au Malgache
    à Rollinat
    au Malgache, 15 mai 1836.
    introduction :
    minuit, six heures du matin dans ma chambre. Prière d’une matinée de printemps.

    15 novembre 1836, N° VII, à Charles Didier. X à Herbert Versailles, Auteuil, 2 sept. 1836,

    de Chalon à Lyon, Nantua, Genève, Fribourg.

    15 novembre 1836, N° VIII

    La Revue de Paris, de mai 1836, Lettre à M. Nisard.

    XI à Meyerbeer

    N° XII

    Genève, septembre 1836.

    Sans date.

    
    
  3. V. George Sand, sa vie et ses œuvres, vol. II, chap. xiii, p. 433-34.
  4. Allusion évidente à Aurélien de Sèze.
  5. Adolphe Dutheil.
  6. Stéphane Ajasson de Grandsagne (V. notre vol. Ier, p. 196-98,286-361, et vol. III de l’Histoire de ma vie, p. 327, 330, 334.)
  7. Gustave Papet.
  8. James Duplessis (V. notre vol. Ier, p. 216-220, et vol. III, p. 67).
  9. Zoé Leroy (V. vol. Ier, p. 264).
  10. C’est-à-dire que Zoé la montrerait encore à Aurélien de Sèze à qui Aurore Dudevant ne voulait point être rappelée à ce moment.
  11. Jane Bazouin (V. notre vol. Ier, p. 180, 250, 253, 259, 316).
  12. Cf. avec ce qui a été dit à la page 93 de notre premier volume, surtout la note à cette page.
  13. Nous avons raconté dans le chap. iv de notre premier volume comment la mère d’Aurore Dupin, après la mort de son aïeule, se mit à gouverner l’existence de sa fille et comment elle débuta dans ce rôle en la privant de son chien favori, de son petit groom et en jetant par la fenêtre tous ses livres.
  14. N’oublions pas que celle qui écrivait ces lignes avait à ce moment à peine vingt-trois ans !
  15. V. notre vol. Ier, p. 269-270.
  16. V. notre vol. Ier, p, 301-302, et l’ Histoire de ma vie, p. 69-60, vol. IV.
  17. George Sand fit encore paraître dans ce même journal (le Temps de 1875-76) quelques esquisses biographiques ou autobiographiques se rapportant à des épisodes de sa vie ou à des personnages qu’elle avait rencontrés, tels sont : Voyage chez M. Blaise (ce M. Blaise est Adolphe Duplomb selon les uns et selon d’autres M. Biaise Meure, en 1831 substitut à La Châtre, plus tard procureur à Clamecy), la Blonde Phœbé, Une nuit d’hiver, etc., etc.
  18. V. notre vol. III, chap. vi.
  19. Il faut noter ce chiffre ; il précise d’une manière parfaitement exacte qu’à partir de 1844 (1869 — 1844 = 25) on ne trouve dans l’Histoire de ma vie que peu de données biographiques et de faits.
  20. V. plus loin les lettres de Mme Sand à son fils et à Dumas fils.
  21. La préface à « Deux jours dans le monde des papillons, par Maurice Sand » parut dans le numéro du 15 février de la Revue de Paris de 1855.
  22. Plus tard, en 1857 ou 1858 Émile Aucante s’installa définitivement à Paris et y fonda une agence littéraire ayant pour but de faciliter les rapports entre les écrivains et les éditeurs. Et George Sand fit paraître dans la Presse du 21 juin 1858 une Lettre (datée du 7 juin) adressée à M. Émile Aucante, par laquelle elle invitait tous les gens de lettres à soutenir de leur concours l’entreprise si sympathique de son jeune ami.
  23. C’est-à-dire ses dessins des personnages de la Comédie italienne qui, plus tard, en 1859, parurent en deux volumes sous le titre de Masques et Bouffons avec une préface de George Sand.
  24. Émile Aucante.
  25. Nous avons déjà dit dans le chap. ix que cette princesse invitait toujours Manceau lorsqu’elle invitait Mme Sand.
  26. La lettre est du 30 janvier, la petite Jeanne mourut le 13 !
  27. Lettres inédites de Mme Sand : à Victor Borie du 16, à Maurice des 23 et 26 février 1855 et lettres imprimées : à Édouard Charton du 14 février, à Augustine de Bertholdi idem, à Maurice du 24 février et à Mlle Leroyer de Chantepie du 27 février.
  28. Lettres inédites de Mme Sand à Maurice du 23 mai, adressée à Tourin, du 10 juin à Toulon, des 17, 26, 26 et 29 juin à Guillery.
  29. Terre et Ciel, par Jean Reynaud. Paris, Fume, Jouvet et Cie, in-8°, 1855.
  30. Hippolyte Chatiron mourut le 26 décembre 1848, Chopin le 17 octobre 1849, Mme Maréchal le 8 mai 1851, Gabriel de Planet le 30 décembre 1863, Jeanne le 13 janvier 1865 et Jules Néraud le 11 avril de la même année. Ajoutons que l’ami de la jeunesse d’Aurore Dupin, Stéphane Ajasson, était mort en 1847.
  31. Le roman parut dans la Presse en 1867.
  32. Parut dans le Monde illustré de 1857.
  33. Fut publié dans la Revue des Deux Mondes de 1859.
  34. V. notre vol. II, p. 103-104.
  35. Parut dans la Revue des Deux Mondes en 1859.
  36. Ce dernier article parut dans la Presse du 5 juillet 1865 ; « les Jardins en Italie » et « les Bois « dans le Magasin pittoresque de 1856, et « la Villa Pamphili » dans le journal niçois la Terre promise du 8 décembre 1857. Cet article comme aussi le morceau inédit Les Loges de Raphaël, fut enlevé du manuscrit de la Daniella. Tous ces articles sont réimprimés dans les œuvres complètes de G. Sand dans les volumes : Nouvelles Lettres d’un voyageur et Flavie.
  37. Lettre à Eugène Lambert (Corr., t. IV).
  38. Jules Néraud, auquel ces lignes étaient adressées, était, comme nous savons, un éminent botaniste.
  39. Il est très intéressant de confronter ce passage avec la description du lieu habité par Valreg, le héros du roman, dans Daniella (t. P, p. 119-121, 123-127, 271-278)
  40. Corresp., vol. IV, p. 97-99.
  41. Émile Aucante.
  42. V. plus loin p. 382.
  43. Cette lettre parut dans le Siècle du 18 mars 1857.
  44. Cette expression se rapporte aux lignes de Daniella ; « Mais quoi, pensais-je, en m’arrachant au charme qui me dominait, ce vaste ciel et ces sales décombres, ces fleurs luxuriantes et ces égouts infects, ces yeux enivrants et ces cœurs souillés, n’est-ce pas là toute l’Italie, vierge prostituée à tous les bandits de l’univers, immortelle beauté que rien ne peut détruire, mais qu’aussi rien ne saurait purifier ? ». » (Daniella, t. Ier, p. 217).
  45. On lit à la page 87 du t. Il de Daniella :
    « …Je remarquai, au bout d’un instant, que le prince et le docteur n’étaient nullement d’accord sur les moyens de sauver l’Italie. Plus logique et plus courageux d’esprit que son ami, le docteur voulait renverser les vieux pouvoirs. Le prince, aussi hardi de caractère que timide de principes, ne s’en prenait qu’aux abus, et rêvait un retour à l’Italie de Léon X et des Médicis, sans vouloir avouer que ces abus avaient pris d’autant plus d’essor et de licence que Rome et Florence avaient eu plus d’éclat, d’artistes, de luxe et d’aristocratie. Quant à son gouvernement napolitain, il en parlait avec horreur et mépris, mais sans pouvoir admettre l’idée de remplacer l’autorité absolue par une constitution démocratique. Il avait vu la populace de son pays se faire l’exécuteur des hautes œuvres de la tyrannie, et il ne pouvait sacrifier la répugnance trop fondée du fait à l’enthousiasme du principe. J’en concluais, en moi-même, que là où des natures bienveillantes et sincères comme celle de ce prince avaient le peuple en aversion, c’était la faute du peuple et qu’un critérium de l’état de maturité de la démocratie d’un pays devrait être la confiance qu’elle inspire aux esprits élevés ou aux cœurs aimants. On pourrait dire à un peuple : « Dis-moi de qui tu es aimé, et je te « dirai qui tu es. » Je crois que de Maistre a dit « qu’un peuple a toujours « le gouvernement qu’il mérite d’avoir. »
  46. Cette lettre à l’impératrice, datée du 9 décembre, fut remise aux bons soins de Mme de Contades qui, ainsi que le comte d’Aure, MM. Damas-Hinard et le baron de Pierre, avait maintes fois aidé Mme Sand dans ses démarches auprès de l’impératrice. La lettre touchante de Mme Sand à Mme de Contades, datée de ce même 9 décembre, reste inédite.
  47. La Daniella s’appelait d’abord Jean Valrey-roman-voyage et l’introduction manuscrite primitive est tout autre que celle qui fut publiée et qui s’imprime en tête du roman depuis 1857.
  48. Remarquons qu’en 1856 parut dans le Magasin pittoresque un article anonyme intitulé la Maison déserte, dont George Sand se reconnut plus tard l’auteur. C’est ainsi que pendant plus de vingt ans George Sand resta fidèle à cette passion pour une maison déserte, rêve fait déjà en 1835-36. ( Voir notre vol. II, p. 249-250.)
  49. Ces articles parurent dans la Presse du 24 juin ou 25 octobre 1856 sous le titre de Autour de la table ; puis furent réimprimés en volume sous le même titre.
  50. Lors de l’impression de ces pages sous le titre primitif de Courrier de village dans le Courrier français, il se trouvait à cet endroit dans le texte de Mme Sand une assez longue digression sur le réalisme, qui fut supprimée quand les Promenades autour d’un village parurent en volume. Ce morceau fut réimprimé plus tard dans les Questions d’art et de littérature sous le titre de Réalisme. Il renferme quelques pages fort intéressantes consacrées à l’analyse et à la défense de Madare Bovary, de Flaubert.
  51. Remarquons qu’au moment où parurent ces lignes, il n’y avait que les Paysans de Balzac qui existaient en littérature ; la Terre, de Zola, n’avait pas encore réjoui le monde des humains par son apparition.
  52. Mme Sand avait, elle aussi, toujours eu une passion pour les ruisseaux ; elle écrivit deux petites bluettes charmantes consacrées Spécialement à leur murmure, leur babillage ; l’un de ces morceaux, le Ruisseau, fit partie du recueil le Keepsake édité en 1854 à Londres par miss Power ; l’autre parut dans la Revue des Deux Mondes de 1863 sous le titre de Ce que dit le ruis- ruisseau. Il fut dédié à Manceau. (Voir plus loin chap. xii.) Nous en possédons l’autographe qui nous fut donné par M. Émile Aucante. — W. K.
  53. Expression fort en usage alors à Nohant parmi les jeunes peintres. (Cf. la Correspondance, t, IV, avec ce que George Sand dit à la page 43 des Promenades autour d’un village et dans la Daniella.)
  54. En 1846. Voir notre vol. III, chap. vi.
  55. Cf. avec ce que Mme Sand dit dans les Promenades autour un village à la page. 46, à propos des paysages italiens et des comparaisons avec les sites au centre de la France faites par Manceau et Maurice.
  56. Êtres fantastiques que Maurice Sand avait esquissés entre autres dans ses Visions à la campagne exposées au Salon en 1857 et qui parurent l’année suivante en volume avec une préface de George Sand. Voir notre vol. III, chap. VII.
  57. Émile Aucante.
  58. Dans une lettre au prince Jérôme Mme Sand appelle Manceau : « Mon fidèle tête-à-tête. »
  59. Inédite.
  60. Inédite.
  61. La lettre est datée du 14 dans la Correspondance, mais elle fut écrite le 13. Mme Sand partit de Nohant le 10 janvier, elle passa à Gargilesse le 11 (le lendemain) et le 12 (le surlendemain) et enfin elle est partie de Gargilesse le 13 (« ce matin »).
  62. À consulter, sur les relations entre le directeur de cette Revue et Mme Sand, le très intéressant ouvrage de Mme M.-L. Pailleron, paru au moment où notre livre était déjà terminé. Nous renvoyons aussi le lecteur au chapitre iii de notre troisième volume.
  63. Voir plus haut, p. 150-151, 191-196, 209, 230.
  64. Nom d’un personnage de la Comédie italienne qu’on avait donné comme sobriquet au cocher de Mme Sand.
  65. Ce même journal nous apprend que « toute la correction de Elle et Lui est terminée le 1er  juin » et « on part de Gargilesse pour retourner à Nohant ».
  66. Les articles sur Fenimore Cooper, Mme Allart, la Joconde gravée par Calamatta, sur les deux livres de Fromentin : Un été dans le Sahel et Une année dans le Sahara, sur Balzac, Béranger, etc., etc.
  67. Narcisse.
  68. C’est-à-dire le texte de ses dessins fantastiques Visions dans les campagnes.
  69. Mme Sand s’était tellement engouée de Gargilesse (qu’elle lui prédisait même dans ses articles un brillant avenir comme station balnéaire.
  70. Cette « Marie » était Marie Caillaud, qui joua plus tard un grand rôle à Nohant. Elle avait commencé par être gardeuse de basse-cour et laveuse de vaisselle ; puis Mme Sand se mit à lui enseigner à lire et à écrire, lui trouvant une rare intelligence ; plus tard elle la prit comme femme de chambre ; enfin Marie Caillaud joua la comédie à Nohant, devint une très bonne actrice et participa à toutes les représentations et fêtes organisées par les jeunes gens de la maison. Plus tard elle épousa l’un de ces jeunes gens. Nous la retrouverons dans le chapitre suivant.
  71. C’étaient les épreuves de l’Homme de neige.
  72. La pièce a été faite d’abord en quatre actes, puis refaite en cinq, puis de nouveau resserrée en quatre actes.
  73. Nous analysons la pièce à la suite du roman, ici, pour ne plus y revenir, quoique la comédie ne fût jouée qu’en 1864, et par cela même revient au chapitre suivant, où l’on trouvera les détails sur les premières représentations et sur les causes réelles de son succès.
  74. Voir notre vol. I, chap. i.
  75. On lit en note à la lettre de George Sand du 14 février 1861 (dans laquelle elle décrit son excursion à Montluçon et dit que « cela rentre dans son métier d’écrivain ») : « Mme Sand préparait alors son roman la Ville noire. Or, ce roman avait déjà paru en 1860. Donc les explications de M. Brothier — ingénieur à Montluçon — et les visites aux usines ne purent lui servir que pour quelques corrections ou quelques vérifications pour une nouvelle édition de ce roman. Nous avons aussi dit dans le chap. iii de notre précédent volume que Mme Sand avait peint, sous les traits d’Audebert, le vieux poète prolétaire Magu, mort en 1859.
  76. Voir notre vol. I et l’Histoire de ma vie, vol. III.
  77. Lettre du 17 octobre 1862.
  78. Lettre du 23 octobre 1862.
  79. Lettre du 27 octobre 1862.
  80. Mme B…, fille de M. Édouard Rodrigues.
  81. Voir Correspondance, t. V.
  82. Ces deux articles portaient le titre : Monsieur Maillard et ses travaux sur l’île de la Réunion dans la Revue des Deux Mondes ; en volume ils sont intitulés : Un cyclone à l’île de la Réunion et Conchyliologie de l’île de la Réunion.
  83. L’Anglaise qui remplace, dans cette pièce tirée de Tévérino, le curé si comique et si sympathique du roman.
  84. Mme Sand écrit dans sa lettre du 20 novembre 1861 (ce passage manque dans le vol. IV de sa Correspondance imprimée, il doit être placé à la p. 298 à la suite des mots se rapportant à Marchai : « Il nous a fait à tous nos portraits merveilleux, charmants comme dessin, et d’une ressemblance que les portraits n’ont jamais eue. Il ne se doutait pas de ça, lui il est tout étonné d’avoir réussi. ») : « Le mien de portrait est un chef-d’œuvre ; de même ceux de Maurice et de Manceau, et ceux de Véron et de Lucien, qu’il avait essayés en s’amusant. Il veut faire aussi celui de ma grande Marie. J’espère qu’il paie assez son écot ! Il s’y obstine et comment refuser ? Il va faire photographier le portrait qu’il a fait de moi, et vous aurez enfin quelque chose qui est moi et pas une autre. J’espère que je vous aurai comme ça quelque jour, car toutes vos photographies vous font affreux, et décidément la photographie sur nature est ce qu’il y a de plus menteur au monde. Ledit Marchal [puis viennent les lignes imprimées dans la Correspondance : repart pour voir sa mère… » etc.] Et enfin nous lisons dans cette lettre du 20 novembre : « Et dans tout ça je n’ai pas trouvé le temps de recopier ce chef-d’œuvre d’acte de Villemer, et je m’en faisais pourtant une fête. Manceau, lui, n’a pas respiré une heure depuis votre départ. » (Ces trois lignes sont encore omises dans la Correspondance, puis viennent les lignes imprimées à la p. 299 : « On vous attend pour retrouver le sens commun littéraire… »)
  85. Le docteur Vergne (de Beauregard.)