George Sand, sa vie et ses œuvres/2/9

Plon et Nourrit (2p. 108-160).


CHAPITRE IX


La correspondance entre les deux poètes et son histoire. — La Confession d’un Enfant du siècle. — Elle et Lui. — Lui et Elle. — La préface de Jean de la Roche. — Influence réciproque. — Quelques pièces de vers. — Lettres d’un Voyageur. — Aldo le Rimeur. — Gabriel. — Leone Leoni. — L’Uscoque. — Mattéa. — Les Maîtres mosaïstes. — La dernière Aldini. — Le Secrétaire intime. — L’Orco.


À peine les deux amants de Venise s’étaient-ils quittés définitivement, que se présenta la question qui semble de rigueur en ces sortes de ruptures : celle de la restitution des lettres. En 1836 George Sand demanda, par l’intermédiaire de la comtesse d’Agoult, à Musset, de lui rendre les siennes[1]. On ne sait pourquoi cet échange n’eut pas lieu. En 1840 George Sand exprima une fois encore le désir de reprendre ses lettres. Musset s’empressa de remplir son désir, mais sans lui faire savoir qu’il avait dû réclamer ce journal et quelques-unes de ces lettres (celle de Venise du 11 avril entre autres) à Mme Jaubert, bien connue sous le nom de la « marraine » de Musset, mais qui lui fut, en réalité, beaucoup plus proche.

Pourquoi Musset avait-il mis ses lettres et ce journal intime entre les mains de cette dame[2] ? On ne le comprend pas trop ; mais un fait certain, c’est que durant toute la nuit qui suivit la demande que Musset avait faite de lui renvoyer ces documents, Mme Jaubert, et sa fille — la comtesse de Lagrange — et même la femme de chambre de Mme Jaubert, n’eurent rien de plus pressé que de prendre une copie du journal. Dans la matinée on remit le tout à Musset, qui le transmit à Gustave Papet, l’ami désigné par George Sand.

Mme Jaubert cacha à Musset qu’une copie était restée entre ses mains ; Musset, de son côté, trouva inutile de prévenir George Sand que le journal avait été pendant quelque temps en d’autres mains que les siennes. Dans la suite, cette copie ayant servi à en faire d’autres, tomba entre les mains de Paul de Musset, et c’est ainsi que le secret fut violé et que ce qui avait été intime, fut révélé au public. Mais en passant de main en main, de bouche en bouche, l’histoire vraie fut défigurée par des exagérations involontaires ou préméditées, par des altérations où par le mensonge, jusqu’à ce qu’enfin ce récit sincère, ce chant d’amour blessé commençât, pour ainsi dire, aux yeux de ceux qui n’avaient pas vu le journal même, qui ne le connaissaient que par des ouï-dire, à passer pour un acte d’accusation porté par George Sand contre elle-même. Paul de Musset s’en servit plus tard avec un manque de conscience tout à fait exceptionnel. Pour montrer à nos lecteurs à quel point Alfred de Musset connaissait l’absence de bonne foi de son frère, il nous suffira de rappeler les paroles que, d’après une lettre de George Sand à Sainte-Beuve, il adressa à Papet à l’occasion des pourparlers auxquels donna lieu cette correspondance : « Il n’y a qu’une chose que j’exige de vous : donnez-moi votre parole d’honneur que jamais vous ne remettrez rien à mon frère… » Après cela, que les lecteurs, les biographes et les critiques aient foi encore, au dire de Paul de Musset, comme biographe, avocat de son frère et historien (!) Qu’ils relisent trois fois ces paroles remarquables d’Alfred de Musset, et nous leur demanderons s’ils peuvent encore considérer tout ce que raconte ce frère, comme la vérité vraie !

Quoi qu’il en soit, Musset et George Sand remirent leurs lettres à Papet, qui les cacheta dans des enveloppes semblables ; mais, on ne sait pourquoi, il ne les transmit pas tout de suite à leurs auteurs respectifs. Il se passa ainsi sept ou huit ans, et de nouveau surgit la question de l’échange des lettres. Papet ne put dire laquelle des enveloppes contenait les lettres d’elle et laquelle renfermait celles de Musset. L’on souleva la question de savoir si l’on se réunirait à Paris : M. Grévy au nom de Musset, Rollinat pour George Sand — avec Papet — pour ouvrir à trois les enveloppes et remettre les lettres à leurs auteurs. Mais l’un d’eux manqua au rendez-vous, les lettres restèrent encore chez Papet. Cependant Alfred de Musset étant mort en 1857, Papet remit les deux paquets à George Sand[3] Paul de Musset lui réclama les lettres de son frère. Elle répondit (remarquons que les deux lettres, celle de Paul de Musset et la réponse de George Sand sont encore tout amicales) qu’elle ne pouvait le faire (il va sans dire qu’elle agissait ainsi par suite de la recommandation d’Alfred citée plus haut), mais que si Paul voulait venir tel jour à Nohant, ils brûleraient ensemble les deux paquets. Paul de Musset promit, mais ne vint pas. George Sand lui écrivit alors le 18 mars 1859 : « Si je les ai brûlées sans vous, c’est votre faute[4]… » Comme on le verra, elle ne les brûla cependant pas, et l’affaire, pour le moment, en resta là.

Mais la mort de l’homme autrefois aimé, son souvenir constamment rappelé dans les conversations du moment et dans la presse, toute remplie de récits et de notices consacrés au poète, tout cela fit revivre en la mémoire et en l’âme de George Sand les années d’autrefois, l’ancien amour, la vieille douleur. S’en souvenant, analysant en son for intérieur tout le passé et désireuse de s’expliquer ce qui lui avait paru jusque-là inexplicable et incompréhensible ; occupée longtemps à se demander amèrement pourquoi leur amour avait fini si tristement après avoir si joyeusement commencé, George Sand fut aisément portée à écrire, de son côté, un roman basé sur les mêmes données psychologiques qui avaient servi de point de départ à Alfred de Musset dans la Confession d’un enfant du siècle. Elle écrivit Elle et Lui.

Si dans plusieurs des œuvres de George Sand, écrites entre 1833 et 1839, on entend parfois les échos de son amour pour Musset et si l’on y trouve aussi des réminiscences du voyage à Venise — reflet involontaire de son état d’esprit d’alors — en 1858, lorsqu’elle écrivit Elle et Lui, elle était déjà bien loin de ce qui s’était passé vingt-cinq ans auparavant : elle était à même de traiter avec calme cet épisode comme un simple thème pris au hasard pour une étude psychologique. C’est là une chose qui paraîtra bien simple à tout lecteur impartial d’aujourd’hui. Mais en 1859, le public, trop au courant du roman vécu par les deux écrivains, chercha comme toujours, et avant tout, dans Elle et Lui un roman à clef ; il espéra y trouver des révélations et des faits véridiques ; le côté artistique du livre lui importait peu. Le public, — à part de rares exceptions, — s’intéresse partout et toujours à ce qui est écrit, et non à la manière dont un livre est écrit ; il n’admire que difficilement un chef-d’œuvre littéraire ou un tableau représentant un scélérat, un personnage laid ou banal ; avant tout et toujours il cherche ; 1o la clef du roman ou du tableau ; 2o le joli ; et 3o la morale de la fable. Seuls les artistes apprécient comment une chose est faite ; lui, public, ne s’en soucie pas. Lorsque parut Elle et Lui les lecteurs n’eurent qu’une voix pour prétendre que George Sand s’était peinte dans son roman, ainsi que Musset. Les amis de Musset, son frère surtout, virent dans cette œuvre le désir prémédité de George Sand de dénigrer celui qui venait à peine de mourir. Le frère s’empressa d’y répondre par un pamphlet odieux, Lui et Elle, qui fit en son temps, beaucoup de bruit et qui de nos jours encore est souvent considéré comme une « révélation » de la vérité[5]. Si elle l’avait voulu, George Sand eût pu, à l’apparition du livre, poursuivre Paul de Musset pour calomnie devant les tribunaux, mais elle se contenta, en publiant à la fin de la même année Jean de la Roche, de faire précéder le roman d’une préface très remarquable, qui était à la fois sa réponse à l’indigne sortie de Paul de Musset, et l’expression de ses convictions littéraires. Après avoir dit quelques mots sur les habitants d’une certaine ville de France, qui s’étaient reconnus soi-disant comme les habitants d’une ville imaginaire, la Faille-sur-Gouvre, qu’elle avait dépeinte dans le roman de Narcisse, elle dit : « Nous ne parlerions pas de ces incidents comiques, accessoires obligés de toute publication de ce genre, offrant un caractère de réalité quelconque, si, à propos d’un autre roman, publié, il y a un an bientôt, dans la Revue des Deux-Mondes, un incident analogue n’eût pris, sous le stimulant de la haine ou de la spéculation (nous aimons mieux croire à la haine, bien que rien ne nous l’explique), des proportions, je ne dirai pas plus fâcheuses pour l’écrivain dont il s’agit, mais beaucoup plus indécentes par elles-mêmes et véritablement indignes de la Faille-sur-Gouvre, car à la Faille-sur-Gouvre, on n’est qu’ingénu, tandis que, dans de plus grands centres de civilisation, on est hypocrite et on couvre une affaire de rancune ou de boutique des fleurs et des cyprès du sentiment[6] ».

« Sans nous occuper ici d’une tentative déshonorante pour ceux qui l’ont faite, pour ceux qui l’ont conseillée en secret et pour ceux qui l’ont approuvée, publiquement, sans vouloir en appeler à la justice des hommes pour réprimer un délit bien conditionné d’outrage et de calomnie, répression qui nous serait trop facile, et qui aurait l’inconvénient d’atteindre, dans la personne des vivants, le nom porté par un mort illustre, nous essayerons de trancher à notre point de vue une question qui a été soulevée à propos de cet incident, et qui peut être discutée sans amertume… »

Après avoir analysé les opinions opposées, mais également répandues, — l’une exigeant que l’auteur ne dépeigne que ce qu’il a vécu lui-même, et l’autre au contraire n’admettant que des sujets inventés, — George Sand pose la question suivante : « Faut-il être artiste pour soi tout seul dans la vie murée, ou faut-il l’être au profit des autres, en rase campagne, en dépit des amertumes de la célébrité ?… »

Elle répond à cette question affirmativement et tout en signalant les péripéties qui accompagnent toujours la carrière d’un écrivain qui désirerait transmettre aux autres non seulement son art, mais aussi son expérience psychologique, elle continue : « On peut même être femme et ne pas se sentir atteinte par les divagations de l’ivresse ou les hallucinations de la fièvre, encore moins par les accusations de perversité qui viennent à l’esprit de certaines gens habitués à trop vivre avec eux-mêmes… » L’artiste, selon George Sand, peut et doit profiter de ce qu’il a personnellement vécu ; son goût artistique et le respect des autres doivent le guider : le goût et le respect des autres, doivent également guider la critique dans l’analyse qu’elle fait des œuvres d’art. Si la critique s’abaisse jusqu’au métier d’agent de police pour savoir de qui l’on a fait le portrait, elle est brutale, inconvenante ; lorsqu’elle dévoile ce que le public n’aurait jamais appris sans elle, elle est maladroite ; ceux qui livrent au public des révélations qui ne lui étaient pas destinées, lui rendent un mauvais service. « … On peut et on doit dire aux écrivains : Respectez le vrai, c’est-à-dire ne le rabaissez pas au gré de vos ressentiments personnels ou de votre incapacité fantaisiste ; apprenez à bien faire, ou taisez-vous ; » et au public : « Respectez l’art : ne l’avilissez pas au gré de vos préventions inquiètes ou de vos puériles curiosités ; apprenez à lire, ou ne lisez pas. »

« Quant aux malheureux esprits qui viennent d’essayer un genre nouveau dans la littérature et dans la critique en publiant un triste pamphlet, en annonçant à grand renfort de réclames et de déclamations imprimées que l’horrible héroïne de leur élucubration était une personne vivante dont il leur était permis d’écrire le nom en toutes lettres, et qui lui ont prêté leur style en affirmant qu’ils tenaient leurs preuves et leurs détails de la main d’un mourant, le public a déjà prononcé que c’était là une tentative monstrueuse dont l’art rougit et que la vraie critique renie, en même temps que c’était une souillure jetée sur une tombe.

« Et nous disons, nous, que le mort illustre renfermé dans cette tombe se relèvera indigné quand le moment sera venu. Il revendiquera sa véritable pensée, ses propres sentiments, le droit de faire lui-même la fière confession de ses souffrances et de jeter encore une fois vers le ciel les grands cris de justice et de vérité qui résument la meilleure partie de son âme et la plus vivante phase de sa vie. Ceci ne sera ni un roman, ni un pamphlet, ni une délation. Ce sera un monument écrit de ses propres mains[7] et consacré à sa mémoire par des mains toujours amies. Ce monument sera élevé quand les insulteurs se seront assez compromis. Les laisser aller dans leur voie est la seule punition qu’on veuille leur infliger. Laissons-les donc blasphémer, divaguer et passer.

« Quelques amis ont reproché à l’objet des ces outrages de les recevoir avec indifférence ; d’autres lui conseillaient, il est vrai, de ne pas s’en occuper du tout. Réflexion faite, il a jugé devoir s’en occuper en temps et lieu ; mais il n’était guère pressé. Il était en Auvergne, il y suivait les traces imaginaires des personnages de son roman nouveau à travers les sentiers embaumés, au milieu des plus belles scènes du printemps. Il avait bien emporté le pamphlet pour le lire, mais il ne le lut pas. Il avait oublié son herbier, et les pages du livre infâme furent purifiés par le contact des fleurs du Puy-de-Dome et du Sancy. Suaves parfums des choses de Dieu, qui pourrait nous préférer le souvenir des fanges de la civilisation ? »

On ne sait si réellement George Sand n’avait pas lu Lui et Elle, mais il est évident qu’elle songea dès lors à profiter pour sa défense de sa correspondance authentique avec Musset. Un an plus tard, elle s’adressa à Sainte-Beuve, son confident d’autrefois, en lui demandant s’il trouvait possible et nécessaire de publier ces lettres. Elle les avait copiées[8], triées et arrangées pour l’impression et envoyées à Sainte-Beuve par l’intermédiaire de M. Émile Aucante, alors son secrétaire. En même temps, elle écrivit à Sainte-Beuve deux longues lettres où elle raconte en détail toute l’histoire de l’échange non effectué de ces lettres. Ce sont celles du 20 janvier et du 6 février 1861, dont nous avons déjà fait mention. Sainte-Beuve, toujours très occupé, chargea son secrétaire du soin d’examiner la double correspondance. Celui-ci trouva les lettres par trop romantiques et surtout sentant trop leur 1830, et déconseilla momentanément de les imprimer. Mais George Sand ne démordit pas de sa résolution de faire un jour parler la vérité, et, jusqu’à sa mort, manifesta plusieurs fois son vif désir de voir publier cette correspondance. Dans ce but, elle transmit l’original des lettres, et les deux copies qui en furent faites à MM. Alexandre Dumas[9], Noël Parfait et Émile Aucante. Ces Messieurs firent un arrangement en vertu duquel la copie, appartenant à celui d’entre eux qui mourrait le premier, reviendrait aux survivants qui pourraient alors choisir quelqu’un pour troisième exécuteur testamentaire, et en cas de mort des trois fondés de pouvoir, les trois manuscrits seraient déposés à la Bibliothèque Nationale. En 1881, immédiatement après la mort de Paul de Musset et la publication du premier volume de la Correspondance de George Sand, dans laquelle il ne se trouvait aucune de ses lettres à Musset, des voix s’élevèrent, réclamant enfin l’impression de cette correspondance authentique au lieu de quelques copies tronquées qui circulaient dans le public et auxquelles on ne pouvait guère ajouter foi. Mais d’autres voix protestèrent. La polémique éclata sur toute la ligne : les uns criaient pour, les autres contre, les uns et les autres apportant à l’appui de leur opinion des motifs fort sérieux. La question des droits d’auteur et des droits des héritiers vint encore compliquer l’affaire. Récemment, nous avons vu la même chose se répéter encore une fois[10]. Ce n’est qu’il y a deux ans que M. Aucante fit enfin paraître dans la Revue de Paris les lettres de George Sand à Musset et que MM. de Spoelberch, Clouard, Cabanès, Mariéton, Rocheblave et d’autres ont cité une série de fragments et d’extraits des lettres de Musset, parfois des lettres entières, et des passages du Journal de George Sand et de Pagello. Ni les lettres de Musset ni le Journal de George Sand n’ont été jusqu’ici imprimés en entier. Il nous faudra patiemment attendre l’an de grâce 1907, où les lettres de Musset verront peut-être le jour, ou quelque circonstance favorable qui permettra enfin aux deux illustres morts de faire entendre leur voix et de nous dire toute la vérité. Cette vérité, comme nous le voyons dès à présent, par les lettres de George Sand et autres documents, sera de son côté et non de celui de Paul de Musset.

Passons maintenant aux œuvres de George Sand et de Musset se rapportant à cet épisode de leur vie, œuvres écrites à Venise, ou à celles encore portant la trace de l’influence mutuelle qu’ils ont exercée l’un sur l’autre. Ces œuvres peuvent se diviser en :

1° Œuvres purement lyriques (Lettres d’un voyageur de George Sand, les Nuits, le Souvenir, Après la lecture d’Indiana[11], Lettre à Lamartine, À mon frère revenant d’Italie), et cinq pièces de vers dédiées à George Sand par Alfred de Musset et se trouvant dans les lettres de Lui à Elle.

2° Œuvres écrites dans l’automne de 1833, en Italie en 1834, ou conçues lors de ce voyage (Jacques, Léone Léoni, André, le Secrétaire intime, toutes les nouvelles vénitiennes, c’est-à-dire : la Dernière Aldini, l’Orco, l’Uscoque, Mattea, Les Maîtres mosaïstes ;

3° La pièce ébauchée et inédite de George Sand : Une Conspiration à Florence (qui n’est autre chose que le prototype de Lorenzaccio de Musset)[12], Aldo le Rimeur, Gabriel, plusieurs poésies burlesques de George Sand et de Musset, deux sonnets, dédiés par eux à Alfred de Vigny, le sonnet sur la Liberté de la Presse, le premier chapitre de la Confession d’un Enfant du siècle ; ce sont là, soit les œuvres où l’influence de ces deux poètes se fait le plus sentir, soit celles qui furent tout bonnement écrites à la même table ; enfin :

4° Toute la Confession d’un Enfant du siècle et Elle et Lui, — deux ouvrages formant comme la déduction finale et la conclusion des deux écrivains sur l’idée générale de leur commune histoire.

C’est d’après ces quatre groupes que nous examinerons les œuvres de George Sand sans nous en tenir à l’ordre chronologique et en nous bornant exclusivement, quant aux œuvres de Musset, à ce qui touche à notre sujet, sans nous laisser entraîner à l’analyse détaillée de ces œuvres. Cette analyse a déjà été faite avant nous, et certes mieux que nous ne la ferions, par Arvède Barine, Sainte-Beuve, Montégut et Lindau.

Il est à présumer que la plupart des lecteurs ignorent que George Sand a aussi écrit des vers, et cependant il en est ainsi. Quelques-unes de ses poésies ont été publiées de son vivant et font partie de ses œuvres, mais beaucoup d’autres n’ont jamais vu le jour. Le premier petit poème de George Sand fut la Reine Mab, qui n’est qu’une périphrase des lignes si célèbres de Shakespeare ; nous en avons déjà parlé plus haut. Lorsque, après la représentation de Chatterton, Planche eut injurieusement éreinté Alfred de Vigny dans son article, Musset et George Sand écrivirent et envoyèrent à l’auteur de Chatterton deux sonnets[13], les deux poètes protestèrent, chacun à sa manière, contre la critique de Planche. Le sonnet de Musset est plein de verve mordante et d’esprit caustique. George Sand proteste contre le verdict de Planche comme contenant une tentative d’analyser froidement les impressions des spectateurs. Nous avons pleuré, voilà le plus bel éloge de la pièce, dit-elle : analyser les larmes, c’est faire chose qui n’a pas le sens commun. Les ondes de l’Océan sont grandioses, mais si on les sèche et les analyse, il n’en restera plus qu’une poignée de sel.

L’automne de 1834, George Sand le passa, comme nous le savons, à Nohant, toute à son désespoir, cherchant l’oubli au milieu de ses enfants et de ses amis. Mais de temps à autre, il lui survenait comme toujours des périodes de réaction où, des journées durant, elle se livrait à une gaieté fébrile ou était capable des folies les plus puériles, s’amusant de tout, et riant à la moindre billevesée. Dans une de ces journées de gaieté nerveuse elle mit en vers, — en compagnie de plusieurs de ses amis, — l’enquête judiciaire faite, en sa qualité de maire, par Dudevant à propos de la découverte d’un cadavre dans un puits. Ces vers sont intitulés : Complainte sur la mort de François Luneau, dit Michaud. C’est une plaisanterie assez lourde écrite dans une langue burlesque, mi-patois, mi-style judiciaire. Elle fut imprimée à la Châtre et offre l’aspect d’une simple petite brochure. Au-dessus de la première ligne on lit : Air du maréchal de Saxe. Encore en 1833, Musset, lui aussi, avait écrit une complainte sur le même : Air du Maréchal de Saxe. C’étaient des vers satiriques et burlesques, racontant le duel tragi-comique de Planche et de Capo de Feuillide. Nous trouvons que les titres détaillés de ces deux Complaintes, que nous reproduisons en regard, sont assez éloquents pour n’être accompagnés d’aucun commentaire :

COMPLAINTE COMPLAINTE

Historique et véritable
sur le fameux duel qui a eu lieu
entre plusieurs
hommes de plume
très inconnus dans Paris
à l’occasion d’un livre
dont il a été beaucoup parlé
de différentes manières
ainsi qu’il est relaté dans la
présente complainte.

Air : de la complainte du maréchal
de Saxe.

Sur la mort
de François Luneau
dit Michaud
dédiée
à M. Eugène Delacroix
peintre en bâtiments
très connu dans Paris.

COMPLAINTE

Air du maréchal de Saxe.

Sur ce même « air du Maréchal de Saxe » Musset avait déjà écrit deux fois avant cela des couplets comiques, d’abord Le Songe du Reviewer, représentant, comme dans un kaléidoscope une série d’hommes de lettres d’alors et publié pour la première fois complet dans l’Intermédiaire des Chercheurs et Curieux[14]. Puis, une autre pièce de vers drôlatiques représentant tous les habitués de la mansarde du quai Malaquais — reproduits dernièrement par M. Maurice Clouard[15]… Lequel des deux écrivains avait conseillé à l’autre cet air pour mesure de son poème badin, le poète ou l’arrière-petite-fille du maréchal de Saxe, la chose est indifférente. Ce qui est important, c’est que malgré les assertions de Paul de Musset, que George Sand ne « pensait plus » au poète qu’elle « avait perfidement abandonné », que le poète lui-même avait oublié et maudit son amour malheureux, — ils continuaient à se souvenir. Ils s’associaient mutuellement à leur vie de tous les jours et même aux épisodes comiques qu’elle pouvait comporter. Mais il y avait eu un autre temps où, assis à la même table, ils travaillaient de concert, s’entr’aidant l’un l’autre, où George Sand savait intéresser Musset à des sujets à côté desquels il avait passé indifféremment jusqu’alors ; de son côté, il initiait George Sand, par la parole et par l’exemple, à comprendre que dans une œuvre d’art la forme n’est pas moins importante que le fond, et que particulièrement dans les œuvres littéraires il ne suffit pas à l’auteur d’être entraîné par son sujet, mais qu’il faut aussi se rendre maître de la forme et surtout de la langue, qu’il vaut mieux être avare que prodigue, plutôt trop bref que prolixe et, par-dessus tout, sobre et exact dans le choix des expressions et des mots. Paul de Musset essaye d’insinuer que George Sand n’avait jamais pu pardonner à Musset d’avoir effacé, sur l’exemplaire d’Indiana qu’elle lui avait offert, tous les adjectifs superflus, donnant par là à George Sand une leçon de modération, de sobriété de forme et de langue littéraire. Nous sommes convaincu que George Sand était bien loin de cette mesquine susceptibilité d’amour-propre. Nous savons tout au contraire que, sous ce rapport, elle était même trop modeste[16]. Et quant au temps où elle travaillait avec Musset, elle ne s’en souvenait qu’avec une reconnaissance fort émue. Qui ne se rappelle la page des Lettres d’un voyageur, que presque tous les biographes ont rapportée jusqu’ici à Jules Sandeau, mais qui, selon nous, a trait à Musset. C’est le récit du touchant amour du graveur Watelet et de Marguerite Lecomte.[17].

On parle souvent des influences auxquelles a été soumise George Sand pendant tout le cours de sa vie, mais quelle influence pourrait nous intéresser davantage sous le rapport littéraire, que celle qu’un grand poète a exercée sur l’illustre femme ? Si dans son commerce amical avec Liszt, Chopin, Pierre Leroux, Michel de Bourges, George Sand a acquis bien des traits de sa physionomie morale, c’est surtout un poète et un maître de style comme Musset qui a dû avoir influé le plus sur sa physionomie littéraire. Et d’un autre côté, une individualité aussi brillante que celle de George Sand, n’a-t-elle pas dû avoir une grande action sur Musset écrivain ? C’est en effet ce qui est arrivé. L’influence qu’il ont exercée l’un sur l’autre a été considérable, et s’est surtout manifestée dans leurs œuvres. Mais comme les biographes des deux grands écrivains et les critiques d’histoire littéraire appartenaient à l’un ou à l’autre des camps ennemis, il en est résulté nécessairement, pour les uns comme pour les autres, la tendance à atténuer ou même à nier l’influence de l’autre sur l’élu de son choix. De tous les critiques qui ont mentionné cette influence, Brandès est le seul qui en ait dûment et judicieusement parlé en quelques lignes. Il trouve que Musset a influencé davantage sur la forme des œuvres de George Sand, et que celle-ci a contribué à ce que les œuvres de Musset[18] aient changé de sujets et aient acquis plus de sérieux et de profondeur.

Lindau signale aussi cette dernière influence (celle de George Sand sur Musset), il fait même très finement ressortir la différence dans la manière de Musset de traiter ses héros favoris, — les viveurs sceptiques — avant son voyage à Venise et après[19]. Lorsque Musset écrivit Fantasio il admirait encore sincèrement son héros fort libertin, qui n’avait décidément aucun droit de professer un grand mépris à l’égard de tout, car lui-même, outre qu’il ne fait rien de bon, ne fait que commettre, du commencement à la fin, des actions presque toutes prévues par le code pénal. Tels sont, au fond, les héros de Musset. Leur tristesse, leur Weltschmerz, leur scepticisme et leur crânerie ne les garantissent nullement du reproche de se complaire dans les gamineries, dans la fainéantise, les amours faciles et les duels. Le héros de la Confession d’un enfant du siècle appartient encore à ce type favori de Musset, mais il le traite déjà tout autrement : non seulement il ne l’admire plus inconsciemment, il le condamne en toute conscience. Il n’a pour lui d’autre excuse que de trouver des circonstances tant soit peu atténuantes dans les conditions particulières où se sont trouvés, en entrant dans la vie, son héros et toute la génération de son époque.

Nous ne nous lassons pas de répéter que l’on ne peut se permettre de puiser dans les œuvres des écrivains des données biographiques pour décrire leur vie, car tous les faits et sentiments quasi personnels et vécus ont nécessairement passé par le feu et le réactif de la création artistique. Mais les œuvres d’un artiste sont toujours le baromètre exact des tendances morales, de l’élévation de son idéal, de ce qu’il demande à la vie, et de sa manière de prendre les choses intérieures et extérieures. Nous n’irons certes pas chercher dans Fantasio les traits de caractère de Musset, ni appliquer aux événements de sa vie ceux de la vie de son héros. Nous pouvons néanmoins avancer, en toute assurance, — en laissant de côté la verve poétique de Musset, son brillant coloris et l’imprévu de sa forme, — que son horizon moral jusqu’en 1833 est très restreint : il ne peut encore s’élever, à l’égard de ce type de viveur désenchanté, à la hauteur qu’il atteignit en écrivant la Confession d’un enfant du siècle. Nous venons de mentionner les conditions particulières que Musset indique comme la cause qui avait provoqué ce grand désenchantement et l’inertie de sa génération. La plupart des critiques, en analysant la Confession, s’arrêtent généralement sur le second chapitre, où sont si magistralement dépeints les tristes débuts de la génération « qui n’avait que vingt ans en 1830 » ; mais s’ils s’arrêtent là-dessus, ce n’est guère que pour y trouver des données toutes prêtes pour la biographie de Musset. Ce chapitre nous offre un intérêt beaucoup plus sérieux que celui que lui attribuent les biographes, mais à un autre point de vue. Sauf les vers si connus Sur la presse, ce chapitre est l’unique profession de foi politique et sociale de Musset, elle nous frappe par la profondeur de ses idées générales et de ses vues historiques, par la peinture précise de cette époque remarquable, et enfin par l’exposé net et concis de ses convictions. Il est étonnant qu’un homme comme Musset qui sut si bien comprendre combien la Restauration était rétrograde et apprécier si justement les légitimes aspirations de la jeunesse d’alors, héritées du siècle précédent, n’ait pu cependant en tirer aucune autre conclusion que celle de l’inutilité de la génération contemporaine, inerte, incapable d’action, exclusivement pessimiste et rongée de doute. Cela nous étonne, et c’est cependant tout naturel. Si l’esprit pénétrant de Musset lui avait fait comprendre certains jeunes gens de son temps, notamment ceux qui, comme lui, étaient portés au pessimisme, à l’analyse, au doute, à l’inaction et à la réflexion, il n’avait pas, à coup sûr, cet élan de la pensée qui lui permit d’embrasser objectivement et sous toutes ses faces le mouvement complexe qui s’opérait autour de lui, ainsi que le point de départ et le but final de ce mouvement. Et par sa nature il ne pouvait être de ceux en qui les années précédentes avaient fait naître non un désenchantement impuissant, mais le désir passionné de lutte et de victoire sur l’ancien régime. Nous engageons le lecteur à ne pas perdre de vue que les deux seules professions de foi politique de Musset — la poésie mentionnée plus haut et le second chapitre de la Confession, que malheureusement on n’analyse jamais au point de vue de l’esprit de liberté qui y souffle et de ses opinions très prononcées sur les événements de la fin du siècle passé et des trente premières années du nôtre, — que ces deux œuvres ont été écrites par Musset après sa liaison avec George Sand. L’influence directe de notre héroïne, de ses conversations, de ses convictions s’y fait sensiblement sentir, quoique Musset les ait transcrites inconsciemment, et sans la moindre pensée d’y faire entendre l’écho des paroles et des jugements de celle qu’il avait tant aimée.

Lindau prend à tâche de nous montrer que l’influence de George Sand a été infructueuse et pernicieuse, et, dans ce but, il rappelle, dans un endroit de son livre, toutes les œuvres de Musset qui furent écrites après la fameuse année 1834, et qui prouvent, selon lui, que le poète n’était plus alors ce qu’il avait été, et que sa force était brisée. Il est évident pour nous que si Musset, l’auteur des Caprices de Marianne et de Rolla, et celui de la Confession d’un enfant du siècle, n’est plus le même, des deux c’est le premier qui est inférieur au second, et non vice-versa ; que son talent avait mûri, s’était fortifié et s’était épuré de tous les défauts de la jeunesse, et que la Confession est, sans contredit, la meilleure et la plus belle œuvre de Musset. Il est curieux de voir que Lindau, aussitôt après avoir assez étourdiment fait remarquer (p. 166 de son livre) que, pendant le temps de son bonheur, Musset n’a rien fait, excepté la pièce insignifiante : À Saint-Blaise, à la Zuecca… etc., Lindau, disons-nous, doit immédiatement reconnaître que l’époque la plus féconde du talent de Musset fut précisément celle qui suivit la rupture. « Dans la seconde moitié de 1834, Musset, ajoute-t-il, écrivit deux de ses œuvres les plus importantes. » Les années 1834 à 1838, marquent en général le point culminant de la création poétique de Musset.

La première de ces assertions est d’une naïveté à faire sourire ; quant à la seconde, on ne peut qu’être d’accord avec son auteur, et Brandès est aussi tout à fait dans le vrai en nous disant que dans la plus grande perfection des œuvres écrites par George Sand et Musset après la rupture, il est impossible de ne pas voir l’influence de leur communion spirituelle. Si l’amour de ces deux écrivains de génie a été de courte durée, on ne peut méconnaître dans les enfants littéraires nés de cette union, des traits indubitables des grands auteurs de leurs jours et ne pas remarquer que ces enfants dépassent d’une tête tous leurs aînés. À la page 184 de son livre, Lindau tient à répéter encore une fois que, dans la période de 1834 à 1838, Musset, dans toute une série de poésies, se distinguant par la profondeur du sujet et la beauté de l’inspiration poétique, épanche son Weltschmerz ou, comme il l’appelle, la maladie du siècle et, qu’en prose, cette disposition d’esprit du poète, s’est fait voir surtout dans la Confession d’un enfant du siècle. « Cet ouvrage pourrait même s’appeler la Condamnation de soi-même d’un enfant du siècle », dit Lindau, et il ajoute : « Le poète s’accuse si sévèrement lui-même que George Sand, après cela, n’avait plus à s’inquiéter d’avoir à se défendre. » C’est là une remarque fort juste, et s’il fallait appliquer à la Confession le système si cher aux biographes, de tirer de chaque roman les caractères et les causes motrices de la vie de leurs auteurs, nous pourrions voir, dans la Confession, la peinture du vrai roman vécu de Musset et de George Sand (comme ils le voyaient eux-mêmes). Et l’auteur y fait preuve de tant d’objectivité et d’une si profonde compréhension des causes qui avaient amené la rupture, causes gisant dans le caractère de Musset (aussi bien que dans celui d’Octave), que George Sand n’eût certes pu trouver un meilleur plaidoyer pour se défendre et se justifier, que l’explication donnée par Musset, de tout ce qui s’était passé entre eux. C’est un verdict prononcé contre lui-même par un grand poète, par une grande âme. Pourtant, quoique les deux écrivains, dans la Confession et dans Elle et lui, aient profité involontairement des images et des souvenirs qui couvaient au fond de leur âme, ils les ont transformés dans le creuset de leur poésie en créations d’art, et si, dans ces deux romans, tant de choses se ressemblent, cela prouve uniquement qu’il existait une certaine similitude dans la manière de voir et de faire des auteurs, et que certes les mêmes faits réels ont servi de base à leurs fictions[20]. Il est évident que les deux auteurs atteignent à la même vérité artistique dans leurs livres, et que la manière d’analyser les faits de la vie réelle qu’ils avaient sous la main, les conduisit tous deux presque au même résultat. (Nous n’entendons nullement donner, dans ce que nous venons de dire, une valeur égale comme œuvres d’art à ces deux romans, et nous sommes loin de mettre sur le même rang la Confession, une des premières œuvres du siècle, et Elle et Lui, qui n’occupe qu’une place secondaire même parmi les romans de George Sand. Nous ne parlons que des résultats identiques de l’analyse psychologique dans les deux romans.) En conséquence, ni la Confession, ni Elle et Lui, ne représentent la vraie histoire de l’amour des deux écrivains, mais uniquement le développement poétique d’une seule et même thèse psychologique. Les prémisses étaient les mêmes, le sentiment de la vérité artistique et la puissance d’analyse étaient aussi semblables chez les deux écrivains, — on comprend facilement que les conclusions devaient se ressembler, et cette ressemblance est, en certains endroits, vraiment frappante. Il est évident pour nous que lorsque chez les deux héros du roman vécu la douleur des premières souffrances fut calmée, et que les deux écrivains eurent l’esprit assez tranquille pour juger le passé, ils comprirent que le coupable n’était ni lui, ni elle, mais bien ce que l’on appelle vulgairement « incompatibilité de caractères », et ce qu’il conviendrait mieux, en ce cas, divergence de goûts, d’habitudes, d’idées générales. Ils comprirent que si ce n’était un rien, ce serait un autre rien qui suffirait à les désunir et à amener la rupture et que cette séparation si soudaine ne leur épargnerait aucune torture, car certes, ils s’aimaient tous deux passionnément et sincèrement. Et voilà qu’en développant leur thème, les deux écrivains prennent pour motif et pour cause extérieure de la rupture finale : l’un, l’Anglais Smith ; l’autre, l’Anglais Palmer. Il nous importe peu de savoir s’il faut, ou non, voir dans ce dernier le docteur Pagello. Une chose certaine, c’est que Smith et Palmer sont des personnages nuls, pâles, insignifiants, mais ils devaient être tels pour donner au roman une plus grande vérité artistique. On dirait que Musset, ainsi que George Sand, ont voulu souligner, par ce personnage terne, le fait que la cause de la rupture gisait dans les deux acteurs principaux eux-mêmes, aussi bien que dans la nécessité psychologique de cette rupture. Voilà pourquoi elle se produit grâce à l’entrée dans leur vie de cet Anglais incolore, comme elle eût pu éclater cent fois, grâce à tout autre intrus, à une conversation quelconque, au moindre incident. Voilà pourquoi il nous paraît si intéressant de comparer ces deux romans, au point de vue artistique, comme solutions parallèles du même problème psychologique par deux esprits d’élite qui surent l’incarner en des types presque identiques. À tout lecteur qui s’intéresserait au procédé chimique de la synthèse et de l’analyse dans la création des deux écrivains, nous conseillons de lire ou de relire ces deux romans l’un après l’autre. Mais qui voudrait absolument y trouver des révélations piquantes et des faits de la vie réelle des auteurs, celui-là ferait mieux de fermer le livre, car il ferait certainement fausse route.

Avant d’en venir à dépeindre si impartialement les malheurs de sa vie, Musset, tout comme Henri Heine, son pareil, avait « fait de petites poésies avec sa grande douleur » : Aus meinen grossen Schmerzen, mach’ich die kleinen Lieder, — et c’est à juste titre que les critiques appellent les Nuits, la Lettre à Lamartine et le Souvenir, les joyaux des créations de Musset. Lindau et Arvède Barine sont aussi parfaitement dans le vrai en disant que les quatre Nuits se rapportent toutes à George Sand, alors que Paul de Musset essaie de prouver que la Nuit de décembre et la Nuit d’août ont été inspirées par un nouvel amour de Musset. Du vivant de George Sand, Paul de Musset tâchait de la rendre responsable de tous les malheurs de la vie de son frère et même de sa mort prématurée ; après cette mort, il tâcha d’amoindrir le rôle qu’elle avait joué dans la vie du poète. Nous avons déjà dit ailleurs comment, pour atteindre son but, il avait exagéré les rôles de Mme Colet, de la princesse Belgiojoso et d’autres femmes. Lindau, en analysant les Nuits au point de vue de la critique psychologique et en démontrant leur parfaite homogénéité, les commente, selon nous, bien plus justement que Paul de Musset, qui se borne aux preuves purement chronologiques, et veut faire croire que la Nuit de décembre ne peut se rapporter à George Sand, le poète n’ayant pas, à son dire, à demander pardon à celle-ci, tandis que dans la Nuit de décembre, il obtient son pardon de l’inconnue. Pour avancer pareille chose, il fallait être partial comme Paul de Musset, mais le poète qui avait su écrire des pages d’un repentir aussi sincère que celui que nous trouvons dans la Confession, se sentait sans doute coupable au fond de son cœur, et il est fort possible que ce fut précisément un nouvel amour heureux qui réveilla dans son âme le souvenir de ses douleurs et de ses erreurs passées ; de là la Nuit de décembre.

Lindau et Arvède Barine ont donc raison en attribuant cette poésie à la même source que les Nuits de mai et d’octobre ; mais Paul de Musset a, de son côté, également raison lorsqu’il rapporte la Nuit de décembre à une date postérieure. Mais le fait même que Paul de Musset a cru possible d’attribuer ces poésies, sans altérer les faits réels, à des amours différents d’Alfred de Musset, enlève toute valeur à la pensée qui traverse comme un fil rouge tout le livre de Lindau : Eine Lüge hat ihn zu Grunde gerichted (un mensonge l’a terrassé), que « la blessure rapportée d’Italie ne s’est jamais cicatrisée », et que, « le souvenir de George Sand n’a jamais cessé de le poursuivre ». Il est plus qu’étrange de parler de la blessure non cicatrisée d’un homme qui, en ce même temps, était tantôt heureux, tantôt malheureux avec d’autres femmes, avec beaucoup d’autres, qui a eu tant d’autres douleurs et tant d’autres bonheurs ! On comprend qu’une nature d’élite comme celle de Musset, une âme aussi profondément sensible ne pût oublier ses souffrances passées ; car, comme l’a dit un autre poète, Lermontow, dont la nature était si proche de celle de Musset, « les joies s’oublient, les chagrins jamais »…, ou, comme le même Lermontow l’a dit ailleurs : « Il n’y a pas au monde d’homme sur qui le passé ait eu autant de pouvoir que sur moi. Le moindre souvenir d’un chagrin ou d’une joie passés frappe maladivement mon âme et y fait surgir toujours les mêmes sons… je suis bêtement fait : je n’oublie rien… rien !… » Musset, non plus, n’a oublié ni ses chagrins, ni ses erreurs passées.

Lindau a tort de croire que c’est de Musset seulement que l’on peut dire : « Un poète ne peut abdiquer son individualité, surtout un talent lyrique aussi sincère que Musset », conséquemment que ses souffrances se font voir dans sa poésie « spontanément » et « tout naturellement », et que George Sand avait dû avoir « un but », en écrivant les Lettres d’un voyageur. De même que chez Musset la Confession d’un enfant du siècle est comme l’épilogue épique de toutes ses poésies lyriques se rapportant à George Sand, — de même les Lettres d’un voyageur de George Sand sont comme le prologue lyrique de Elle et lui. Nous parlons, cela va sans dire, non de toutes les Lettres d’un voyageur qui forment tout un volume, et au nombre desquelles se trouvent des pages de philosophie, de polémique, de critique musicale et les impressions d’un voyage qu’elle fit plus tard en Suisse (lettres à Éverard, Liszt, Meyerbeer, Herbert, Nisard, etc.). Nous ne parlons ici que de leur première partie, c’est-à-dire des trois lettres à *** (Musset) et de celles à Néraud, et à Rollinat, nos I, II, III, IV, V et IX. Ces lettres sont non seulement des pages charmantes parmi les plus charmantes de George Sand, elles sont aussi une de ces œuvres poétiques qui ne vieillissent jamais et qui impressionnent les lecteurs appartenant aux écoles littéraires les plus diverses, parce qu’elles sont tout imprégnées par la chaleur d’un sentiment vrai et sont écrites dans une admirable langue poétique. Il est impossible de transcrire ces ravissants Poèmes en prose. Les descriptions de la nature, les petites scènes de la vie italienne, de nombreuses improvisations lyriques adressées à l’ami parti, de tristes méditations sur sa vie à elle et sur celle de tous les humains, le rire et les larmes, tout cela alterne dans ces lettres avec la même rapidité, avec la même spontanéité que dans n’importe quel poème de Byron ou dans les poésies juvéniles de Pouchkine ; mais avec la nuance prédominante du désenchantement et d’une tristesse sans issue.

À qui n’a pas lu ces Lettres, aucune critique ne lui dira ce qu’elles renferment ; quiconque les a lues, — ne sera jamais satisfait d’aucune analyse ; elles sont chatoyantes de nuances insaisissables, pleines des traits les plus fins et d’un lyrisme qui nous saisit. Lindau veut à tout prix déduire de ces Lettres la conclusion qu’elles sont l’expression du repentir de George Sand au moment où elle les écrivait, et, chose fort curieuse, il a l’air de se fâcher d’y trouver tant de passion, tant de regrets amers causés par le départ de l’ami, tant d’amour sincère et ardent, tandis que Elle et lui est une œuvre froide, sobre, par trop raisonnable. Il oublie que les Lettres c’est de la poésie, Elle et lui c’est de la prose, une dissertation, une thèse. Les Lettres ce ne sont qu’effusions lyriques, une histoire vécue, à peine voilée par le pseudonyme du voyageur, qui vous empoigne par son lyrisme même et vous fait oublier que des personnalités réelles se cachent sous les noms d’emprunt ; tout comme lorsque nous lisons les Élégies célèbres de Pouchkine : « Pour les rives de ta lointaine patrie tu quittais le pays étranger !… ou : « Il s’est éteint l’astre du jour… Sur la vaste mer, la brume est descendue », nous oublions tout ce que nous apprennent les notes bibliographiques sur la belle inconnue de Pouchkine et nous ne savourons que leur beauté poétique. Les Lettres de George Sand ne sont ni une autobiographie, ni un roman, c’est de la pure poésie qui saisit le lecteur c’est, un poème en prose. Quiconque est doué d’un sens tant soit peu artistique les comprendra comme nous, nous n’en doutons nullement[21].

Cela n’empêche pas sans doute qu’on ne sente dans quelques lignes qu’elle s’accuse à son tour, qu’elle est profondément désenchantée d’elle-même, et cela, chez George Sand, est tout aussi naturel que chez Musset.

Et dans Elle et Lui, l’auteur est comme un président de cour d’assises, un juge tout objectif et impartial, ne prononçant son résumé final que lorsque toutes les circonstances de l’affaire sont éclaircies, après avoir entendu le procureur et les avocats, les accusés et les témoins, en un mot, l’auteur se montre ici tel qu’on l’attend de l’auteur d’un roman[22]. À notre avis, Lindau lui-même, tout en reprochant à George Sand d’avoir pu, après les pages compatissantes, passionnées, pathétiques, profondément senties des Lettres, méditer longuement, traiter à fond ce thème au bout de vingt-trois ans et trouver l’explication philosophique et psychologique d’événements incompréhensibles, — Lindau disons-nous, tout en accusant George Sand, détermine précisément la différence entre les Lettres et Elle et Lui. En même temps nous trouverons dans ces lignes de Lindau la peinture exacte du travail préliminaire qu’accomplit tout auteur avant de se mettre à écrire un roman à base de problème psychologique. « La tendance du roman, dit Lindau (p. 156) est, de cette manière, un essai de suggérer (au lecteur) que George Sand (Lindau eût mieux fait de dire ici « Thérèse Jacques »), relativement à Musset (c’est-à-dire à de Fauvel) ne pouvait agir autrement qu’elle l’a fait…) Mais au fond, tout auteur, dans n’importe quelle œuvre, ne fait pas autre chose et c’est une condition que les manuels de littérature exigent eux-mêmes des écrivains : dépeindre les actes des héros et des héroïnes du livre de telle sorte que leurs actes découlent nécessairement de leurs caractères, qu’ils agissent conformément à leur nature, et qu’ils ne puissent pas agir autrement. C’est précisément du choc de ces caractères que naissent tous les drames, toutes les comédies qui se passent dans la vie et se retrouvent dans la littérature, car bien pitoyables sont les œuvres dont les personnages ne demeurent pas fidèles à eux-mêmes et où leurs actes ne sont pas la conséquence logiquement nécessaire de leur nature, de leurs caractères. Comme exception nous devons naturellement citer les œuvres dans lesquelles l’auteur a spécialement en vue de représenter des personnages qui agissent toujours en contradiction avec leurs pensées ou avec leurs actions précédentes. Mais tout lecteur s’explique facilement qu’ici ce constant illogisme, ce manque de suite, ces actes et ces sentiments purement fortuits prouvent également que l’acteur reste toujours fidèle à lui-même, que c’est là son trait caractéristique que l’auteur ne perd jamais de vue jusqu’à la fin de son œuvre, et que c’est de là que découlent tous les actes, les souffrances, les joies et les luttes du héros. Tout auteur fait donc ce que Lindau reproche si étrangement à l’auteur d’Elle et Lui, tout auteur s’efforce de « suggérer » au lecteur que les personnages de son œuvre ne pouvaient agir, à l’égard les uns des autres, autrement qu’ils ne l’ont fait.

L’influence de Musset sur George Sand s’est surtout manifestée dans la première et la dernière des œuvres empreintes des souvenirs de son voyage en Italie, dans Aldo le Rimeur et dans Gabriel. Il est difficile de préciser en quoi s’est manifestée l’action de Musset par rapport à Aldo, mais elle perce dans la conception générale, le coloris de toute l’œuvre et dans la forme des monologues et des dialogues. Ici, pour la première fois, George Sand essaie du roman dialogué, qui rappelle la forme des pièces de Musset si différente de l’ordinaire. Aldo est aussi peu propre à être joué que On ne badine pas avec l’amour, quoi qu’on donne cette pièce sur la scène[23]. Musset lui-même regardait ses pièces comme bonnes tout au plus pour un « spectacle dans un fauteuil », c’est-à-dire pour être lues. Aldo semble être aussi une petite pièce tirée du « spectacle dans un fauteuil », une vraie œuvre de poésie où l’auteur ne se soucie aucunement de l’effet à produire sur la scène. Tout cela est trop délicat, trop poétique et perd sous le fard, à la lumière de la rampe, c’est une œuvre trop finement écrite pour la foule qui remplit une salle de théâtre.

Il y a toujours eu et il y aura toujours beaucoup de femmes écrivains, mais nous n’avons jusqu’ici qu’une seule femme-poète, c’est George Sand, et, c’est ce trait-là qui la fait ressortir de la pléïade des noms connus et célèbres. Il existe beaucoup de belles œuvres littéraires signées de noms de femmes, mais on peut les placer toutes sur les confins entre l’art vrai et les contes de la littérature courante. Des œuvres comme Aldo, l’Orco, Gabriel sont de la vraie poésie, de l’art vrai ; voilà pourquoi George Sand se trouve être complètement hors ligne, et dépasse de toute la tête les nombreux talents et demi-talents féminins. On peut trouver parfois, il est vrai, que ses œuvres ont vieilli, surtout sous le rapport de la forme ; mais elles n’auront jamais le sort de ces livres des romancières qui n’ont qu’un intérêt d’actualité, et qui au bout de cinquante, parfois de trente ans, ou même de dix ans, semblent démodés, étranges, bons à être mis au rancart. Quoique certaines pages, chez elle, sentent bien leur bon vieux temps, il y a, du moins, dans chacune de ses œuvres, une parcelle de la vérité éternelle, impérissable, on y respire cet air frais des montagnes, qui ne souffle qu’aux sommets de la poésie. La lecture de ses œuvres fait vibrer ce qu’il y a de meilleur en nous, fait surgir du fond de notre âme des forces inconnues, évoque des aspirations endormies, ouvre à nos regards des horizons lumineux ; ce grand esprit rappelle à la vie les parcelles minuscules, souvent vagues et imperceptibles, de l’âme universelle qui réside en chacun de nous. Tout cela prouve que George Sand n’est pas seulement écrivain, elle est poète, quoique écriant en prose. Cette forme empêche beaucoup de ses lecteurs de bien apprécier certaines de ses œuvres si belles. Tel est Aldo. Imaginons-nous Aldo écrit en vers ; immédiatement disparaîtront toutes « les longueurs », toutes les « interminables effusions lyriques » que lui reprochent certains amis du réalisme. Dans ce poème, nous voyons une grande âme souffrante qui parle, une âme tourmentée par le doute et la désillusion. Sans doute l’action n’a ni temps, ni lieu déterminés ; la reine Agandecca règne on ne sait vraiment où, en Angleterre ou à Venise ; Tickle semble s’être échappé d’un drame de Shakespeare ou de Victor Hugo, mais… définissez-moi donc avec exactitude à quelle époque Manfred se trouvait près de la cascade et s’entretenait avec la Fée des Alpes ! Dites-moi, encore, si en apprenant que le spectre du père d’Hamlet lui apparaît précisément sur la terrasse du château d’Elseneur, l’on ajoute ou l’on n’ôte rien à l’histoire toujours la même des souffrances d’une âme minée par le doute. Et n’est-il pas indifférent que le Démon (de Lermontow) plane au-dessus des sommets du Caucase, ou bien au-dessus de l’Espagne, comme l’auteur se proposait de le montrer dans son plan primitif ?

Croyez-le, toutes ces exactitudes chronologiques et géographiques sont nécessaires là où il s’agit d’une œuvre vraiment historique (comme Jules César, Gœtz de Berlichingen ou Boris Godounow), mais dans Manfred, le Démon, Aldo, ce qui nous importe, c’est l’âme humaine, nous ne voyons qu’elle, et si nous sommes profondément émus, si l’idée de l’œuvre est haute et exprimée en un langage puissant et sonore, nous ne faisons plus alors attention si dans l’œuvre il y a des erreurs contre la réalité. Disons plus, — une exactitude minutieuse, obligatoire dans un roman contemporain, ne ferait que nuire à la valeur éternelle et générale d’une œuvre si poétique, l’amoindrir et la ternir. Revenons à Aldo. Qui est-il, cet Aldo ? À quelle époque et à quel peuple appartient-il ? À aucun. Ce n’est qu’un poète, ou, pour mieux dire, une âme poétique en lutte avec la réalité, un poète, qui non seulement cherche des rimes sonores, mais qui, de toute son âme, vit ses œuvres, et qui est poète non seulement dans ses écrits, mais aussi dans sa vie. Il ne peut reléguer derrière les murs de son cabinet sa sensibilité, son impressionnabilité sur tout incident intérieur ou extérieur, et il ne peut être un homme comme nous tous ; non, il ne vit pas comme nous, il ne mène pas cette vie terne et veule, pleine d’intérêts mesquins, il met dans sa vie toute son âme. On pourrait dire de lui ce que Musset disait en parlant de lui-même : « Mon esprit mobile et curieux tremble incessamment comme la boussole ». Son âme résonne à toutes les impressions de l’existence, il cherche dans la vie, ce qu’il cherche dans ses chants : la beauté de la forme et du fond, la constance, l’amour éternel et absolu. Il ne sait pas vivre en ce monde où « les pensées et les sentiments sont si passagers », il donne trop de son âme, il jette constamment des perles… — et ne reçoit en réponse que des railleries, des conseils pratiques, des désillusions ; il est incompris par ses amis les plus proches et qui l’aiment le plus. Nous avons mentionné plus haut le splendide monologue d’Aldo finissant par les mots : « Mais le poète, c’est moi ! Le cœur brûlant qui se répand en vers brûlants, je ne puis l’arracher de mes entrailles… Qu’est-ce donc que la poésie ? Croyez-vous que ce soit seulement l’art d’assembler des mots ? »

Ces lignes ne disent-elles pas la même chose que ce que nous dit Heine[24]:

Und als ich ûber meine Schmerzen geklagt,
Da habt Ihr gegæhnt und nichts gesagt ;
Doch als ich sie zierlich in Verse gebracht,
Da habt Ihr mir grosse Elogen gemacht !!…

Dans notre vie habituelle, ne voyons-nous point, à chaque pas, souffrir des gens qui, semblerait-il, n’auraient qu’à se laisser vivre ; ils possèdent tout ; tout autre, à leur place, serait content et heureux, et eux, ils aspirent toujours à quelque chose d’inconnu. Que veulent-ils ? Ils se passionnent pour des choses ou des personnes qui ne méritent ni leur amour ni leur admiration, se désenchantent, brûlent, usent en vain leur âme, souffrent et se tourmentent. Et pourquoi tout cela ? Ce sont toujours des Aldo-Rimeurs, ils sont tous nés avec une âme poétique, et s’ils n’écrivent pas de vers, ce n’est qu’une dissemblance toute extérieure. Mais dans leur être brûle une flamme éternelle, ils voudraient fuir la vie mesquine, ils courent après l’idéal et ils sont déchirés à belles dents par des gens qui ne savent même pas quel trésor ils foulent aux pieds. Et lorsque ce sont des poètes de vocation, c’est pire encore. Alors on leur adresse « les plus grands éloges » pour leurs sonnets ; mais viennent-ils à se plaindre de leurs souffrances réelles, — on rit, on hoche la tête, et on « ne leur dit rien ». C’est là de l’histoire vieille comme le monde, mais toujours vraie. C’est l’histoire triste et véridique des souffrances d’une nature artiste en lutte avec la réalité ; elle est chère à tous ceux qui ont souffert tant soit peu les mêmes souffrances et qui peuvent les ressentir. Et celui qui peut les dépeindre ainsi est un poète lui-même ; il comprend parfaitement un autre poète, comme George Sand comprenait Musset, lorsque, en 1833, elle écrivait Aldo.

George Sand écrivit Gabriel au commencement de 1839, à son retour de Majorque, pendant qu’elle s’était arrêtée à Marseille avec Chopin, malade, d’où elle fit une course de quelques jours à Gênes. Déjà en 1837, la forêt de Fontainebleau lui avait rappelé son amour pour Musset et son voyage à Venise, et c’est alors, comme nous l’avons dit, qu’elle écrivit un de ses contes vénitiens : La dernière Aldini. Gênes, la première ville italienne, où, en 1833, étaient arrivés les jeunes amants heureux. Gênes réveilla aussi en George Sand ses doux souvenirs de jeunesse, et revenue à Marseille, elle écrivit Gabriel.

Gabrielle est la petite-fille du vieux duc Jules de Bramante. Celui-ci avait deux fils : l’ainé — fils docile, — n’avait point d’héritier ; le cadet — enfant prodigue —, avait un fils nommé Astolphe. Le vieillard n’aurait jamais consenti que l’héritage passât à la branche cadette. Une fille naquit à l’aîné ; la mère mourut. Le vieux despote, d’accord avec son fils, se résout à faire passer sa petite-fille pour un garçon. Dans ce but, il élève la fillette loin du monde, dans une solitude complète, en tête-à-tête avec un vieil abbé, son gouverneur, qui l’élève non seulement en jeune spartiate, mais tâche encore de lui inspirer le dégoût du sexe féminin. Il atteint à de brillants résultats : Gabrielle galope à cheval, fait des armes et tire au pistolet comme un jeune seigneur ; elle méprise le danger, dit franchement la vérité à tout le monde. Elle est hardie, courageuse, sincère, en un mot elle brille par toutes les qualités masculines. Mais quand arrive le jour où son aïeul lui révèle son secret (dont, tout naturellement, Gabrielle se doutait déjà), la jeune fille se révolte, et dans son indignation, elle accable son aïeul de reproches pour son hideux mensonge ; elle quitte le château et se met à la recherche de son cousin, qui, tout comme son père, est joueur et libertin. Gabrielle veut réparer l’injustice de son aïeul. Elle trouve Astolphe dans un repaire de brigands, elle le sauve d’un guet-apens. Les deux jeunes cousins se lient d’amitié, se logent dans la même maison, et il en résulte évidemment la découverte de la vérité et un amour passionné. L’aïeul et le gouverneur avaient rendu virils la volonté et le caractère de Gabrielle, mais n’avaient pas réussi à changer son cœur de femme. Obéissant à ce nouveau sentiment, elle suit son bien-aimé dans la modeste demeure de sa mère. Mais d’une part, malgré tout l’amour qu’il porte à son amie, Astolphe ne peut se dégager de ses préjugés masculins, il est jaloux et méfiant. D’autre part, Gabrielle est trop indépendante, trop fière, elle ne connaît aucun de ces artifices féminins si utiles dans la vie de chaque jour. Elle s’attire par là l’inimitié de toute la famille de son mari. Or, le vieux Jules craignant que son perfide mensonge ne se découvre, se résout, n’importe comment, à se rendre maître de Gabrielle, morte ou vive. La jalousie d’Astolphe vient en aide à son projet criminel ; un bravo tue Gabrielle au moment où celle-ci, échappée à la tutelle de sa belle-mère, pense à en finir volontairement avec la vie, car elle ne croit plus au bonheur et se sent incapable de vivre, en un esclavage éternel, sans liberté et sans posséder la confiance de son mari.

Ce roman dialogué est tout palpitant de vie, l’action se déroule rapidement ; les caractères d’Astolphe et de Gabrielle sont vivement esquissés, et la lutte de cette âme honnête, ouverte et courageuse contre son entourage est tracée de main de maître. Le lecteur se pose avant tout cette question : Pourquoi Gabrielle a-t-elle péri ? Et l’auteur lui répond : C’est que tout ce qui est considéré comme vertu et inculqué à l’homme comme tel, porte malheur à la femme et lui rend la vie impossible. Tant que Gabrielle est en habits d’homme, — tout va bien ; mais dès qu’elle a revêtu la robe propre à son sexe, toutes ses qualités deviennent des défauts, comme si, pour les êtres humains de sexes différents, il dût y avoir deux codes de morale opposés. La question, le lecteur le voit, est très intéressante. Elle apparut, sans doute, à l’esprit de George Sand pendant le séjour qu’elle fit à Majorque avec Chopin, cet artiste si aristocratiquement exigeant, si maladivement susceptible. Arrivée à Gênes et ressaisie par le souvenir de Musset, George Sand fit revêtir à son thème la forme des pièces de ce poète, et il faut lui rendre justice, elle y atteint presque la perfection. Un an après, en 1840, Balzac, après avoir lu cette pièce, disait à George Sand, dans une lettre inédite encore, qu’il trouvait l’œuvre superbe et lui conseillait de l’arranger pour la scène. Nous partageons entièrement l’avis de Balzac et nous trouvons même qu’aucune des pièces de George Sand, représentées avec succès, fût-ce même le Marquis de Villemer si préconisé, n’a, selon nous, ni cette force de vie, ni cette vivacité d’action que l’on trouve dans Gabriel. Et une fois encore, le ton, le coloris, les types, le dialogue, tout porte le cachet de l’influence indéniable de Musset. Et la beauté de la forme fait que cette œuvre n’a aucunement vieilli.

Nous ne dirons rien ici de Jacques dont nous avons déjà parlé plus haut, et dont nous parlerons encore plus loin. Leone Leoni, un des romans qui a eu le plus de succès en son temps auprès des contemporains, a maintenant beaucoup vieilli. George Sand avait, on le sait, l’intention de faire le pendant de Manon Lescaut, mais, dans son roman, le rôle de la pécheresse tentatrice est attribué au viveur byronisant, Leone Leoni, et celui de Desgrieux, périssant par amour pour Manon, à une jeune fille nommée Juliette. En son temps Leone Leoni, exerça une très grande influence sur la jeunesse. Beaucoup de ses lecteurs virent dans ce roman l’expression complète de cet amour sublime et plein d’abnégation, qui, après avoir foulé aux pieds les préjugés reçus et tout respect humain, après avoir tout sacrifié, fermé les yeux de la femme aimante sur toutes les faiblesses, les défauts, voire même sur les vices et les crimes, l’oblige à suivre l’être aimé à l’autre bout du monde et à partager avec lui ses malheurs et son déshonneur.

C’est ainsi que Liszt, par exemple, comprenait Leone, — roman qui joua dans sa vie un rôle funeste, car son apparition au moment même où se décidait le sort des amours de la comtesse d’Agoult pour le jeune pianiste, fit suivre, à ce qu’il paraît, à cette tête exaltée, l’exemple de Juliette, lui fit partager l’exil volontaire du grand musicien et leur fit faire ainsi le premier pas décisif dans la voie malencontreuse où ils s’engagèrent ensemble.

D’autre part, de nos jours, M. Henri Amic trouve que, comme Juliette vaincue par sa passion pour Leone, quitte pour lui un homme dévoué et aimant, et retombe au pouvoir de l’amour martyrisant, — de même George Sand tout en comprenant combien Pagello l’aimait avec dévouement, ne put néanmoins résister à sa passion toute-puissante pour Musset, qui la ressaisit à son retour à Paris. Voilà pourquoi on pourrait, selon M. Amic, parfaitement considérer la lettre d’adieu de Juliette à Bustamente comme la lettre qu’Aurore Dudevant eût pu écrire à Pagello en août 1834. Cette remarque ne manque pas de justesse, et on peut, si l’on veut, considérer encore ce roman comme un « document psychologique ». Dans l’analyse de la passion, George Sand atteint également une grande perfection, mais quant à la mise en scène, aux héros principaux, aux dialogues, tout cela est tellement vieilli et vieillot, si peu naturel, que c’est là un des romans de George Sand qu’on pourrait difficilement recommander aux lecteurs de nos jours.

Nous nous permettrons d’analyser également ici le Secrétaire intime, quoique écrit avant le voyage de Venise et quoique son action ne se passe pas précisément dans cette ville, mais bien dans la patrie fantastique de la reine Agandecca et d’Aldo le Rimeur. Toutefois la belle capitale de la princesse Quintilia Cavalcanti — Monteregale, — quoique érigée « dans le goût oriental » (!), doit, à ce qui paraît, se trouver en Italie, aux environs de Gênes et de Monaco, car c’est par Lyon et Avignon que s’y rend de Paris la belle Quintilia accompagnée par sa gentille soubrette Ginetta, par son page amoureux Galeotto et par son vieux secrétaire. l’abbé Scipione. C’est aussi sur la route d’Avignon qu’ils rencontrent le noble « jeune homme pauvre », Saint-Julien, qui devient par la suite le « secrétaire intime » de la séduisante princesse. Et pour séduisante — elle l’est bien, cette Quintilia aux cheveux noirs comme du jais, — « les plus longs et les plus épais qu’ait jamais vus Saint-Julien » et qui semblent être tout pareils à ceux qui ravissaient tant Musset. Sans compter que cette adorable capricieuse est de tous points une beauté, qu’elle est pétrie d’esprit, savante comme un professeur allemand, qu’elle lit le grec et le latin comme une patricienne de la Renaissance, qu’elle peut à l’occasion panser une blessure et secourir un malade comme si ce fût le vieux Deschartres qui le lui eût enseigné, mais elle est encore, ainsi qu’une élève de Stéphane de Grandsagne, tellement éprise d’histoire naturelle qu’elle donne un bal entomologique[25] dans son féerique palais, bal où toute la petite cour apparaît déguisée en papillons éthérés aux corsages de velours, en scarabées reluisants dans leurs justaucorps de satin, en mouches étincelantes de pierreries et en grillons verts du plus ridicule aspect. Nous nous taisons en outre sur le fait que Quintilia se passionne pour l’art et la littérature, qu’elle prend à cœur toutes les graves questions sociales, que dans la petite principauté gouvernée par sa blanche main règne la justice, et que « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » n’y est point abandonnée à sa misère. Mais, outre tout cela, l’adorable princesse est encore originale à l’excès et excentrique outre mesure (il est trop clair qu’elle fume, comme une petite émancipée qu’elle est !). Elle est orgueilleuse de son indépendance et de sa liberté, elle méprise l’opinion, se rit des racontars et des calomnies, exige que ses amis sachent l’aimer malgré tous les bruits répandus sur son compte, tous les contes insipides forgés sur elle et les très réelles bizarreries de sa conduite. Son calme, sa force et sa fermeté, Quintilia les puise dans son amour pour un certain Max Spark, comte allemand auquel elle est mystérieusement mariée, mais qui, en dérobant comme une relique son bonheur et son amour aux yeux et aux appréciations des hommes, veut empêcher que des considérations quelconques ou des intérêts mesquins viennent se mêler à cet amour. C’est pour cela qu’il ne veut pas apparaître aux humains dans le rôle de « prince-consort », orgueilleux de son titre et de son bonheur. Il va sans dire que ce mariage secret devient la cause de calomnies, de médisances et de turpitudes pour Quintilia, même de la part de Galeotto et de Saint-Julien qui — tout comme les autres — s’éprennent de leur adorable souveraine. Il est clair aussi que tout s’arrange pour le mieux. La fable du conte, avec tous ses déguisements, tous ces pavillons mystérieux, toutes ses apparitions, mystérieuses aussi, des mêmes personnages sous des noms différents, et tout cet enchevêtrement impossible, semble aux yeux du lecteur de 1899 bien extravagante et bien peu naturelle. Du reste, George Sand jugeait elle-même son roman très sévèrement et le fit à plusieurs reprises dans ses lettres à Sainte-Beuve. C’est ainsi qu’elle lui écrit, par exemple, le 14 novembre 1833. « Maintenant je viens vous demander, non plus une marque d’indulgence, mais une preuve d’amitié. C’est de lire le manuscrit de le Secrétaire intime, avant que l’impression en soit commencée. Donnez-moi votre avis tandis qu’il est temps encore de faire des corrections. Je ne promets pas de me rendre aveuglément à toutes vos critiques : nous avons tous une partie de nous-même en jeu dans nos œuvres, et nous tenons souvent autant à nos défauts qu’à nos qualités ; mais un lecteur éclairé voit mieux que nous, quand nous rendons bien ou mal nos idées les plus personnelles, et nous empêche de donner une mauvaise forme à nos sentiments. Je fais du reste fort peu de cas de ce que je vous envoie. Ce n’est ni un roman, ni un conte, c’est, je le crains, un pastiche d’Hoffmann et de moi. J’ai voulu m’égayer l’esprit, mais je ne sais si j’égayerai le public. Je crois que l’ouvrage est beaucoup trop étendu pour la valeur du sujet, qui est frivole. J’en avais d’abord fait une nouvelle ; le besoin d’argent et je ne sais quelles dispositions facétieuses de mon esprit m’ont fait barbouiller beaucoup plus de papier qu’il n’aurait fallu. Prenez toutes ces choses en considération, et, si vous trouvez le livre pitoyable, ne me découragez pas trop ».

Et le 21 novembre elle écrit encore à Sainte-Beuve : « Non, mon ami, vos critiques ne m’ont pas fâchée contre vous, mais bien contre moi qui les mérite… j’ai retranché toute la partie champêtre, et j’ai abordé tout de suite la Cavalcanti (l’héroïne du roman, on s’en souvient) ; — de cette manière, le conte se passe tout entier dans ce monde de fantaisie où je l’avais conduit si maladroitement. Vous avez raison d’aimer mieux les choses complètement réelles, moi, j’aime mieux les fantastiques ; mais je sais que j’ai tort ; aussi n’en ferais-je que peu, de temps en temps et pour m’amuser. J’aurais bien fait, dans mes intérêts, de publier, après Lélia, un roman plus rapproché du genre de Walter Scott, mais cette Quintilia était avancée dans mon portefeuille, et le besoin d’argent ne m’a pas permis de l’y garder plus longtemps. La même raison m’empêche de changer la manière générale du conte ; pour cela il faudrait le recommencer, et il n’en vaut d’ailleurs pas la peine. La seule pensée que j’y aie cherchée, c’est la confiance dans l’amour présentée comme une belle chose, et la butorderie de l’opinion comme une chose injuste et bête. J’avais, comme vous l’avez très bien aperçu, commencé cette histoire de Saint-Julien dans d’autres vues, et les deux corps se joignaient fort mal. Je l’ai donc retiré pour en faire le commencement d’une historiette toute rustique, et j’ai mis dans la bouche de mon secrétaire intime, dans le courant de son séjour à Monteregale, un récit de sa jeunesse où j’ai taché tracer son humeur d’une manière qui s’harmonise mieux avec la suite. Je ne suis pas de votre avis sur deux choses : d’abord l’amour que Quintilia devait avoir, selon vous, pour lui ; ensuite l’indulgence qu’elle devrait avoir à la fin. Je crois que dans l’un et l’autre cas ce serait altérer le caractère étourdi, mais probe et ferme, que je veux donner à ma princesse. Seulement je profiterai encore de vos objections, qui sont bonnes par elles-mêmes ; je me chargerai, moi conteur, ou bien quelqu’un de mes personnages, d’avouer au lecteur que la Cavalcanti n’est pas sans imprudence et sans tort. C’était bien là mon idée, en la montrant et si sage et si folle. »

On le voit, George Sand était mécontente de son œuvre, et voyait tous ses défauts, mais son roman lui tenait à cœur par la partie de son être qu’elle y avait mise, ce qui nous explique aussi pourquoi Balzac trouvait tant de ressemblance entre Quintilia et Aurore Dudevant[26]. Et le trait personnel et intime que l’auteur avait mis dans ce roman, ce fut justement cette confiance dans l’amour, ce bonheur caché aux yeux du monde, qui permet de supporter avec calme les médisances, les haines et les calomnies, comme le faisait George Sand en l’automne de 1833, car son amour pour Musset lui donnait une félicité sans nom. Ce fut aussi ce bonheur confiant qui fit du Secrétaire intime comme la contre-partie de Lélia la méfiante et la sceptique.

Nous nous demandons encore si la partie champêtre, enlevée au roman qui avait pour sujet la jeunesse si triste du héros et peignait ses méditations solitaires, après avoir été modifiée, ne servit pas ensuite pour André, roman que George Sand écrivit à Venise au cours de l’hiver et du printemps de 1834. André, quoique écrit dans cette ville, se passe en Berry, nous nous permettrons donc de l’analyser ailleurs.

Les Nouvelles vénitiennes proprement dites furent écrites entre 1834 et 1838 ; ce sont : Mattea (1835), les Maîtres mosaïstes (1837), la dernière Aldini (1837), l’Uscoque (1838), l’Orco (1838). La plupart commencent par un petit prologue : À Venise, sous la treille (lisez à Nohant, sur la terrasse), par un beau clair de lune et aux chants du rossignol, s’est réunie une petite société d’amis ; le poète Zorzi (c’est-à-dire George, prononcé à la vénitienne), l’abbé Panorio, le docteur Acrocéronius, le Turc Asseim-Zuzuf, la belle Beppa et Lélio, chanteur d’opéra (tous ces personnages avaient déjà paru dans les Lettres d’un voyageur, et, sous ces noms d’emprunt on doit reconnaître Musset, Pagello, sa sœur, la comtesse d’Agoult, Liszt, George Sand, etc.) On soupe gaîment, on chante, on fume, on savoure la sieste, et, tour à tour, on se raconte des histoires intéressantes, présentées par l’auteur à ses lecteurs. Ainsi, par exemple, l’abbé Panorio raconte, soi-disant, l’histoire des Maîtres mosaïstes, écrite par George Sand à la prière de son petit Maurice, qui ayant beaucoup pleuré sur Paul et Virginie, avait demandé à sa mère d’écrire pour lui une histoire où il n’y eût pas d’amour[27]… C’est ce que fit George Sand en écrivant une charmante nouvelle tirée de la vie des artistes de la Renaissance, où aucun des personnages n’a rien à faire avec « ce vilain amour » qui déplaisait tant au petit Maurice Dudevant. Cette nouvelle peut parfaitement être recommandée comme lecture à la jeunesse ; elle est instructive et élégamment écrite, tant soit peu ennuyeuse pour nous autres lecteurs, mais on y respire un souffle vraiment artistique, et l’on sent que le graveur Calamatta, ami de George Sand, à qui elle avait demandé des conseils lorsqu’elle écrivait ce livre, a dû lui communiquer beaucoup de choses sur la vie des artistes, et qu’il a servi lui-même de modèle à George Sand, pour peindre son maître ami de l’idéal[28].

Le chanteur Lélio raconte l’histoire des deux Aldini, la mère et la fille, qui, l’une après l’autre, lui ont donné leur amour. La première s’est éprise de l’humble gondolier, chantant à la poupe de sa gondole de simples chansons, et l’a pris en son palais, pour lui faire cultiver sa voix admirable et son talent musical. Le jeune gondolier sut se garder des séductions du luxe et même de celles de l’amour, et sauva par là, la candide et faible Aldini prête à tout lui sacrifier. Devenu chanteur d’opéra et célèbre, Lélio fait connaissance avec la fille d’Aldini, cette petite Alezia, qu’il avait autrefois bercée, et qui est à présent une beauté altière se jouant de ses adorateurs comme un chat avec les souris. C’est ce qu’elle essaie de faire avec Lélio, mais elle tombe elle-même passionnément amoureuse de lui. Pourtant, lorsqu’elle découvre que Lélio n’est autre que le petit chanteur que sa mère avait jadis aimé, et qui l’avait noblement fuie, soucieux de son bonheur et de sa tranquillité à elle, autant que de son art et de sa liberté à lui, Alezia renonce à son amour, épouse son cousin, et Lélio retourne à sa vie errante et libre et à son art adoré. Ce qu’il y a de mieux réussi dans ce roman, c’est le caractère de la jeune fille. Ce mélange de coquetterie et de fierté, de petites ruses et de grande droiture, de douceur féminine et de hardiesse, font de la jeune Aldini un des types de femme les plus sympathiques et les plus attachants de George Sand.

Mattea est un charmant et gai tableau de genre de la vie vénitienne. George Sand a essayé d’y peindre les types variés de la population cosmopolite de Venise, que l’écrivain observait en fumant sa cigarette sur la place Saint-Marc, en compagnie de Musset ou de Pagello ou en parcourant, avec lui et avec ses amis, les îles de l’archipel vénitien. C’est écrit avec beaucoup d’humour et de finesse, et même, malgré son coloris romantique, c’est tout à fait réaliste, surtout dans la peinture du caractère et de la vie de Mattea elle-même, qui sont dessinés d’après nature, — une nature très connue de l’auteur. Voici par exemple le portrait de Mattea : « Elle était douée d’une imagination vive, facile à exalter, d’un cœur fier et généreux et d’une grande force de caractère. Si ses facultés eussent été bien dirigées dans leur essor, Mattea eût été la plus heureuse enfant du monde, mais Mme Loredana (sa mère), avec son caractère violent, son humeur âcre et querelleuse, son opiniâtreté qui allait jusqu’à la tyrannie, avait sinon gâté, du moins irrité cette belle âme au point de la rendre orgueilleuse obstinée, et même un peu farouche. Il y avait bien en elle un certain reflet de caractère absolu de sa mère, mais adouci par la bonté et l’amour de la justice… Une intelligence élevée qu’elle avait reçue de Dieu seul, et la lecture furtive de quelques romans pendant les heures destinées au sommeil, la rendaient très supérieure à ses parents, quoiqu’elle fût très ignorante et plus simple peut-être qu’une fille élevée dans notre civilisation moderne ne l’est à l’âge de huit ans. Élevée rudement, quoique avec amour et sollicitude, réprimandée et même battue dans son enfance pour les plus légères inadvertances, Mattea avait conçu pour sa mère un sentiment de crainte, qui souvent touchait à l’aversion. Altière et dévorée de rage en recevant ces corrections, elle s’était habituée à les subir dans un sombre silence, refusant héroïquement de supplier son tyran, ou même de paraître sensible à ses outrages. La fureur de la mère était doublée par cette résistance… En grandissant, Mattea avait appelé la prudence au secours de son oppression, et par frayeur, par aversion peut-être, elle s’était habituée à une stricte obéissance et à une muette ponctualité dans sa lutte, mais la conviction qui enchaîne les cœurs s’éloignait du sien chaque jour davantage… Ce qui la révoltait peut-être le plus et à juste titre, c’était que sa mère, au milieu de son despotisme, de ses violences et de ses injustices, se piquât d’une austère dévotion, et la contraignit aux plus étroites pratiques du bigotisme… Tout en aimant la vertu, tout en adorant le Christ et en dévorant à ses pieds chaque jour bien des larmes amères, la pauvre enfant avait osé, chose inouïe dans ce temps et dans ce pays, se séparer intérieurement du dogme à l’égard de plusieurs points arbitraires. Elle s’était fait, sans beaucoup de réflexions et sans aucune controverse, une religion personnelle pure, sincère, instructive… »

Isolée, ne trouvant d’appui en personne, pas même en sa marraine, la duchesse Gica, aussi faible et aussi capricieuse que la vieille aïeule d’Aurore, tombée en enfance dans ses dernières années (à laquelle cependant, elle ne ressemblait nullement), Mattea, peu à peu, s’adonne aux idées les plus sombres, les plus mélancoliques, et rêve au bonheur de s’éloigner dans le désert, au charme d’une vie solitaire au sein de la nature. On croirait lire des pages de l’Histoire de ma Vie, et l’on est tenté de substituer aux noms de Loredana et de Mattea, les noms de Sophie-Antoinette et d’Aurore. Les lignes où l’auteur de Mattea raconte de quelle manière peu délicate et fort indiscrète le curé de l’héroïne l’avait traitée dans une de ses confessions où elle eut le courage de refuser l’absolution et de renoncer à la confession, ne rappellent pas moins l’incident bien connu du lecteur dans la vie d’Aurore. La soudaine résolution même de Mattea de fuir l’atmosphère insupportable de la maison paternelle et sa lettre naïve à Aboul-Amet, qu’elle connaissait à peine, et à qui elle demandait de la recueillir chez lui, — réveille involontairement chez nous le souvenir de la résolution irréfléchie, subite, d’Aurore d’épouser Casimir Dudevant, — qu’elle ne connaissait pas davantage, — pour l’unique raison de se soustraire à la vie commune avec sa mère. C’est ainsi que dans cette charmante bluette, nous voyons George Sand transporter dans un cadre vénitien et donner une vive couleur locale à des sentiments personnellement vécus, à des impressions et des observations puisées dans sa propre vie.

Asseim-Zuzuf, Turc impassible, raconte impassiblement l’Uscoque, une histoire prétendue réelle, ayant servi de thème à Byron pour écrire son Lara et son Corsaire. Zuzuf, à ce qu’il dit, avait connu Byron et lui avait raconté cette histoire, c’est-à-dire, en d’autres termes, que l’Uscoque est un essai de George Sand d’écrire un conte intéressant, où les personnages seraient des héros à la Byron. Elle a parfaitement réussi ; le conte est intéressant au plus haut point, même pour ceux des lecteurs d’aujourd’hui qui cherchent dans la littérature quelque chose de plus qu’une de ces fables attachantes et naïves qui faisaient les délices des lecteurs de 1838. Les héros sont suffisamment byroniens, les héroïnes, comme toutes celles de Byron, ne se distinguent que par leur beauté et leur douceur. On y rencontre aussi le type préféré de Byron en la personne de la Turque Naam, déguisée en page, qui ne quitte point d’un pas son diabolique seigneur. C’est tout ce que nous pouvons dire de l’Uscoque, en y joignant l’adage si rebattu des critiques français, lorsqu’ils n’ont rien de mieux à dire : « C’est merveilleux de style. » Nous n’entreprendrons pas d’analyser la donnée générale, ni de raconter au long le sujet de ce roman[29], sans contredit très bien écrit, mais qui pour nous est empreint d’un cachet par trop romantique. Dostoïewsky, qui avait lu l’Uscoque avant tous les autres romans de George Sand, en fut charmé, comme il le fut, du reste, de tous les contes vénitiens ; il y appréciait surtout les types de jeunes filles, « fortes dans leur pureté et leur candeur ». Mais, malgré toute notre admiration pour le grand écrivain, nous ne pouvons faire le sacrifice de notre opinion et placer l’Uscoque au nombre des « œuvres choisies » de George Sand, qui, il faut l’espérer, paraîtront un jour comme celles de Voltaire, de Rousseau et d’autres grands écrivains.

C’est dans ce recueil que devrait, par contre, entrer l’Orco, histoire mystérieuse que la belle Beppa raconte à ses amis pendant une soirée tiède et orageuse. C’est une histoire triste et étrange où, « comme dans un songe, tout semble invraisemblable, à l’exception du sentiment qui l’a fait naître[30] ». Tout dans ce roman est fantastique et féerique ; mais le sentiment dont il est pénétré, sentiment d’amère indignation contre la domination autrichienne, la douleur de voir la décadence, l’humiliation et la soumission servile des Vénitiens, le regret cuisant de l’ancienne puissance de Venise, — la belle endormie, — voilà ce qui se fait sentir à chaque ligne de ce conte. Tout le récit est maintenu dans ce vague et mystérieux coloris qui ne se dément nulle part et qui ne permet pas au lecteur de définir qui fut cette inconnue mystérieuse périssant dans les flots en voulant faire périr avec elle le jeune officier autrichien Franz Lichtenstein. Était-ce bien cette Vénitienne, « la plus belle de nos amies », comme l’appelle au commencement Beppa, ou est-ce la personnification de Venise, périssant, parce qu’elle avait lié amitié avec son ennemi, ou est-ce enfin tout simplement « l’Orco, le Trilby vénitien, qui n’est dangereux que pour les oppresseurs et les tyrans », comme le déclare Beppa dans la conclusion ? Cela nous laisse l’impression de quelque chose d’indécis, de vaguement charmant, comme baigné du crépuscule transparent des lagunes vénitiennes, et de profondément triste. On y sent déjà le poète qui, vingt ans plus tard, saluera comme publiciste, la guerre pour l’indépendance de l’Italie. Dans son poème fantastique et dans le bien sobre article de journal, le sentiment est le même : douleur et indignation contre l’oppression d’un peuple jadis si grand ; désir de le voir renaître à la liberté ; joie à la vue de sa résurrection après un long sommeil ressemblant à la mort.

Les Lettres d’un Voyageur, Mattea, l’Uscoque, les Maîtres mosaïstes, l’Orco, la première partie de Consuelo, tous ces romans et nouvelles nous transportent non seulement dans l’atmosphère poétique de Venise, — la reine endormie des mers, — et nous dépeignent d’une manière admirable, son calme, son palais, ses églises, ses lagunes, ses verts canaux, son ciel serein, son air doux et pur, la vie grouillante de ses ruelles, sa population composite, la gaîté, la simplicité et le laisser-aller de ses habitants, la soumission bénigne et somnolente d’un peuple insouciant ; mais il brille encore dans toutes ces œuvres comme un reflet de la grandeur et de la gloire passées de cette reine de l’Adriatique, et nous ne connaissons aucun poète, après Byron, qui, comme George Sand, nous fasse ainsi partager ses regrets de la décadence de cette belle cité et savourer la poésie de son ancienne vie. C’est qu’à Venise, comme autrefois dans les Pyrénées, George Sand était toute remuée par les moindres impressions. De là, il résulte qu’à côté des exquises descriptions de son cher Berry, les plus belles peintures que l’on trouve dans son œuvre sont : les tableaux des Pyrénées et les esquisses vénitiennes, fraîches comme des aquarelles. C’est que dans les Pyrénées, connue à Venise, George Sand ne regardait pas les œuvres de Dieu avec les yeux d’une indifférente, mais semblait les saluer avec l’ivresse d’une âme dont toutes les cordes vibraient.

  1. On trouve à ce sujet des détails assez curieux dans les lettres inédites de la comtesse d’Agoult.
  2. D’après Paul de Musset, Alfred les aurait remis à Mme Jaubert dans le but de se garantir contre les demandes de restitution de George Sand. Cette assertion doit être une erreur, car le lendemain même Musset les remit à M. Papet.
  3. Biographie de Alfred de Musset, par Paul de Musset. Note à la page 123.
  4. Intermédiaire des Chercheurs et Curieux, du 20 novembre 1892. Lettre de M. Maurice Clouard au docteur Cabanès. L’histoire de cette correspondance est exposée avec beaucoup de finesse et d’équité dans le livre du vicomte de Spoelberch, Véritable histoire, où cet éminent écrivain encadre une foule de lettres et de documents inédits et précieux, — de commentaires délicats et judicieux et d’observations historiques d’un goût sûr.
  5. Il est à regretter que ce livre soit si répandu. Souvent des personnes qui n’ont lu aucune lettre de Musset ou de George Sand, et qui ne connaissent pas une seule de ses biographies sérieuses, ont cependant lu Lui et Elle et s’imaginent qu’ils connaissent les faits de l’histoire de George Sand et de Musset. Nous osons leur assurer qu’ils ne connaissant que la légende.
  6. Tous ceux qui connaissent les vrais rapports qui ont existé entre les frères Musset, et la vraie cause de leur inimitié, etc., savent trop bien et ont su, avec George Sand, que le rôle d’ami dévoué et d’avocat chevaleresque que Paul endossa après la mort d’Alfred, et la soi-disant défense de sa mémoire contre George Sand — s’expliquent, hélas ! très prosaïquement.
  7. Propres paroles de Musset lui-même tirées de sa lettre de 1834, citées plus haut.
  8. Il paraît que c’est à cette époque qu’elle avait permis à la fille de Mme Dorval, Mme Luguet, de copier quelques lettres de Musset. C’est de là que proviennent probablement : 1° les lettres citées par Grenier dans ses Souvenirs, 2° la lettre qui, en 1877, a été imprimée dans l’Homme libre et déjà mentionnée plusieurs fois plus haut, et enfin 3° les fragments en vers et en prose donnés par Ducamp dans ses Souvenirs littéraires.
  9. Comme on le voit par la lettre de George Sand à M. Aucante, servant de préface aux lettres à Musset publiées en volume, ce fut d’abord Louis Maillard, auteur du Voyage à l’île de la Réunion, qu’elle désigna comme troisième exécuteur testamentaire. (George Sand avait, comme on le sait, consacré un article à ce livre de Maillard.) Après sa mort, Dumas, conformément au paragraphe 6 de la lettre à M. Aucante, choisit M. Parfait. Aujourd’hui M. Aucante est le seul survivant des exécuteurs testamentaires primitifs.
  10. Nous osons affirmer que nous avons lu tout ce qui a paru à ce sujet, en 1881, dans la presse française. C’est un tas incroyable de journaux et d’articles, dont seule l’énumération prend une place considérable dans notre liste bibliographique de tout ce qui a été écrit sur George Sand, qui se trouve en appendice à la fin de cet ouvrage.
  11. Paul de Musset a publié cette pièce dans la Revue des Deux-Mondes (1er novembre 1878) en l’accompagnant de quelques commentaires et en y joignant la reproduction d’une page d’Indiana corrigée par Musset. Paul de Musset assure que la poésie se rapporte à l’année 1836, tandis qu’elle date de 1833 comme nous l’avons vu par ce qui précède (voir plus haut, p. 39).
  12. Elle a été trouvée dans les papiers de Mme Dorval.
  13. Ces deux sonnets ont été trouvés parmi les papiers de de Vigny et ont été imprimés par Louis Ratisbonne dans la Revue Moderne, 1865.
  14. Intermédiaire des Chercheurs et Curieux, 1891, 10 octobre.
  15. George est dans sa chambrette.
    Entre deux pots de fleurs
    Fumant sa cigarette
    Les yeux baignés de pleurs… etc.

    (Alfred de Musset et George Sand, par Maurice Clouard) (Revue de Paris du 15 août 1896).
    M. Mariéton a cité les trois couplets qui manquent chez M. Clouard et où figurent Guéroult, Papet et la bonne de George Sand, Mme Lacouture.

  16. M. Mariéton lui-même a trouvé nécessaire de réfuter sur ce point Paul de Musset ; son opinion est tout à fait conforme à la nôtre.
  17. (Voir Lettres d’un Voyageur, p. 142-143 édit. Michel Lévy.) Notre livre était déjà écrit lorsque nous avons eu l’occasion de causer de cela avec le vicomte de Spoelberch, et c’est avec le plus grand plaisir que nous avons appris que M. de Spoelberch a entre les mains des preuves confirmant qu’il en est effectivement ainsi, c’est-à-dire qu’il est bien ici question de Musset. Depuis lors, M. de Spoelberch a publié dans le Cosmopolis et dans sa Véritable Histoire des renseignements et des faits très intéressants qui prouvent que George Sand a beaucoup travaillé avec Musset et pour Musset. Ainsi, par exemple, elle a terminé pour lui Faire sans dire destiné à un recueil littéraire, le Dodécaton. Durant la vie de Musset, cette pièce n’a fait partie d’aucun recueil de ses œuvres, ce qui se comprend facilement, une fois que la pièce n’a pas été faite par lui seul.
  18. Malgré toute la valeur de son étude, elle pèche cependant par quelques défauts. Sans parler de l’anecdote rapportée plus haut, concernant les raisons qui avaient engagé Buloz à mettre en relation Musset et George Sand, ni de ce que Brandés dit que lors de son voyage en Italie, Musset avait vingt-deux ans et elle vingt-huit (tandis qu’il en avait vingt-trois et elle vingt-neuf), Brandès commet des erreurs et des inexactitudes bien plus sérieuses. Il dit entre autres : « Dans l’abîme qui s’ouvrit soudain entre eux, elle précipita son laisser-aller d’écrivain, ses tirades, son manque de goût, son costume d’homme. Depuis lors elle devint une femme complète, une nature complète : dans le même gouffre Musset plongea son costume de bouffon, son insolence provocante, son admiration pour Rolla, son entêtement de gamin et devint dès lors un homme complet, un esprit complet. » Hélas ! ce ne sont là que de belles phrases : 1° Mme Sand portait encore son costume d’homme en 1836 en Suisse, sans parler de l’hiver et du printemps de 1835 à Paris ; 2° nature complète, elle l’avait toujours été dès son enfance même ; 3° il reste à se demander où l’on trouve une absence de goût plus prononcée : dans Lélia ou dans la Comtesse de Rudolstad, les Sept cordes de la Lyre et le Compagnon du Tour de France ? 4° Musset n’a jamais été un homme véritablement complet, il a toujours gardé une âme incomplète ; 5° il n’est pas vrai non plus, comme le dit Brandès, que George Sand l’ait trompé, Musset a toujours affirmé qu’elle ne l’avait jamais trompé et qu’elle avait toujours été vraie ; 6° il n’est pas vrai qu’en dehors de quelques amourettes il fût resté enfant innocent jusqu’à sa rencontre avec George Sand. Certes il en a eu plusieurs de ces amourettes et quelles encore !… Nous devons toutefois reconnaître que les données générales de Brandès sont justes et que son étude est finement et élégamment écrite.
  19. Dans son article Fin d’une légende, M. Rocheblave reproduit une série de fragments et de lettres de Musset (pour la plupart publiées pour la première fois par Mariéton, et d’autres tirées de documents inédits). Il démontre ainsi que George Sand a exercé une influence ennoblissante, purifiante, sur Musset, homme et écrivain. Malheureusement cette influence fut de trop courte durée et n’a pu jouer un assez grand rôle dans la vie de cet homme malheureux, et de ce poète si prématurément silencieux.
  20. Voici ce qu’en dit Lindau : « Dans les deux dernières parties de son roman, Musset développe la même pensée, qu’il avait déjà énoncée dans ses œuvres antérieures : celui qui s’est adonné au vice est incapable de s’en défaire, il sera éternellement sa victime, le vice le privera du bonheur, le tourmentera par le doute, le conduira à l’injustice, le rendra malheureux.
    « Ainsi, Octave n’est pas en état d’apprécier la femme qui l’aime. Sans aucun motif, il tombe en proie à une honteuse méfiance. Il tourmente la pauvre Brigitte, la traite avec dureté et même avec cruauté. Il commence à être jaloux du passé de la veuve et finit par lui reprocher de s’être donnée à lui. De là il tire la piteuse conclusion : « Pourquoi ne se donnerait-elle pas à un autre ? » Tout cela est peint avec un réalisme effrayant, avec une vérité sans bornes. Tout cela est écrit d’après nature. Les sentiments offensants d’Octave, Musset les a éprouvés. Parfois on a l’impression de lire un chapitre de Elle et Lui… »
  21. M. Mariéton cite un fragment d’une lettre de Musset, qui montre combien en fut charmé celui à qui les trois premières Lettres d’un voyageur étaient dédiées, comme il fut saisi d’inquiétude, troublé de la douleur et du désespoir de George Sand dans ces lignes si profondément senties, mais aussi combien il fut fier de savoir que ces belles pages se rapportaient à lui. C’est par son entremise, on le sait, que George Sand, envoya ces Lettres à Buloz en chargeant Musset de les revoir, de les changer, d’y faire des coupures ou de les jeter au feu tout à son aise.
  22. Depuis que le vicomte de Spoelberch a publié dans sa Véritable histoire les merveilleuses pages inédites de George Sand, intitulées « Un roman qui n’a pas été fait » qui contiennent en germe le début de Elle et Lui, on peut se dire que si George Sand, encore toute palpitante d’émotion, avait poursuivi son plan primitif et continué à écrire l’histoire de son roman vécu, cette œuvre serait devenue tout autre chose, et nous aurions eu un Elle et Lui bien différent du roman qui existe.
  23. M. de Spoelberch attire l’attention sur le fait curieux que la phrase la plus célèbre de Perdican, le héros de la pièce (phrase, remarquons-le à notre tour, citée fréquemment comme profession de foi de Musset lui-même dans les biographies étrangères du poète) : « J’ai souffert longtemps, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé ! C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil ou mon ennui », est tout entière empruntée par Musset à une lettre que George Sand lui écrivit de Venise, le 12 mai 1834.
  24. « Et quand je me suis plaint de mes douleurs, vous avez bâillé et vous ne m’avez rien dit ; mais lorsque je les ai mises en jolis vers, vous m’avez adressé de grands éloges… »
  25. Cet épisode pittoresque fut avant l’apparition du roman inséré séparément dans un recueil et fut acclamé avec un grand enthousiasme par le public d’alors.
  26. Voir la lettre de Balzac à {{Mme|Hanska que nous citons dans le chapitre xiii.
  27. M. Skalkovsky, dans son article sur George Sand (faisant partie de son livre : « Les femmes écrivains du xixe siècle » (Saint-Pétersbourg, 1865, en russe) assure tout le contraire de la vérité, en disant que le petit Maurice avait été trop ému par la lecture des Maîtres Mosaïstes, « livre peu adapté à la lecture de cet enfant ».
  28. Voir la Correspondance, t. II, p. 73-81. Sur la prière de George Sand, Luigi Calamatta lui avait envoyé des dessins et des descriptions des costumes de la Renaissance. Elle lui écrit peu après : « Lisez dans le prochain numéro de la Revue les Maîtres Mosaïstes. C’est peu de chose, mais j’ai pensé à vous en traçant le caractère de Valerio. J’ai pensé aussi à votre fraternité avec Mercuri. Enfin je crois que cette bluette réveillera en vous quelques-unes de nos sympathies et de nos saintes illusions de jeunesse… »
  29. Mme Louise Courvoisier a essayé de le faire dans une brochure consacrée à cette œuvre, qu’elle critique sévèrement au point de vue moral, « À George Sand, sur son romam intitulé l’Uscoque », par Mme Louise Courvoisier. Paris, Lemoine, 1839, in-8o, 56 pages.
  30. Léon Tolstoï, Anna Karenine.