George Sand, sa vie et ses œuvres/2/10

Plon et Nourrit (2p. 161-248).

CHAPITRE X
(1835)


Idéal stoïque. — Sainte-Beuve. — Michel de Bourges. — Sixième Lettre d’un Voyageur. — Liszt et Lamennais. — Comtesse Marie d’Agoult. — Septième Lettre d’un Voyageur et Lettres d’un Bachelier es musique.


George Sand, rappelle toujours à notre souvenir la petite poésie allemande, que nous avons tous apprise dans notre enfance :

    Eine kleine Biene flog
    Emsig hin und lier und sog
    Süssiskeit ans allen Blumen
[1]


et qui finit par les mots : Doch das Gift lass ich darin[2].

George Sand comme une abeille infatigable, recueillait en effet sans relâche tout ce qu’il y avait de meilleur, de plus nécessaire, et de plus approprié à sa nature, dans les différentes personnalités éminentes avec lesquelles le sort l’avait mise en relations, sachant rejeter tout ce qui, dans leurs idées ou leurs théories, ne lui convenait pas.

L’un des lieux communs que l’on rencontre presque sans exception chez tous les biographes ou dans tous les articles consacrés à George Sand, est d’affirmer que toutes ses idées et ses théories ne sont rien autre que l’écho d’autres voix, la répétition des idées et des théories des personnages sous l’influence desquels l’écrivain se trouvait à telle époque de sa vie. Ceci a été exposé sur des tons très différents : par les uns, sous forme de reproche et de raillerie ; par d’autres, — tels que Renan et M. d’Haussonville, — sous forme d’éloge. Ces deux derniers font un juste mérite à la grande romancière d’avoir su refléter les plus sublimes idées de notre siècle[3].

Nous sommes complètement de cet avis, et nous avons déjà dit dans le premier chapitre de ce livre que du commencement à la fin de sa production littéraire, George Sand nous apparaît comme une brillante traductrice des plus grandes idées de son temps. Laissant, pour le moment, ce fait de côté, nous nous arrêterons sur la question de savoir jusqu’à quel point ont raison ceux qui accusent George Sand ou la portent aux nues parce qu’elle a préconisé les idées d’autrui ; nous nous proposons donc d’examiner si en réalité aux diverses époques de sa vie elle était seulement l’écho d’autres voix, et si elle ne fut pas le chantre indépendant de la liberté de notre siècle.

D’après l’opinion communément reçue, George Sand traduisit les nouvelles doctrines de Leroux et d’autres, ainsi qu’Aaron répéta les enseignements du bègue Moïse. Elle n’aurait été que le porte-voix renforçant les appels à un idéal nouveau, parce qu’ils manquaient de sonorité ou d’éloquence. Mais pouvons-nous nous représenter un esprit intelligent et délicat ne résonnant pas au contact de la vie spirituelle de la société qui l’entoure, ne répondant pas à l’appel d’autres grandes âmes ? Un esprit qui, sous l’influence du choc des natures originales et bien caractérisées, et sous l’impulsion d’apôtres réformateurs et créateurs de nouvelles théories, d’idées hardies dans les sphères morales, scientifiques et artistiques, — ne soit évoqué à la vie par les forces sommeillant au fond de son âme et encore privées de lumière ?

Nous ne connaissons aucun grand écrivain, compositeur ou peintre qui n’ait été dans sa jeunesse sous l’influence d’un célèbre prédécesseur. Il suffit de se rappeler Le Pérugin et Raphaël, Mozart et Bethoven, Gœthe et Byron, ou bien tous ceux qui, à leur tour, se sont trouvés émules de ce dernier : Pouchkine, Lermontow, Musset, Mickiewicz et autres. Et de nos jours ne voyons-nous pas à chaque instant des peintres et des musiciens se faire les adeptes des penseurs qui parlent à leur âme ou répondent à leur nature, et ne font pour ainsi dire que répercuter leurs pensées ? George Sand elle-même avoue franchement que bon nombre de ses contemporains ont exercé sur elle une semblable action et l’ont aidée à se faire une idée nette de la vie. En effet, dans beaucoup de ses œuvres on peut facilement suivre l’influence indéniable des grands esprits (et quelquefois des esprits médiocres) avec lesquels, elle fut pendant sa vie en contact ou en relations plus ou moins amicales.

Mais il est hors de doute aussi qu’elle ne s’est trouvée sous l’influence de ces esprits-là, et non sous une autre, que parce qu’elle avait, dans son esprit et dans sa nature, des traits qui l’en rapprochaient et lui donnaient comme une sorte de parenté avec eux[4]. Ce qui nous intéresse particulièrement, c’est la suite du développement de ces idées, le passage imperceptible mais graduel des unes aux autres, que nous trouvons dans l’histoire de la vie intellectuelle de George Sand. En écrivant l’Histoire de ma Vie, elle avait l’intention de nous raconter notamment l’histoire de son développement et de sa croissance intellectuelle. Mais, entraînée par des motifs purement personnels et aussi par ses souvenirs et par la peinture des caractères des personnes qui l’entouraient, — ce qui est tout naturel pour un artiste, qui n’est pas un homme de science, — George Sand a consacré trop de place et trop de temps au récit de ses jeunes années et n’a eu le temps de nous raconter en détail que l’histoire de son développement primitif. Elle ne consacre que peu de pages de la dernière partie de l’Histoire de ma Vie à l’action exercée sur elle dans un âge plus mûr, par les idées des penseurs, des artistes et des personnages politiques qui l’entouraient. Elle parle de tout cela brièvement, comme en courant, quoiqu’elle reconnaisse la réalité de ces influences.

Ce qui nous frappe surtout chez George Sand, c’est la gradation certaine qui se fait remarquer dans ces changements. On dirait qu’en se liant spontanément d’amitié ou d’amour avec beaucoup de personnes éminentes de son époque, George Sand parcourait comme sciemment le cycle de son évolution spirituelle, se rapprochait comme avec préméditation des gens qui lui découvraient tour à tour la vérité, faisant résonner les unes après les autres les sept cordes de la lyre, dont l’accord complet produit seul l’harmonie et l’unité de l’esprit humain et le rapproche autant que possible de la vérité absolue.

Après avoir acquis son indépendance personnelle, après avoir trouvé sa vocation et acquis la situation et la gloire d’un véritable écrivain, — nous avons déjà montré dans quelle proportion y ont contribué de Sèze, Sandeau, de Latouche et Planche, — George Sand vécut d’une vie non raisonnée et spontanée pendant un certain temps. Durant quatre ans, de 1831 jusqu’en 1835, ce fut une époque d’entraînements. Mais, même dans la période de ses égarements, George Sand sut, comme la petite abeille, — laissant le poison dans les calices de beaucoup de ces fleurs du mal, — faire une grande provision de choses belles et précieuses.

La liaison avec Musset exerça, comme nous l’avons vu, une influence directe sur ses écrits. Le contact de cette nature finement artistique détermina surtout chez la romancière la tendance à une plus grande pureté de goût littéraire et à une certaine critique de soi-même.

L’action de Sainte-Beuve fut beaucoup plus profonde et ne se borna pas à la seule littérature. Dans une lettre écrite à Sainte-Beuve, le 27 janvier 1845, George Sand dit que malgré la divergence de leurs opinions, et quoiqu’elle n’aimât pas ses amis, à lui, il lui serait toujours cher comme témoin de ses souffrances et de ses chagrins passés (elle fait ici allusion au rôle de confident que celui-ci avait joué durant son intimité avec Musset). Mais dans l’Histoire de ma Vie, elle appelle déjà ce même Sainte-Beuve « un de ses éducateurs et bienfaiteurs intellectuels[5] », et sur

l’exemplaire qu’elle lui offrit de son roman Monsieur Sylvestre, elle écrivit : « À mon ami Sainte-Beuve, chère et précieuse lumière dans ma vie[6]. » Et, en effet, le rôle que joua Sainte-Beuve dans la vie de la grande romancière, ainsi que nous l’avons déjà montré, commença bien avant et finit bien après son roman avec Musset, et ce rôle fut bien plus important que celui d’un confident bienveillant d’aveux et de lamentations amoureuses. Les conseils de Sainte-Beuve, ses reproches, ses encouragements et son approbation rendirent plus d’une fois d’énormes services à George Sand dans la période de ses hésitations, de ses recherches orageuses de la vérité, de ses chutes et de ses entraînements. Sainte-Beuve se distinguait par une connaissance profonde de la nature humaine, même de toutes ses bizarreries et de ses égarements ; aussi George Sand appréciait-elle beaucoup cette connaissance, et mettait-elle à nu devant lui, sans aucune appréhension, ses plaies et ses blessures. Dans une des premières lettres écrite en avril 1833, en réponse à la proposition de lui faire faire la connaissance de Jouffroy, elle refuse, donnant pour raison que Jouffroy était une nature par trop vertueuse et que ce n’était pas un homme avec qui elle pût s’entendre en aucun cas, et là-dessus, elle fait une caractéristique fort pittoresque de Jouffroy, de Sainte-Beuve et d’elle-même :

« Je dis donc que M. Jouffroy doit être bon, candide, inexpérimenté pour un certain ordre d’idées où j’ai vécu et creusé, où vous avez creusé aussi, quoique beaucoup moins avant que moi. Par exemple, je me suis dit : « Est-ce qu’il ne serait pas permis de manger de la chair humaine ? » Vous vous êtes dit : « Il y a peut-être des gens qui se demandent si l’on peut manger de la chair humaine. « Et M. Jouffroy se dit : « L’idée n’est jamais venue à aucun homme de manger de la chair humaine. » Pourtant il y a des peuplades entières qui en mangent et qui n’en sont peut-être pas plus mal avec Dieu pour cela. Moi, je ne m’estime pas, car après m’être adressé de semblables questions, je ne les ai pas résolues et j’en suis restée là ; M. Jouffroy n’ayant pas appris que ces questions existent, n’a pas grand mérite à les nier ; mais vous qui, ayant songé à tout et peut-être goûté à des choses immondes comme font les chimistes, avez déclaré que la chair humaine est mauvaise et malsaine, et vous êtes décidé à vivre d’aliments choisis, apparemment vous avez le discernement, c’est-à-dire, dans le sens moral, la lumière et la force… »

Il en résulte que Sainte-Beuve était pour George Sand le sage conseiller qui pardonnait parce qu’il comprenait tout et qu’il l’attirait par ses vastes connaissances, par la flexibilité de son esprit, par l’absence d’idées préconçues et de parti pris. Dans la période du pessimisme et du plus sombre désespoir de George Sand, au moment où elle écrivait Lélia, Sainte-Beuve, qui admirait dans cette œuvre la profondeur et la force des idées qui ne sont pas celle d’une femme[7], tâchait, comme nous l’avons déjà dit (ch. vii) de calmer l’âme révoltée de George Sand et de la réconcilier avec les lois divines et humaines. Il prenait à cœur de lui apprendre à transférer le centre de la gravitation de tous ses intérêts, à les transporter de la sphère de sa vie personnelle dans celle de l’action artistique, de la placer dans le travail littéraire, et surtout de tendre à développer en elle l’esprit humain harmonieusement idéal, planant sur toutes les passions et progressant toujours dans la voie du perfectionnement moral et intellectuel. Cet idéal et ces tendances étaient déjà bien dans l’âme d’Aurore Dudevant à l’époque de son séjour au couvent et ce n’est pas pour rien qu’elle donna constamment à Sainte-Beuve le titre de « directeur de conscience », et dit plus d’une fois qu’il y avait en lui quelque chose du prêtre[8].

Si son amour pour Alfred de Musset la sauva de la misanthropie et du pessimisme qui l’avaient envahie, il fut en même temps un obstacle dans la voie de son perfectionnement, ne lui permit pas alors de se retrouver elle-même et arrêta un moment son évolution morale qui avait commencé en 1832. Au mois de juin de 1833, quelques mois après l’orage qui l’avait brisée, elle écrivait à Sainte-Beuve dans la lettre dont nous avons reproduit le commencement à propos de Mérimée, et après le passage où nous nous sommes arrêté : « Cette malheureuse et ridicule campagne m’a fait faire un grand pas vers l’avenir de sérénité et de détachement que je me promets en mes bons jours. J’ai senti que l’amour ne me convenait pas plus désormais que des roses sur un front de soixante ans, et depuis trois mois — les trois premiers mois de ma vie assurément — je n’en ai pas senti la plus légère tentation. J’en suis donc là. J’espère, je me repose, j’écris, j’aime mes enfants, et je souffre peu. Je marche vers l’idée Trenmor sans trop divaguer. »

Ensuite elle lui explique la différence qu’il y a entre son influence à lui sur elle et celle de Planche, et le supplie de ne pas l’abandonner au point de bifurcation où elle se trouve : « Aidez-moi à retrouver ma route, car je flotte incertaine encore souvent, et je me demande si je ne me suis pas mise dans une fausse voie… Ô mes amis, un peu d’aide, un peu de pitié, je suis dans un passage dangereux, et quoique j’avance, je me heurte encore souvent. »

Mais quelques semaines à peine après ces lignes, la même plume qui les avait tracées et qui avait écrit qu’elle marchait vers l’idée Trenmor, sous-entendant par là l’idéal de servir l’humanité par le sacrifice de soi-même, cette plume, disons-nous, déclarait à Sainte-Beuve qu’elle aimait Musset et qu’elle avait blasphémé Dieu et la nature en écrivant Lélia. — Aussitôt après, pleine de brillantes espérances, George Sand entreprit d’abord l’excursion à Fontainebleau et ensuite elle partit pour l’Italie. Bientôt se déroulait la tragédie italienne avec son double renouvellement parisien et avec son épilogue émouvant ; Sainte-Beuve, qui avait d’abord conseillé à Musset de revoir sa maîtresse, ne pouvait cependant approuver la répétition des scènes orageuses de l’Italie, il faisait tous ses efforts pour empêcher les entrevues des deux amants ; George Sand en parle d’une manière assez mordante et irritée dans ses lettres et dans son journal envoyé à Musset[9]. On aurait pu croire que son amitié pour Sainte-Beuve en fut ébranlée, et il semblait aussi que George Sand eût oublié à jamais ses recherches passées de la vérité et son intention de se faire une autre vie. Mais à peine eut-elle acheté, et bien chèrement, sa liberté, que cette âme, fière et flexible comme l’acier, retint d’un coup, comme s’il n’y eût eu aucun intervalle ni empêchement, au même point qu’elle avait atteint avant sa liaison avec Musset. Et à peine établie à Nohant, elle envoyait déjà au mois de mars et d’avril à Sainte-Beuve les deux remarquables lettres publiées naguère par M. de Loménie dont nous avons cité un fragment[10]. Se plaignant avant tout que Sainte-Beuve l’avait abandonnée au moment le plus pénible de sa vie, elle le supplie de lui venir en aide, d’être son guide et son directeur et elle ajoute : « Mais mon Dieu, que faire de notre force ? où la mettre ? Quel emploi avez-vous trouvé à la vôtre ? Dites donc, dites donc vite ! Vous n’êtes pas de ceux qui peuvent répondre : « Moi, je n’en ai pas ; je n’ai pas envie de courir, parce que je n’ai pas de pieds. » Vous avez mis quelque part, dans quelque tabernacle sacré, dans quelque astre mystérieux, votre jeunesse, vos douleurs. « Est-ce donc de nouveau dans cette religion chrétienne ? Mais comment faire pour entrer dans ce temple ? Chaque fois que je passe devant la porte, je m’agenouille devant cette divine poésie, vue de loin ; mais si j’approche je n’y vois plus ce que je croyais être là exclusivement. Je voudrais trouver mon Dieu tout entier dans sa majesté et dans sa gloire et me prosterner, et n’avoir pas d’autres êtres de mon espèce autour de moi pour me dire : « C’est lui », car alors j’en douterais.

« Ah ! que vous êtes heureux ! quel crime ai-je commis pour être condamnée au rôle du Juif-Errant ? Vous dites que vous souffrez et que vous savez souffrir. Eh ! je le sais aussi bien que vous ! Je parie même que vos douleurs me sembleraient bien plus légères qu’à vous, si j’avais ce que vous avez pour vous en consoler, si je pouvais me recueillir une fois, un seul instant par jour et dire, en adorant quelque chose : « Voilà ce dont je ne peux pas douter…… » Tenez, il me vient souvent dans l’idée (et c’est une espèce de consolation que je me permets), que la cause pour laquelle les âmes passionnées subissent leur martyre est une noble et sainte cause. Aimer, c’est de tout ce que nous connaissons, ce qu’il y a encore de plus large et de plus ennoblissant. C’est là qu’on trouve encore la volonté et le pouvoir de se sacrifier !… »

Et le 4 avril, dans sa réponse à la réponse de Sainte-Beuve, elle soulève de nouveau la même question et lui répète : « En résumé, j’arrive à une conclusion que moi seule suis en état de tirer sur moi-même, c’est que ces éclairs de mon front, ces flammes du génie, ces forces passionnées de mon âme, toutes ces ardeurs et ces grandeurs que dans votre poésie… il vous plaît d’appeler ainsi, ne sont que l’abus coupable et le développement maladif de certaines facultés que Dieu m’avait données pour un meilleur usage… Ah ! j’y vois clair à présent, soyez-en sûr, et c’est le châtiment de mes erreurs. Mais il ne me découragerait que si j’étais bien sûre d’être incorrigible et inguérissable. Or, voilà ce que je ne sais pas et ce que je suis bien résolue de savoir en mettant toute la force qui peut me rester à réparer le mal que je me suis fait. Si je ne le puis, je verrai à me brûler la cervelle plutôt que de recommencer la vie que j’ai eue depuis deux ou trois ans. Mais j’espère, non que je sente en moi de grands éléments de succès, mais parce que le désir de réussir fait toujours espérer.

« Ne croyez donc pas que le bah ! qui se trouvait dans ma dernière lettre, en tête, s’il m’en souvient, d’une réhabilitation de l’amour dans mes idées, signifiât autre chose que la volonté de respecter ce sentiment comme une belle et sainte chose, dont j’avais mal usé et dont on avait mal usé avec moi. Quant à la volonté de m’y rejeter par ennui ou par dépit, ne craignez pas que je l’aie. Loin de là, l’idée même d’un amour tel que vous le dépeignez m’apparaît comme un rêve qui ne se réalisera pas pour moi, et que j’appliquerai toute mon énergie à ne point essayer de réaliser. Non, non, ni celui-là, ni l’autre. Ni l’amour tendre et durable, ni l’amour aveugle et violent. Croyez-vous que je puisse inspirer le premier et que je sois tentée d’éprouver le second ? Tous deux sont beaux et précieux, mais je suis trop vieille pour tous les deux. C’est à cela que je n’ai plus (pour moi) ni foi, ni espoir, ni désir. Je ne peux affirmer rien de durable dans mes dispositions en général, mais je sens celle-là bien profonde ; ce côté de ma vie est frappé d’une tristesse et d’une terreur qui ressemble à la mort, et qui l’est sans doute. Ce n’est donc pas de ce côté que se tournent mes regards et, s’ils y vont jamais, ce sera avec plus de crainte et de timidité que vous ne pouvez m’en recommander ! »

Ensuite elle maudit les hommes et les livres qui par leurs sophismes l’avaient poussée vers les jouissances et la recherche des sensations, et elle regrette le temps où Franklin était son guide et son idéal[11] ce qui a été déjà dit plus haut[12], et elle écrit :

« Je veux me résigner et attendre que la Providence m’envoie naturellement quelque moyen de faire du bien. Je ne sais encore s’il en est, car celui qu’on est convenu d’appeler ainsi, et que nous pratiquons tous plus ou moins, ne me paraît pas mériter un si beau nom. Mais nous verrons ! Ce à quoi je voudrais apprendre à renoncer volontairement et de bonne grâce, c’est à ma satisfaction personnelle. C’est un grand et rude travail dont je ne sais pas le but, mais qui doit en avoir un, et qui, s’il ne produit pas le bien, ne saurait produire le mal. Je vous dirai, si j’y réussis, quels effets il produit en moi et si je me sens améliorée. Je voudrais donner à mes enfants une vieille mère respectable. Si je n’y réussis pas, mon ami, soyez sûr que je ne laisserai pas ma vie traîner à la leur comme un haillon[13]… »

Cette lettre ne fut pas immédiatement envoyée, et le 14 avril, George Sand ajoute la très significative page suivante : « J’ai assez bien passé cette semaine et l’autre. J’ai relu Franklin, j’ai causé avec un vieux ami, qui est sage et heureux, et qui fait aussi ses délices du bonhomme Richard[14]. Et puis j’ai vu un grand ouragan d’hommes politiques, qui ne m’a pas donné envie de faire une cavalcade dans ces idées-là, quoique ce soient de belles idées et des hommes beaux intellectuellement. Je suis contente du calme de mon esprit et du peu de part que je prends aux choses humaines, en ce qu’elles ont de personnel à moi. Le besoin d’appui qui m’a obstinément tourmentée jusqu’ici, se dissipe en présence des individus qui représentent ou qui prétendent représenter des théories. J’aime mieux attendre qu’une conviction quelconque me vienne, que de me la faire entrer dans le cerveau avec du vin de Champagne.

« Bonsoir, mon ami, je ne suis pas gaie, ni fière. J’espère un peu… Ne me dites pas que votre bonheur et votre vertu me feraient pitié si je voyais le fond de ces grands secrets. Dites-moi tout le contraire, quand même vous devriez exagérer un peu. Ah ! si j’étais sûre que la vertu est ce que je l’ai rêvée autrefois, comme j’y retournerais vite ! Moi qui me sens tant de force dont je ne sais que faire ! Mais où retrouver ce désir, cette foi et cet espoir ? Priez pour moi, si Dieu vous écoute, priez pour tous les hommes infortunés. »

On saisit toute la portée de cette lettre, si l’on observe que la sixième Lettre d’un voyageur, dont les divisions portent les dates des 11, 15, 18, 20, 22, 23, 26, et 29 avril et qui lors de sa publication dans la Revue des Deux-Mondes portait le n° IV et suivait ainsi immédiatement les trois lettres à Musset et la Lettre d’un oncle adressée à Rollinat, pleines d’échos du drame de cœur qui venait de se passer, que cette sixième lettre est dédiée à Everard == Michel de Bourges. En effet, comme si le sort avait voulu mettre devant les yeux de cette femme travaillée par les passions et le doute, qu’il y avait une autre et meilleure manière d’appliquer son indomptable force individuelle qu’aux sentiments et aux péripéties de l’amour, le sort, en 1835, lui fit rencontrer, on ne peut plus à propos, trois personnalités, dont toute la vie et l’activité furent uniquement consacrées au service d’une grande idée, c’étaient Michel, Liszt et Lamennais.

Ce fut précisément en Michel que George Sand trouva ce que Sainte-Beuve n’avait pu lui donner. Celui-ci avait voulu la guérir de ses doutes et de ses entraînements, en lui enseignant à voir la vie avec un calme philosophique et d’une manière objective, à savoir se recueillir en elle-même, à trouver dans la liberté idéale de l’esprit le contentement moral que n’avaient pu lui donner les hommes, le bonheur qu’elle poursuivait en vain. Michel lui indiqua une autre voie qui convenait mieux à sa nature et à son âme ardente, c’était de chercher la satisfaction de toutes les forces de son être dans la compassion envers le prochain et en se mettant au service de l’humanité. Et alors, au lieu de Sainte-Beuve, cet homme d’un calme tout hellénique, nous apercevons pour quelque temps dans le rôle de maître et de directeur de George Sand l’étrange figure de ce démagogue typique de 1830.

Rappelons en quelques mots sa biographie. Michel de Bourges, fils d’un républicain tué en 1799, par les adversaires de la Révolution, naquit à Aix en 1798. Il suça presque avec le lait de sa mère ses convictions républicaines et il grandit dans cette atmosphère d’opinions extrêmes. Il fit d’abord ses études à Aix, ensuite son droit à Paris. Devenu avocat, il se distingua par toute une série de brillantes plaidoiries dans des procès politiques, pendant les années 1825-1839, enfin, il fut aussi l’un des défenseurs des accusés dans le procès monstre de 1835, lorsque le parti républicain profita des discours de ses meneurs, non pas tant pour justifier les inculpés dans les troubles de Lyon, que pour prononcer toute une suite de professions de foi et de philippiques contre l’ordre existant. Nous ne raconterons pas l’histoire de ce procès, car tout lecteur est à même de relire les brillantes pages de Louis Blanc se rapportant à cet épisode[15]. Michel, dans cette affaire, fut un des personnages les plus en vue. Une incroyable force d’âme dans un corps chétif et malingre ; un esprit tranchant et droit ; une vanité qui allait jusqu’à le rendre jaloux de son confrère Trélat, condamné à trois ans de prison pour sa célèbre Lettre aux accusés, tandis que lui, Michel, ne l’était qu’à un mois d’emprisonnement (quoiqu’il attribue cette jalousie à des motifs plus élevés) ; une ambition qui le fit plus tard poursuivre la célébrité et presque renier ses convictions de jeunesse ; enfin un talent oratoire hors ligne, un don de deviner les individualités les plus diverses, de faire vibrer à son gré son auditoire comme un instrument et de subjuguer les plus récalcitrants ; — ces facultés exceptionnelles avaient naturellement placé Michel à la tête du petit parti républicain du Berry, et dans la suite elles firent de lui un des meneurs du mouvement de 1830. À partir de 1831, il dirigea la Revue du Cher, et obtint, grâce à ce petit recueil, une immense influence en province. Après 1837, il parut fatigué, renonça à la propagande des idées républicaines, devint député du Cher et de la Vienne, mais se montra inactif et faible ; enfin, en 1839, il se fit beaucoup de tort par sa plaidoirie dans l’affaire d’un fonctionnaire qui poursuivait en justice un journal, d’après la loi appelée « la loi Bourbeau ». Après 1837, Michel se préoccupa exclusivement de sa clientèle d’avocat, ne pensa plus qu’à s’enrichir, son étoile pâlit, et on l’oublia si bien, qu’en 1848, personne ne le proposa pour être membre du gouvernement provisoire. Il est vrai qu’il fut élu député en 1849, se rangea dans l’opposition et vota pour le suffrage universel, mais il était loin d’exercer la même fascination sur ses auditeurs que par le passé. En demandant que le droit d’employer la force armée pour sa propre défense, fut conféré au président, Michel contribua indirectement au coup d’État. Cet événement de 1851 l’accabla, il devint hypocondre et mourut de chagrin et de maladies en 1853, à Montpellier.

Nous ne raconterons pas ici l’histoire du procès d’avril de 1835, ni la part qu’y avait prise Michel ; nous ne répéterons pas non plus le récit tant soit peu enjolivé de George Sand sur sa conversion opérée par Michel[16], sur le pont des Saints-Pères. Nous avons déjà dit qu’il n’était pas besoin de convertir George Sand, car sa sympathie pour toutes les théories socialo-altruistes et son penchant pour la démocratie avaient toujours en réalité existé dans son âme, et qu’ils s’étaient dévoilés assez clairement déjà lors de sa correspondance avec de Sèze. Si Michel lui avait ouvert les yeux, c’est seulement dans le sens qu’il l’avait intéressée à la lutte des partis politiques qui sévissait alors en France, c’est qu’il l’avait forcée à voir ce qu’il y avait d’acceptable dans cette lutte, c’est qu’il lui avait prouvé que tout homme sympathisant avec les idées chrétiennes et sociales devait s’intéresser au parti républicain. Jusqu’alors George Sand était restée indifférente à la politique. Dans toutes ses lettres, tant publiées qu’inédites, à l’époque de sa vie conjugale comme dans la période de son indépendance, chaque fois qu’il s’agissait de politique, elle prenait un ton quelque peu méprisant, badin et moqueur[17]. Elle ne se réjouissait pas tant de la victoire remportée par le parti républicain aux élections de la Châtre, parti auquel appartenait son mari, Hippolyte, le vieux Duris-Dufresne, et ses autres amis du Berry, mais elle riait surtout des manœuvres avortées du parti opposé, en général de toutes les émotions, de toutes les péripéties des luttes de partis, parodiait les discours politiques, les manifestes, le ton des articles de politique des journaux. Il est vrai qu’elle tenait son mari au courant des débats parlementaires de Paris, lui disait « qu’il ne s’entendrait jamais avec sa belle-mère (la baronne Dudevant), car elle est orléaniste » ; George Sand était aussi inquiète pour ses amis restés à Paris pendant les journées de juillet 1830, et pleurait les victimes, innocentes et coupables, de cette boucherie ; mais lorsqu’elle en vient à parler des meneurs de ce mouvement, de leurs discours, de leurs victoires et de leurs actes, son ton devient toujours légèrement moqueur, et elle semble glisser là-dessus ; on dirait qu’elle ne prend pas tout cela au sérieux. Bien plus, elle fit la connaissance de Michel lui-même, non pas par un sentiment d’admiration à distance, semblable à celui que lui portaient beaucoup de ses amis du Berry, mais plutôt par curiosité moqueuse. Comme cet Athénien qui s’ennuyait d’entendre appeler par tous Aristide « le juste », de même elle aussi était importunée d’entendre répéter sur des tons différents : « C’est ainsi que Michel pense… », « Michel l’a dit… », « Michel dit que… », et ainsi de suite. Et elle se rendit à Bourges pour voir de ses propres yeux ce prophète nouvellement éclos et pour avoir aussi le droit de répéter : « Michel dit que… » Il semble même qu’elle s’imaginait qu’elle sourirait à l’aspect de ce grand enthousiaste, comme on peut le conclure des dernières lignes de la sixième Lettre d’un voyageur : « … soit béni de m’avoir forcé de regarder sans rire la face d’un grand enthousiaste. » Mais l’occasion de rire ne lui fut pas donnée.

Dès 1833, George Sand avait fait la connaissance d’Adolphe Guéroult[18] adepte de Saint-Simon et collaborateur du Globe, lequel, comme les autres saint-simoniens, avaient vu dans les premiers romans de l’écrivain l’incarnation des idées que prêchait leur parti sur l’émancipation de la femme ; il s’était fait pour cette raison, dès le commencement, champion et défenseur actif des œuvres du jeune auteur. Au dire de Maxime Ducamp[19], Guéroult fut aussi celui qui se présenta chez George Sand au nom de toute la « famille » avec la proposition d’accepter le rôle de la Mère. George Sand refusa certes, mais après avoir écrit Lélia, elle s’adressa spontanément à Guéroult, lui demandant aide et soutien pour son nouveau-né. À partir de ce moment ses relations avec lui devinrent de plus en plus amicales, George Sand s’attacha et s’intéressa davantage à la doctrine de Saint-Simon, ne s’en moqua plus (comme en 1831)[20], et en 1836, ou 1837, comme nous l’avons vu, assista même à une de leurs séances. Dans la doctrine de Saint-Simon il y avait beaucoup de points communs avec les croyances d’Aurore Dudevant, et aussi en attendait-elle, dans l’avenir, beaucoup de bien, sans toutefois en espérer quelque chose de décisif et de définitif, devant amener le paradis sur la terre. Elle n’était point non plus convaincue de l’utilité du célèbre voyage des saint-simoniens en Orient, en vue de recevoir de nouvelles révélations, mais elle se réjouissait beaucoup à la pensée que son nouvel ami étendrait son horizon, verrait de nouveaux pays, et pourrait par conséquent travailler, grâce à ses connaissances plus étendues, au profit de l’humanité future. Quand, vers 1835, apparut la discorde radicale entre les saint-simoniens et les républicains, George Sand suivit avec intérêt les explications que Guéroult lui donnait à ce sujet, s’entretenant avec lui de vive voix et par écrit, mais en même temps elle ne permettait pas qu’il s’immisçât trop et d’une manière indiscrète dans sa vie privée. Ainsi, par exemple, elle arrêtait sèchement Guéroult chaque fois qu’il commençait à parler de ses vêtements d’homme ou essayait de lui faire un brin de cour[21]. Et après l’avoir bien sermonné, George Sand lui écrivait au printemps de l’année 1835[22] : « Le seul inconvénient que je voie à cette détermination (le départ pour l’Orient), c’est qu’un séjour nouveau avec des chefs saint-simoniens augmentera en vous le sentiment de fanatisme pour des hommes et des noms propres. Je n’aime pas ce sentiment, je le trouve petit, ravalant et niais. Je l’éprouve souvent, et il n’y a pas vingt-quatre heures que j’ai eu une forte lutte à soutenir contre moi-même pour m’en défendre, en présence d’un homme politique d’un très grand aspect.

« Je ne me suis enrôlée sous le drapeau d’aucun meneur, et, tout en conservant estime, respect et admiration pour tous ceux qui professent noblement une religion, je reste convaincue qu’il n’y a pas sous le ciel d’homme qui mérite qu’on plie le genou devant lui… J’ai causé avec les saint-simoniens, avec les carlistes, avec Lamennais, avec Coëssin, avec le juste-milieu, et hier avec Robespierre en personne. J’ai trouvé chez tous ces hommes de grandes doses de vertu, de probité, d’intelligence et de raison, et celui qui m’a le plus agitée, c’est celui dont je hais le plus les idées et dont j’admire le plus l’individualité. C’est le dernier, ce qui prouve qu’il est facile d’égarer les hommes et d’abuser des dons de Dieu ; mais je fais serment devant lui, que si l’extrême gauche vient à régner, ma tête y passera comme bien d’autres, car je dirai mon mot.

« Ce que je vois au milieu de ces divergences de sectes rénovatrices, c’est un gaspillage de sentiments généreux et de pensées élevées ; c’est une tendance à l’amélioration sociale, une impossibilité de produire pour le moment, faute de tête, à ce grand corps aux cent bras, qui se déchire lui-même, ne sachant à quoi s’attaquer. Ce conflit ne fait encore que bruit et poussière. Nous ne sommes pas dans l’ère où il construira des sociétés et les peuplera d’homme perfectionnés… »

« … Je voudrais voir un homme d’intelligence et de cœur chercher partout la vérité et l’arracher par morceaux à chacun de ceux qui l’ont dépecée et partagée entre eux. Je voudrais le voir passer par toutes les sectes pour les connaître et les juger. Je voudrais, qu’au lieu de le mépriser et de le railler pour sa mobilité, les hommes l’écoutassent comme le plus éclairé et le plus zélé des prêtres de l’avenir… Souvenez-vous de ce que je vous dis : un jour vous ne croirez plus à aucune secte religieuse, à aucun parti politique, à aucun système social. Vous ne verrez pour les hommes qu’une possibilité d’amélioration soumise à mille vicissitudes… J’ai regret à ces trésors de vertu et de courage qui s’isolent les uns des autres, et si je pouvais réussir à fondre ensemble le produit de cinq paires de bras, je croirais avoir assez fait pour ma part, eu égard à la force des miens… »

Comme nous le voyons, la première impression que lui avaient faite les discours de Michel avait été très défavorable et la correspondante de Guéroult est tout à fait hostile à tout esprit de parti. L’influence de Sainte-Beuve se fait encore bien sentir dans son scepticisme sur la possibilité de la soudaine régénération de l’humanité et dans un certain éclectisme.

Dans une lettre inédite à Gustave Papet, George Sand souligne encore le fait de sa complète indifférence pour les opinions arrêtées des partis.

Nohant, le 14 avril 1835.

« J’avais prié Duteil de t’écrire l’autre jour, parce que je partais pour Bourges et j’avais à te prier de me rendre un petit service en toute hâte.

J’ai fait connaissance avec Michel qui m’a promis de me faire guillotiner à la première occasion, lorsque la République serait arrivée. Juge ce qu’il fera de toi ! s’il me guillotine, moi, qui suis en fait d’opinion, de la force d’Odry dans la conversation ! Nous irons ensemble à la place de Grève et nous ferons des calembours en chemin. »


À Hippolyte Châtiron : le 17 avril : « J’ai fait connaissance avec Michel, qui me paraît un gaillard solidement trempé pour faire un tribun du peuple. S’il y a un bouleversement, je pense que cet homme fera beaucoup de bruit. »

Pendant ce temps-là, Michel, qui venait de lire Lélia et qui en était toqué[23], fut très frappé en apprenant que l’auteur était une femme et brûla aussitôt du désir ardent de soumettre cette nature originale et forte et d’en faire son adepte. Immédiatement après le départ de George Sand de Bourges, il lui envoya à Nohant une longue lettre. La correspondance commença. Quand Michel partit pour Paris, George Sand et ses amis l’y suivirent et les nouvelles connaissances se virent tous les jours dans le petit logement du quai Malaquais. Tantôt, ils assistaient aux plaidoiries de Michel au Palais de Justice, tantôt ils l’accompagnaient à travers Paris dans ses promenades. On discutait, ou bien Michel pérorait, attaquait l’ordre existant, tandis que tous les autres l’écoutaient avec vénération. George Sand, pour ne pas trop attirer l’attention au milieu de cette bruyante compagnie, reprit ses habits d’homme, et ce costume lui permit de pénétrer, sans obstacle, le 20 mai, dans la salle d’audience du Luxembourg[24]. Elle fait de la façon suivante, dans l’Histoire de ma Vie[25], le récit de ces journées : « Depuis quelques jours que nous nous étions retrouvés à Paris, lui et moi, toute ma vie avait changé de face. Je ne sais si l’agitation qui régnait dans l’air que nous respirions tous aurait beaucoup pénétré sans lui dans ma mansarde ; mais avec lui, elle y était entrée à flots. Il m’avait présenté son ami intime, Girerd (de Nevers), et les autres défenseurs des accusés d’avril choisis dans les provinces voisines de la nôtre. Un autre de ses amis, Degeorges (d’Arras), qui devint aussi le mien, Planet, Emmanuel Arago et deux ou trois autres amis communs complétaient l’école. Dans la journée, je recevais mes autres amis. Peu d’entre eux connaissaient Everard ; tous ne partageaient pas ses idées ; mais ces heures étaient encore agitées par la discussion des choses du dehors, et il n’y avait guère moyen de ne pas s’oublier soi-même, absolument, dans cet accès de fièvre que les événements donnaient à tout le monde… »

Parmi les membres de cette « école » qui s’était formée en 1835 autour de Michel, il faut surtout nommer Charles Didier[26]. George Sand lui consacre bon nombre de pages dans l’Histoire de ma Vie et lui a adressé la sixième Lettre d’un Voyageur (n° 10 des Lettres d’un voyageur en volume. — Dans toutes les éditions ultérieures de ces Lettres, le nom de Didier est remplacé par le pseudonyme de « Herbert », et seules les éditions parues avant 1842 portent en tête de la lettre n° 10 les mots : À Charles Didier.) Or, le logement de Didier, 6, rue du Regard, servit entre 1835 et 1837 de lieu de réunion à tous les amis de Michel et de George Sand, qui, lors de ses arrivées à Paris, descendait parfois chez Didier et s’y faisait adresser sa correspondance.

Pourtant on remarque encore dans les lettres de George Sand une légère ironie fine, une note méprisante à l’adresse des politiciens. Le 23 mai, elle écrivait à Duteil (lettre inédite dont la première partie se rapporte à Dudevant) : « Tu sais mieux que moi où en est le procès. Mon dévouement pour Michel n’a pas pu encore aller jusqu’à lire les journaux. Mais je le vois tous les jours, ce qui revient au même. Son cœur est aussi affectueux que sa conduite est forte et noble.

« Je regrette pour toi les beaux jours que nous aurions passés avec lui, Bidault, Girerd, Lasnier, etc. J’ai dîné l’autre jour avec Lamennais, Barrot, Ballanche, Nourrit, etc., chez Liszt. Je déjeune lundi chez Michel avec Lamennais. Cette fusion de principes entre des hommes naguère si opposés et si divers de professions et d’intelligence, est un fait curieux et qui ne se représentera sans doute plus. Dans quelques jours nous serons tous divisés. Chacun retournera chez soi, et je m’en vais en Suisse. »

Dans l’Histoire de ma Vie nous trouvons des pages qui nous dépeignent ces mêmes réunions de personnes, en apparence si disparates. George Sand y confirme que c’était précisément Michel qui l’avait intéressée aux différents partis politiques, alors que l’intérêt qu’elle portait aux questions sociales était né depuis longtemps. « J’avais passé le mois précédent (c’est-à-dire avril) à lire Everard et à lui écrire. Je l’avais revu dans cet intervalle, je l’avais pressé de questions et, pour mieux mettre à profit le peu de temps que nous avions, je n’avais plus rien discuté. J’avais tâché de construire en moi l’édifice de sa croyance, afin de voir si je pouvais me l’assimiler avec fruit. Convertie au sentiment républicain et aux idées nouvelles, on sait maintenant du reste que je l’étais d’avance. J’avais gagné à entendre cet homme véritablement inspiré en certains moments, de ressentir de vives émotions, que la politique ne m’avait jamais semblé pouvoir me donner. J’avais toujours pensé froidement aux choses de fait ; j’avais regardé couler autour de moi, comme un fleuve lourd et trouble, les mille accidents de l’histoire générale contemporaine, et j’avais dit : Je ne boirai pas cette eau. Il est probable que j’eusse continué à ne pas vouloir mêler ma vie intérieure à l’agitation de ces flots amers. Sainte-Beuve qui m’influençait encore un peu à cette époque, par ses adroites railleries et ses raisonnables avertissements, regardait les choses positives en amateur et en critique. La critique dans sa bouche avait de grandes séductions pour la partie la plus raisonneuse et la plus tranquille de l’esprit. Il raillait agréablement cette fusion subite qui s’opérait entre les esprits les plus divers venus de tous les points de l’horizon, et qui se mêlaient, disait-il, comme tous les cercles du Dante écrasés subitement en un seul.

« Un dîner où Liszt avait réuni M. Lamennais, M. Ballanche, le chanteur Nourrit et moi, lui paraissait la chose la plus fantastique qui se pût imaginer. Il me demandait ce qui avait pu être dit entre ces cinq personnes. Je lui répondais que je n’en savais rien, que M. Lamennais avait dû causer avec M. Ballanche, Liszt avec Nourrit, et moi avec le chat de la maison. »

Par cette plaisanterie charmante, George Sand évitait de faire une réponse directe à la question de Sainte-Beuve, ne voulant pas avouer, semble-t-il, que, contrairement à ses habitudes, à ce moment elle prenait une part active aux polémiques et aux conversations. Selon toute probabilité, Michel, cette fois comme toujours, voulut profiter de l’occasion pour l’endoctriner ; et quant à elle, non seulement elle l’écoutait, mais elle lui répliquait. Il est de fait que la nouvelle connaissance de Michel était loin d’être aussitôt devenue pour lui une élève docile. Il est vrai qu’elle s’était d’emblée sentie pénétrée d’un profond respect tout filial et d’une admiration de disciple envers la personne de ce démagogue de grand talent. Quand il tomba malade, elle alla le voir tous les jours, insista pour qu’on lui envoyât un docteur, le soigna comme une sœur de charité l’eut fait[27]. Néanmoins la propagande de Michel, ses idées, ses opinions extrêmes étaient loin d’avoir trouvé en elle un auditeur docile. Et si l’histoire de ses rapports personnels avec Michel se présente à nos yeux comme l’heureuse apparition d’un juste et d’un prophète depuis longtemps attendu, d’un inconnu déjà parent par l’esprit, devant lequel les portes doivent s’ouvrir toutes grandes, qu’on voudrait recevoir à bras ouverts et qui devient en un court espace de temps un ami, un frère, un maître, et même plus encore, — alors l’histoire de la prétendue conversion de George Sand apparaît comme la défense opiniâtre d’elle-même contre l’ennemi menaçant sa liberté individuelle, qui lui était si précieuse. C’était un ennemi sans quartier, détruisant sur son passage, en vrai vandale, tout ce qui est cher à l’artiste, tout ce qui est une conquête de l’esprit humain, choses non moins belles et non moins nécessaires que les idées d’égalité, de fraternité et de liberté, pour lesquelles guerroyait seulement le terrible tribun. Alors que toutes les lettres de George Sand des années 1835-1837 adressées à ses parents et amis sont remplies d’expressions enthousiastes, qu’elle y parle de Michel comme d’une grande âme, comme d’un prophète vénéré et réellement aimé et qu’elle le soigne avec une tendresse filiale, — sa célèbre Lettre à Éverard, présente les choses tout autrement, surtout lorsqu’on l’analyse à titre de document psychologique et littéraire. Pour nous, qui sommes éloignés de cette époque par plus d’un demi-siècle, nous éprouvons à la lecture de cette lettre une tout autre impression que celle que ressentaient les contemporains et que continuent de partager la plupart des critiques et des biographes. Selon nous, ce n’est nullement là le credo des idées de Michel, mais au contraire, c’est l’expression d’une lutte opiniâtre et la résistance au nom de l’individualité artistique contre les prédications despotiques et intolérantes de Michel. On dirait que nous assistons à un dialogue dont nous n’entendons que les réponses de George Sand, réponses qui sont pour la plupart une protestation, mais ces réponses suffisent pleinement pour pouvoir juger ce que Michel disait et affirmait de son côté. En comparant les pages consacrées à Michel dans l’Histoire de ma Vie, avec la Lettre à Éverard et les lettres particulières, tant imprimées qu’inédites de George Sand, nous voyons qu’elle était tout simplement charmée par la personnalité de Michel, par cette ardeur perpétuelle, par ce dévouement absolu et désintéressé mis au service d’une idée, par cette force d’âme et par cette existence d’où il avait rejeté tout ce qui était égoïste et personnel.

Mais, au premier abord, les opinions de Michel l’avaient effrayée et lui avaient été profondément antipathiques. Non seulement George Sand était trop artiste de nature, trop individuelle, trop amie de la liberté et trop au-dessus de cette foule médiocre qui suit si facilement les meneurs et les beaux parleurs tels que Michel de Bourges ; elle était en outre effrayée par la prédication de doctrines violentes et révolutionnaires et de bouleversements achetés au prix du sang ; enfin, rebutée par la théorie du nivellement universel et de l’inutilité des arts et des artistes, elle était encore révoltée par les discours ascétiques et fanatiques de ce Savonarole révolutionnaire. Voilà pourquoi, d’un côté nous pouvons lire les épithètes les plus flatteuses, l’expression de son adoration devant le maître, et d’un autre côté des pages d’une protestation humble, il est vrai, et selon l’auteur trop audacieuse, mais néanmoins de protestation contre la doctrine.

La première partie de la Lettre à Éverard commence par l’expression de la reconnaissance éprouvée par le voyageur de ce que le grand homme, quoique occupé par des intérêts très sérieux et appartenant à l’humanité, avait daigné écrire à son nouvel ami immédiatement après leur entrevue. Déjà au commencement de sa lettre, George Sand place Michel sur un piédestal, mais exprime des idées qui sont loin d’être démocratiques : « Quelle mission que la tienne, c’est un métier de gardeur de pourceaux, c’est Apollon chez Admète. Ce qu’il y a de pis pour toi, c’est qu’au milieu de tes troupeaux, au fond de tes étables, tu te souviens de ta divinité, et quand tu vois passer un pauvre oiseau, tu envies son essor et tu regrettes les cieux. Que ne puis-je t’emmener avec moi sur l’aile des vents inconstants, te faire respirer le grand air des solitudes, et t’apprendre le secret des poètes et des Bohémiens !… Te voilà employé à de vils travaux, cloué sur ta croix, enchaîné au misérable bagne des ambitions humaines. Va donc, et que celui qui t’a donné la force et la douleur en partage, entoure longtemps pour toi d’une auréole de gloire cette couronne d’épines que tu conquerras au prix de la liberté, du bonheur et de la vie. Car pour la philanthropie dont vous avez l’humilité de vous vanter, vous autres réformateurs, je vous demande bien pardon, mais je n’y crois pas. La philanthropie fait des sœurs de charité. L’amour de la gloire est autre chose et produit d’autres destinées. Sublime hypocrite, tais-toi là-dessus avec moi, tu te méconnais en prenant pour le sentiment du devoir la pente rigoureuse et fatale où t’entraîne l’instinct de ta force. Pour moi, je sais que tu n’es pas de ceux qui observent les devoirs, mais de ceux qui les imposent : Tu n’aimes pas les hommes, tu n’es pas leur frère, car tu n’es pas leur égal. Tu es une exception parmi eux, tu es né roi.

« Ah ! voici qui te fâche, mais au fond tu le sais bien, il y a une royauté qui est d’institution divine. Dieu eût départi à tous les hommes une égale dose d’intelligence et de vertu, s’il eût voulu fonder le principe d’égalité parmi eux comme tu l’entends ; mais il fait les grands hommes pour commander aux petits hommes, comme il a fait un cèdre pour protéger l’hysope. L’influence enthousiaste et quasi despotique que tu exerces ici, dans ce milieu de la France, où tout ce qui pense et sent s’incline devant ta supériorité (au point que moi-même, le plus indiscipliné voyou qui ait jamais fait de la vie une école buissonnière, je suis forcé, chaque année, d’aller te rendre hommage), dis-moi, est-ce autre chose qu’une royauté ? Votre Majesté ne peut le nier. Sire, le foulard dont vous vous coiffez en guise de toupet est la couronne des Aquitaines, en attendant que ce soit mieux encore. Votre tribune en plein air est un trône ; Fleury le Gaulois est votre capitaine des gardes ; Planet, votre fou, et moi, si vous voulez le permettre, je serai votre historiographe ; mais, morbleu ! sire, conduisez-vous bien, car plus votre humble barde augure de vous, plus il en exigera quand vous aurez touché au but, et vous savez qu’il ne sera pas plus facile à faire taire que le barbier du feu roi Midas… »

« Croyez-vous donc que je conteste vos droits ? Oh ! non pas vraiment : nous ne disputerons jamais là-dessus. Certain roi naquit pour être maquignon ; toi, tu es né prince de la terre. Moi-même, pauvre diseur de métaphores, je me sens mal abrité sous le parapluie de la monarchie ; mais je ne veux pas le tenir moi-même, je m’y prendrais mal, et tous les trônes de la terre ne valent pas pour moi une petite fleur au bord d’un lac des Alpes…

« Allez, vous autres, faites la guerre, faites la loi. Tu dis que je ne conclus jamais ; je me soucie bien de conclure quelque chose ! J’irai écrire ton nom et le mien sur le sable de l’Hellespont dans trois mois ; il en restera autant le lendemain, qu’il restera de mes livres après ma mort, et peut-être, hélas ! de tes actions, ô Marius ! après le coup de vent qui ramènera la fortune des Sylla et des Napoléon sur le champ de bataille.

« Ce n’est pas que je déserte ta cause, au moins ; de toutes les causes dont je ne me soucie pas, imberbe que je suis, c’est la plus belle et la plus noble. Je ne conçois même pas que les poètes puissent en avoir une autre, car si tous les mots sont vides, du moins ceux de patrie et de liberté sont harmonieux, tandis que ceux de légitimité et d’obéissance sont grossiers, malsonnants et faits pour des oreilles de gendarmes. On peut flatter un peuple de braves ; mais flatter une tête couronnée, c’est renoncer à sa dignité d’homme. Moi, je fuis le bruit des clameurs humaines et je vais écouter la voix des torrents… Votre ambition est noble et magnifique, ô hommes du destin ! De tous les hochets dont s’amuse l’humanité, vous avez choisi le moins puéril, la gloire ! Achille prit un glaive au milieu des joyaux de femme qu’on lui présentait ; vous prenez, vous autres, le martyre des nobles ambitions, au lieu de l’argent, des titres et des petites vanités qui charment le vulgaire. Généreux insensés que vous êtes, gouvernez-moi bien tous ces vilains idiots et ne leur épargnez pas les étrivières. Je vais chanter au soleil sur ma branche pendant ce temps-là ! Vous m’écouterez quand vous n’aurez rien de mieux à faire… Bonsoir, mon frère Everard, frère et roi, non en vertu du droit d’aînesse, mais du droit de vertu. Je t’aime de tout mon cœur, et suis de votre majesté, sire, le très humble et très fidèle sujet. »

En tout cela, comme le lecteur le voit, parmi les plaisanteries charmantes, les paroles flatteuses, et une coquetterie toute féminine résonne la même note, la même pensée : je m’incline devant ta personnalité, mais ton œuvre ne me semble être qu’une vanité d’un ordre supérieur ; tu es un ambitieux, tu poursuis un hochet, tandis que moi je suis un poète, libre de tous les futiles attraits humains, loin des bruits du monde, et j’ai atteint le vrai bonheur et le calme au sein de la nature, dans le service de l’art…

Sa seconde lettre du 15 avril confirme tout cela. Michel lui avait posé cinq questions, auxquelles elle répond les unes après les autres. Entre autres elle dit que dans sa lettre de la veille elle avait déjà répondu à la première question d’Everard, à savoir : sur la cause de sa tristesse à lui. S’il est triste, « c’est que travailler pour la gloire est à la fois un rôle d’empereur et un métier de forçat ». Il est vrai qu’elle s’empresse tout de suite de consoler son correspondant en lui disant, à propos de son rôle de Prométhée souffrant : « Tu es plus grand, couché sur ton roc, avec les serres d’un vautour dans le cœur, que les faunes des bois dans leur liberté. Ils sont libres, mais ils ne sont rien, et tu ne pourrais être heureux à leur manière ». Mais, presque immédiatement après, elle dit aussi qu’il ne peut avoir rien de commun avec des hommes tels que, le « Voyageur ».

… « Marius dans les marais de Minturnes, à coup sûr, ne s’entretint pas avec les paisibles naïades. Hommes de bruit, ne venez pas mettre vos pieds sanglants et poudreux dans les ondes pures qui murmurent pour nous ; c’est à nous, rêveurs inoffensifs, que les eaux de la montagne appartiennent ; c’est à nous qu’elles parlent d’oubli et de repos, conditions de notre humble bonheur qui vous feraient rire de pitié ! Laissez-nous cela, nous vous abandonnons tout le reste, les lauriers et les autels, les travaux et le triomphe. Mon pauvre frère, j’aime mieux mon bâton de pèlerin que ton sceptre. »

Elle le plaint et s’incline devant lui, car il ne peut être autre qu’il est. Et le voyageur reprend : « … N’étant bon à rien qu’à causer avec l’écho, à regarder lever la lune et à composer des chants mélancoliques ou moqueurs pour les étudiants poètes et les écoliers amoureux, j’ai pris, comme je te le disais hier, l’habitude de faire de ma vie une véritable école buissonnière où tout consiste à poursuivre des papillons le long des haies, tombant parfois le nez dans les épines pour avoir une fleur qui s’effeuille dans ma main avant que je l’aie respirée, à chanter avec les grives et à dormir sous le premier saule venu, sans souci de l’heure et des pédants. Ce que je puis faire de mieux, c’est de planter à ton intention un laurier dans mon jardin. À chaque belle action que l’on me racontera de toi, je t’en enverrai une feuille, et tu te souviendras un instant de celui qui rit de toutes les idées représentées par des cuistres, mais qui s’incline religieusement devant un grand cœur où réside la justice… »

Et à la question : « … À quand donc la conclusion ? et si tu meurs sans avoir conclu ? » — elle répond hardiment : … « Ma foi ! meure le petit George quand Dieu voudra, le monde n’en ira pas plus mal pour avoir ignoré sa façon de penser… Je n’ai aucun intérêt à formuler une opinion quelconque. Quelques personnes qui lisent mes livres ont le tort de croire que ma conduite est une profession de foi, et le choix des sujets de mes historiettes, une sorte de plaidoyer contre certaines lois… Mes écrits, n’ayant jamais rien conclu, n’ont causé ni bien ni mal. Je ne demande pas mieux que de leur donner une conclusion, si je la trouve ; mais ce n’est pas encore fait, et je suis trop peu avancé sous certains rapports pour oser hasarder mon mot. J’ai horreur du pédantisme de la vertu. Il est peut-être utile dans le monde ; pour moi, je suis de trop bonne foi pour essayer de me réconcilier par un acte d’hypocrisie avec les sévérités que mon irrésolution (courageuse et loyale, j’ose le dire) attire sur moi. J’en supporterai la rigueur, quelque pénible qu’elle me puisse être, tant que je n’aurai pas la conviction intime que j’attends. Me blâmes-tu ? Je suis dans un tout petit cercle de choses, et pourtant tu peux le comparer, à l’aide d’un microscope, à celui où tu existes. Voudrais-tu, pour acquérir plus de popularité ou de renommée, feindre d’avoir les opinions qu’on t’imposerait, et proposer comme article de foi ce qui ne serait encore qu’à l’état d’embryon dans ta conscience ? Je tenais trop à ton estime pour ne pas t’exposer ma situation… »

Dans la troisième lettre, du 18 avril, elle se défend de nouveau du reproche qu’il lui fait de son athéisme social :

« Tu dis que tout ce qui vit en dehors des doctrines de l’utilité ne peut jamais être ni vraiment grand ni vraiment bon. Tu dis que cette indifférence est coupable, d’un funeste exemple et qu’il faut en sortir, ou me suicider moralement, couper ma main droite et ne jamais converser avec les hommes. Tu es bien sévère ; mais je t’aime ainsi, cela est beau et respectable en toi. Tu dis encore que tout système de non-intervention est l’excuse de la lâcheté ou de l’égoïsme, parce qu’il n’y a aucune chose humaine qui ne soit avantageuse ou nuisible à l’humanité. Quelle que soit mon ambition, dis-tu, soit que je désire être admiré, soit que je veuille être aimé, il faut que je sois charitable, et charitable avec discernement, avec réflexion, avec science, c’est-à-dire philanthrope. J’ai l’habitude de répondre par des sophismes et des facéties à ceux qui me tiennent ce langage ; mais ici c’est différent, je te reconnais le droit de prononcer cette grande parole de vertu, que j’ose à peine répéter moi-même après toi… »

En exposant alors de nouveau son admiration sincère pour la personnalité morale du tribun, pour son rigorisme envers lui-même et pour les devoirs ascétiques auxquels il s’est astreint, elle exprime la conviction qu’avant d’essayer de régénérer l’humanité, de dicter des lois et de préconiser des bouleversements sociaux, tout réformateur, comme tout homme, devrait commencer par se régénérer soi-même, par se rendre parfait, par dompter ses passions égoïstes et viles, et qu’alors on aurait déjà beaucoup obtenu. En un mot, par ses convictions elle se range du côté des réformateurs moralo-socialistes et non du côté des politiques. Aussi est-il tout naturel qu’elle dise : « … Je comprends ce que tu es, mais non ce que tu fais. Je vois le mécanisme de cette belle machine d’idées, mais la valeur et l’usage de ses produits me sont inconnus et indifférents. » Et elle affirme de nouveau que d’une manière ou d’une autre, par droit d’aînesse ou de noblesse, de vertu ou de violence, tout le monde a la prétention d’être placé plus haut que les autres, de dominer, de commnder, d’exciter l’admiration. Et alors les uns ont établi des « … lois dictées par les plus habiles ou les plus forts. Ceux qui ont réussi à faire ces lois dans leur intérêt personnel ont commencé la guerre éternelle entre les hommes de résistance et les hommes d’oppression ; à leur tour, les hommes de résistance ont combattu, et sont devenus oppresseurs par le droit de la force. Dans tout cela, où est la justice ? Levez-vous, hommes choisis, hommes divins, qui avez inventé la vertu ! Vous avez imaginé une félicité moins grossière que celle des hommes sensuels, plus orgueilleuse que celle des braves. Vous avez découvert qu’il y avait, dans l’amour et dans la reconnaissance de vos frères, plus de jouissance que dans toutes les possessions qu’ils se disputaient. Alors, retranchant de votre vie tous les plaisirs qui faisaient ces hommes semblables les uns aux autres, vous avez flétri sagement du nom de vice tout ce qui les rendait heureux, par conséquent avides, jaloux, violents et insociables. Vous avez renoncé à votre part de richesse et de plaisir sur la terre, et vous étant ainsi rendus tels que vous ne pouviez plus exciter ni jalousie ni méfiance, vous vous êtes placés au milieu d’eux comme des divinités bienfaisantes pour les éclairer sur leurs intérêts et pour leur donner des lois utiles. Vous leur avez dit que donner était plus beau que posséder, et là où vous avez commandé, la justice a régné ; quels sophismes pourraient combattre votre excellente, ô sublimes vaniteux ? Il n’y a rien au monde de plus grand que vous, rien de plus précieux, rien de plus nécessaire… »

Il est douteux que l’adversaire le plus acharné de Michel eût trouvé un argument plus caustique, plus sceptique, contre les mobiles de son activité, que l’argument donné par George Sand dans les lignes précédentes. Elle continue ensuite :

« Je ne sais s’il arrivera jamais un jour où l’homme décidera infailliblement et définitivement ce qui est utile à l’homme. Je n’en suis pas à examiner dans ses détails le système que tu as embrassé : j’en plaisantais l’autre jour ; mais que tu m’amènes à parler raison (ce qui, je te le déclare, n’est pas une médiocre victoire de ta force sur la mienne), je te dirai bien que la grande loi d’égalité, tout inapplicable qu’elle paraisse maintenant à ceux qui en ont peur, et tout incertain que me semble son règne sur la terre, à moi qui vois ces choses du fond d’une cellule, est la première et la seule invariable loi de morale et d’équité qui se soit présentée à mon esprit dans tous les temps. Tous les détails scientifiques par lesquels on arrive à formuler une pensée me sont absolument étrangers ; et quant aux moyens par lesquels on parvient à la faire dominer dans le monde, malheureusement ils me semblent tous tellement soumis aux doutes, aux contestations, aux scrupules et aux répugnances de ceux qui se chargent de l’exécution, que je me sens pétrifié par mon scepticisme quand j’essaie seulement d’y porter les yeux et de voir en quoi ils consistent. Ce n’est pas mon fait. Je suis de nature poétique et non législative, guerrière au besoin, mais jamais parlementaire. On peut m’employer à tout [sic), en me persuadant d’abord, en me commandant ensuite, mais je ne suis propre à rien découvrir, à rien décider. J’accepterai tout ce qui sera bien. Ainsi, demande mes biens et ma vie, ô Romain ! mais laisse mon pauvre esprit aux sylphes et aux nymphes de la poésie… »

Elle revient alors à l’idée qu’elle avait déjà exprimée, que les hommes qui veulent dicter des lois, doivent être vertueux dans la plus haute acception du mot, tandis que les simples mortels n’ont besoin, pour ainsi dire, que d’une honnêteté civique : … « Je suis loin encore de ce qu’on appelle les vertus républicaines, de ce que j’appellerai, en style moins pompeux, les qualités de l’individu gouvernable ou du citoyen. J’ai mal vécu, j’ai mal usé des biens qui me sont échus, j’ai négligé les œuvres de charité, j’ai passé mes jours dans la mollesse, dans l’ennui, dans les larmes vaines, dans les folles amours, dans les frivoles plaisirs. Je me suis prosterné devant des idoles de chair et de sang, et j’ai laissé leur souffle enivrant effacer les sentences austères que la sagesse des livres avait écrites sur mon front dans ma jeunesse ; j’ai permis à leur innocent despotisme de dévouer mes jours à des amusements puérils, où se sont longtemps éteints le souvenir et l’amour du bien ; car j’avais été honnête autrefois, sais-tu bien cela, Everard ? Ceux d’ici te le diront : c’est de notoriété bourgeoise dans notre pays ; mais il y avait peu de mérite, j’étais jeune, et les funestes amours n’étaient pas encore écloses dans mon sein. Ils y ont étouffé bien des qualités ; mais je sais qu’il en est auxquelles je n’ai pas fait la plus légère tache au milieu des plus grands revers de ma vie, et qu’aucune des autres n’est perdue pour moi sans retour… J’ai été détourné de ma route, emmené prisonnier par une passion dont je ne me méfiais pas et que je croyais noble et sainte. Elle l’est sans doute ; mais je lui ai laissé prendre trop ou trop peu d’empire sur moi. Ma force virile se révoltait en vain contre elle ; une lutte affreuse a dévoré les plus belles années de ma vie ; je suis resté tout ce temps dans une terre étrangère pour mon âme, dans une terre d’exil et de servitude, d’où me voici échappé enfin, tout meurtri, tout abruti par l’esclavage, et traînant encore après moi les débris de la chaîne que j’ai rompue, et qui me coupe encore jusqu’au sang, chaque fois que je fais un mouvement en arrière pour regarder les rives lointaines et abandonnées. Oui, j’ai été esclave ; plains-moi, homme libre, et ne t’étonne pas aujourd’hui de voir que je ne peux plus soupirer qu’après les voyages, le grand air, les grands bois et la solitude… L’esclavage avilit l’homme et le dégrade. Il le jette dans la démence et dans la perversité ; il le rend méchant, menteur, vindicatif, amer, plus détestable vingt fois que le tyran qui l’opprime ; c’est ce qui m’est arrivé, et, dans la haine que j’avais conçue contre moi-même, j’ai désiré la mort avec rage, tous les jours de mon abjection… »

Ces lignes, comme nous le voyons, ne sont qu’une répétition de ce que George Sand avait déjà écrit à Sainte-Beuve. Ensuite elle exprime l’espoir et la conviction que pourtant elle peut encore être « sobre et robuste » apte au travail, à la constance, au désintéressement et à la simplicité.

Elle finit cette lettre par une apostrophe inattendue et enthousiaste : « … République, aurore de la justice et de l’égalité, divine utopie, soleil d’un avenir peut-être chimérique, salut ! » Et malgré les doutes qu’elle vient d’exprimer sur la possibilité d’arriver à l’égalité universelle et sur la prétention des partisans de Michel de savoir ce qui peut faire le bonheur de l’humanité, George Sand s’écrie toutefois à l’adresse de la république : « … Si tu descends sur nous avant l’accomplissement des temps prévus, tu me trouveras prêt à te recevoir, et tout vêtu déjà conformément à tes lois somptuaires. Mes amis, mes maîtres, mes frères, salut ! mon sang et mon pain vous appartiennent désormais, en attendant que la république les réclame. »

Plus loin, elle exprime pourtant l’espoir, qu’en attendant il lui sera permis de faire un voyage dans les montagnes de la Suisse qui l’attirent et ne dit adieu pour toujours qu’à l’amour, « idole de sa jeunesse ». On pourrait croire que Michel avait définitivement dompté l’écolier rebelle et l’avait enrôlé à jamais dans le régiment de ses adeptes ; cependant, dans les lettres suivantes, il se fait encore entendre des protestations et des doutes. Tantôt le « Voyageur », à propos de ses amis que Michel semble traiter du haut de sa grandeur, lui rappelle tout ce qu’ils ont fait pour lui dans ses jours de malheur, et ajoute avec une ironie à peine voilée : « Ils sont plus gais que toi ; ils n’ont pas étendu sur leurs os le silice de la vertu… » Tantôt la promesse enthousiaste de se vouer tout entière au service des idées de Michel est accompagnée de restrictions ; elle exprime alors son doute sur la possibilité du règne de Dieu sur la terre : « … Tu sais ce que je t’ai dit, j’ai trop vécu, je n’ai rien fait de bon. Quelqu’un veut-il de ma vie présente et future ? Pourvu qu’on la mette au service d’une idée et non d’une passion, au service d’une vérité et non à celui d’un homme, je consens à recevoir des lois. Mais hélas ! je vous en avertis, je ne suis propre qu’à exécuter bravement et fidèlement un ordre. Je puis agir et non délibérer, car je ne sais rien et ne suis sûr de rien. Je ne puis obéir qu’en fermant les yeux et en me bouchant les oreilles, afin de ne rien voir et de ne rien entendre qui me dissuade ; je puis marcher avec mes amis, comme le chien qui voit son maître partir avec le navire et qui se jette à la nage pour le suivre, jusqu’à ce qu’il meure de fatigue. La mer est grande, ô mes amis ! et je suis faible. Je ne suis bon qu’à faire un soldat, et je n’a pas cinq pieds de haut. N’importe ! à vous le pygmée. Je suis à vous parce que je vous aime et vous estime. La vérité n’est pas chez les hommes ; le royaume de Dieu n’est pas de ce monde. Mais autant que l’homme peut dérober à la Divinité le rayon lumineux qui, d’en haut, éclaire le monde, vous l’avez dérobé, enfants de Prométhée, amants de la sauvage Vérité et de l’inflexible Justice ! Allons ! quelle que soit la nuance de votre bannière, pourvu que vos phalanges soient toujours sur la route de l’avenir républicain ; au nom de Jésus, qui n’a plus sur la terre qu’un véritable apôtre ; au nom de Washington et de Franklin, qui n’ont pu faire assez et qui nous ont laissé une tâche à accomplir ; au nom de Saint-Simon, dont les fils vont d’emblée au sublime et terrible problème (Dieu les protège !…), pourvu que ce qui est bon se fasse, et que ceux qui croient le prouvent…, je ne suis qu’un pauvre enfant de troupe, emmenez-moi… »

Mais aussitôt après, ce modeste enfant de troupe éclate en une philippique virulente contre son rigoureux directeur, à l’occasion de ses attaques contre l’art et les artistes, et ce chapitre de la « Lettre à Éverard » en est presque la meilleure partie.

« … Veux-tu me dire à qui tu en as, avec tes déclamations contre les artistes ? Crie contre eux tant que tu voudras, mais respecte l’art. Ô vandale ! j’aime beaucoup ce farouche sectaire qui voudrait mettre une robe de bure et des sabots à Taglioni, et employer les mains de Liszt à tourner une meule de pressoir, et qui pourtant se couche par terre en pleurant quand le moindre bengali gazouille, et qui fait une émeute au théâtre pour empêcher Othello de tuer la Malibran ! Le citoyen austère veut supprimer les artistes, comme des superfétations sociales qui concentrent trop de sève ; mais monsieur aime la musique vocale et il fera grâce aux chanteurs. Les peintres trouveront bien, j’espère, une de vos bonnes têtes qui comprendra la peinture et qui ne fera pas murer les fenêtres des ateliers. Et quant aux poètes, ils sont vos cousins, et vous ne dédaignez pas les formes de leur langage et le mécanisme de leurs périodes quand vous voulez faire de l’effet sur les badauds. Vous irez apprendre chez eux la métaphore et la manière de s’en servir… »

(On pourrait voir ici, semble-t-il, une allusion à la part que George Sand a prise à la lettre de Michel aux accusés.)

« … Mais dis-moi pourquoi, continue-t-elle, vous en voulez tant aux artistes. L’autre jour, tu leur imputais tout le mal social, tu les appelais dissolvants, tu les accusais d’attiédir les courages, de corrompre les mœurs, d’affaiblir tous les ressorts de la volonté. Ta déclamation est restée incomplète et ton accusation très vague, parce que je n’ai pu résister à la sotte envie de discuter avec toi. J’aurais mieux fait de t’écouter : tu m’aurais donné sans doute quelque raison plus sérieuse, car c’est la seule chose avancée par toi qui ne m’ait pas fait réfléchir depuis, quelque antipathique qu’elle me pût être… Est-ce à l’art lui-même que tu veux faire le procès ? Il se moque bien de toi, et de vous tous, et de tous les systèmes possibles ! Tâchez d’éteindre un rayon du soleil… Si ce n’est pas l’art que tu veux tuer, ce ne sont pas non plus les artistes. Tant qu’on croira à Jésus sur la terre, il y aura des prêtres… de même, tant qu’il y aura des mains ferventes, on entendra résonner la lyre divine de l’art. Il paraît qu’il y a ici un mécontentement accidentel et particulier des enfants de la jeune Rome contre ceux de la vieille Babylone… L’autre jour, un des vôtres, c’est-à-dire un des nôtres, un républicain, déclara presque sérieusement que je méritais la mort[28]. Le diable m’emporte si je comprends ce que cela veut dire ! Néanmoins, j’en suis tout ravi et tout glorieux, comme je dois l’être ; et je ne manque pas depuis ce jour-là de dire à tous mes amis, en confidence, que je suis un personnage littéraire et politique fort important, donnant ombrage à ceux de mon propre parti, à cause de ma grande supériorité sociale et intellectuelle… »

Et continuant tantôt à persifler, tantôt à faire des digressions lyriques, George Sand repousse les uns après les autres les assauts de Michel contre l’art et les artistes, et nous regrettons de ne pouvoir reproduire ici la lettre toute entière, tant la langue en est admirable, tant ces pages sont ardentes et puissantes.

« … Mais je t’ennuie avec mon incorrigible et plate facétieuseté… me voilà redevenu sérieux… Je suis prêt à te confesser que nous sommes tous de grands sophistes. Le sophisme a tout envahi, il s’est glissé jusque dans les jambes de l’Opéra, et Berlioz l’a mis en symphonie fantastique. Malheureusement pour la cause de l’antique sagesse, quand tu entendras la marche funèbre de Berlioz[29], il y aura un certain ébranlement nerveux dans ton cœur de lion, et tu te mettras peut-être bien à rugir, comme à la mort de Desdemona ; ce qui sera fort désagréable pour moi, ton compagnon, qui me pique de montrer une jolie cravate et un maintien grave et doux au Conservatoire. Le moins qui t’arrivera sera de confesser que cette musique-là est un peu meilleure que celle qu’on nous donnait à Sparte du temps que nous servions sous Lycurgue, et tu penseras qu’Apollon, mécontent de nous voir sacrifier exclusivement à Pallas, nous a joué le mauvais tour de donner quelques leçons à ce Babylonien, afin qu’il égarât nos esprits en exerçant sur nous un pouvoir magnétique et funeste… Tu vas me demander si c’est là parler un langage sérieux… Je parle sérieusement. Berlioz est un grand compositeur, un homme de génie, un véritable artiste ; et puisqu’il me tombe sous la main, je ne suis pas fâché de te dire ce que c’est qu’un véritable artiste, car je vois bien que tu ne t’en doutes pas… »

« … Berlioz est un artiste ; il est très pauvre, très brave et très fier. Peut-être bien a-t-il la scélératesse de penser en secret que tous les peuples de l’univers ne valent pas une gamme chromatique placée à propos, comme moi j’ai l’insolence de préférer une jacinthe blanche à la couronne de France. Mais sois sûr que l’on peut avoir ces folies dans le cerveau et ne pas être l’ennemi du genre humain. Tu es pour les lois somptuaires, Berlioz est pour les triples croches, je suis pour les liliacées ; chacun son goût. Quand il faudra bâtir la cité nouvelle de l’intelligence, sois sûr que chacun y viendra selon ses forces : Berlioz avec une pioche, moi avec un cure-dent, et les autres avec leurs bras et leur volonté. Mais notre jeune Jérusalem aura ses jours de paix et de bonheur, je suppose, et il sera permis aux uns de retourner à leurs pianos, aux autres de bêcher leurs plates-bandes, à chacun de s’amuser innocemment selon son goût et ses facultés. »

Et si, au moment où Everard admirait les étoiles de minuit et parlait avec calme de l’inconnu et de l’infini, que serait-il arrivé, — s’écrie George Sand, — si elle lui eût grossièrement demandé :

« À quoi cela sert-il ? Pourquoi se creuser et s’user le cerveau à des conjectures ? Cela donne-t-il du pain et des souliers aux hommes ? — Tu me répondrais : « Cela donne des émotions saintes et un mystique enthousiasme à ceux qui travaillent à la sueur de leur front pour les hommes ; cela leur apprend à espérer, à rêver à la Divinité, à prendre courage et à s’élever au-dessus des dégoûts et des misères de la condition humaine par la pensée d’un avenir, chimérique peut-être, mais fortifiant et sublime… À genoux, Sicambre, à genoux ! nous t’y mettrons bien… Ils t’y mettront bien, eux, les artistes véritables. Si tu savais ce que c’est que ces gens-là, quand ils observent leur évangile et qu’ils respectent la sainteté de leur apostolat ! Il en est peu de ceux-là, il est vrai, et je n’en suis pas, je l’avoue à ma honte !… »

C’est alors que jaillit de la plume de George Sand la page navrante, tant de fois citée, où elle se plaint avec amertume et douleur de ce que la misère, la préoccupation, le souci de ses enfants, la nécessité de travailler à date fixe la forçaient d’écrire à la hâte, sans lui laisser le temps de retoucher ses œuvres, l’obligeaient à violenter sa muse, qui s’en vengeait par des pages sombres et enfiellées, et glaçait son inspiration par le doute et le désespoir. Elle se souvient aussitôt du drame de Vigny : Chatterton[30], qu’elle avait vu, il n’y avait pas longtemps, et parle des souffrances d’un artiste, sévère pour lui-même, souffrances qu’il éprouve parce qu’il ne peut, pour cause de pauvreté et de privations, servir l’art avec piété. Il voudrait, tout modeste qu’il fût, croire et espérer qu’il ferait quelque chose de bon… « Mais si les heures sont comptées, si un créancier attend à la porte, si un enfant qui s’est endormi sans souper le rappelle au sentiment de sa misère et à la nécessité d’avoir fini avant le jour, je t’assure que, si petit que soit son talent, il a un grand sacrifice à faire et une grande humiliation à subir vis-à-vis de lui-même. Il regarde les autres travailler lentement, avec réflexion, avec amour ; il les voit relire attentivement leurs pages, les corriger, les polir minutieusement, y semer après coup mille pierres précieuses, en ôter le moindre grain de poussière, et les conserver afin de les revoir encore et de surpasser la perfection même. Quant à lui, malheureux, il a fait, à grands coups de bêche et de truelle, un ouvrage grossier, informe, énergique quelquefois, mais toujours incomplet, hâté et fiévreux : l’encre n’a pas séché sur le papier qu’il faut déjà livrer le manuscrit sans le revoir, sans y corriger une faute !

« … Ces misères te font sourire et te semblent puériles… Il y a quelque chose de vraiment noble et saint dans ce dévouement de l’artiste à son art, qui consiste à bien faire au prix de sa fortune, de sa gloire et de sa vie. La conviction, c’est toujours une vertu… L’artisan expédie sa besogne pour augmenter ses produits : l’artiste pâlit dix ans, au fond d’un grenier, sur une œuvre qui aurait fait sa fortune, mais qu’il ne livrera pas, tant qu’elle ne sera pas terminée selon sa conscience. Qu’importe à M. Ingres d’être riche ou célèbre ! il n’y a pour lui qu’un suffrage dans le monde, celui de Raphaël, dont l’ombre est toujours debout derrière lui : Ô saint homme !… »

Tels sont, selon elle, tous les vrais artistes, Paganini, Delacroix, Urhan et Baillot[31], qui ne pensent pas à leur propre gloire, mais à leur art ; chacun d’eux est toujours prêt à s’effacer devant celui qu’il regarde comme son idéal. Les hommes politiques ne sont pas capables de cela ; tous ils sont pleins d’ambition, du désir de primer, d’éclipser les autres. Il y a bien peu d’hommes politiques qui « ont aimé la justice et l’humanité en artistes. C’est le plus bel éloge qu’on puisse leur donner. »

Ainsi Michel n’a pas convaincu (ce qui est fort heureux) son interlocutrice en parlant du danger des arts. Il semblerait même qu’il ne l’a pas non plus convaincue de la justesse de ses théories, et dans la dernière partie de sa lettre du 29 avril, le « Voyageur » en vient à demander à Michel et à ses partisans : « Mais si vous n’étiez que des fanatiques ? » et tâche de trouver la justification de ce qu’elle avance en disant que le fanatisme qui forcerait Michel à envoyer, sans aucun regret, son petit ami George à l’échafaud, « serait beau, et je te donnerais ma tête de bon cœur, pour le plaisir d’avoir vu dans ma vie un seul vrai Romain ». Elle ajoute :

« … Bah ! c’est toujours cela : n’est pas fanatique qui veut, surtout par le temps qui court, et je serais un peu plus fier de moi que je n’ai sujet de l’être, si j’étais seulement un peu fou à votre manière… »

Mais il semble que le « fanatisme » et la « folie » de Michel avaient pourtant fort intimidé George Sand, et pour cause ! Michel employait quelquefois des arguments assez originaux pour faire partager ses idées, et s’il n’a pas condamné George Sand à la guillotine, il la condamna du moins, pour ainsi dire, à la prison cellulaire. Ainsi, un jour, ayant à se rendre au tribunal avant d’avoir fini une de ses exhortations, il enferma tout simplement George Sand sous clef, pour qu’elle ne pût sortir, avant d’avoir mûrement réfléchi sur ce qui lui avait été dit et qu’elle se rendît à discrétion. Il est à croire que de pareils arguments effrayèrent un peu Aurore Dudevant, qui était, comme nous le savons, fort peu encline à supporter le despotisme de n’importe qui. Et elle pensa sérieusement à s’évader. Liszt et Mme d’Agoult, ses nouveaux amis, l’invitaient à aller les voir en Suisse ; de là, elle rêva un voyage à Constantinople et en Égypte. La Lettre à Everard finit donc par un aveu mi-sérieux, mi-badin, que le « Voyageur » voudrait de nouveau recommencer ses voyages. Elle prend alors ses dernières dispositions :

« … Si vous proclamez la république pendant mon absence, prenez tout ce qu’il y a chez moi, ne vous gênez pas ; j’ai des terres, donnez-les à ceux qui n’en ont pas ; j’ai un jardin, faites-y paître vos chevaux ; j’ai une maison, faites-en un hospice pour vos blessés ; j’ai du vin, buvez-le ; j’ai du tabac, fumez-le ; j’ai mes œuvres imprimées, bourrez-en vos fusils. Il n’y a dans tout mon patrimoine, que deux choses dont la perte me serait cruelle : le portrait de ma vieille grand’mère, et six pieds carrés de gazon plantés de cyprès et de rosiers. C’est là qu’elle dort avec mon père. Je mets cette tombe et ce tableau sous la protection de la république, et je demande qu’à mon retour, on m’accorde une indemnité des pertes que j’aurais faites, savoir : une pipe, une plume et de l’encre ; moyennant quoi je gagnerai ma vie joyeusement, et passerai le reste de mes jours à écrire que vous avez bien fait… Si je ne reviens pas, voici mon testament. Je lègue mon fils à mes amis, ma fille à leurs femmes et à leurs sœurs ; le tombeau et le tableau, héritage de mes enfants, à toi, chef de notre république aquitaine, pour en être le gardien temporaire ; mes livres, minéraux, herbiers, papillons, au Malgache ; toutes mes pipes à Rollinat ; mes dettes, s’il s’en trouve, à Fleury, afin de le rendre laborieux ; ma bénédiction et mon dernier-calembour, à ceux qui m’ont rendu malheureux, pour qu’ils s’en consolent et m’oublient. Je te nomme mon exécuteur testamentaire ; adieu donc, et je pars… Adieu, ô mes enfants !… mes amis… et toi, maître, adieu ! sois béni de m’avoir forcé de regarder sans rire la face d’un grand enthousiaste, et de plier le genou devant lui en m’en allant. Ô verte Bohême ! patrie fantastique des âmes sans ambition et sans entraves, je vais donc te revoir ! J’ai erré souvent dans tes montagnes et voltigé sur la cime de tes sapins ; je m’en souviens fort bien, quoique je ne fusse pas encore né parmi les hommes, et mon malheur est venu de n’avoir pu t’oublier en vivant ici… »

Ainsi donc, en l’été de 1835, George Sand se proposait d’aller en Suisse pour voir Liszt et Mme d’Agoult avec qui elle venait d’entrer en relations. Ce projet ne put cependant se réaliser que l’année suivante. Le rôle que Liszt joua dans l’évolution morale de George Sand, et la profonde influence qu’il exerça sur son esprit pendant tant d’années, — influence trop peu appréciée jusqu’ici par les critiques et les biographes de notre écrivain — sont si importants, que le moment est venu de nous arrêter sur ce sujet.

George Sand, qui fut, pendant plusieurs années, liée d’amitié avec Listz, et avec sa compagne, la comtesse Marie d’Agoult, et qui ne rompit avec elle que plus tard, dans l’Histoire de ma Vie, s’est à peu près tue à leur égard et s’est bornée à écrire sur eux quelques lignes insignifiantes et incolores. C’est ce qui explique pourquoi nous ne trouverons dans l’Histoire de ma Vie aucun renseignement sur l’action profonde que l’amitié de Liszt exerça sur elle. Les biographes de George Sand, ou ne s’y arrêtent pas, ou ne parlent que brièvement des relations qui existèrent entre notre grand écrivain et le génial musicien. Plusieurs d’entre eux ont évidemment entendu parler du racontar lancé par Heine, et ont sans doute redouté de toucher à cet épisode. D’autres s’étendent trop au contraire, sur l’amitié de George Sand pour la comtesse d’Agoult, amitié qui ne fut qu’épisodique, toute superficielle et ne put jamais exercer aucune influence sur elle. La plupart, se basant comme nous l’avons déjà répété plusieurs fois, sur l’Histoire de ma Vie, ne soupçonnent même pas le rôle qu’a joué Liszt dans son existence. Si l’on étudiait cependant la vie de Listz, sa correspondance et celle de George Sand, les œuvres de celle-ci et les œuvres tant musicales que littéraires de celui-là, si on lisait attentivement, par exemple, quelques-uns des programmes de Liszt, ou des préfaces de ses « Poèmes symphoniques » conçus en partie pendant la période de cette amitié, et écrits en partie aussi après cette période, l’influence mutuelle de ces deux grandes âmes l’une sur l’autre ne pourrait plus laisser place à aucun doute. Nous essayerons donc de faire l’histoire des événements extérieurs et des évolutions intérieures de cette amitié.

George Sand fit la connaissance de Liszt en l’hiver de 1834-1835[32]. Chose étrange, comme si le sort s’en fût mêlé, il lui fut présenté par Alfred de Musset qui, en dehors de ses relations intimes avec le grand écrivain, fut le précèdent échelon dans le développement artistique de George Sand. Liszt, était, à coup sûr, aussi artiste que Musset et même peut-être plus, et s’il eût été producteur dans le même domaine que George Sand, peut-être n’eût-il exercé à son tour sur l’écrivain, qu’une même influence purement littéraire. Mais Liszt était plus que cela, c’était une nature exceptionnelle, une âme géniale, sachant tout embrasser, un esprit vaste et profond, un cœur ardent. Il paraît être, on le dirait du moins, dans l’histoire du développement des idées de George Sand, comme le point de transition qui l’aida à entrer dans la sphère des questions politiques et des problèmes socio-philosophiques de Michel de Bourges et de Lamennais, et cette transition s’opéra beaucoup plus facilement et d’une manière moins consciente que si la jeune femme se fût, en 1835, trouvée face à face avec le farouche tribun et avec l’ex-abbé, sans avoir auprès d’elle l’appui amical de cet artiste qui lui ressemblait tant, c’est-à-dire Liszt.

Liszt, nous l’avons dit, avait donc fait la connaissance de George Sand par Musset ; il donnait des leçons de musique à la sœur d’Alfred, Herminie, à qui il dédia même sa seconde fantaisie de Rossini (opus 3, n° 2). Liszt ne s’était pas volontiers rendu à l’invitation que lui avait faite Musset d’aller voir George Sand, et la première impression qu’elle fit sur le pianiste de génie fut désagréable, comme celle qu’elle produisit d’abord sur Musset lui-même et sur Chopin. Liszt s’était depuis longtemps passionné pour les œuvres de George Sand, mais son admiration pour le talent de celle-ci grandirent bien plus encore, lorsque parut Leone Leoni, qui était comme la profession de foi des romantiques. Ce roman représente, en effet, l’amour sans frein, triomphant malgré la raison et malgré le sentiment moral offensé, l’amour placé au-dessus des lois divines et humaines, l’amour tout-puissant et despotique, ce même amour qui, en la personne de la comtesse d’Agoult, commençait déjà à s’emparer de toute la vie présente du jeune musicien. Mais pendant une soirée qu’il passa, quai Malaquais, dans le modeste salon de notre écrivain, George Sand ne lui plut pas comme femme. Comme telle, elle ne lui plut pas davantage dans la suite. Leurs natures étaient trop semblables, et cette ressemblance fut précisément la cause de l’amitié sincère et sérieuse qu’ils conçurent bientôt l’un pour l’autre : mais ce fut cette conformité qui préserva aussi Liszt de toute atteinte de passion pour Aurore Dudevant, et enleva à son amitié à elle, toute empreinte de cette adoration névrosée que Liszt rencontra toujours chez toutes les dames et demoiselles qui l’entouraient. Et quoique ce fût le médisant Heine qui eût répandu le bruit que les rapports les plus intimes s’étaient établis entre George Sand et Liszt, il démentit lui-même ce bruit comme une calomnie, mais toujours à sa manière gouailleuse[33]. Quand au commencement de 1835, à la suite d’un mot imprudent de Buloz sur Listz, Musset, dans un de ses jours noirs, avait fait une scène de jalousie à George Sand, alors encore passionnément éprise du poète, elle se contenta de répondre qu’en effet elle eut bien voulu s’éprendre du musicien, ne fut-ce que pour retenir par là son amour à lui, Musset, qu’elle voyait s’éteindre, mais que cela lui était aussi impossible que de se forcer à aimer les épinards. Elle aurait bien voulu en manger, mais c’était plus fort qu’elle, les épinards ne lui plaisaient pas. Durant tout le cours de leurs relations, Liszt et George Sand restèrent l’un pour l’autre des épinards sans goût. Leur amitié, toute masculine, de bons camarades, n’en fut que plus forte et cela n’a rien qui puisse étonner. Il serait difficile de se représenter des natures, des goûts, des tendances, des convictions, des inclinations, un tour d’esprit, une direction de vie plus semblables que les natures, les tendances et même les faits de la vie de Liszt et de George Sand. Nous raconterons brièvement la biographie de Liszt, depuis son enfance jusqu’en 1835, ou plutôt nous raconterons l’histoire de son développement intellectuel et les étapes de sa vie intérieure, à partir du premier moment de l’éveil de sa conscience jusqu’au jour où il fit connaissance de l’auteur de Leone Leoni. Le lecteur pourra juger alors, en connaissance de cause, à quel point tout ce que nous allons dire n’est que la répétition des faits que l’on connaît déjà sur la vie et le développement moral de George Sand.

Franz Liszt naquit à Raiding, près de Eisenstadt, dans la nuit du 22 octobre 1811. Son père, employé dans la gestion des domaines du prince Esterhazy, faisait en outre partie du célèbre orchestre d’Eisenstadt, dont Haydn avait été jadis le chef. La vocation musicale se montra de bonne heure chez le petit Franz, qui, dès son âge le plus tendre, résolut de devenir un musicien « comme celui-là », c’est-à-dire comme Beethoven, dont le portrait était le plus bel ornement du logement modeste de son père. Celui-ci, loin de contrecarrer la tendance de son fils, porta toute son attention sur son talent naissant. Le petit Franz reçut, tant en théorie qu’en pratique, une éducation et un développement musical tout systématique, foncièrement régulier et parfaitement suivi. Par contre, il ne reçut aucune instruction scientifique, son père se contenta de lui faire apprendre à lire, à écrire et à compter, chez un sacristain de village. À vrai dire, le temps manquait à Franz pour apprendre. Dès son enfance, il avait été produit devant le monde comme un enfant prodige, il avait dû paraître en public. Tout jeune encore, ayant perdu son père, puis s’étant établi à Paris, il dut alors subvenir à l’entretien de sa mère en donnant des leçons de musique et des concerts. Ce ne fut que par la pratique qu’il put, dans le cours de ses tournées artistiques, apprendre plusieurs des langues européennes, qu’il posséda ensuite aussi bien que le hongrois, sa langue maternelle. Malgré une instruction élémentaire aussi défectueuse, il sut, grâce à son initiative et à son bon vouloir, se mettre au courant, entre dix-sept et dix-neuf ans, non seulement de toutes les matières faisant partie de ce que l’on nomme d’habitude « cours des sciences » enseigné à la jeunesse, mais encore il continua, sans relâche, à étendre et à s’approprier, avec passion et ténacité, la poésie, la philosophie, l’histoire, les sciences politiques et naturelles, et enfin il réussit à devenir un homme d’une érudition aussi vaste que variée.

Depuis son plus jeune âge, il était d’une piété qui allait jusqu’à la ferveur ; comme la petite Aurore, il eut pendant quelque temps le désir d’entrer en religion et il pensa à se faire prêtre. Il passait des nuits entières à prier ardemment, sans cesser cependant d’aimer passionnément la musique ; pour rien au monde il n’eût voulu renoncer à son art. Il se mit alors à réfléchir aux moyens de concilier sa vocation de futur prêtre et de musicien. Il préparait par là, comme nous le voyons, le terrain sur lequel devaient germer les semences des doctrines ultérieures de Lamennais et des Saint-Simoniens, concernant la vocation sacerdotale de l’artiste et même du « prêtre-artiste », appelé à occuper dans le gouvernement de l’avenir la même place que celle du prêtre.

Tout comme chez Aurore Dupin, la ferveur religieuse de Liszt se transforma d’elle-même et sans secousses en un ardent amour pour l’humanité. Il ressentit, dit son biographe, Lina Ramann, « une compassion ardente pour les inconsolables et envers tous ceux qui souffrent. En même temps que cette compassion s’éveilla dans son cœur, et pour ne plus jamais s’éteindre, la loi sublime et divine, la loi de pitié. »

À ces élans de piété exaltée succédaient cependant parfois des périodes de doute, d’abattement, d’apathie ; il était de ces natures qui se développent par secousses, par sauts brusques, par hésitations et non par progression suivie. Son père ne pouvait comprendre ces changements et, comme l’aïeule d’Aurore, il était au désespoir en voyant ces transitions inexplicables d’une disposition quelconque à une disposition toute différente. Ces brusques changements n’étaient que le germe des divers intérêts sociaux, religieux et philosophiques qui se manifestèrent en lui plus tard.

Grâce à ses tournées artistiques et à la protection des magnats hongrois, « le petit Liszt », comme Chopin, vivait toujours parmi les aristocrates, qui le choyaient. Il était constamment sur les genoux des comtesses et des princesses, ou dans les salons des duchesses et des têtes couronnées. Aussi, dès son jeune âge, prit-il les manières et le langage de la haute société, le goût de l’élégance et des belles manières. Malgré tout cela, il fut cependant par ses convictions, ses sympathies et ses tendances, un vrai démocrate, ennemi de tout ce qui est conventionnel, de tous les privilèges de caste, et s’il sympathisait avec l’aristocratie, ce n’était qu’avec celle de l’esprit. Son vernis extérieur, son amour de la vie élégante ne l’empêchèrent nullement de se dévouer à toutes les larges idées de son époque, de se faire le défenseur de tous les humbles et de tous les opprimés, de venir à leur aide en paroles et en action, et de lutter contre n’importe quels préjugés.

Dans sa jeunesse, il souffrit comme Chopin, de l’injustice et de l’oppression de ces préjugés de caste, lorsqu’on lui défendit d’avoir, même en pensée, des vues sur une jeune fille, Caroline de Saint-Criq, son élève, qu’il aimait et dont il était aimé, et cela, pour l’unique raison qu’il était plébéien, tandis qu’elle était comtesse. Ce coup l’abattit et lui ouvrit les yeux sur bien des choses. La même aventure arriva à Chopin. La comtesse Wodzinska lui refusa sa main et, sur l’ordre de ses parents, épousa un homme qu’elle n’aimait point, mais qui était titré. Chopin se soumit à son sort ; il ne ressentit aucune haine contre les préjugés aristocratiques et les représentants du grand monde, mais il en fut tout autrement de Liszt. Ses amis démocrates excitèrent et attisèrent son indignation et son animosité contre les nobles, contre les présomptions hautaines et le manque de cœur, qui lui avaient fait perdre à jamais la jeune fille qu’il aimait et avaient causé le malheur de cette dernière[34]. Son dépit, son amour blessé portèrent Liszt vers les doctrines sociales et démocratiques qu’on commençait à prêcher dans les années qui précédèrent la révolution de Juillet. Il s’en fit d’autant plus volontiers le partisan chaleureux, qu’elles répondaient à ses croyances religieuses et sociales. Son animosité contre la haute société fit en outre place à la fierté de l’artiste, conscient de sa valeur individuelle, et cette fierté eut pour résultat de le porter à se perfectionner.

Pendant son adolescence, alors qu’il donnait des concerts, il s’était déjà mis à méditer sérieusement sur l’idéal artistique, et le rôle de virtuose, d’amuseur public, de « chien savant », commençait à lui peser. Il voyait que le public n’avait aucun souci de l’art, qu’il ne demandait que des distractions. Se mettant alors à mystifier ce bon public, ses auditeurs ignorants, en leur offrant ses propres compositions sous forme de sonates de Beethoven, ou vice-versa, il apprit à mépriser profondément ses auditeurs, ces dilettanti moitié ignares, pires que les vrais ignorants qui, du moins, sont sincères dans leur ignorance et n’ont aucune prétention.

C’est à ce moment que s’éveilla en lui la soif de s’instruire. Il se mit à lire et à apprendre ce qu’il put, comme il put, et chez qui il put : « Il voulait savoir, tout savoir », dit son biographe. « Mais comme, il lui manquait une instruction première et fondamentale, et que cette soif de connaissances avait éclaté subitement, son développement ne pouvait être ni méthodique, ni régulier. Il changeait constamment de lectures, se jetait sans aucun plan préconçu sur des matières tout à fait opposées, ce qui l’embrouilla plus d’une fois. C’est également à cette époque que se rapporte l’anecdote si souvent répétée d’après laquelle Liszt, se trouvant un jour en société avec l’avocat Crémieux, qui venait de s’établir en France et qui joua un rôle très considérable dans l’histoire de ce pays, se serait adressé à celui-ci en disant : « Monsieur Crémieux, apprenez-moi toute la littérature française. » À quoi ce dernier répondit : « Une grande confusion semble régner dans la cervelle de ce jeune homme. » Son désir d’apprendre, ses doutes, la joie de vivre qui s’éveillait en lui, dirigeaient ses lectures, dans lesquelles se heurtaient des extrêmes diamétralement opposés. Les œuvres profanes et religieuses, les plus sérieuses et les plus futiles, trouvaient en lui un écho. Un beau désordre — tout comme chez Aurore Dupin — régnait dans ses lectures. Les œuvres sceptiques de Montaigne gisaient à côté des apologies du christianisme de Lamennais ; Voltaire côtoyait Lamartine. Ajoutons à cela les écrits de Sainte-Beuve, de Ballanche, de J.-J. Rousseau, de Chateaubriand et d’autres écrivains, dont la plupart eurent une action très grande sur le développement historique, sur la culture religieuse et celle de la littérature poétique de la France. Liszt s’adressait partout où il croyait trouver de la lumière ; il lui semblait toujours que quelque chose de grand et de nouveau allait se révéler à lui, — tout comme pour George Sand. — Son âme était toujours dans l’attente. Souvent il veillait bien avant dans la nuit, lisant, s’efforçant de s’éclairer à tout prix, commençant une chose, puis l’abandonnant, tout cela sous l’influence des impressions les plus opposées, sans jamais trouver aucun repos… »

Et comme Aurore Dudevant disait qu’elle était tourmentée par les « choses divines », Liszt aussi disait ce mot de René : « Un instinct secret me tourmente », instinct qui lui faisait attendre impatiemment la solution des obscurs problèmes de la vie. Comme au temps de ses lectures avec Caroline de Saint-Criq, alors qu’ils lisaient ensemble les écrivains religieux et les grands poètes, Liszt, à présent, malade, désolé d’avoir à jamais perdu la jeune fille qu’il aimait, et fuyant le monde, sans même trouver de consolation dans la religion, se jeta avidement sur les écrivains du milieu et de la fin du xviiie siècle. De Réné et Werther, il passa aux encyclopédistes ; en son cerveau germèrent des doutes qui se transformèrent bientôt en une de ces tempêtes qui brisent tout sur leur passage. C’était là une saine protestation contre son mysticisme antérieur, contre « l’aveugle et instinctive » religiosité catholique, basée sur les dogmes soi-disant inébranlables. « Il dévorait avec une activité insatiable les œuvres de ses illustres contemporains, » — dit Lina Ramann. « Il les avalait en tâchant de s’en assimiler l’essence même. Il puisait, pour ainsi dire, l’âme de l’écrivain. Pendant quatre heures consécutives, il lisait des dictionnaires, d’une manière aussi infatigable et insatiable que les œuvres des poètes ; il étudiait Boiste et Lamartine avec la même ardeur, avec la même tension d’esprit, et lorsqu’il croyait avoir pénétré la pensée d’un auteur, il courait chez lui pour lui demander franchement l’explication de ses idées. »

La révolution de Juillet qui vint à éclater éveilla sa pensée, lui fit rejeter tout ce qui lui restait d’enfantin, oublier sa maladie, ses désillusions. Il se virilisa définitivement, tant physiquement qu’intellectuellement. « C’est le canon qui l’a guéri », disait de lui sa mère. Une soif ardente d’agir se manifesta chez lui ; le sang hongrois bouillonna en ses veines, et l’on eût pu croire qu’il allait se précipiter sur les barricades, « pour combattre en faveur de l’humanité souffrante et opprimée, pour défendrez le peuple, ses droits et la liberté, et mourir pour elle s’il l’avait fallu. » Sa mère put à peine l’empêcher de prendre part aux journées de juillet. Peut-être aussi avait-il lui-même trop bien senti qu’il n’appartenait pas à un artiste de répandre le sang, que son devoir était de combattre autrement pour assurer les droits de l’homme. Et il médita d’écrire La Symphonie révolutionnaire qui fût comme l’incarnation des sentiments qui l’agitaient alors et comme le reflet de son entraînement juvénile vers les héroïques journées que l’on traversait à ce moment. Mais, doué d’une nature profonde et profondément humaine, Liszt ne voulait ni représenter ni incarner, en cette œuvre, le tonnerre du canon, le bruit de la lutte, le tableau d’une horrible guerre civile, mais les idées profondes qui ont toujours été les causes motrices, le fondement de tous les grands mouvements populaires dans l’histoire de l’Europe, de toutes les époques où s’est exprimée « la grande et sublime idée chrétienne de l’humanité et de la liberté ».

Pour son œuvre musicale, Liszt a pris trois thèmes ou motifs fondamentaux : Le chant des Hussites, l’époque de Jean Huss personnifiant l’héroïsme, le courage, l’idée slave ; le choral allemand : « Eine feste Burg ist unser Gott », — « mélodie ressemblant à de l’airain fondu, monument éternel de foi inébranlable et de fidélité, malgré les souffrances et les persécutions endurées pour cette foi et personnifiant la force de la conviction et l’élément germanique[35] ». Le troisième thème était la Marseillaise, personnifiant la tendance vers la liberté et l’élément romain.

Liszt se mit courageusement à l’œuvre ; mais la réaction, survenue bientôt, après les premiers mois pleins d’espérances, refroidit son ardeur, et la symphonie, inachevée, resta dans son portefeuille. Il n’en existe que la transcription symphonique de la Marseillaise, et toute la première partie achevée ou son prologue, qui parut ensuite sous le titre de : Héroïde funèbre. Que le lecteur ne s’étonne pas si nous parlons d’une manière si détaillée de cette œuvre musicale de Liszt, qui, semble-t-il, ne fait pas partie du domaine de notre critique littéraire. Il nous excusera bientôt en voyant que tout ce que nous rapportons ici a eu sur George Sand une influence indiscutable. Ces détails ne sont donc pas étrangers à notre travail.

À peine revenu des émotions violentes et des secousses ressenties en 1831, Liszt se remit avec plus d’ardeur que jamais à l’œuvre de son instruction personnelle. La connaissance de Paganini, qu’il fit la même année, lui prouva définitivement qu’il était de toute impossibilité d’être un grand artiste si l’on n’est pas avant tout un homme supérieur ; que le développement artistique est impossible sans un grand développement des facultés humaines, « car Génie oblige et donc Génie oblige ». Il continua alors, avec plus d’ardeur encore, à lire, à étudier et à suivre tout ce qui paraissait de nouveau dans le monde. Qu’il s’agît d’une nouvelle doctrine, d’une œuvre artistique, d’un prédicateur en renom, d’un auteur, ou d’un acteur célèbre, « il voulait tout voir, tout connaître. Il était également attiré par une salle de concert, par la peinture, la sculpture, par la presse quotidienne, la tribune, la chaire, l’église — (il en était ainsi pour George Sand dans le cours des mêmes années). — Un jour ici, le lendemain ailleurs, cherchant partout à étancher la soif qui le torturait. »

C’est vers cette époque que Liszt fit la connaissance des Saint-Simoniens. D’abord il fut attiré chez eux simplement par curiosité, par désir d’apprendre et de savoir ; mais il fut bientôt tellement entraîné par leurs idées qu’il pensa sérieusement à se faire membre de leur communauté. À cette époque les doctrines extrêmes et monstrueuses du saint-simonisme ne s’étaient pas encore manifestées. Enfantin n’avait pas encore lancé ses célèbres proclamations ; aussi Liszt put-il librement prendre connaissance des doctrines de Saint-Simon, dans leur essence première. Il serait difficile d’inventer quelque chose qui fût plus du goût de Liszt que les deux principes fondamentaux de cette doctrine : 1° l’application dans la vie du principe essentiel du christianisme, l’amour du prochain ; 2° la manière d’envisager l’art, et la position que, d’après le saint-simonisme, l’artiste avait à occuper par rapport à la religion et au perfectionnement de l’humanité[36].

Les vues religieuses et artistiques des Saint-Simoniens faisaient vibrer les croyances et les sentiments les plus profonds de Liszt, aussi comprend-on facilement l’enthousiasme avec lequel il accepta le credo de cette foi nouvelle et la promesse du règne de Dieu sur la terre, sous la forme de « l’État de l’avenir » où la loi serait l’amour du prochain, où les peuples n’auraient qu’un seul dogme, une seule doctrine, un seul Dieu, où tous se dévoueraient à chacun, et chacun pour tous, où le travail et la richesse seraient répartis avec régularité et justice, où personne n’aurait à souffrir de la pauvreté, de l’oppression, de l’ignorance. Quant aux arts, ils devaient être les premiers et les plus importants moyens à employer pour introduire, consolider et maintenir ce nouvel état de choses, car les arts concourent au développement de tous les instincts humains, nobles et aimants. L’art et la religion, selon la définition philosophique qu’en donnait le saint-simonisme, maintiennent en nous le sentiment du beau ; le dogme et les sciences y maintiennent le vrai ; le culte et l’industrie y maintiennent l’utile. Les arts, selon eux, se divisent en trois groupes : 1° la poésie et la musique, se rapportant à la vérité, au dogme ; 2° les belles-lettres à la religion ; 3° les arts plastiques, au culte. La poésie et la musique sont du domaine de la vérité, parce que « leur vol sublime et inspiré fait mystérieusement vibrer le sentiment et la notion de l’Éternité, et fait couler dans l’âme humaine un rayon de l’harmonie universelle ». Pour les Saint-Simoniens, il est évident que l’art n’est pas le but, mais le moyen. Son rôle se borne à servir les suprêmes inspirations et le développement de l’âme, ainsi que les intérêts de la religion. Il n’y a donc pas à s’étonner si dans « l’État de l’avenir » les artistes seront considérés comme des prêtres, législateurs supérieurs, éducateurs, directeurs de conscience, chefs de l’humanité, « L’artiste-prêtre » sera comme ministre plénipotentiaire du gouvernement ; par le vol et la profondeur de ses pensées, par ses mélodies,

ses peintures, ses œuvres de sculpture, il devra créer,
GEORGE SAND, par Charpentier D’après la gravure de Robinson (1838)
GEORGE SAND, par Charpentier D’après la gravure de Robinson (1838)
exciter, entretenir les sympathies pour le l’eau et le sublime.

Tout cela correspondait parfaitement aux sentiments éprouvés par Liszt dans sa jeunesse, lorsqu’il cherchait à exhaler en musique ses aspirations mystiques, ou bien lorsqu’au contraire, c’était la musique qui l’élevait vers le ciel. Il se souvint alors de ce temps lointain et « il fut envahi par le sentiment inextinguible de sa vocation artistique prédestinée. » Il ne lui suffisait plus, comme par le passé, d’être prêtre ; il voulait devenir un pontife des Saint-Simoniens, consacrer son art au service de cette fonction d’intermédiaire qui, par la voie du Beau, devait éveiller dans les hommes la notion du Divin et les unir à l’Éternel.

On ignore ce qui a pu retenir Liszt de prendre une part active au saint-simonisme. Peut-être en fut-il empêché par les discordes qui naissaient alors en cette petite église et par la lutte qui s’engagea entre Bazard et Enfantin. Quoi qu’il en soit, il n’entra pas dans les rangs de la communauté, mais assista à ses réunions et se trouvait même à la soirée où Enfantin attendait la venue de la « femme révélatrice »… qui ne vint pas.

Les égarements du saint-simonisme et ses idées baroques sur la « réhabilitation de la chair » n’eurent aucune influence sur l’esprit de Liszt, mais les principes de la société, en fait de religion et d’art, contribuèrent à établir la base de son point de vue artistique, qu’il suivit constamment dès lors et que vint encore confirmer l’amitié qu’il avait contractée depuis quelque temps avec Lamennais.

Félicité de Lamennais (il écrivait d’abord de la Mennais mais, vers la fin de sa vie, conformément aux habitudes républicaines, il signait : Lamennais), célèbre réformateur religieux, prédicateur, un des plus grands écrivains de notre siècle, naquit en 1782, à Saint-Malo, d’une riche famille d’armateurs, plus tard ruinée par la Révolution. Après des études faites au sein de sa famille, il entra avec son frère au séminaire, se fit prêtre en même temps que lui, avec beaucoup d’hésitations et de doutes, il est vrai, mais ensuite il prit à cœur sa vocation ecclésiastique et consacra toutes ses forces à la prédication chrétienne, dans le sens le plus pur du mot. Il fut d’abord considéré comme un des défenseurs les plus orthodoxes de l’Église, et se distingua par ses attaques contre les philosophes, la Révolution et Napoléon, puis il se fit leur ennemi acharné. Deux fois il fut appelé à Rome pour expliquer sa conduite, et cela, après qu’on avait failli faire de lui un cardinal, parce qu’on le regardait comme un vrai champion de la papauté ; deux fois il fut condamné par cette même Église qu’il avait voulu défendre, et dut renier publiquement ses opinions. Peu à peu, dans le journal l’Avenir qu’il avait fondé avec ses amis, le comte de Montalembert, et les abbés Gerbet et Lacordaire qui partageaient entièrement ses idées, il s’éloigna tellement de ses premiers écrits qu’il s’attira non seulement la condamnation de l’Église romaine, mais qu’il rompit avec son frère et ses amis, et qu’il s’aperçut enfin lui-même, de son désaccord fondamental avec le catholicisme. L’apparition de son livre : les Paroles d’un croyant le fit excommunier. Il ne cessa cependant de se regarder comme le serviteur de Dieu, il continua à dire la messe comme auparavant : il fut enfin anathématisé. Il devint alors un des acteurs les plus ardents du mouvement social et républicain sous le gouvernement de Louis-Philippe, fut membre de l’Assemblée nationale en 1848 et resta jusqu’à la fin de sa vie l’apôtre infatigable du socialisme chrétien et le champion de la liberté de conscience. Il avait un talent poétique extraordinaire, une éloquence sombre et passionnée de prédicateur et de prophète, l’entêtement d’un fanatique et l’inflexibilité d’un sectaire. Un de ses biographes à courte vue, croyant sans doute qu’il dit là quelque chose de dénigrant et de mordant, le caractérise ainsi : « Comme tous les hérétiques, il était doué d’un esprit d’airain, d’une âme inflexible, d’un orgueil insensé. Au xve siècle, il se serait plutôt laissé livrer au bûcher avec Jean Huss, que d’avouer ses erreurs. » Au xixe siècle, on ne l’a pas brûlé, mais en lisant la vie de ce martyr de sa foi, on se dit involontairement que dans tous les temps, la souffrance, l’humiliation, la pauvreté, le reniement et l’incompréhension tragique, de la part des amis et des élèves les plus proches, c’est là le sort des initiateurs de toute nouvelle doctrine, la coupe qu’eux tous doivent vider jusqu’à la lie. Lamennais mourut en 1854, restant fidèle, jusqu’au dernier moment, à sa conscience et à sa foi. Ses funérailles furent accompagnées de nouvelles entraves de la part de la police. Toutefois, conformément à son désir, il fut enterré dans la fosse commune.

Au moment où Liszt et George Sand entrèrent en relations avec Lamennais, celui-ci avait cessé d’être un champion du catholicisme et il était déjà célèbre par la publication des Paroles d’un croyant, qui eurent jusqu’à cent éditions et qui furent traduites dans toutes les langues de l’Europe. Les biographes et les critiques de Lamennais ont tort d’envisager cette évolution comme une rupture avec ses anciennes doctrines et une adhésion à des idées diamétralement opposées, ou même comme une trahison à ses anciennes convictions. Des écrivains peu consciencieux ou acharnés à le poursuivre, vont même jusqu’à assurer que cette volte-face provenait d’un orgueil satanique de ce renégat, par vengeance de n’avoir pas été fait cardinal, etc. Ses Paroles d’un croyant n’étaient qu’une des étapes du développement d’une seule et même idée. Lamennais avait commencé par lutter contre la Révolution, l’Empire et Napoléon, trois régimes, aux yeux de cet apôtre fanatique du christianisme, entièrement contraires à l’esprit de l’enseignement divin. Dans cet ordre d’idées, il a écrit ses Réflexions sur l’état de l’Église en France pendant le xviiie siècle, et sur sa situation actuelle (1808) et son célèbre Essai sur l’indifférence en matière de religion (1817-1823). Il espérait que la Restauration rendrait à l’Église le pouvoir et l’influence qui lui appartiennent comme unique autorité naturelle de la société chrétienne. Son espoir fut déçu. Il voulait exciter l’énergie et ranimer la vitalité de l’Église catholique endormie, il voulait arriver à ce que sa puissance spirituelle dominât tous les pouvoirs terrestres comme au temps glorieux des premiers siècles du christianisme. Il s’opposait à l’autonomie de l’Église gallicane, qu’il trouvait en opposition avec les principes de l’unité de l’église orthodoxe. (De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil, 1826.) Il s’efforça de signaler à la curie romaine ses fautes, ses égarements et lui conseilla, en se conformant aux exigences du temps, de ne pas être seulement la religion des puissants de la terre, mais la religion de tous. Ses vœux, ses conseils, furent condamnés. Son voyage à Rome lui ouvrit les yeux et lui montra qu’entre la papauté et le christianisme, il n’y avait rien de commun ; que l’une n’était qu’une institution purement humaine, une institution d’État, l’autre une institution divine. L’une était l’antipode de l’autre. (Affaires de Rome, 1836.) L’apôtre du christianisme se rangea du côté du christianisme ; l’apôtre de l’amour évangélique envers le prochain se leva contre l’Église qui prêche l’oppression, la violence et la vengeance, et l’Église se sépara de lui (1832). Il n’accepta pas son excommunication, car il envisageait, plus sévèrement encore que les princes de l’Église, sa vocation ecclésiastique. Il avait déjà proclamé auparavant que les serviteurs de l’autel ne doivent pas user des biens terrestres ni recevoir aucun subside du gouvernement, mais vivre dans la pauvreté. C’est ce qui lui avait attiré l’inimitié du haut clergé. Il continua donc à se regarder comme prêtre, à prêcher la fraternité au nom de Dieu, la liberté pour tous, l’amour du prochain. Bien plus encore, il exigeait l’entière observation des préceptes évangéliques, voulant que personne ne se crût maître, ne jugeât ses frères, ne levât les armes contre son frère ; en un mot, il rejeta toutes les institutions politiques qui, selon son opinion, empêchaient le triomphe de l’esprit de la doctrine chrétienne. [Paroles d’un croyant, 1832 ; Le Livre du peuple, 1837 ; Une voix de prison.) Il se rapprocha ainsi du saint-simonisme et des doctrines démocratiques et révolutionnaires des années 1830. (De l’esclavage moderne, 1840 ; Le pays et le gouvernement, 1840 ; Amchaspands et Darvands, 1843) ; mais il s’en éloigna complètement, quant à la question du féminisme. Il était l’ennemi de l’émancipation de la femme, exigeant qu’elle fût soumise à l’homme comme le voulait saint Paul (Discussion critique et pensées diverses, 1841). À tout autre égard, il devança son siècle, prêchant, d’une part, des choses qui sont actuellement conformes aux vues de cette même Église qui l’avait condamné et qu’elle pratique aujourd’hui, telles que le christianisme social de Léon XIII, — et d’autre part, apparaissant en même temps comme un des prédécesseurs de Léon Tolstoï[37]. On trouve, dans les Paroles d’un croyant, des pages qui sont presque identiques aux dernières œuvres du grand écrivain russe.

La Traduction de l’Évangile par Lamennais et son étude intitulée : De la société première et de ses lois ou de la religion, n’offrent guère moins de ressemblance avec les œuvres de Tolstoï. Mais dans aucun de ses ouvrages, Lamennais ne s’est montré aussi évidemment un adepte du saint-simonisme que dans son Esquisse d’une philosophie[38] et aucun ne semble avoir aussi puissamment contribué à éclairer l’idéal artistique de Liszt et de George Sand. Quoique ce livre ait paru en 1840, ses thèses ont dû germer peu à peu dans son esprit, et l’on conçoit qu’il ait déjà pu les discuter avec Liszt dans la première moitié des années 1830.

Voici les principales de ces thèses : Le monde est la manifestation finale de l’infiniment Beau. L’infiniment Beau est la forme ou l’incarnation de l’infiniment Vrai. Dans la nature inanimée, on ne remarque qu’une simple affinité entre les objets. Dans le règne animal se fait déjà remarquer un autre degré, l’instinct. L’homme, quoique conduit dans sa vie première par l’instinct, est déjà dirigé principalement par la raison, la conscience, qui lui donne la première notion du vrai, ou du moins la lui fait pressentir. D’abord, l’homme, comme les animaux, ne reçoit que les impressions extérieures que lui donnent les sens ; ensuite, étudiant les phénomènes du monde extérieur, il passe peu à peu de leur compréhension — à la contemplation et à la compréhension du Beau. Par la compréhension du Beau, il arrive peu à peu à s’approcher de la compréhension du Vrai, à s’unir à l’être suprême, à Dieu, comme tout dans la création tend à la perfection suprême, à sa fusion avec lui.

« … S’il perçoit la lumière physique par les sens qui lui sont communs avec les animaux, il perçoit encore intérieurement la pure lumière qui manifeste ce que les sens ne peuvent atteindre, la lumière essentielle, identique avec la parole, le verbe infini et dans cette lumière, il voit Dieu, et en Dieu l’immuable, le nécessaire, le vrai, les idées, les causes éternelles[39]. »

Conformément à ces trois échelons du développement de son esprit, l’activité de l’homme se déploie dans la poursuite de trois buts : 1° l’influence sur le monde extérieur, — la sujétion de la nature avec ses forces à sa volonté et à son esprit, — ce que Lamennais réunit sous le nom de « l’Industrie » ; de là tous les métiers, les découvertes et les inventions innombrables et sans fin, car le but final de l’activité humaine dirigée par l’esprit sans bornes et sans limites, c’est la victoire de l’esprit sur tout ce qui est dans la nature, la délivrance de tout ce qui lui fait obstacle, la soumission toujours plus grande du temps, de l’espace et de la matière, jusqu’à complète union de la nature avec l’homme.

« … Ainsi par l’Industrie, par l’empire qu’il exerce sur la Nature contrainte d’obéir à ses volontés, l’homme s’assimile, pour user de ce mot, corporellement la création, il en fait comme une extension de son propre organisme[40]. »

« … Si l’homme se développait seulement dans l’ordre de l’utile, il ne différerait de l’animal que par la supériorité de ses instincts, et ne serait pas plus perfectible que lui ; car dans cet ordre même, le progrès en tant qu’indéfini, dépend de la raison et resterait sans elle fatalement renfermé, comme chez les êtres inférieurs, en des limites relatives à l’espèce entière, et que l’individu ne franchirait jamais. C’est à l’intelligence que l’homme doit le privilège de se perfectionner sans cesse, ainsi que le pouvoir toujours croissant qu’il exerce sur la Nature[41]. »

« … Totalement absorbé en elle, il ne pourrait réagir sur elle, la dompter, la soumettre à son empire, s’il ne s’élevait au-dessus d’elle par le don de l’intelligence. Et puisque là où elle n’est pas, tout a des bornes nécessaires et fixes, et que là où elle est, ces bornes disparaissent, elle a évidemment une relation naturelle et directe à l’infini… L’intelligence, dans ce qui la constitue radicalement, est la faculté de percevoir le vrai ou le nécessaire, l’invariable, l’absolu, c’est-à-dire de percevoir Dieu et les idées en Dieu. À l’instant où elle naît, elle engendre des besoins nouveaux, et par conséquent ouvre à l’homme une nouvelle sphère d’action. Mais le Vrai peut être perçu, soit immédiatement en lui-même, soit à travers le voile des choses extérieures ou des formes sensibles qui manifestent au sein de l’espace et du temps, les idées, les types, les modèles éternels de tout ce qui est. Le vrai ainsi perçu prend le nom du Beau, et le Beau est le Vrai manifesté dans une forme sensible. Dès que l’homme en a la vision, il s’unit à lui par l’amour et cherche à le reproduire dans ses œuvres, à y incarner l’exemplaire divin que contemple l’œil interne.

Voilà l’art, et l’art humain n’est qu’un rayonnement de l’art, si on peut le dire, de Dieu même[42]. »

La seconde sphère de l’activité de l’homme — activité créatrice répondant au sentiment, et ayant son prototype dans l’activité du Créateur — serait donc l’Art. L’Art comme imitation de l’activité du Créateur doit, nous l’avons vu, réunir dans ce qu’il crée le vrai et le beau ; il ne peut et ne doit donner la vérité pure et abstraite, mais doit se contenter de nous l’exprimer en une forme vive, concrète et belle. Inversement, une forme qui n’est pas l’incarnation d’une idée sublime et vraie, ne peut pas être de l’art ; ce n’en est qu’une imitation sans vie, ce n’est que lettre morte sans l’esprit qui vivifie. « L’art pour l’art est donc une absurdité ! Le perfectionnement de l’être dont il manifeste le progrès en est le but[43]. » L’art pour l’art n’a aucun droit à s’appeler « art », il ne porte en lui ni le sens ni la force de la vie, c’est une fleur stérile qui ne laisse après elle aucune trace. Le véritable art, c’est celui qui se tient au faîte des croyances, des connaissances, des idées et des acquisitions de l’esprit humain de son temps, qui en est pénétré, en un mot, qui est l’incarnation de la vérité en tant qu’elle est connue à l’époque donnée. Par conséquent il doit servir à exprimer les meilleures, les plus hautes tendances de l’époque. Mais l’art ne peut non plus jamais descendre jusqu’à une simple prédication, à un simple exposé de ces idées qui ne seraient pas dans la forme du beau. Ce n’est pas là sa sphère. « Or, les idées et leurs rapports purement intellectuels ne sont point du domaine de l’art. L’art implique l’idée, il est vrai, mais l’idée rendue saisissable aux sens[44]. » De même que l’action de l’homme sur la nature n’a pas de limite, mais progresse proportionnellement au développement de l’esprit humain, l’art n’a non plus aucune limite, mais avance toujours et doit nécessairement progresser en proportion du développement de l’humanité ; il serait absurde, insensé de vouloir l’arrêter et le comprimer dans la forme du passé. La forme sans l’esprit c’est la mort ; c’est pourquoi toutes les tentatives essayées pour faire retourner l’art à ses anciennes formes sont toujours restées sans succès : l’esprit qui les avait créées a vécu son temps, il est mort, et les idées et les croyances qui les avaient inspirées sont aujourd’hui ensevelies dans la poussière des siècles. Le but final de l’art, l’incarnation du Beau absolu, se trouve dans un avenir infiniment lointain. Et ce ne sera qu’alors que l’homme arrivera à la compréhension de l’absolument Vrai, à l’union, à la fusion avec l’Être Suprême. Déjà maintenant, dans la sphère circonscrite du beau relatif où l’homme se trouve, il passe devant lui quelques lueurs du vrai et, à chaque pas qu’il fait, il voit s’étendre le champ de la compréhension.

La troisième sphère de l’activité de l’homme — activité tendant à pénétrer la raison et la nature des choses et de la vérité pure, l’activité de l’esprit, — c’est la Science. Lorsque l’humanité aura parcouru entièrement cette sphère, ce cercle évolutif, vers lequel tend tout ce qui a vie, tout ce qui est créé, se fermera, et s’accomplira l’union complète et absolue avec l’Éternel, union qui n’aura pas de fin.

Ces thèses générales sont suivies chacune de leurs conclusions. En premier lieu, et avant tout, le travail n’est nullement une punition du péché originel, il est la cause, la condition absolue de tout progrès, « car le travail c’est l’action même, c’est dans l’universalité des êtres de tout ordre, l’exertion permanente de l’énergie interne par laquelle ils sont, le travail c’est la vie et le progrès de la vie ; et Dieu lui-même, au fond de son impénétrable unité, se réalise selon tout ce qu’il est par un travail éternel[45]. »

De là découle aussi pour la science la nécessité d’unifier toutes ses conquêtes et de les systématiser ; c’est là la seule voie qui puisse l’élever à la hauteur qui lui est due, en faire non un amas de connaissances inutiles et d’exercices stériles de l’esprit, mais le flambeau de l’humanité. (À ce sujet Lamennais énonce des idées qui ont servi plus tard de base à la classification des sciences d’Auguste Comte, et, d’autre part, il a pour les sciences presque littéralement les mêmes exigences qu’aujourd’hui Tolstoï.) De là aussi les rigoureuses obligations que Lamennais impose aux artistes.

« Les artistes aujourd’hui, les artistes véritables n’ont que deux routes à suivre. Ils peuvent, se renfermant en soi, individualiser l’art, en s’exprimant, pour ainsi dire eux-mêmes. Mais qu’est-ce qu’un homme dans l’humanité ? Qu’est-ce que sa pensée, son sentiment, ses impressions personnelles ? S’isoler de la sorte, c’est renoncer aux grandes inspirations, à éveiller des sympathies générales et profondes, à parler une langue entendue universellement ; c’est, dès lors, tout ensemble et détourner l’art de son but, le rétrécir, le fausser souvent, et se condamner à un oubli certain, car tout ce qui dure a une base plus large. Ils peuvent enfin, descendant au fond des entrailles de la société, recueillir en eux-mêmes la vie qui y palpite, la répandre dans leurs œuvres, qu’elle animera comme l’esprit de Dieu anime et remplit l’univers. Le vieux monde se dissout, les vieilles doctrines s’éteignent ; mais au milieu d’un travail confus, d’un désordre apparent, on voit poindre des doctrines nouvelles, s’organiser un monde nouveau ; la religion de l’avenir projette ses premières lueurs sur le genre humain en attente, et sur ses futures destinées : l’artiste en doit être le prophète[46]. »

Nous avons exposé dans la mesure de nos forces les principales idées de Lamennais dans son Essai de philosophie, et nous avons esquissé les principaux traits de l’évolution de son esprit dès les premiers pas de son activité littéraire jusqu’à sa mort, pour ne plus revenir sur ce sujet et ne plus avoir à en rendre compte lorsque nous les retrouverons plus loin dans les œuvres de George Sand. C’est ce qui nous permettra de nous borner à citer la source chaque fois que George Sand aura puisé aux doctrines du célèbre écrivain. C’est bien avec intention que nous nous sommes étendu sur la personnalité et l’œuvre de Lamennais en même temps que nous avons montré l’évolution de l’idéal artistique et social de Liszt, car c’est par Liszt que Lamennais a fait la connaissance de George Sand, et c’est encore Liszt qui, en 1835 déjà disciple et ami intime de l’illustre abbé, a aidé George Sand à comprendre et à s’assimiler sa doctrine. Voilà pourquoi nous allons nous permettre de revenir sur la part que Lamennais a eue dans la vie de Liszt.

Comme nous l’avons vu, Liszt trouva en Lamennais un homme qui le comprenait, le soutenait et sympathisait avec ses idées, ses tendances et ses convictions les plus intimes. La foi ardente et profonde de cet ancien champion du catholicisme et du régime monarchique, devenu leur ennemi acharné, — religiosité trop vaste et trop profonde pour se laisser enserrer dans le cadre de n’importe quelle religion dogmatique ; la défense hardie de ses convictions allant jusqu’au sacrifice et à l’oubli de soi-même ; la lutte contre les institutions qu’il croyait nuisibles ; son incorruptibilité à toute épreuve ; la chaleur avec laquelle il accueillait les idées démocratiques ; ses tendances vraiment chrétiennes ; ses exigences rigides envers l’art et les artistes au nom de ces mêmes tendances ; sa sombre éloquence enflammée — tout cela charma Liszt et le subjugua. D’un autre côté, la similitude de leurs convictions et de leurs tendances rapprocha bientôt le jeune pianiste du vieil abbé, et leurs rapports prirent rapidement la forme d’une piété filiale et d’une tendresse toute paternelle. Grâce à Lamennais, les idées artistiques, sociales et religieuses de Liszt se fixèrent définitivement et prirent cette direction idéale et chrétienne qui dès lors ne varia plus chez l’artiste. C’est aussi Lamennais qui contribua à affranchir les croyances de Liszt d’une soumission trop absolue aux dogmes de la hiérarchie ecclésiastique. « Il fut le premier, — dit Lina Ramann, — à expliquer à Liszt l’immense différence qu’il y a entre la religion et l’Église. L’artiste comprit alors que les deux institutions sont deux conceptions différentes, pouvant en pratique être diamétralement opposées, quoique se touchant de près, comme le fond et la forme. Cette compréhension devint encore plus claire chez Liszt quand il vit que Lamennais, ce catholique croyant et fervent, venait d’être excommunié. Toutes les sympathies de Liszt furent pour l’ami paternel ; désenchanté connue celui-ci, il se détourna de l’Église. » Dans le second volume de ses œuvres (article : Zur Stellung der Künstler) on trouve des attaques violentes, remplies de colère et de fiel contre l’Église romaine, attaques qui rivalisent avec celles de Dante. En un mot, on peut dire que c’est Lamennais qui « consacra cette liberté que Liszt garda toujours vis-à-vis de tous les pouvoirs ».

La conséquence pratique des idées saint-simoniennes et de son amitié avec Lamennais se fait remarquer dans une série d’articles littéraires sur la question de l’instruction musicale des masses, sur la nécessité de fonder pour le peuple des sociétés chorales, de donner des concerts populaires, etc., etc. Liszt resta également fidèle aux idées qui ne furent exposées par Lamennais que plus tard, dans les quatre volumes de l’Esquisse d’une philosophie, mais qui furent déjà discutées dans leurs conversations de 1832-35. Il ne cessa non plus de regarder sa vocation comme sacrée, envisageant son art, non comme un moyen d’arriver à la célébrité, de briller, d’amuser le public (ce qu’il avait dû faire dans sa jeunesse dans ses tournées artistiques), mais comme le moyen de contribuer à la solution des plus hauts problèmes qui travaillent l’humanité.

Bien plus, il fut le premier des artistes qui commença à secourir les pauvres, les malheureux, en leur abandonnant le produit de la recette de ses concerts. Ainsi, en 1837, il donna à Lyon un concert au profit des ouvriers qui souffraient de la famine, à la suite d’une grève. Avant cela déjà il avait fait preuve de compassion sympathique envers les malheureux Lyonnais, qui avaient beaucoup souffert après leur révolte de 1834. Il avait composé à cette occasion, une pièce pour piano Lyon, qui avait pour épigraphe le mot d’ordre des socialistes de l’époque :

    Vivre en travaillant,
    Mourir en combattant

Cette pièce était dédiée à M. F. de L. c’est-à-dire Monsieur Félicité de Lamennais ; c’était la consécration de leur union amicale sur le terrain des sympathies sociales.

On voit par tout ce que nous venons de dire que ce fut vers 1835 ou à peu près, que finit pour Liszt la période préliminaire, la période de fermentation, de luttes. Il commença dès lors d’une manière toute consciente son sacerdoce artistique et voulut mener une vie répondant aux exigences et aux devoirs que son art lui imposait. Mais, presque au moment où il prenait ses bonnes résolutions, une passion qui devint pour lui une difficulté, une entrave, vint fondre sur sa vie, et l’empêcha de suivre en paix la voie dans laquelle il était entré. Cette passion éclata sous la figure de la svelte comtesse Marie d’Agoult, née de Flavigny, une apparition diaphane, éthérée, une vraie déesse. C’était une femme aux cheveux d’or, aux yeux bleus, idéalement belle, douée d’un grand esprit, instruite, ravissante sous tous les rapports : la Diane des salons de Paris. L’adorable comtesse était moitié Allemande, moitié Française, sa mère étant la fille d’un banquier de Francfort, Bethmann, et son père le fils d’un émigré français. Elle avait reçu une éducation et une instruction excellentes, avait beaucoup de lecture et parlait plusieurs langues. Elle avait épousé sans amour un représentant de l’ancien régime, le comte d’Agoult, homme de bonnes manières, de tous points correct et honorable, dans la société duquel elle s’ennuyait néanmoins. Elle se mit à chercher des distractions ; mais bientôt blasée de ses succès mondains, de ses triomphes, elle voulut trouver quelque chose d’autre qui l’intéressât davantage. Elle se prit de passion pour différentes idées, pour les doctrines alors en vogue, surtout pour les hommes en renom, et ayant rencontré le jeune Liszt, elle tomba passionnément amoureuse de lui ; elle avait trouvé la diversion qu’elle cherchait. Liszt, tout en payant cet amour de retour, n’avait pas la moindre idée de porter le trouble dans le ménage de la comtesse, mais Marie d’Agoult ne pensait pas comme lui. Était-ce chez elle un entraînement sincère ou ce désir, qui pesait constamment sur elle, de jouer dans le monde un rôle extraordinaire, de paraître avant tout ? Toujours est-il qu’un beau jour elle quitta son mari et sa petite fille, et donna le spectacle d’une héroïne sacrifiant tout à son amour sublime.

Malgré toutes les prières de Liszt et les exhortations de Lamennais, elle partit pour la Suisse, et il ne resta d’autre parti à prendre pour son ami le musicien que d’aller l’attendre à Genève ; il ne pouvait répondre au « sacrifice » qu’elle lui faisait qu’en se sacrifiant lui-même.

Nous sommes loin d’ajouter une foi entière à tout ce que l’on trouve sur la comtesse d’Agoult dans la biographie de Liszt. Faisons remarquer avant tout que ce qui concerne cette histoire romanesque a été écrit sur le dire de l’abbé Liszt qui a dû, même sans le vouloir, parler en termes très sévères de ses entraînements et de ses péchés de jeunesse ; tout cela raconté aussi par lui lors de sa liaison avec une autre grande dame, la princesse Wittgenstein, dont il devait éviter d’exciter la jalousie rétrospective en racontant ses anciennes amours et sa bonne fortune d’antan. De plus, Lina Ramann a écrit ces pages d’après les racontars d’un ex-amant ; et ne sait-on pas qu’il n’y a personne d’aussi injuste envers leurs idoles d’autrefois que les ex-amants ou les ex-maîtresses ? Nous devons cependant reconnaître, pour être juste nous-même, qu’il y a une grande part de vrai dans ce que Lina Ramann avance quand elle nous parle de la pose perpétuelle de la comtesse d’Agoult et de la duplicité de sa nature, qui, lorsqu’elle demanda un jour à Liszt quel titre elle devait donner à ses Souvenirs, amenèrent le musicien furieux à lui crier : « Poses et Mensonges ! » Il est également vrai qu’elle avait un amour-propre excessif, qu’elle était ambitieuse, phraseuse. Toujours, elle a voulu jouer un rôle quelconque, tantôt celui d’une « femme passionnée », tantôt celui d’une nymphe Égérie, inspirant le génial compositeur, qui n’avait certes nul besoin de cette inspiration, ou bien encore le rôle de « femme philosophe ». Ce n’est pas non plus sans raison qu’il a été dit que dans cette nature, en apparence froide et au fond passionnée, il y avait deux traits bien caractéristiques : une imagination exaltée et une ambition sans mesure. Malgré tous ces défauts, la comtesse d’Agoult fut, sans contredit, une femme absolument remarquable par son esprit, — un esprit sceptique et varié, embrassant tout, sachant comprendre et approfondir les idées et les doctrines les plus contraires ; ce fut aussi une curieuse, avide de savoir, enfin un écrivain hors ligne. On en a pour preuves toute la série des œuvres variées qu’elle nous a laissées, à commencer par Nélida, roman passionnel (1845), jusqu’aux trois volumes de son Histoire de la Révolution de 1848 (1851), aux Lettres républicaines, et à ses Pensées, réflexions et maximes (1849), si élégantes et si profondes. Toutes ses œuvres ont paru sous le pseudonyme de Daniel Stern.

Lorsque George Sand, au printemps de 1835, arriva à Paris pour rejoindre Michel de Bourges, elle y retrouva Liszt, avec qui elle avait rompu si brusquement au mois de janvier de la même année, pour calmer la jalousie d’Alfred de Musset. George Sand avait alors écrit franchement à Liszt, qu’à son grand regret, ils ne devaient plus se voir, qu’il devait même ignorer où elle allait pour que « quelqu’un » ne s’agitât pas à propos de leur amitié qui venait de naître[47]. Liszt apprit avec beaucoup d’indulgence cette bizarre exigence de Musset. Il fit du reste preuve de beaucoup de bonhomie durant toute cette histoire. Voici par exemple une lettre inédite de Liszt à George Sand, écrite au moment où celle-ci se débattait encore dans les affres de sa passion, et certainement avant la lettre du 19 janvier 1835, mentionnée plus haut[48] :

« Je crains bien, Madame, que ce mieux dont vous tirez presque vanité, ne soit de bien courte durée ; peut-être même n’est-ce qu’une réaction organique contre des souffrances intolérables ; si je n’avais été arrêté en chemin par l’idée de vous déranger ou de vous incommoder mal à propos, vous auriez eu l’ennui de m’entendre préluder plus d’une fois sur votre piano. Me serait-il permis d’espérer qu’à votre retour vous voudrez bien encore me compter au nombre des cinq ou six personnes que vous recevez assez volontiers les jours de pluie ?… Il m’aurait été bien agréable de n’être pas refusé par vous dimanche, mais je n’en garde que le chagrin sans aucune rancune ; d’ailleurs, c’est une occasion qui se reproduira une autre fois et mieux.

« Veuillez bien agréer, Madame, l’assurance de mon respectueux et sincère dévouement.

« F. Liszt. »

Il donna également à cet égard une preuve de sa bonhomie, en retournant avec plaisir en avril 1835 chez George Sand, et en lui amenant même dans son petit logement du cinquième son souffreteux ami Lamennais.

Bientôt après George Sand, certainement initiée au secret de l’amour romanesque de Liszt, fit la connaissance de la comtesse d’Agoult. George Sand, semble-t-il, avait été attirée par le désir de voir de près une femme qui avait agi comme les héroïnes de ses romans, et Marie d’Agoult, de son côté, voulait connaître celle qui les avait écrits.

La « Péri à robe bleue », si elle ne descendit pas du ciel[49], daigna du moins de ses petits pieds aristocratiques, grimper jusqu’au galetas poétique où régnaient bruyamment et sans façon aucune : Michel, Guéroult, Arago et plusieurs autres amis de l’auteur d’André, lequel venait de paraître, amis qui, berrichons ou parisiens, étaient loin d’être des aristocrates. Il semble que les deux femmes ont fait connaissance un peu avant cette première visite de la comtesse d’Agoult chez George Sand, mais on ne peut en préciser ni le temps ni le lieu. M. Rocheblave dans son étude fort intéressante sur cette « amitié romanesque[50] », dit que ces dames se virent pour la première fois au théâtre, et qu’elles dînèrent ensuite chez la vieille mère de Liszt, mais il ne cite aucune preuve pour confirmer son opinion. En général, l’étude qu’il nous a donnée est très curieuse au point de vue psychologique, on y trouve en outre les réponses de la comtesse aux lettres de George Sand ; mais elle est fort inexacte, quant à l’ordre historique et chronologique. On peut même dire que sous ce rapport ce travail est rempli d’erreurs grossières. Ainsi, par exemple, M. Rocheblave, qui fait remarquer non sans raison que les lettres de George Sand imprimées dans la Correspondance sont souvent antidatées et parfois même composées arbitrairement de fragments de lettres se rapportant à différentes époques, ne s’est cependant pas donné la peine de contrôler les manuscrits qu’il avait entre les mains, avec toutes les données et les faits déjà connus, et précis. Et qu’en est-il résulté ? C’est que tout en ayant eu entre ses mains les réponses de la comtesse d’Agoult, il a complètement brouillé les lettres de George Sand, et il a si bien fait qu’on ne peut tirer aucune ressource biographique de son article. Grâce au gâchis qui y règne, nous voyons George Sand aller en Suisse à deux reprises différentes, en 1835 (?) et en 1836. L’épisode de son séjour à Genève, de la course à Chamounix, etc., il le rapporte à l’automne de 1835, alors que George Sand passa, en réalité, cet automne à Nohant et à Paris, après son séjour dans la « maison déserte « de Bourges, et la fin de l’automne et l’hiver à La Châtre. C’est pourquoi elle pouvait dire dans une lettre du commencement de cet hiver à la comtesse Marie que le procès commencé l’empêchait de se rendre maintenant à Genève, etc. C’est pour cette même raison que Liszt pouvait, dans sa première Lettre d’un Bachelier ès musique, datée de Genève, 23 novembre 1835[51], reprocher à George Sand que « dans sa fraternelle épître, qu’il avait trouvée sur sa table au retour d’une longue excursion dans les montagnes, elle semblait rétracter la promesse qu’elle lui avait faite de venir bientôt les rejoindre en Suisse »… Il pouvait aussi lui dire : « Combien j’aimerais pourtant vous attirer, vous, le plus capricieux et le plus fantasque des voyageurs, de ce côté du noir Jura… Mais que puis-je vous dire, pour ébranler votre curiosité à ce point qu’elle triomphe de votre paresse ? Il ne m’a pas été donné, dans mes courses alpestres, de pénétrer les trésors de la neige… La république musicale, déjà créée dans les élans de votre jeune imagination, n’est encore pour moi qu’un vœu… Votre mansarde est meublée et prête à vous recevoir et mon piano en nacre de perles, muet depuis près de trois mois, n’attend que vous pour faire retentir les montagnes d’alentour d’échos discordants »… Et en l’été de 1836, répondant à une phrase d’une lettre de George Sand, où elle disait qu’elle avait beau faire, elle ne serait pas libre avant les vacances, Liszt écrivait encore :

« Cher George,

« Par la même raison que nous avons attendu onze mois nous vous attendrons encore un mois de plus. »

Enfin, nous trouvons sur une feuille volante, dans l’un des calepins de George Sand, les dates suivantes, sûrement données par elle à Michel lors de son procès en séparation : « 1835. À Paris, la fin de juillet ; revenue à Nohant le 6 août ; Michel vient le 8. Je le reconduis à Châteauroux. Reviens à Nohant jusqu’au 1er septembre ; tout septembre à Paris ; revenue ici le 30… » Donc, en 1833, George Sand ne quitta pas la France, et M. Rocheblave a commenté erronément plusieurs lettres. Il serait certainement du plus haut intérêt de voir paraître cette correspondance entre les deux femmes écrivains, mais revue à nouveau, et les lettres remises à leurs dates véritables, dans leur ordre chronologique et accompagnées d’annotations bien vérifiées. Donc, tout en conseillant à tout le monde de lire l’article de M. Rocheblave comme une étude psychologique très intéressante, nous recommandons à tout lecteur de ne pas consulter cet ouvrage comme document, et de se souvenir avant tout et une fois pour toutes que : En 1835 George Sand n’est nullement allée voir Liszt à Genève.

Mais retournons au printemps de 1835. La curiosité avait donc porté Mmes Dudevant et d’Agoult à se voir et à se connaître. On sait que les femmes deviennent souvent amoureuses rien que par curiosité. George Sand et Mme d’Agoult devinrent simplement amies pour cette même raison ; car, au fond, il n’y avait rien de commun entre elles. L’une était une nature tout d’une pièce, ardente, artiste ; l’autre une nature double, plutôt réflexe et ambitieuse. L’une était habituée à vivre en pleine liberté, l’autre à trôner dans les salons. La seconde, selon l’expression de Liszt, ne se sentait à l’aise que dans des robes de mille francs, la première n’était véritablement contente que lorsqu’elle se voyait avec une blouse de toile bleue et des bottes d’homme. Celle-là, quoique s’étant « abaissée » jusqu’à aimer un pianiste, n’oublia cependant jamais la haute position qu’elle avait occupée faubourg Saint-Germain ; celle-ci, quoique « cousine » de Charles X, parla toujours le plus volontiers de l’origine plébéienne de sa mère, et n’oublia jamais de rappeler qu’elle n’appartenait à aucun autre pays que la verte Bohême, la patrie de la liberté et des artistes. Inutile de prolonger davantage la comparaison entre les deux femmes. On trouve dans le livre de Lina Ramann ample matière à faire de ces comparaisons, ad infinitum.

La correspondance, les œuvres et le sort ultérieurs des deux écrivains sont d’ailleurs assez significatifs par eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, en 1835, elles s’imaginaient être devenues amies, et elles passèrent plusieurs années dans cette erreur jusqu’au moment où elles se brouillèrent enfin, à l’occasion de l’amour de Chopin pour George Sand, amour que l’ambitieuse comtesse, habituée à primer et à triompher sur tous, ne pouvait pardonner. À cette occasion il devint de toute évidence que pendant tout le temps de cette prétendue amitié il n’y avait que George Sand qui s’y fût sincèrement livrée, que Mme d’Agoult avait toujours joué jeu double, tant avec George Sand qu’avec elle-même ; elle agissait en catimini, au lieu de s’exprimer franchement, elle avait toujours quelque chose de caché in petto. L’ambition, l’envie, la jalousie par rapport à « la gloire de Miltiade » couvaient dans son cœur, en même temps qu’elle écrivait à son amie de tendres lettres, ou lorsqu’elle vivait côte à côte avec elle à Genève, à Nohant ou à Paris. Nous devons avouer que quant à George Sand nous n’attribuons aucune importance à cette amitié, bien plus belle et plus tendre sur le papier que dans les entrevues que les deux femmes eurent ensemble. Si sa soi-disant amitié envers George Sand fit de la blonde comtesse un bon écrivain (« sans Lélia il n’y aurait pas eu de Nélida », répétait souvent Liszt, voulant dire par là que si la comtesse d’Agoult s’était faite écrivain, ce n’était nullement par goût et par vocation, mais uniquement par amour-propre et jalousie), cette amitié n’eût aucune action sur le talent de George Sand. Il en fut autrement de Liszt. Comme nous aurons encore à parler plus tard de l’influence mutuelle qu’ils exercèrent l’un sur l’autre, revenons au récit chronologique des événements qui se sont passés en 1835.




  1. Une petite abeille volait diligemment çà et là, recueillant le doux
    suc des fleurs.
  2. « Mais le poison je l’y laisse. »
  3. Nous nous permettons de citer quelques fragments des pages de Renan si profondément senties et si belles dans leur simplicité, pages dédiées à George Sand dans ses Feuilles détachées, et qui sont, selon notre opinion à nous, avec l’article de Dostoïevsky et le discours de Victor Hugo, ce qu’il y a de mieux dans tout ce qui a été écrit sur George Sand. Touché de ce que les dernières pages de George Sand eussent trait à lui, de ce qu’il avait été « le dernier à faire vibrer cette âme sonore, qui fut comme la harpe éolienne de notre temps », Renan dit : « Elle eut le talent divin de donner à tout des ailes, de faire de l’art avec l’idée qui pour d’autres restait brute et sans forme… un instrument d’une sensibilité infinie était en elle ; émue de tout ce qui était original et vrai, répondant par la richesse de son être intérieur à toutes les impressions du dehors, elle transformait et rendait ce qui l’avait frappée en harmonies infinies. Elle donnait la vie aux aspirations de ceux qui sentirent, mais ne surent pas créer. Elle fut le poète inspiré qui revêtit d’un corps nos espérances, nos plaintes, nos fautes, nos gémissements. Ce don admirable de tout comprendre et de tout exprimer était la source de sa bonté. C’est le trait des grandes âmes d’être incapable de haïr. Elles voient le bien partout et elles aiment le bien en tout… Sa vie, passée malgré les apparences dans une paix profonde, a été tout entière une recherche ardente des formes sous lesquelles il nous est permis d’admirer l’infini… Mme Sand traversa tous les rêves, elle sourit à tous, crut un moment à tous ; son jugement pratique put parfois s’égarer, mais comme artiste elle ne s’est jamais trompée. Ses œuvres sont vraiment l’écho de notre siècle. On l’aimera… quand il ne sera plus, ce pauvre xixe siècle que nous calomnions, mais à qui il sera un jour beaucoup pardonné. George Sand alors ressuscitera et deviendra notre interprète. Le siècle n’a pas ressenti une blessure dont son cœur n’ait saigné, pas une maladie qui ne lui ait arraché des plaintes harmonieuses. Ses livres ont les promesses de l’immortalité, parce qu’ils seront à jamais le témoin de ce que nous avons désiré, pensé, senti, souffert… »
  4. M. Rocheblave, dans sa spirituelle préface aux Pages choisies de George Sand (Paris, 1894, Lévy), est tout à fait dans le vrai en faisant remarquer que ce ne sont pas tant les idées de telle ou telle personne qu’elle prêchait dans ses œuvres, mais les idées générales de l’époque, qui planaient pour ainsi dire dans l’air. Puis il ajoute : « On a parlé de la réceptivité de George Sand, et avec raison. La faculté de s’assimiler et de transformer, tenait chez elle du prodige. Recevoir vite et rendre dix pour un était pour elle comme une fonction naturelle. Mais on n’a pas assez pris garde qu’elle savait repousser aussi fortement qu’elle savait attirer. Son cerveau, comme un vigoureux organisme, élimine dès l’abord tout ce qu’il ne peut convertir en nourriture. »
  5. Histoire de ma vie, vol. IV, p. 207.
  6. Voir Étude sur les dédicaces et les ex-dono, par M. Alexis Martin (Baur, 1877, in-8o), ainsi que l’article Quelques dédicaces inconnues dans le Livre moderne, t. I, p. 15.
  7. Voir la remarquable lettre de Sainte-Beuve du 10 mars 1833, publiée dans l’ouvrage de M. de Spoelberch. Il est très curieux de comparer cette lettre avec le fragment de l’article de Sainte-Beuve sur Lélia, du 18 mai de la même année, que nous avons donné en note au chapitre vii.
  8. Voir entre autres sa lettre de juillet 1833.
  9. Elle écrit dans son journal : « C’est trop affreux ! Je ne peux pas croire cela ! Je vais y aller ! J’y vais ! — Non ! — Crier, hurler, mais il ne faut pas y aller. Sainte-Beuve ne veut pas… »
    Et Sainte-Beuve lui-même écrivait à ce moment sur une carte de visite, à Musset : « Je venais vous voir pour vous prier de ne plus voir ni recevoir la personne que j’ai vue ce matin si affligée. Je vous ai mal conseillé en voulant vous rapprocher, trop vite du moins. Écrivez-lui un mot, mais ne la voyez pas, cela vous ferait trop de mal à tous les deux. Pardonnez-moi mon conseil à faux. »
  10. — Voir ch. vii, p. 410.
  11. À cette même époque, elle répétait ceci sur tous les tons à son ami Rollinat dans les Lettres d’un voyageur, et surtout dans celle où se trouve le portrait du juste, extrait d’un de ses cahiers de jeunesse ; elle y pleure amèrement son orgueilleuse confiance en elle-même qui l’a conduite à de si cruelles chutes.
  12. Voir ch. iv, p. 189, et ch. vii, p. 410.
  13. Ces lignes et celles qui suivent répètent donc presque dans les mêmes termes ce que George Sand dit à Rollinat dans la quatrième Lettre d’un voyageur par rapport aux causes qui la font songer au suicide.
  14. C’est-à-dire le célèbre Almanach du bonhomme Richard, l’œuvre la plus populaire de Benjamin Franklin, qui est comme le code de tous ses enseignements moraux et pratiques. On voit par une lettre inédite de Jules Néraud, que Mme Sand avait lu également la Biographie de Franklin en plusieurs volumes.
  15. Louis Blanc, Histoire des dix ans (1841-1844, 3 vol. in-8o.)
  16. Histoire, vol. IV, ch. vii, viii et ix, p. 315-374.
  17. Voir les lettres publiées dans la Correspondance des 31 juillet, 7 septembre, 27 octobre, 22 novembre 1830, la lettre à Mme Saint-Agnan datée : « fin de septembre ou commencement d’octobre 1830 » (la Revue Encyclopédique, 1891,) et les lettres de 1831 à son mari en partie inédites, en partie publiées dans le Cosmopolis de 1896 et dans le livre du vicomte de Spoelberch.
  18. Adolphe Guéroult, homme politique, journaliste et économiste, naquit en 1810 à Radepont, et mourut à Vichy en 1872. Il collabora au Globe, au Temps, au Journal des Débats, à la République, à la Presse et fonda l’Opinion nationale. Il fut chargé de plusieurs missions diplomatiques en Espagne, fut consul au Mexique, à Jassy, entra au Crédit mobilier, grâce à ses relations d’antan avec les saints-simoniens, fut d’abord un adversaire de l’Empire, fit ensuite la paix avec lui et devint partisan de la « démocratie césarienne ».
  19. Maxime Ducamp. Souvenirs littéraires, Deuxième partie. (Revue des Deux-Mondes, 15 mai 1882), p. 247.
  20. Voir la lettre à son mari, de février 1831 (Cosmopolis, février 1897).
  21. Voir la Correspondance, t. I, p. 293-297.
  22. Cette lettre datée, dans la Correspondance, t. I, p. 353-358, de mars 1836 se rapporte en réalité au moment où George Sand fit la connaissance de Michel de Bourges, c’est plutôt « avril 1835 » qu’il faudrait y mettre.
  23. Histoire de ma Vie, t. IV, p. 319.
  24. Dans le n°VII des Lettres d’un voyageur adressé à Liszt, George Sand décrit d’une manière humoristique cet épisode : « Vous souvenez-vous d’Everard… et de mon frère Emmanuel (Arago) qui me cachait dans une des vastes poches de sa redingote pour entrer à la Chambre des Pairs et qui, en rentrant chez moi, me posait sur le piano en vous disant : « Une autre fois vous mettrez mon cher frère dans un cornet de papier, afin qu’il ne dérange pas sa chevelure… » (Lettres d’un voyageur, p. 228-230, édition Lévy.)
  25. Histoire de ma Vie, t. IV, p. 334.
  26. Charles Didier, écrivain français et collaborateur de la Revue des Deux-Mondes, naquit à Genève en 1805, et mourut à Paris en 1864. Outre la susdite revue, il collabora encore au National, au Monde de Lamennais, etc. Il avait beaucoup voyagé, rempli des missions diplomatiques (entre autres en Pologne). Vers la fin de sa vie il perdit la vue. Ses écrits ont pour la plupart parus d’abord dans la Revue des Deux-Mondes. Ses œuvres les plus connues sont : Rome souterraine et les Lettres sur l’Espagne.
  27. On a omis dans la Correspondance de George Sand tous les passages se rapportant à Michel. C’est ainsi qu’à la page 20 du tome II on devrait lire (nous mettons en italiques les passages tronqués) : « Je suis maintenant avec mes enfants dans la chère Vallée Noire. Michel est en prison à Bourges. J’ai vu Mme Liszt la veille de mon départ de Paris et je l’ai embrassée pour son fils et pour moi. Je n’ai plus vu personne de nos connaissances. Occupée à soigner le vieux républicain plus malade que jamais, je n’étais presque jamais chez moi. J’ai vu une fois Emmanuel, qui m’a chargée de le rappeler à votre amitié, et qui m’a questionnée avec intérêt sur votre compte. On dit que notre cousin Heine s’est pétrifié en contemplation aux pieds de la princesse Belgiojoso. Sosthènes (de la Rochefoucauld, ami de Liszt et de George Sand) est mort ou il s’est reconnu dans un passage de la lettre imprimée, car je ne l’ai pas revu depuis ce temps-là. Moi, je me porte bien, je suis bête comme une oie ou comme Sosthènes. Je dors douze heures, je ne fais rien du tout… » etc., ainsi qu’il est imprimé. (Lettre du 18 août 1836 à Franz Liszt.)
    Dans l’Histoire de ma Vie, George Sand raconte aussi qu’elle avait soigné le vieux républicain une année auparavant, en 1835.
  28. Voir la lettre à Planet déjà citée, où George Sand raconte que Michel la déclarait digne d’être guillotinée.
  29. Marche au supplice de la « Symphonie fantastique, épisode de la vie d’un artiste ».
  30. Voir plus haut ce que nous avons dit par rapport à ce drame.
  31. Célèbre violoniste et violoncelliste non moins célèbre de l’époque.
  32. On trouve dans le volume édité par La Mara des Lettres à Liszt (Briefe hervorragender Zeitgennossen an Franz Liszt), quatre lettres inédites de George Sand, la première est datée de « Paris 9 mai 1834 ». Pourtant en mai 1834, George Sand était à Venise. Cette lettre doit donc probablement dater de mai 1833. On voit par cette lettre qu’alors ils ne s’étaient pas encore vus.
  33. Dans un article de la « Augsburger Zeitun », Henri Laube avait rapporté quelques phrases de Henri Heine à ce sujet. Plus tard, Heine protesta dans sa Lutèce contre sa propre affirmation ; il dit : « An dieser prahlerisen Wanze hat Lelia nie Geschmack gefunden und sie tolerierte dieselbe nur manchmal in ihrer Nähe weil sie gar zu zudringlich war… ». Ce que nous préférons ne pas traduire.
  34. Le sort de cette noble femme fut fort triste et bien triste aussi la rencontre, quinze ans plus tard, de ces deux êtres jadis pleins d’espoir et d’amour, mais alors brisés et désillusionnés par la vie. C’est sous l’impression de cette douloureuse et vaine rencontre que Liszt écrivit sa romance poétique : « Ich möchte hingehn wie der Morgenstrahl. »
  35. Lina Ramann. Livre cité.
  36. Comme on le sait, les Saint-Simoniens formulaient ainsi leur doctrine : toute réforme sociale doit avoir pour base « le développement physique, moral et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », car la société doit reposer, non sur des principes d’inégalité et sur des privilèges établis en faveur d’un sexe contre l’autre, ni sur la prépondérance de certaines classes, et de certaines conditions sociales sur les autres, mais sur le principe du travail général et obligatoire. Dans cette nouvelle société, l’aristocratie sera représentée par ceux qui suivent l’une des trois voies conduisant l’humanité vers l’idéal : les artistes, les savants, les industriels ; de là, l’aristocratie de l’esprit ; de là aussi, la célèbre formule : « à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. » La propriété, l’hérédité, l’esclavage de la femme seront abolis ; on fondera des associations ouvrières pour réunir les efforts communs pour le bien général ; enfin, on reconnaîtra la légitimité des jouissances physiques à l’égal de celles de l’esprit, et on adorera la beauté à l’égal du génie, car tous les deux émanent de Dieu.
  37. Tel le chapitre xxvii (absolument semblable à ce que L. Tolstoï a dit dans le Figaro sur le service militaire) ; tels aussi les chapitres xxxv, xxxvi, xxxvii. Mais en général, ce livre, qui a fait autrefois tant de bruit — cette improvisation sombre, parfois vraiment dantesque ou prophétique, pleine de pages toutes poétiques, de paraphrases de psaumes, d’invocations républicaines — est aujourd’hui vieilli et n’attire plus guère l’attention que par son style et la force de son inspiration. Tous les lettrés en connaissent presque par cœur le célèbre chapitre xiii, ainsi que les chapitres xx et xxxvi, qui certes, n’entreront cependant jamais dans un recueil de « pages choisies » !
  38. Esquisse d’une Philosophie ; Paris, Pagnerre, 1840 (4 volumes).
  39. Esquisse d’une Philosophie, vol. III, seconde partie : De l’homme ; livre vII — Industrie ; livres VIII et XIX. — L’art. p. 70.
  40. Ibidem, p. 477.
  41. Esquisse d’une Philosophie, vol. III.
  42. Page 472.
  43. Page 134.
  44. Page 348.
  45. Page 24.
  46. Page 272.
  47. Cette lettre de George Sand, se trouve dans le livre de La Mara : Briefe hervorragender Zeitgenossen au Franz Liszt, et est datée, d’après elle, du 19 janvier 1835.
  48. Toutes les lettres de Liszt que nous donnons dans les chapitres X, XI, et XII sont inédites.
  49. Expression de George Sand, que l’on trouve dans la septième Lettre d’un voyageur, adressée à Liszt. Nous avons déjà reproduit ce passage de cette lettre dans laquelle George Sand parle de tous ceux qui, pendant le procès d’avril, ont visité son modeste logement quai Malaquais.
  50. « Une Amitié romanesque ; George Sand et Mme d’Agoult, » par M. Rocheblave (Revue de Paris, 15 décembre 1894).
  51. Les Lettres d’un Bachelier ès musique ont été imprimées entre 1835 et 1837 dans la Revue et Gazette musicale de Paris, et trois d’entre elles sont adressées à George Sand : la 1re « intitulée Lettre d’un voyageur (sic) à M. George Sand, fut imprimée dans la Revue et Gazette musicale de Paris, n° 49, p. 397 (1835) : la 2e, intitulée : Lettre d’un bachelier ès musique à un poète voyageur et datée de « Paris, janvier 1837 », fut imprimée dans le n° 7 de la 4° année (1837) de cette revue, p. 53. La 3e, simplement intitulée Lettre d’un bachelier ès musique, parut dans le n° 29 de cette même année, p. 239.