George Sand, sa vie et ses œuvres/1/5

Plon et Nourrit (1p. 205-308).


CHAPITRE V[1]

(1825-1831)


Mort de la grand’mère. — Vie pénible à Paris. — Le Plessis. M. Dudevant. — Bonheur. — Premiers troubles et premiers chagrins. — Voyages. — Les Pyrénées. Aurélien de Sèze et Zoé Leroy. Vie à Nohant et à la Châtre. — Luttes intimes. — Recherches d’un métier. — Départ pour Paris.

Dans la nuit du 25 décembre 1821, à l’aube, aux sons des cloches de Noël, mourut Marie-Aurore Dupin de Francueil, l’aïeule d’Aurore Dupin. Cette mort amena de grands changements dans la vie et le sort de la future George Sand. Aussitôt s’ouvrit la question de savoir à qui serait confiée la tutelle de la jeune fille qui avait alors dix-sept ans. Mme  Dupin, soucieuse de l’avenir de sa petite-fille, désirait la marier de son vivant, et rêvait pour elle, cela se comprend, un beau parti, en lui faisant épouser un homme bon, riche et de son monde. Mais, comme Sophie Dupin, la mère de la jeune fille n’avait agréé aucun des partis que proposait l’aïeule, et que, d’ailleurs, Aurore était encore trop jeune pour être mariée, les choses en étaient restées à l’état de projet. Sentant sa fin approcher, la vieille Mme  Dupin s’inquiétait en pensant que sa petite-fille resterait seule dans la vie, sans guide pour la diriger et sans tuteur pour la protéger. Longtemps encore avant sa dernière maladie, elle avait exprimé le désir formel que la tutelle ne fût confiée en aucun cas à Sophie. Elle avait toute raison, comme nous l’avons vu, de s’opposer à ce choix qui paraissait cependant naturel. Elle voulut se précautionner contre tout événement. Elle eut un entretien avec Aurore. Elle lui mit sous les yeux combien ses intérêts, ses habitudes, ses idées différaient des intérêts et des idées de sa mère, et elle lui démontra qu’elles ne pourraient jamais vivre ensemble. Elle fit venir à Nohant le plus proche parent d’Aurore du côté paternel, le petit-fils de son défunt mari, le comte René de Villeneuve[2], et, après avoir causé avec lui, elle fit insérer dans son testament une clause déclarant qu’après sa mort, ce serait lui, René de Villeneuve, et sa femme, qui seraient chargés de la tutelle de la jeune fille. Par ce testament, Mme  Dupin laissait à Aurore, son unique héritière en ligne directe, tous ses biens, meubles et immeubles, qui comprenaient la terre et le château de Nohant, une maison à Paris (portant le nom de l’Hôtel de Narbonne et qui se trouvait dans la rue de la Harpe, où passa plus tard le boulevard Saint-Germain), et des valeurs d’État ; le tout formant un capital total de 500.000 francs. Aurore devait là-dessus faire une rente viagère à sa mère, à Deschartres et à quelques vieux serviteurs.

Sophie apprit par un espion domestique l’article du testament qui lui enlevait la tutelle de sa fille ; elle n’ignorait jamais ce qui se passait chez sa belle-mère ; mais elle feignit de n’en rien savoir.

Lorsque, après les funérailles, on ouvrit le testament en présence d’Aurore, de Sophie, des Villeneuve, de Deschartres et de quelques amis intimes, et qu’on en vint à lire la clause mentionnée, Sophie fut hors d’elle-même, fit à tous ceux qui étaient là une scène épouvantable, déclara qu’elle ne céderait jamais à personne les droits qu’elle avait sur sa fille, qu’elle la prendrait chez elle, et qu’elle ne voulait rien entendre à ce sujet. Elle accabla de reproches Deschartres qu’elle haïssait et regardait comme son plus grand ennemi, et sa fille dont elle ne s’était plus du tout occupée depuis plusieurs années et qu’elle n’avait nullement pensé à aider pendant les longs mois où Aurore était restée seule avec sa grand’mère mourante et son vieux gouverneur ; elle accabla aussi d’injures la défunte elle-même sans mesurer ni ses accusations, ni ses expressions. Elle ne put retenir sa colère, jeta sa pauvre fille dans un grand désespoir et lui fit comprendre, pour la première fois de sa vie, qu’il y avait en effet un gouffre entre elles deux. Tout les séparait : la différence de nature qu’Aurore tenait de son père plus que de sa mère, et l’éducation ! Élevée d’abord sous la direction de son aïeule, femme d’une culture élégante et de grande instruction, puis au couvent des Anglaises, elle s’était par là encore éloignée de sa mère, qui l’aimait d’un amour sincère et ardent, mais qui, elle-même, était vulgaire, extravagante, disons même un peu grossière, et parfois irresponsable de ses actions au point de paraître détraquée. Sans revenir sur les détails de l’adolescence d’Aurore, nous nous contenterons de rappeler ici que l’éducation catholique qu’elle reçut au couvent, avait développé en elle l’esprit d’analyse et une tendance vers les aspirations spiritualistes. Sa pensée avait pris une force nouvelle sous l’influence des œuvres poétiques et philosophiques qu’elle aimait à lire et qui étaient devenues, depuis quelque temps, une véritable passion. Ces lectures graves dirigèrent, à leur tour, cet esprit d’analyse vers des intérêts et des questions graves. Malgré leur désordre et leur manque de système ils développèrent étonnamment la jeune fille et en firent, avec le temps, une femme sérieuse et réfléchie. Pour le moment, cet esprit d’analyse lui montrait combien il y avait peu de similitude entre elle et sa mère. Voici ce qu’elle écrivait à René de Villeneuve, par rapport à ses luttes domestiques, dans une lettre datée de 1821 — il est à présumer que ce fut immédiatement après la scène dont nous avons parlé plus haut :


À Monsieur le comte René de Villeneuve,
rue de Grammont, Paris.
Jeudi soir (1821)

« Je ne veux pas perdre cette petite occasion de vous dire quelques mots, mon bien cher et bon cousin, avant le départ de mon groom, lequel est accompagné de Chlupon, qui va faire les délices ou le désespoir de ses compagnons de voyage. La journée a été odieuse. Un propos abominable, atroce, impudent, qui m’a été relaté ce matin, m’avait mise d’une humeur massacrante et d’un froid de glace. Pendant le déjeuner, on me signifie que Sophie fera la route avec André, vu qu’on n’a pas besoin d’elle pour voyager ni pour faire mes malles. Je désire, dis-je froidement, qu’elle m’accompagne. — Et moi, me répond une voix aigre, je désire qu’elle ne vous accompagne pas. Je veux trouver mon dîner et mon appartement tout prêts : et puisque je veux bien vous garder avec moi, je ne veux pas essuyer de privation, de gêne, etc., etc. À ces mots, l’indigne propos du matin s’est réuni à ce nouveau motif d’indignation.

« Pour la première fois de ma vie, j’ai éprouvé de la colère, car ce que j’ai senti en cet instant ne ressemble en rien à ce que j’ai jamais éprouvé, je me suis tenue à quatre pour ne répondre que ces mots avec un mépris concentré : « Vous voulez bien me garder auprès de vous ! Quand vous l’ai-je demandé ? Ne m’avez-vous pas forcée ! » M. Deschartres et ses maréchaux[3] ont mis des holà !

« Ma mère est restée muette comme un terme et pâle comme la mort, de rage, et de confusion. La tante a eu une espèce d’étourdissement très intéressant, et le Maréchal était tout tremblant. Le pauvre Deschartres se tenait à quatre pour ne pas pleurer tout haut, mais pour moi, le sang-froid du mépris est venu à mon secours.

« Ma mère a été sans rancune apparente et s’est rendue. Elle m’a fait grâce des affreux baisers, mais elle m’a lancé des coups de pattes aigres comme verjus, ou pour mieux dire comme elle, pendant le dîner. Dans le jour, nous avons été faire nos visites d’adieu à la Châtre, les deux sœurs ensemble par une rue, mes femmes et moi par l’autre. À peine rentrées, le Maréchal a commencé ses assommantes histoires. Pour moi, je me suis endormie sur ma chaise du plus profond sommeil et je ne me suis réveillée qu’au bout de quelques heures, au dénouement. Les ma mère, ma bonne, mon lapin, vont toujours leur train. Tonton Deschartres perd la tête, le pauvre homme en radote. J’ai reçu de nouvelles propositions d’insurrection dans mon village. Ceci a fait un peu diversion à mon chagrin.

« Au total, la journée m’a paru mortelle, jusqu’à Chlupon qui faisait des bâillements à se démettre la mâchoire.

« Il est inutile d’ajouter des réflexions à ce récit. Vous savez trop celles que je ferais. Mais ce que je dois vous dire et ne jamais me lasser de vous redire, cher René, c’est que je n’oublierai de ma vie le service que vous m’avez rendu, le sacrifice que vous m’avez fait, la preuve d’amitié que vous m’avez donnée et la reconnaissance que je vous dois. J’ai fait des vœux toute la journée pour que vous eussiez bon voyage. Vous voyez que le ciel a exaucé ma prière et qu’il fait tout exprès pour vous le plus beau temps du monde.

« Adieu ! Adieu ! je dors ; mes yeux s’appesantissent, j’écris à tâtons, mais les mots de tendresse et de reconnaissance éternelle se trouvent tout naturellement sous ma plume.

« À mardi matin.

« Tonton Chedartres[4] est à vos pieds, la petite mère dit que vous êtes un joli homme et la tante, voulant vous sourire, fait une grimace épouvantable. »

Comme elle ne cessait pas cependant d’aimer sa mère, elle déclara, en voyant la sincérité de son chagrin, qu’elle se soumettrait à sa volonté et qu’elle la suivrait où elle voudrait la mener.

En faisant cette déclaration, Aurore savait parfaitement ce qu’elle perdait et à quoi elle renonçait. Elle était, comme nous l’avons vu, très liée avec René de Villeneuve ; elle partageait aussi les goûts et les habitudes de sa fille Emma, plus tard comtesse de la Roche-Aymon. Si Aurore avait pu s’établir chez eux et passer quelques années dans l’atmosphère de cette famille aimante, amie et tranquille, qui lui convenait et aurait partagé ses goûts, elle s’en fût certainement bien trouvée et son avenir fût devenu probablement tout autre. Se sentant à l’aise et heureuse, elle ne se fût sans doute pas mariée si vite et avec tant d’étourderie, et les Villeneuve, loin de se refuser à son désir de rentrer pour quelque temps au couvent, afin d’y continuer et d’y finir son éducation, l’auraient certainement encouragée dans son dessein.

L’orageux emportement de sa mère changea tous ces plans et ces projets. Aurore la suivit à Paris, laissant Nohant aux soins de Deschartres. Les Villeneuve eurent quelque temps encore l’espoir que Sophie permettrait à sa fille de rentrer au couvent et qu’Aurore saurait ensuite reconquérir son indépendance. Mais, comme il n’y avait alors aucune place vacante au couvent des Anglaises et que, d’un autre côté, Sophie, par suite de comptes d’argent et d’héritage, éclata de nouveau en sorties orageuses et furibondes, les Villeneuve, qui gardaient encore quelques préjugés de race, déclarèrent à Aurore qu’elle avait à choisir entre ses parents paternels, et sa mère, escortée de sa parenté et de ses amis.

René de Villeneuve, plus doux et plus fin, cacha les causes de cette mise en demeure, ou du moins ne s’en expliqua pas clairement. Son frère Auguste déclara ouvertement qu’il regardait, quant à lui, tout cela comme bagatelles et préjugés, mais que la jeune fille se perdrait aux yeux du monde, si jamais elle se montrait dans les rues ou au théâtre avec sa mère et la parenté de cette dernière ; que ses parents paternels, Les femmes surtout, refuseraient de la recevoir, et qu’elle devait renoncer à jamais à l’espoir de trouver un bon parti dans leur monde. Si elle voulait remplir les volontés de sa grand’mère, elle devait, sans rompre brusquement avec sa mère, tâcher d’échapper prudemment à son autorité, en rentrant d’abord au couvent à la première vacance qui se présenterait, puis chez les Villeneuve pour occuper ensuite dans le monde la place qui lui revenait de droit. Il ne fallait que cela pour décider immédiatement Aurore à ne pas quitter sa mère et à rompre avec les Villeneuve. René la quitta comme eût pu le faire un étranger, sans même la saluer, chagrinant profondément Aurore, mais la laissant inébranlable dans sa résolution.

Les raisonnements démocratiques et les doctrines égalitaires que déploie à ce sujet George Sand dans son Histoire de ma Vie, en avançant que tous les hommes sont égaux devant Dieu, que, déjà dès son enfance, elle n’avait reconnu ni patriciens, ni plébéiens, ni seigneurs, ni vassaux, et que c’étaient ces convictions qui l’avaient portée à agir comme elle l’avait fait, — doivent être rapportés comme presque tous ceux que l’on trouve dans cet ouvrage, non aux années de son enfance et de sa jeunesse, mais à l’année 1847, pendant laquelle elle écrivit en partie ce livre. En 1822, Aurore Dupin n’avait pas conscience de ces idées, ou ne l’avait que confusément. En choisissant entre les Villeneuve et sa mère et en suivant celle-ci, elle n’écouta que son instinct et son amour filial, et l’on ne peut que la louer de sa résolution.

Elle vit cependant bientôt avec chagrin et terreur qu’elle se sentait bien plutôt la petite-fille de sa grand’mère, que la fille de sa mère. La mère et la fille ne se comprenaient point l’une l’autre. La mère était toujours la même ménagère affairée, peu éclairée, noyée dans les mesquines préoccupations de la petite bourgeoisie parisienne. Sans aucun doute, George Sand est dans le vrai, quand elle nous raconte que sa mère était très active et savait tout faire, mais tous ces étonnants chapeaux façonnés en moins de trois heures, ces « petites merveilles » et ces « chefs-d’œuvre », témoignages d’adresse des mains, cet art tout parisien de savoir faire des miracles d’un chiffon ou d’un ruban, n’avaient rien de commun avec les habitudes, les goûts, et tout ce qui intéressait Aurore. Pareille activité ne pouvait la satisfaire. D’un autre côté, Sophie détestait et méprisait tout ce qu’aimait sa fille, lui faisait d’éternels reproches, raillait son originalité et sa belle éducation qui était, selon elle, presque synonyme de perversité. Elle commença par chasser le chien favori d’Aurore, puis la jeune servante qui lui était dévouée, lui enleva et jeta au rebut tous les livres qu’elle avait apportés de Nohant, déclarant qu’elle n’y comprenait goutte et que cela prouvait à l’évidence qu’ils étaient nuisibles, immoraux et par-dessus tout parfaitement inutiles. Bientôt La mère se montra encore plus cruelle envers sa fille. Dans le courant des dernières années, lorsque Sophie-Antoinette vivait à Paris et Mlle  Dupin à Nohant, la mère avait reçu de La Châtre, et conservé, sans aucun scrupule, un tas de lettres écrites de la plume enfiellée de médisantes et provinciales commères dépeignant, sous les traits les plus noirs et avec des détails révoltants et stupides, toutes les « affreuses aventures », les agissements et la conduite immorale d’Aurore. Il n’y eut pas de vilenie que ne rejetassent sur elle ses ennemis de La Châtre, pas de turpitude que la maman ne lui jetât à la face. Et ces propos ne faisaient naitre en elle ni indignation ni révolte, elle y croyait. Elle y ajoutait ses propres commentaires et des reproches qui consternaient et blessaient la jeune fille jusqu’au fond de l’âme. Et c’était là cette mère qu’elle avait autrefois adorée, qu’elle avait aspiré à revoir, avec qui elle avait rêvé de vivre comme si c’eût été le bonheur suprême : cette mère pour qui elle avait tant de fois accusé sa grand’mère et à qui elle avait obéi pour désobéir aux dernières volontés de son aïeule ! La jeune fille sentit alors plus vivement que jamais combien elle était seule au monde. Le vie devenait dure à Aurore. Du matin au soir sa mère avait recours à tous les prétextes, à tous les motifs pour l’accabler de ses reproches, de ses réprimandes, de ses invectives et même de coups. La moindre contradiction la mettait hors d’elle-même ; elle éclatait en un torrent d’injures, en accusations incroyables. Parfois ces accès d’emportement allaient jusqu’au paroxysme d’une vraie démence. La grand’mère avait déjà prévenu Aurore que ces accès allaient souvent, surtout au printemps, jusqu’à l’aliénation mentale. Aurore put alors se convaincre que sa grand’mère disait vrai.

Ces scènes faisaient place à d’autres scènes non moins orageuses : caresses et tendresses impétueuses, larmes, pardons à genoux, suivies de nouveaux reproches humiliants, de criailleries insensées, et de la répétition d’incroyables accusations mensongères qu’elle avait entendues. À côté de cela qu’on se figure le perpétuel remue-ménage, la futilité et la légèreté de cette petite Parisienne, ses désespoirs à propos d’un chapeau mal acheté, ou ses transports de joie à l’occasion du rafistolage réussi d’un autre, ses perpétuels changements de logements, de domestiques, des restaurants où elle dînait, de passe-temps et de manière de vivre, voire de la couleur des perruques qu’elle variait, pour ainsi dire, d’un jour à l’autre, quoiqu’elle eût elle-même des cheveux noirs magnifiques et abondants ! Quelle différence de vie, d’intérêts, d’habitudes avec l’existence tranquille, consacrée à la lecture, aux occupations intellectuelles et sérieuses d’Aurore à Nohant ! Sans compter que tout ce milieu parisien de tapage, de bruit, d’agitation et de bagarre dont Sophie ne pouvait se passer, était insupportable à Aurore, cette adoratrice de l’immensité des champs et du silence des bois.

Chaque jour les relations d’Aurore avec sa mère prenaient une nouvelle aigreur, non pas qu’elle opposât rien de semblable aux sorties furibondes de Sophie, mais précisément parce qu’elle les supportait avec patience, cachant souvent, sans rien dire, le mécontentement et le chagrin qui la rongeaient d’autant plus vivement et qui lui faisaient plus souvent s’avouer à elle-même, avec terreur, que la tendresse passionnée qu’elle avait autrefois portée à sa mère s’était changée en une sorte d’indifférence dédaigneuse.

L’humeur d’Aurore devenait de plus en plus sombre, elle était tombée dans une telle apathie morale, qu’elle finit par en être malade ; il y eut des jours où elle ne pouvait rien avaler, tant sa gorge était nerveusement contractée.

La mère et la fille avaient comme changé de rôle : la patience, le calme, l’indulgence étaient du côté de la fille ; le déchaînement, les continuels changements d’humeur, les brusques transitions de la colère aux larmes, du chagrin à la joie, étaient du côté de la mère. La mère s’excusait, la fille pardonnait. La mère se mettait en rage, la fille s’efforçait, autant qu’elle le pouvait, de ne pas donner motif à ces colères, comme on éloigne d’un enfant capricieux tout ce qui pourrait, ne fût-ce qu’une seule fois, donner prise à ses caprices. La position n’était pas naturelle, les deux partis rêvaient aux moyens de mettre fin à cette torture insupportable. Une occasion favorable s’offrit bientôt.

Près de Melun, dans le domaine de Plessis-Picard, demeurait la famille des Rœtiers du Plessis ou Duplessis. James Duplessis avait été l’ami intime de Maurice Dupin, avec qui il avait servi dans la cavalerie à l’époque des guerres de la République. Leur amitié continua après la guerre, et Duplessis venait fréquemment voir la famille, alors heureuse, des Dupin, et, après la mort de Maurice, les deux femmes désolées, dont l’une avait perdu son fils et l’autre son mari. Il savait toujours les distraire et les égayer. Il était aussi ami d’Hippolyte Châtiron. Au commencement de 1822, Sophie Dupin alla, avec sa fille, passer trois jours chez les Duplessis[5].

Les Duplessis habitaient à la campagne un vaste et beau château entouré d’un parc et de champs. Cette famille aimante et gaie se composait de James Duplessis, officier en retraite âgé de quarante ans, homme gai et vif, autrefois excellent cavalier et bon vivant, alors bon père dévoué à sa famille ; de Mme  Angèle, son épouse, femme intelligente et d’un esprit indépendant, excellente mère et bonne ménagère, de leurs cinq filles et de nombreux voisins et parents accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants. Tout ce monde remplissait la maison de bruit et de gaieté. Il y avait là la sœur de Mme  Angèle, Mme  Gondoin de Saint-Agnan (ou Saint-Aignan) avec ses trois filles : Elvire, Félicie et Méline ; les Saint-Martin avec leur fils Norbert ; Loïsa Puget avec sa mère ; Stanislas Hue — un avare à la Molière et une méchante langue ; le vieux Caron — l’ami de tout le monde ; Eugène Sandré et une foule d’autres personnes, vieilles ou jeunes. Le baron Dudevant, colonel en retraite, venait souvent avec son fils naturel Casimir, jeune homme de vingt-sept ans, qui, après avoir servi deux ans dans l’armée, avait fait son droit à Paris[6].

La liberté, la gaieté et le sans-gêne régnaient dans cette nombreuse société, qui semblait ne former qu’une seule et même famille. Toute cette jeunesse, adolescents et bébés, ne faisant que courir les champs et les prés, se livrant à la joie la plus bruyante, les « parties de barres effrénées et d’escarpolette » alternaient avec le colin-maillard et le cache-cache ; puis venaient les danses, les cavalcades et les promenades.

Il eût été difficile de trouver quelque chose qui pût mieux plaire à la pauvre Aurore que ce que le sort lui envoyait au Plessis. Elle y trouvait ce qui lui avait toujours manqué, surtout depuis la mort de son père : la vie de famille amicale et calme et la saine gaieté de la jeunesse. Jusque-là elle n’avait assisté qu’à des querelles de famille entre son aïeule et sa mère ; elle n’avait connu que la solitude : à Nohant d’abord, entourée de ses livres, auprès de sa grand’mère moribonde, puis à Paris auprès d’une mère extravagante et quasi folle. Il n’est pas étonnant que cette vie eût plongé la jeune fille en de sombres pensées, et l’eût jetée dans un état d’apathie et d’accablement. Nous savons déjà, il est vrai, qu’Aurore avait, dès son enfance, un penchant à la rêverie et au recueillement, mais les périodes de cette douce rêverie étaient souvent suivies d’une activité effrénée, d’une gaieté sans bornes. C’était comme si sa nature s’était révoltée contre ce sérieux qui n’est pas le propre de l’enfance, comme si elle avait voulu compenser les heures perdues par des semaines entières d’une gaieté folâtre, par des courses à travers champs à Nohant et dans les cloîtres du couvent. Dans les dernières années, les périodes de méditation étaient devenues continuelles, il n’était plus question d’amusements, elle n’en avait aucune envie. La vie qu’elle menait était trop rude pour elle. Lors de son dernier séjour à Paris, cette sombre disposition d’esprit l’avait jetée dans un tel désespoir qu’elle ne pensait plus pouvoir en sortir. Et voilà que cette visite au Plessis changeait tout d’un coup cet état de choses et rendait la pauvre jeune fille à la vie.

Sophie Dupin, qui n’aimait pas les longs séjours à la campagne, repartit pour Paris au bout de trois jours. Elle promit de revenir dans huit jours, mais, comme si elle était contente de ne pas avoir affaire à une fille aussi insupportable qu’Aurore, elle la laissa pendant plus de trois mois au Plessis. La jeune fille, de son côté, ne pensait nullement à rentrer chez elle. Avec toute la vivacité de sa nature ardente et toute la pétulance de sa jeunesse, elle se laissait entraîner par les amusements et la gaîté des jeunes gens qui l’entouraient.

On eût dit, à la voir infatigable aux jeux, qu’elle s’empressait de retrouver le précieux temps perdu. Elle était la première à imaginer toutes sortes de nouvelles espiègleries et de promenades, se mettait à la tête des plus jeunes et était le boute-en-train des plus âgés. Il n’y avait pas un seul enfant au Plessis qui, comme cette petite brune de dix-sept ans, s’amusât et rît à cœur joie, en y mettant toute son âme. Elle avait oublié toutes ses sombres idées, jeté bien loin toute apathie et toute indifférence. Elle se sentait comme chez elle et s’attachait de tout son être à ses hôtes qu’elle estima comme des parents et ses meilleurs amis. Les Duplessis, de leur côté, la regardaient comme leur fille. Mme Angèle qui avait conservé un air de jeunesse, malgré ses cheveux grisonnants et sa nombreuse famille, l’avait prise en amitié dès les premiers jours. Elles se convenaient bien l’une et l’autre par l’indépendance de leurs caractères, leurs habitudes et leur amour de la liberté. Remarquant combien cette pauvre riche héritière était délaissée et abandonnée à elle-même, qu’elle n’avait même pas de garde-robe convenable, parce que la jeune fille était trop insouciante et que sa mère ne pensait pas à sa toilette, quoiqu’elle aimât beaucoup à se parer elle-même ; voyant que les costumes et la chaussure d’Aurore étaient dans un état pitoyable, Mme  Angèle l’habilla des pieds à la tête. Peu à peu elle se chargea de sa direction matérielle et spirituelle, la traita comme une sixième fille, aimée et amie. Aurore l’appela bientôt « maman » comme elle appelait James « papa » ! Tous les hôtes de la maison et tous les domestiques, en lui parlant de James, disaient « votre papa » et, en parlant d’Angèle, disaient, « votre maman » ! Elle appelait aussi Mme  Saint-Aignan, qu’elle aimait beaucoup, « ma tante » et elle lui conserva toujours ce nom.

Les Duplessis, chaque fois qu’ils allaient à Paris, prenaient toujours Aurore avec eux, et, quoique la jeune fille demeurât chez sa mère, elle passait des journées entières avec ses soi-disant nouveaux parents. Ils allaient la chercher le matin, se promenaient avec elle dans Paris, lui en montraient les curiosités, la menaient dîner chez les « Frères Provençaux » ou au « Café de Paris » et, le soir, au théâtre ou au cirque. Aurore ne les quittait pas, et sa véritable mère paraissait très contente d’avoir rejeté la tutelle de sa fille sur les Duplessis. Si elle s’était révoltée contre les Villeneuve, ce n’était pas qu’elle ne pût vivre sans sa fille, mais uniquement pour ne pas se soumettre à la volonté de sa belle-mère, même après sa mort.

Dans une de ces courses à Paris, pendant que les Duplessis et Aurore étaient à manger des glaces chez Tortoni « maman Angèle » dit à son mari : « Tiens, voilà Casimir ! » C’était un jeu ne homme de bonne mine, élancé, assez élégant, et dont les manières militaires trahissaient l’ex-officier. Il vint serrer la main aux Duplessis et parla de son père, le colonel Dudevant, dont on lui demandait des nouvelles et que toute la famille Duplessis aimait et estimait. Il prit place à table à côté de Mme  Angèle et lui demanda à l’oreille qui était la jeune fille. « C’est ma fille, » répondit-elle tout haut. « Alors, c’est donc ma femme, continua-t-il tout bas. Vous savez que vous m’avez promis la main de votre fille aînée. Je croyais que ce serait Wilfrid, mais comme celle-ci me parait d’un âge mieux assorti au mien, je l’accepte, si vous voulez me la donner ! » Mme  Angèle se mit à rire, mais cette plaisanterie fut une prédiction[7].

Quelques jours plus tard, Casimir arriva au Plessis, se joignit aussitôt à la société des jeunes gens et prit part à tous leurs jeux enfantins, ce qui plut beaucoup à Aurore. Il ne pensait pas même à lui faire la cour. Dès le premier jour, des rapports de simple camaraderie s’étaient établis entre eux, et Casimir, en parlant d’elle, disait souvent à Mme  Angèle : « Votre fille est un bon garçon ! » Aurore de son côté lui disait : « Votre gendre est un bon enfant ! » Le vieux Stanislas Hue s’écria un jour au jardin, pendant le jeu de barres : « Courez donc après votre mari. » Une autre fois Casimir, dans l’ardeur du jeu, s’écria : « Délivrez donc ma femme ! » À partir de ce moment, Casimir et Aurore, sans se gêner le moins du monde et sans penser aucunement à l’amour, s’appelèrent réciproquement mari et femme. Ils étaient tous deux aussi enfants que le petit Norbert et la petite Justine. Les personnes mûres attribuèrent cependant bientôt à ces relations quelque chose de sérieux. Stanislas Hue fut le premier à faire avec malveillance une allusion offensante, et répondit à Aurore qui lui demandait avec étonnement ce qu’il voulait dire, que ce serait en vain qu’elle continuât ce jeu, qu’elle n’épouserait jamais Casimir qui était trop riche pour elle.

La jeune fille qui avait pris tout cela comme des plaisanteries fut très offensée et, s’adressant à celui qu’elle appelait son père, elle lui demanda ce qu’elle avait à faire. Duplessis lui dit qu’avec le demi-million qu’elle possédait, elle était un très bon parti pour Casimir, que celui-ci, comme fils illégitime, n’avait droit qu’à la moitié de la fortune de son père, que l’autre moitié revenait à la femme de son père — sa belle-mère, et que la pension que son père recevait comme baron de l’Empire et officier en retraite de la Légion d’honneur lui était personnelle et après sa mort ne passerait point au fils. Ce serait donc lui, et non elle, qui y gagnerait, si le mariage venait à s’accomplir ; et que, comme jusque-là il n’en avait pas été question, il était facile à Aurore de faire cesser cette plaisanterie si cela ne lui plaisait pas : qu’elle n’avait pour cela qu’à en dire quelques mots à Casimir. Aurore n’en voulut rien faire et tout demeura comme par le passé.

Casimir partit et revint. À son retour, il se montra plus sérieux et, avec beaucoup de sincérité et de simplicité, fit une proposition à Aurore elle-même, sans se conformer à l’usage ; car, disait-il, il désirait obtenir son consentement avant de s’adresser à sa mère. « Il ne me parlait point d’amour et s’avouait peu disposé à la passion subite, à l’enthousiasme, et, dans tous les cas, inhabile à l’exprimer d’une manière séduisante. Il parlait d’une amitié à toute épreuve et comparait le tranquille bonheur domestique de nos hôtes à celui qu’il croyait pouvoir jurer de me procurer. « Pour vous prouver que je suis sûr de moi, disait-il, je veux vous avouer que j’ai été frappé à la première vue de votre air bon et raisonnable. Je ne vous ai trouvée ni belle, ni jolie ; je ne savais pas qui vous étiez, je n’avais jamais entendu parler de vous ; et cependant, lorsque j’ai dit en riant à Mme  Angèle que vous seriez ma femme, j’ai senti tout à coup en moi la pensée que si une telle chose arrivait, j’en serais bien heureux. Cette idée vague m’est revenue tous les jours plus nette, et quand je me suis mis à rire et à jouer avec vous, il m’a semblé que je vous connaissais depuis longtemps et que nous étions de vieux amis[8]. »

Tout cela plut beaucoup à Aurore. Casimir lui agréait comme bon compagnon et jeune homme gai. Par les Duplessis elle avait entendu dire beaucoup de bien de lui et de toute sa famille. Elle fut même ravie qu’il n’eût point parlé d’amour, qu’il ne lui eût pas juré fidélité, qu’il n’eût pas soupiré, mais, qu’au contraire, il se fût adressé à elle presque froidement. Malgré son jeune âge, elle avait déjà eu tant à souffrir de l’excès d’amour et de passion de la part de ceux qui lui étaient les plus proches, que cette froideur la calma et la réjouit. Elle lui permit donc de s’adresser à sa mère.

Casimir n’était pas le premier qui eût recherché la main d’Aurore. Depuis son arrivée au Plessis elle avait déjà reçu plusieurs propositions. Mais c’étaient des partis dont s’occupaient ou son oncle de Beaumont, ou l’oncle Maréchal (marié, on s’en souvient, à la sœur de sa mère, Lucie Delaborde), ou Pierret, l’ami de sa mère ; tous ceux-là étaient des gens parfaitement inconnus à Aurore, mais qui, en revanche, connaissaient très bien le chiffre de sa dot. C’était si évident, que la jeune fille, malgré son manque d’expérience, refusa, sans balancer, toutes les propositions, quoique les prétendants fussent gens de noblesse et souvent riches eux-mêmes. Elle se montra cependant très prudente, comprenant qu’un refus trop raide de sa part pourrait avoir pour conséquence que sa mère, par esprit de contradiction, insistât et la forçât d’accepter. Aurore, semble-t-il, fit exception pour Casimir, ne pensant pas qu’il cherchait lui aussi un « mariage d’intérêt ». George Sand, dans l’Histoire de ma Vie, garde le silence sur ce point. Mais, si nous prenons en considération tous les faits et indices que nous trouvons dans l’Histoire et les lettres publiées ou inédites de George Sand, il en ressort avec évidence que Casimir, comme tous les autres prétendants à la main d’Aurore, voyait avant tout en elle la riche héritière ; or, la richesse — il le prouva bien dans la suite — était à ses yeux la première des vertus. Acquérir et conserver sa fortune, acquérir et conserver quoi que ce fût, voilà peut-être quelle fut l’unique passion vive et réelle de cet homme nul et terne. Toutes ses autres occupations, ses plaisirs et ses habitudes : service municipal (il avait d’abord été maire de Nohant et plus tard de Guillery, propriété de son père, près Nérac), participation aux élections locales et aux préoccupations politiques, économie rurale, chasses, goût de la boisson, amourettes avec des femmes de chambre, etc., — c’était là le passe-temps ordinaire et le faible de tous les hobereaux de province. Le désir d’acquérir, de s’enrichir sans rien laisser glisser de ses mains, tel fut toujours le trail particulier, la passion dominante de Dudevant : d’année en année, cette passion devint de plus en plus forte chez lui. Dans la vieillesse elle se transforma même en une avidité honteuse, en avarice phénoménale, comiquement minutieuse, jusqu’à chicaner sur des riens sa femme déjà divorcée, et ses enfants sur des pots de confitures, ou des poêles de fonte à payer. — À cette époque, nous le répétons, Aurore Dupin ne sut pas distinguer en son futur mari cette passion de l’argent, et George Sand, dans son Histoire, n’a pas jugé nécessaire d’avouer ce qui, pour elle, ne fut plus tard que trop clair. Dans sa Correspondance nous trouvons une foule d’indices qui prouvent qu’elle ne l’ignora pas dans la suite. Quoi qu’il en soit, en 1822, Aurore avait toute confiance dans les sentiments « de son bon camarade » Casimir Dudevant et elle lui permit d’aller voir sa mère.

Aurore eut de nouveau à faire de la diplomatie et à ruser avec Sophie. Quand la mère sut de quoi il s’agissait, elle donna son consentement, puis refusa et enfin consentit. Longtemps, elle taquina Casimir, tantôt se fâchant contre lui, tantôt débitant sur son compte toute espèce d’inventions, entre autres, qu’elle avait « découvert » qu’il avait servi autrefois comme garçon de café ; tantôt elle se brouillait et se réconciliait avec lui. Comme il n’était pas de nature à se tourmenter comme Aurore, et qu’il opposait aux sorties de Sophie beaucoup de sang-froid et d’indifférence, celle-ci en prit bientôt son parti et se familiarisa à l’idée du mariage de sa fille avec Dudevant. Ce qui finit par l’adoucir, ce fut que la baronne Dudevant, belle-mère de Casimir, dame élégante et de bon ton, vint la première lui faire une visite et eut pour elle, en général, beaucoup d’attentions. Pour Sophie, qui était d’un amour-propre maladif et qui, toute sa vie, avait eu à souffrir des offenses et des piqûres de la part de beaucoup de nobles dames et de nobles seigneurs (à propos de son passé), ces attentions et ces amabilités étaient plus que suffisantes pour l’attendrir envers les Dudevant ; la cause de Casimir était gagnée. Elle se montra toutefois hostile envers lui jusqu’au mariage. Une des conséquences qui s’ensuivirent fut qu’Aurore se maria « sous le régime dotal ».

Par son contrat de mariage soumis au « régime dotal », Aurore conservait sa fortune personnelle de 500.000 francs. En outre, les parents avaient inséré la clause que Casimir, en jouissant du revenu des biens de sa femme, et en se chargeant de leur gestion, s’engageait à lui payer une rente annuelle de 3.000 francs pour ses besoins personnels. George Sand suppose que sa mère avait voulu simplement, par là, faire preuve, jusqu’au dernier moment, de son pouvoir et de son influence sur sa fille et se montrer peu agréable envers Casimir.

Il faut plutôt voir en cela, selon nous, la perspicacité de Sophie, qui, malgré son caractère mal équilibré, était une femme très pratique, sachant juger les gens. Elle avait sans doute remarqué dans le jeune Dudevant des traits qui l’avaient mise sur ses gardes et qui l’avaient rendue soucieuse pour l’avenir de sa fille. Nous verrons bientôt combien elle avait eu raison d’agir ainsi et quel service elle avait rendu à sa fille par sa prudence, service qui influa sur tout le reste de la vie de celle-ci. Aurore ne pouvait alors ni le comprendre, ni l’apprécier. Bien au contraire, cette mise en doute de la probité de son fiancé, ces comptes et ces calculs la révoltaient. « L’instinct des poètes commençait apparemment à se manifester en elle, » disait plus tard à ce sujet Michel de Bourges. Lorsqu’elle apprit que la fortune de son mari n’était à peu près que le dixième de la sienne[9], elle s’opposa à ce qu’il lui payât, de son argent à elle, la rente de 3.000 francs qui lui avait été assignée. Elle voulut que cette somme fût diminuée de moitié, et, pour égaliser autant que possible les avantages des deux fortunes, elle exigea généreusement qu’il y eût entre eux « communauté d’acquêts », c’est-à-dire que ce qu’on acquerrait dans la suite sur le revenu ou les économies de l’un des deux époux deviendrait propriété commune.

Le contrat de mariage resta toutefois soumis « au régime dotal », et ce fut un bonheur pour Aurore que les volontés de sa mère et de ses plus proches amis fussent exécutées. Le mariage fut conclu le 10 septembre 1822[10], et, après les visites d’usage, les jeunes époux se retirèrent à Nohant.

Avant de raconter leur vie conjugale, qui eut une fin si malheureuse, et de faire le portrait du mari, disons d’abord que les circonstances de ce mariage, telles que nous les avons mises sous les yeux des lecteurs, éveillent un sentiment très pénible. Une jeune fille belle, instruite et riche, épouse, pour ainsi dire, le premier venu — nous ne pouvons parler autrement de Dudevant, car elle avait à peine vu quelques-uns des autres prétendants qui avaient demandé sa main ; — elle se marie sans y penser, sans savoir ce que c’est que l’amour, ignorant ce qu’est un mariage sans amour. Pour elle, c’est un compagnon de jeu qu’elle épouse, sans soupçonner qu’une gaie camaraderie ne suffit pas au bonheur, sans même se soucier de savoir si cela peut suffire pour que la vie en commun soit supportable. Si Aurore se fut mariée une ou deux années plus tard, elle eût certainement mieux connu la vie et les hommes. Un vrai sentiment aurait peut-être eu le temps de s’éveiller en elle, elle ne se fût pas donnée si facilement et n’aurait pas confié son bonheur et son avenir à un homme qui, quoique son aîné et connaissant déjà la vie, ne pensait, pas plus que sa fiancée, qu’il devait l’aimer et être aimé d’elle. Tous deux envisageaient l’amour comme chose tout à fait superflue. Tout semblait si simple et si facile à cette jeune fille ingénue qui connaissait, il est vrai, fort peu la vie humaine, mais dont la vie intérieure était si riche et si complexe. Tout semblait également simple et facile au jeune propriétaire gascon qui ne s’était jamais arrêté à rien qui eût l’apparence d’une idée ou d’un sentiment sérieux. Mais cela n’était pas du tout aussi simple, ni aussi facile qu’ils le croyaient, et l’épilogue de cette douloureuse histoire ne le fut aucunement. Ni l’un ni l’autre des deux jeunes gens, ni aucun de ceux qui les entouraient, ne pressentait alors rien de tragique dans leur avenir ; personne ne trouva mauvais qu’ils fissent un mariage sans amour. Il est trop clair que, quoique Aurore se sentit très heureuse chez les Duplessis, c’était cependant pour elle une maison étrangère. Et où était-elle, sa maison, à elle, à cette époque ? À Nohant, elle ne pouvait pas y retourner, parce que sa mère avait fermement refusé d’y aller, et elle-même ne voulait pas accompagner sa mère à Paris, sachant que la vie y serait insupportable. Elle se sentait fatiguée. Il lui fallait sortir de cette position incertaine, de cette dépendance de tout le monde, et elle saisit avec joie la première occasion de liberté qui se présentait. Elle ne fit que changer de chaînes : sa dépendance devint esclavage. Certes, si sa grand’mère eût encore été vivante, et si la vie d’Aurore à Paris avait été heureuse et calme, elle n’eût pas agi avec tant d’empressement.

Cette résolution, que nous attribuons uniquement à la tristesse de ses jeunes années et aux conditions pénibles de sa vie de famille, eut une influence funeste sur le sort d’Aurore Dupin et sur le développement de son idéal social et moral. Si elle avait fait un mariage d’amour, si son mari l’avait comprise, se fût montré digne d’elle, lui eût été égal en grandeur d’âme, et qu’il y eût eu harmonie et bonheur dans leur vie conjugale, qui sait si nous aurions eu l’écrivain George Sand et si cet écrivain eût soulevé ces « questions féminines » qui sont si étroitement liées à plusieurs de ses romans.

Il y aurait trop de naïveté à croire qu’il n’y a que les mariages d’amour passionné qui donnent le bonheur et le calme à la vie de famille. La vie conjugale, pour être heureuse et tranquille, est ordinairement soumise à trois conditions ; si ces trois conditions sont réunies, c’est alors le bonheur idéal. Il faut d’abord qu’il y ait similitude, ou, du moins, une certaine égalité dans le niveau des exigences intellectuelles, des intérêts, des goûts et des croyances, d’une entente mutuelle et d’une harmonie morale, qui, réunies ensemble, tiennent finalement lieu de véritable bonheur et amènent cette même union paisible, qui est aussi l’épilogue des amours passionnées. Il faut, en second lieu, ce vif amour réciproque, qui fait que les époux se chérissent malgré tout, se pardonnent tout, même la différence et l’inégalité des opinions, des intérêts et des croyances, Troisièmement, il faut un certain savoir-vivre extérieur, c’est-à-dire de la patience, de la tolérance, de la dignité et du respect dans les relations avec le compagnon de vie auquel le sort nous a liés pour toujours, alors même qu’il ne serait pas ardemment aimé, et qu’il aurait des opinions et des intérêts opposés aux nôtres. Ces trois conditions, qui sont au fond indispensables dans toute union, se trouvent, en réalité, très rarement réunies, mais il suffit de l’une d’elles pour assurer la stabilité du bonheur ; et voilà pourquoi on trouve relativement un grand nombre de familles heureuses, quoiqu’il soit peut-être impossible de trouver dans le monde un couple parfaitement assorti. Le mariage d’Aurore et de Casimir ne réunissait aucune de ces conditions ; logiquement, il devait finir par une rupture, et les quatorze années qu’il dura furent, pour les deux époux, un martyre presque égal.

Dans leur union, il y avait trois conditions négatives : 1° d’un côté, un homme nul en face d’une nature hors ligne comme celle d’Aurore, et cet homme se croyait, de par la loi et par sa propre opinion, en droit d’être le chef de la maison et de la famille ; 2° l’absence, chez les deux époux, du véritable amour ; 3° la brutalité, le laisser-aller, la grossièreté de Casimir qui l’amenèrent aux actes les plus révoltants et aux violences qui forcèrent Aurore à quitter d’abord le toit conjugal, et à recourir ensuite à la protection de la loi. — George Sand, dans l’Histoire de ma Vie, a toutefois trouvé nécessaire de parler de Dudevant aussi discrètement que possible. « Depuis que la séparation a été prononcée et maintenue, — dit-elle, — je me suis hâtée d’oublier mes griefs, en ce sens que toute récrimination publique contre lui me semble de mauvais goût, et ferait croire à une persistance de ressentiments dont je ne suis pas complice[11]. » Selon nous, sa réserve est poussée trop loin. Quand on connaît la vie du ménage Dudevant et certains actes de Casimir, on éprouve, en lisant l’Histoire de ma Vie, un étrange sentiment d’étonnement et l’on se demande involontairement : « George Sand a-t-elle donc voulu faire parade de sa générosité ou a-t-elle réellement oublié tous ses anciens griefs ? »

Il nous semble, en conséquence, indispensable de n’attacher aucune importance à son ton d’indulgence et au silence qu’elle garde en parlant de Dudevant. Nous exposerons les faits comme ils se sont passés, sans nous effrayer de ce que les déductions à en tirer soient peut-être peu conformes à la magnanimité dont elle semble faire preuve dans l’Histoire de ma Vie.

Revenons à l’exposé des raisons qui ont amené les dissentiments et les malheurs des Dudevant, en répétant que, si le développement intellectuel et les aspirations de Casimir avaient été à la hauteur de ceux de sa femme, elle se serait peut-être habituée à cette absence de tendresse. Si son mari l’eût aimée comme elle y aspirait instinctivement et comme elle le méritait, elle se fût probablement réconciliée avec lui malgré son infériorité d’esprit. Il aurait enfin pu se faire qu’un semblant extérieur d’amitié leur eût fait supporter patiemment leur croix, le manque d’amour et la divergence de leurs intérêts. En un mot, sans former une famille idéale, les Dudevant auraient peut-être été une de ces nombreuses familles où l’amitié n’est qu’extérieure. Notre supposition n’est pas sans fondement : nous en trouvons les preuves dans la Correspondance de George Sand et dans l’Histoire de ma Vie. Mais ces mêmes passages et faits prouvent qu’aussitôt que les convenances extérieures furent violées entre les Dudevant, la dernière possibilité de vivre en commun disparut, — il fallut se séparer pour toujours.

Bien que tous les biographes soient d’accord à peu près sur Casimir Dudevant, on peut cependant les diviser en deux groupes : les uns, s’en rapportant exclusivement à l’Histoire de ma Vie, parlent de lui avec réserve et indulgence et le représentent surtout comme un homme médiocre et insignifiant. Les autres, contemporains du fameux procès de 1836 ou, en tout cas, au courant de tout ce qui fut alors élucidé, soulignent sa grossièreté, sa violence, son ivrognerie, sa profonde immoralité, sa brutalité envers sa femme, etc. Grâce à cela, beaucoup de lecteurs disposés tout d’abord à ne voir en Dudevant qu’un tyran, un despote, s’imaginent que dès les premiers jours du mariage la maison des Dudevant fut un épouvantable enfer. Il n’en est pas ainsi. Si la grossièreté, le despotisme de Casimir et « l’enfer » sont des faits réels, ces faits ne peuvent se rapporter qu’à une époque ultérieure. C’est la médiocrité, la nullité du mari qui ont, sans contredit, joué d’abord un triste rôle. Disons plus : les deux premières années furent réellement assez heureuses. À cette confusion que nous signalons, et à cet anachronisme contribue encore le fait qu’immédiatement après le récit de son mariage, George Sand passe, dans son Histoire, au récit de ses dissentiments ; elle nous raconte comment, sans qu’il y eût inimitié déclarée, il existait déjà des mésintelligences, que tous deux commençaient à s’ennuyer, attribuant cet ennui à leur solitude ; qu’ils entreprirent alors une série de voyages : à Guillery chez le beau-père d’Aurore, à Bordeaux, aux Pyrénées, à Paris où ils demeurèrent tout un hiver, etc., etc. Puis George Sand nous raconte son triste isolement, ses vagues aspirations, ses rêveries et ses pensées. Tout cela, joint au souvenir de l’issue tragique, universellement connue, de la vie conjugale des Dudevant, a toujours fait supposer aux biographes de George Sand et aux lecteurs de l’Histoire de ma Vie, que leur malheur remonte aux premiers temps de leur mariage. Mais c’est là une erreur. Quoique tout cela soit réellement arrivé, il ne faut rapporter ces faits qu’aux années 1824 et 1825, et surtout à 1827-1829. Entre 1822-1824, les relations entre les deux époux ont été non seulement les meilleures qu’on puisse imaginer, mais on a même toutes les raisons de croire qu’Aurore aimait véritablement son mari. Sans doute, ce n’était pas là une passion violente, et ce sentiment était bien différent de celui que George Sand éprouva plus tard pour Musset ou Michel de Bourges ; c’était un amour tendre, dévoué, sincère, un peu enfantin. Aurore témoignait à Casimir la sollicitude et l’amitié la plus sincère ; de son côté, il l’entourait de petits soins, lui témoignait de la cordialité, si toutefois on peut employer ce mot en parlant de Dudevant.

De dix-huit à vingt ans. Aurore n’était pas encore telle qu’elle le devint à vingt-sept, lorsqu’elle commença sa carrière littéraire. Entre 1822 et 1824, elle ne savait pas non plus ce que c’était que le véritable sentiment, l’amour vrai ; elle n’avait pas encore d’idées bien arrêtées sur ce que l’on peut exiger de soi-même et des autres ; elle n’avait pas la compréhension précise de ce qui constitue le véritable bonheur, la vie vraiment humaine avec son but et ses devoirs. Aurore s’ignorait : elle n’avait pas conscience des exigences de son cœur. Le besoin d’aimer venait de naître instinctivement en elle ; elle s’attacha de toute son âme d’enfant à son mari parce qu’il lui semblait bon et honnête. Il faut aussi reconnaître que Casimir ne laissait pas voir les défauts et les traits de caractère qui éclatèrent dans la suite, surtout lors du procès en divorce et dans les affaires d’intérêt qu’ils eurent à traiter plus tard. Dans sa jeunesse, Dudevant n’était ni avare, ni ivrogne, ni coureur de filles de chambre et ne se permettait envers sa femme aucun des mauvais procédés qu’elle eut à supporter dans la suite, et même bientôt, hélas !

À peine étaient-ils établis à Nohant, qu’Aurore, devenue enceinte, se mit aussitôt avec amour et sollicitude à la confection de la layette, occupation toute prosaïque, mais tout imprégnée pour elle de poétiques espérances et de tendres rêveries. Jusque-là, elle n’avait jamais travaillé à l’aiguille, quoique sa grand’mère eût toujours trouvé que c’était un savoir nécessaire à toute femme. Maintenant, avec cet entrain qu’elle apportait à tout ce qu’elle faisait, Aurore se mit à confectionner des bonnets, des brassières, et atteignit bientôt une perfection extraordinaire dans la coupe et la couture, « une maëstria de coup de ciseaux », qu’elle conserva toute sa vie. C’était, sans doute, une faculté qu’elle avait héritée de sa mère. Ses amis et ses parents nous ont raconté que cette facilité de tailler et de coudre en quelques instants, soit une camisole pour l’un de ses propres enfants, ou pour l’un de ceux dont elle était toujours entourée, soit un manteau pour le théâtre de la maison, soit un costume entier pour la poupée de sa fille ou de sa petite-fille, que cette facilité à confectionner en un rien de temps et avec élégance, tantôt des vêtements nécessaires, tantôt les attifements les plus fantastiques, était vraiment surprenante. « Elle avait de petits doigts de fée, » disait un de ses vieux amis. Pendant l’hiver de 1822 à 1823, ces « petits doigts de fée » furent occupés à broder de minuscules bonnets ; cette occupation lui prenait tout son temps, elle en avait même oublié ses livres et ses cahiers.

Sa santé était cependant alors très mauvaise. Elle éprouvait tous les malaises qui accompagnent quelquefois la grossesse. Elle fit, en outre, en sortant de la maison, une chute malheureuse. Il s’ensuivit des complications qui firent craindre pour sa vie et celle de l’enfant. Deschartres, son ancien précepteur, médecin de profession, et Decerfz, médecin de la famille, la firent mettre au lit pour six semaines[12]. Grâce à ces mesures prises à temps, tout finit heureusement, et le 30 juin 1823, un fils, Maurice, naquit aux Dudevant.

Peu de temps avant cet événement, les Dudevant s’étaient établis à Paris, à l’Hôtel de Florence, rue Neuve des Mathurins, n° 56. Aurore se consacra avec une abnégation entière aux soins maternels, nourrit elle-même son enfant, lui servit de bonne, toujours tremblante pour sa santé, s’effrayant à chacun de ses cris, à la moindre toux. Dès le premier jour, elle s’attacha passionnément à lui, et jusqu’à sa mort il fut pour elle son trésor, sa consolation, sa joie. Ce fut sa passion la plus durable, la plus heureuse, la seule peut-être qui ne l’ait jamais trompée. Toutes les lettres qu’elle écrivait à cette époque, sont pleines de son enfant. Elle aimait à donner de ses nouvelles, à sa mère, à sa sœur, au vieux Caron, à tout le monde.

Sur ces entrefaites, la gestion de Deschartres était arrivée à son terme. Il ne voulut plus vivre à Nohant, quoiqu’il fût en bonnes relations avec Casimir, et, malgré les instances d’Aurore pour qu’il restât, il alla s’établir à Paris. Il ne voulait pas sans doute être second à Nohant, après y avoir été maître absolu pendant vingt-cinq ans et n’avoir pas eu de compte à rendre aux vrais maîtres : la vieille Mme  Dupin et Aurore. Après son départ, Casimir dut prendre l’intendance de Nohant, ce qui força les Dudevant, à l’approche de l’hiver 1823-24 de retourner à la campagne qu’ils croyaient ne plus quitter.

Une parfaite union et les meilleurs rapports régnaient alors entre les deux époux. Dans ses lettres, Aurore parle presque toujours à la première personne du pluriel, « nous ». « Jour et nuit nous ne nous occupons que de Maurice, » dit-elle en parlant d’elle et de son mari dans la lettre qu’elle écrivit à sa mère le 24 février 1824[13]. « Nous vous embrassons et nous sommes vos bons amis, » disait-elle à la fin d’une de ses lettres à Caron[14], et elle signait pour tous deux : « Les deux Casimir ». Il n’y a pas une seule des lettres qu’elle a écrites à cette époque à sa mère, surtout de celles qui sont restées inédites et que nous avons eu l’occasion de parcourir, où Aurore ne parle de Casimir sur le ton le plus amical ; elle l’appelle : « mon ami Casimir », « mon bon ami », ou, à l’instar des paysannes, « mon homme ».

Toutes ses lettres des premières années de mariage nous montrent avec quelle sollicitude Aurore s’occupait de son mari. Lorsque, en 1824, les Dudevant firent aux Duplessis une visite, pendant laquelle Casimir alla passer quelque temps à Nohant, Aurore fit exprès un voyage à Paris, dans le seul but de l’ « embarquer »[15] En automne, Casimir va une seconde fois à Nohant, et Aurore est dans toutes les transes, lorsque les lettres de son mari se font attendre ou ne lui arrivent pas. Elle bombarde de billets le vieux Caron, qui habitait Paris en ce moment et remplissait différentes commissions que lui donnaient les Dudevant, depuis les rubans et les commandes de robes d’Aurore, jusqu’aux affaires d’argent de Casimir. Elle exige que Caron lui écrive, s’il reçoit avant elle des nouvelles de son mari. Toute journée passée sans lettre la met au désespoir. Les lettres à Dudevant du ler, 3, 16, 19 août et 23 décembre 1824 (inédites) sont toutes remplies d’expressions d’amour, d’un amour très tendre, presque passionné. De son côté, Casimir, lui ayant promis de lui écrire pendant la route, et « même le jour de son départ », veut savoir tout ce que fait sa femme en son absence, et « elle lui écrit un volume », comme elle s’exprime dans une lettre à Caron, du 8 novembre 1824[16]. Et le 10 novembre elle écrit au même Caron : « Je suis fort inquiète de ne peint recevoir des nouvelles de Casimir ; lui, qui est si exact, ne m’a pas écrit depuis la lettre que vous m’avez envoyée le 19. Enfin, j’aime mieux une certitude quelconque que l’agitation et l’inquiétude où je vis. Je ne vis pas… soyez exact à m’envoyer ses lettres, je vous en conjure, mon ami. Vous direz que je n’ai pas le sens commun de me tourmenter ainsi, tout le monde le dit et m’obsède. Cela ne dépend pas de moi. Il est parti avec des pressentiments si tristes. Je vois tout en noir. Je patienterai encore demain, mais si je ne reçois pas de nouvelles, je vais à Paris mercredi matin. Je ne sais à quoi cela m’avancera, mais le corps ne peut pas pester en place quand l’esprit court les champs[17]. »

Aurore, on le voit, s’était attachée à son « ami Casimir ». N’oublions pas qu’à quinze ans encore, lassée et brisée par tout ce qu’elle avait eu à souffrir de son unique affection passionnée — son amour pour sa mère — et, n’ayant encore rencontré personne à qui elle eût pu consacrer toute cette ardeur d’un cœur qui s’éveille, elle se jeta à corps perdu dans une piété exaltée. « Il me fallait, » dit-elle, « aimer hors de moi[18]. » Depuis lors, elle se trouva encore plus seule ; sa grand’mère était morte, la religion ne la satisfaisait plus. Aurore fit ses premiers pas dans la vie, et le besoin d’aimer se réveilla en elle avec une nouvelle force. Il est hors de doute que, si Dudevant eût compris sa femme et lui eût été égal, s’il ne s’était pas manifesté, deux ans à peine après le mariage, grossier et brutal, le sentiment qui s’était éveillé en elle, se serait probablement épanoui en un éclat splendide, aurait brûlé d’une flamme ardente. Hélas, il était condamné à se flétrir, à être étouffé. Des mains grossières vinrent froisser cette tendre plante et ne lui permirent pas de se développer. Le petit feu s’éteignit ; à peine une vive étincelle couva-t-elle sous la cendre tout au fond de son cœur. Lorsque cette étincelle éclata plus tard en incendie, elle consuma la maison entière qu’elle eût pu éclairer et réchauffer.

Les Dudevant passèrent donc deux années assez paisibles et assez heureuses. Aurore soignait son enfant et s’occupait du ménage, préparait de petites surprises à sa mère, à sa belle-mère et à sa sœur, faisait des confitures, cousait des gilets et des guêtres pour son mari[19]. Casimir rétablissait l’ordre dans la gestion du domaine, administré d’une manière assez décousue et relâchée par Deschartres, qui avait toujours eu en tête toutes sortes de projets fantastiques et perdait de vue les choses les plus essentielles. Dudevant déploya, dans les premiers temps, une grande activité et beaucoup d’énergie. Il défrichait les champs et les prés négligés, mettait la maison en ordre, faisait nettoyer et planter le jardin, travaillant minutieusement à rétablir l’ordre au dedans comme au dehors de la maison. C’est alors que se manifesta, d’abord assez confusément, le désaccord qui régnait entre les deux époux. Leurs natures étaient trop différentes. Dudevant, comme Aurore le dit plus tard en définissant elle-même son mari dans une lettre inédite qu’elle lui écrivit en 1825, aimait l’économie rurale, mais aimait peu les descriptions champêtres. Aurore aimait la nature agreste, la littérature, l’art… Comme toute nature vraiment poétique, elle tenait aux coins ombragés et délaissés du jardin, aux vieilles choses de la maison, elle était attachée aux anciens souvenirs de la famille, aux vieux animaux domestiques. Quand disparurent ces coins sauvages, les vieux chiens pelés qui lui étaient dévoués, les vieux paons qui se faisaient impunément les maîtres du jardin, quand dans les champs et la maison elle vit installé un ordre modèle, il sembla à Aurore qu’on lui avait enlevé quelque chose, que le vieux Nohant n’était plus le même ; il survint en elle des accès de chagrin incompréhensibles pour elle-même comme pour Casimir. Elle devint nerveuse, elle pleura sans raison. Ni elle ni son mari ne comprirent que cela était dû en partie au besoin de satisfaire ce réel amour qu’elle ne trouvait pas, amour vraiment humain, union spirituelle avec l’être aimé, et en partie à son ignorance d’elle-même, de sa nature artistique, qui cherchait sa voie. Ayant beaucoup lu dès son adolescence, Aurore, esprit très mobile, adoratrice de Rousseau et de Byron, admiratrice de Locke et de Leibniz, âme pleine d’enthousiasme pour tout ce qui est grand et beau, et sincèrement tourmentée par les questions les plus profondes de l’existence, languissait dans la solitude. Elle n’avait personne avec qui elle pût s’entretenir, personne à qui elle pût faire part de ses sérieuses pensées ou de ses rêveries de jeunesse. Ses oreilles n’entendaient éternellement que des conversations sur le jardinier surpris en flagrant délit de vol, sur la fenaison, sur les dégâts commis dans les champs, sur le fermage du moulin ou sur une nouvelle sorte de pommes. Elle se chagrinait, devenait de plus en plus nerveuse, pleurait et étonnait son mari par ses étrangetés. Tous deux furent d’avis qu’Aurore avait besoin de se distraire. Casimir, Gascon de naissance, n’aimait pas le Berry, il le trouvait trop ennuyeux, trop monotone. Les deux époux résolurent de quitter Nohant pour quelque temps. Pour se sentir plus à l’aise et pour plus de commodité mutuelle, ils prièrent les Duplessis de leur donner la nourriture et le logement moyennant rétribution modique, et, après un court séjour à Paris où ils passèrent les fêtes de Pâques avec leurs parents, ils allèrent s’établir au Plessis-Picard en avril 1824.

Aurore eut ainsi le bonheur de retomber dans son joyeux cercle d’amis, qui s’augmenta encore, cette année-là, de quelques membres nouveaux. Sa tristesse tomba comme par enchantement, les cavalcades, les jeux de colin-maillard, de barres, les courses, le bruit, les allées et venues recommencèrent de plus belle du matin au soir. On alla jusqu’à inventer des jeux auxquels des enfants comme Maurice, marchant à quatre pattes, pouvaient même prendre part. Et Casimir qui venait de partir de Nohant tout préoccupé de l’abattement d’Aurore, de sa mélancolie sans raison, de ses pleurs perpétuels, était à présent frappé de ses incartades enfantines, de son rire continuel, de la préférence qu’elle donnait aux courses des enfants et des adolescents sur les conversations avec les grands (elle avait une prédilection toute particulière pour Loïsa Puget, la musicienne bien connue, qui n’avait alors que douze ans, et pour Félicie Saint-Agnan, jeune fille de quatorze ans). Dans sa lettre déjà mentionnée, du 8 novembre à Caron, elle écrit : « Je meurs toujours de peur d’être obligée de causer ou de me coucher tard. Vous savez que mon suprême bonheur est de manger beaucoup, de beaucoup dormir, et ne rien dire, si ce n’est à de bons amis tels que vous. » Casimir ne comprenait plus sa femme, et, ne la comprenant pas, il arriva ce qui arrive très souvent : il se crut en droit de se comporter avec mépris envers elle. Les personnes étrangères qui étaient là et quelques-uns des amis s’étonnèrent aussi en voyant Aurore reprendre, après une période de méditations et de contemplations, une existence toute de joie et de gaieté.

« Grâce à ces contrastes, certaines gens prirent de moi l’opinion que j’étais tout à fait bizarre. Mon mari, plus indulgent, me jugea idiote. Il n’avait peut-être pas tort, et peu à peu il arriva, avec le temps, à me faire tellement sentir la supériorité de sa raison et de son intelligence, que j’en fus longtemps écrasée et comme hébétée devant le monde. Je ne m’en plaignis pas. Deschartres m’avait habituée à ne pas contredire violemment l’infaillibilité d’autrui, et ma paresse s’arrangeait fort bien de ce régime d’effacement et de silence[20]… »

Toutes les incartades enfantines d’Aurore n’eurent cependant pas une issue aussi paisible, aussi peu remarquée ; elles provoquèrent de plus en plus souvent l’irritation de Casimir. Une de ces folies finit fort malheureusement et devint une date insigne dans l’histoire des Dudevant. — Un jour du mois de juillet, c’était le 25 (le 31, selon d’autres versions) on prenait au Plessis le café après le dîner. Aurore, Félicie Saint-Agnan, Clarisse Lacroix, une autre encore se poursuivaient sur la terrasse, et étaient « bien folles », comme George Sand le déclara plus tard. L’une d’elles, voyant l’inutilité de ses efforts pour en saisir une autre, lui jeta du sable. Quelques grains tombèrent dans la tasse de « papa James ». Il demanda à cette jeunesse turbulente de cesser de se démener de la sorte ; mais elles étaient en train, elles ne cessèrent pas, et Aurore se mit aussi à lancer du sable, Casimir, hors de lui, cria grossièrement contre sa femme, lui ordonna de mettre immédiatement fin à ce jeu stupide, la menaça et, voyant qu’elle ne cessait pas, lui donna un soufflet. Aurore, exaspérée par la colère et cruellement offensée, s’enfuit dans le parc avec Félicie et Clarisse et fut longtemps à se calmer. Dans une de ses lettres postérieures, lorsqu’elle demanda à Félicie, en 1835, d’être témoin, lors de son procès en séparation, où il devait être question de cette scène, George Sand ajoute que ce jour-là elle avait cessé d’aimer Dudevant et que « tout alla de mal en pis[21] ». Mais cela n’est pas exact. En novembre de cette même année 1821, Dudevant partit pour Nohant et Aurore écrivit à Caron les lettres déjà mentionnées, dans lesquelles elle exprime pour son mari tant d’attachement et tant d’inquiétude. L’événement qui s’était passé sur la terrasse est, cependant, bien significatif ; si Aurore pleurait maintenant, ses pleurs ne pouvaient plus, comme au printemps, être qualifiés d’inexpliquables et d’incompréhensibles. Et malheureusement ce fait regrettable ne resta pas isolé, il fut, semble-t-il, comme le premier anneau d’une série d’autres actes, plus grossiers et plus révoltants encore. Si George Sand a trouvé nécessaire, après le divorce, de les oublier, l’historien qui écrit la chronique de ce mariage et de ce divorce a, lui, le devoir de ne pas oublier de pareils faits. Ce n’est aussi qu’un grain de sable peut-être, mais ce fut un des grains de sable qui, devant la justice, firent pencher la balance en faveur d’Aurore, car d’année en année il s’en était accumulé trop, de ces petits grains, beaucoup trop !

En automne, les Duplessis allèrent s’établir à Paris ; les Dudevant ne pouvaient, seuls, rester au Plessis, mais craignaient en retournant à Nohant de s’y trouver en tête à tête.

« Nous aimions la campagne, mais nous avions peur de Nohant, peur probablement de nous retrouver vis-à-vis l’un de l’autre, avec des instincts différents à tous égards et des caractères qui ne se pénétraient pas mutuellement. Sans vouloir nous rien cacher, nous ne savions rien nous expliquer ; nous ne nous disputions jamais sur rien, j’ai trop horreur de la discussion pour vouloir entamer l’esprit d’un autre, je faisais, au contraire, de grands efforts, pour voir par les yeux de mon mari et agir comme il souhaitait. Mais à peine m’étais-je mise d’accord avec lui, que, ne me sentant plus d’accord avec mes propres instincts, je tombais dans une tristesse effroyable.

« Il éprouvait probablement quelque chose d’analogue sans s’en rendre compte, et il abondait dans mon sens quand je lui parlais de nous entourer et de nous distraire. Si j’avais eu l’art de nous établir dans une vie un peu extérieure et animée, si j’avais été un peu légère d’esprit, si je m’étais plu dans le mouvement des relations variées, il eût été secoué et maintenu par le commerce du monde. Mais je n’étais pas du tout la compagne qu’il lui eût fallu. J’étais trop exclusive, trop concentrée, trop en dehors du convenu. Si j’avais su d’où venait le mal, si la cause de son ennui et du mien se fût dessinée dans mon esprit sans expérience et sans pénétration, j’aurais trouvé le remède ; j’aurais peut-être réussi à me transformer : mais je ne comprenais rien du tout à lui ni à moi-même[22]. »

Toute la cause de leur malentendu résidait en la complète médiocrité, la pauvreté morale, le manque d’esprit et le peu d’élévation d’âme de Dudevant. Comment ces deux natures eussent-elles pu s’harmoniser ? D’un côté, un gentillâtre assez nul, un homme fort médiocre, indifférent à tous les travaux de l’esprit, de l’autre, une âme passionnée, ardente, vivant d’une vie intérieure intense, cherchant par toutes les voies la lumière et la vérité, allant même, lorsqu’elle n’avait encore que dix-sept ans, jusqu’à la pensée du suicide, non par suite de quelque insuccès personnel, mais à cause de la petitesse et de l’instabilité de tout ce qui est terrestre, une de ces âmes dont Mme  Allart dit en parlant de Sainte-Beuve « qu’elles sont tourmentées des choses divines ». Quelque petite provinciale avenante, sans prétention, eût fait l’affaire de Casimir ; elle se fût faite à ses gronderies, à sa grossièreté, elle eût tranquillement supporté son ivrognerie (comme l’a fait, entre autres, la femme d’Hippolyte Châtiron, frère naturel d’Aurore), et eût accepté ses quelques petites infidélités (comme ont su le faire les femmes de plusieurs amis de Casimir à La Châtre). Casimir aurait eu ainsi la vie facile, et n’eût pas connu l’ennui. Il n’aurait pas souffert et n’eût pas eu à s’irriter de voir à ses côtés un être incompréhensible, cherchant midi à quatorze heures, éternellement rêveur et jamais content de la réalité. Si Casimir eût eu une femme plus simple et plus ordinaire, il ne se serait certainement pas senti étranger à elle, et elle ne lui eût semblé ni excentrique ni idiote car, « La médiocrité seule est à notre niveau et ne nous choque pas[23] ». Louis de Loménie, parlant de Casimir, est dans le vrai lorsqu’il nous dit que « c’était un soldat de l’empire rentré dans ses foyers, l’espèce d’hommes en général la plus prosaïque qui soit sous le ciel. Cet époux était un digne gentillâtre campagnard, comme il en fourmille dans la vieille Aquitaine, tenant les raffinements du cœur pour folies et billevesées, prenant la vie pour ce qu’elle vaut et le temps pour ce qu’il dure, pas trop savant, un peu rude, à en juger par certains détails d’un procès fameux, et, au demeurant le meilleur fils du monde[24] »…

S’il est permis de douter de la justesse de cette dernière épithète, il faut au moins rendre justice au reste de cette appréciation. Mais nous trouvons encore un meilleur portrait de Dudevant dans la Lutèce de Heine[25]. Le lecteur nous permettra de citer ici in extenso cette page presque intraduisible : « …… Dudevant, l’époux légitime de George Sand, dit-il, — der kein Mythos ist, wie man glauben sollte, sondern ein leiblicher Edelmann aus der Provinz Berry und den ich selbst einmal das Vergnügen hatte mit eigenen Augen zu sehen. Ich sah ihn sogar bei seiner damals schon de facto geschiedenen Gattin, in ihrer kleinen Wohnung auf dem Quai Voltaire, und dass ich ihn eben dort sah, war an und für sich eine Merkwürdigkeit, ob welcher, wie Chamisso sagen würde, ich selbst mich für Geld sehen lassen könnte. Er trug ein nichts-sagendes Philistergesicht und schien weder böse, noch roh zu sein, doch begriff ich sehr leicht, dass diese feuchtkühle Tagtäglichkeit, dieser porzellanhafte Blick, diese monotonen, chinesischen Pagodenbewegungen für ein banales Weibzimmer sehr amüsant sein könnten, jedoch einem tiefern Frauengemüthe auf die Länge sehr unheimlich werden und dasselbe endlich mit Schauer und Entsetzen, bis zum Dafonlaufen, erfüllen mussten[26] ». En effet, à partir de la fin de 1821, nous remarquons que le désir inconscient et mutuel des deux époux de « s’enfuir bien loin l’un de l’autre » se manifestait de plus en plus. Ils ont peur de rester seuls en tête à tête. Après Le départ des Duplessis pour Paris, ils se décident à les suivre. Se trouvant en ce moment dans la gêne, ils ne s’établissent pas à Paris même, mais dans les environs, à Ormesson, où ils louent une maisonnette.

Les affaires pécuniaires des Dudevant, quelque étrange que cela paraisse, étaient alors très embrouillées ; elles le furent, du reste, tout le temps de l’administration de Casimir. Dans les lettres inédites de cette époque nous rencontrons, à chaque pas, la preuve que Casimir empruntait de l’argent chez n’importe qui, qu’il était souvent dans l’impossibilité de payer les termes, s’en excusait, qu’il se jetait dans des opérations financières fort compliquées et s’ingéniait en vain à se tirer d’affaire. Tout cela lui réussissait peu. Sa fortune allait toujours en diminuant, mais jusque-là l’avenir ne faisait encore présager aucun danger. Pour toutes ses affaires et peut-être pour d’autres raisons encore, Casimir allait continuellement d’Ormesson à Paris, laissant sa femme seule et ne rentrant chez lui que le soir.

La maison qu’habitait Aurore appartenait à une certaine dame Richardot qui avait des enfants ; tout à côté demeurait la famille du baron Malus. Les trois ramilles avaient lié amitié entre elles et là encore recommencèrent les jeux et les charades. Comme les Dudevant étaient gens, semble-t-il, à rechercher partout le plaisir de vivre en société, l’automne passa très agréablement et joyeusement. Mais quand, à la fin de l’arrière-saison, les deux familles voisines retournèrent à Paris, tout changea : Aurore resta toute seule à Ormesson. Le mari passait les nuits hors de la maison. D’abord elle ne s’en plaignit pas. Elle se promenait seule avec le petit Maurice dans le parc immense, lisait les Essais de Montaigne et s’amusait des jeux de son bébé. Le sentiment de la solitude croissait cependant dans l’âme de la jeune femme, et, avec lui, augmentaient l’impression encore inconsciente de l’offense, le chagrin et la soif du vrai bonheur. Le séjour à Ormesson lui pesa bientôt, grâce aux désagréments qu’elle eut avec le jardinier, à qui l’on avait confié la surveillance de la maison et du jardin ; c’était un homme bourru qui se chamaillait pour chaque brin d’herbe froissée ; et peut-être plus encore, grâce aux cris sauvages qui se faisaient entendre, la nuit, dans la maison du même jardinier, — probablement un ivrogne, — et qui effrayaient Aurore. Aussi, malgré tout son amour pour la solitude, éprouva-t-elle presque de la joie lorsque son mari se querella avec le jardinier et partit immédiatement pour Paris avec sa famille.

Les Dudevant s’établirent dans un petit logement meublé de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Ils virent beaucoup d’amis et de connaissances, allèrent aussi chez les parents de Casimir qui séjournaient à la même époque à Paris. Mais bientôt cette vie de distractions ne put faire qu’Aurore s’oubliât elle-même. Il y avait quelque chose de rompu dans leur existence.

« La tristesse revint, une tristesse sans but et sans nom, maladive peut-être. J’étais très fatiguée d’avoir nourri mon fils, je ne m’étais pas remise depuis ce temps-là. Je me reprochais cet abattement et je pensais que le refroidissement insensible de ma foi religieuse pouvait bien en être la cause[27]. » Aurore alla consulter son confesseur du couvent, l’abbé de Prémord, qui, à son avis, fut trop tiède et trop indulgent pour une âme comme la sienne, assoiffée de croyance et de vérité absolues ; il conseilla à sa fille spirituelle d’aller de nouveau s’enfermer pour quelque temps au couvent, d’y faire, comme on le dit, « une retraite ». Elle suivit son conseil et alla d’abord seule, puis avec le petit Maurice[28], passer quelques semaines au couvent des Anglaises, où elle avait fait son éducation. Là non plus elle ne trouva pas la paix de l’âme. Ses relations avec ses amies, les bonnes religieuses, le couvent lui-même, la vie monastique ne la satisfaisaient plus. Ici la devise était renonciation à la vie, à ses joies comme à ses chagrins, à toutes les affections terrestres ; l’amour maternel même y paraissait à peine pardonnable. Aurore s’était trop développée depuis trois ans pour admettre ce point de vue. L’adoratrice de Rousseau et de Leibniz embrassait les choses trop largement pour se faire aux préceptes et aux exigences d’un catholicisme étroit et rigoureux. À cela vint s’ajouter encore qu’une des sœurs vint imprudemment et de l’air le plus indifférent du monde lui parler de la frêle santé de Maurice, qui n’aurait peut-être pas longtemps à vivre et qui était alors, pour Aurore, sa seule et unique consolation. Pleine de craintes, elle quitta le couvent pour consulter au plus tôt un docteur sur la santé de l’enfant. Celui-ci trouva que le petit Maurice était bien portant et ne donnait aucune raison de craindre pour sa vie. Le séjour d’Aurore au couvent avait été définitivement empoisonné par cet épisode. Elle n’y retourna plus et s’installa avec son mari, d’abord chez sa tante, Lucie Maréchal, et, plus tard, à proximité, dans un logement séparé. De nouveau, les Dudevant sortirent beaucoup et reçurent des amis. Aurore voyait fréquemment ses anciennes amies de couvent, surtout Jane et Aimée Bazouin, et faisait de la musique avec sa cousine Clotilde. Dans les premiers jours du printemps, les Dudevant retournèrent à Nohant.

Bientôt Aurore eut un grand chagrin, la mort énigmatique de Deschartres, qui mourut sans que l’on ait jamais su quand ni comment, et sans laisser aucun écrit. Aurore crut qu’il s’était tué après s’être ruiné dans une entreprise malheureuse, et, après avoir perdu tout espoir de s’enrichir, ce qui avait été le rêve de toute sa vie. George Sand est dans le vrai quand elle nous dit que cet homme, si dur en apparence, n’avait vécu que pour les autres ; ce n’est qu’à son déclin qu’il avait commencé à vivre seul, s’imaginant — comme il le fit du reste pendant tout sa vie — qu’il n’était qu’un égoïste. C’est que le pauvre vieillard ne se connaissait pas lui-même. Ce qui le porta au suicide, ce fut la solitude et le chagrin. Cette mort rompit les derniers fils qui rattachaient Aurore à sa jeunesse et au vieux Nohant. « Deschartres emportait avec lui, dans le néant des choses finies, toute une notable portion de ma vie, tous mes souvenirs d’enfance, tout le stimulant, tantôt bienfaisant, tantôt fâcheux de mon développement intellectuel. » Elle perdait en lui l’homme à qui elle devait beaucoup, malgré la tyrannie pédagogique et la brusquerie qui le caractérisaient ; elle perdait enfin en lui « un cœur dévoué et le commerce d’un esprit remarquable à beaucoup d’égards… ». Quoi qu’il en soit, Deschartres était un homme qui comprenait en partie ses exigences d’esprit et savait quelquefois répondre à ses questions scrutatrices. Après sa mort, elle se sentit plus orpheline encore qu’auparavant ; elle le pleura amèrement, cachant ses larmes à tout le monde pour ne pas offenser ceux qu’il avait fait souffrir pendant sa vie : sa mère et son frère Hippolyte.

La vie commençait à se montrer à Aurore sous son côté le plus sombre. Des dissentiments s’étaient élevés entre elle et son mari. Quoique, à cette époque, « les mauvais traitements fussent encore plus rares que les mauvais procédés[29] » — comme le dit plus tard Michel de Bourges — son mari lui jetait déjà à la face les épithètes de « stupide » et d’ « idiote » et lui avait ôté le droit de prendre part à la conversation. « M. Dudevant, il faut l’avouer, n’avait pas le talent de divination, » ajouta malicieusement Michel de Bourges. En vérité, se figurer George Sand se taisant dans une conversation générale, parce que M. Dudevant daignait trouver que tout ce qu’elle disait était idiot et indigne de se faire entendre en présence d’un seigneur et maître aussi docte que lui, est d’un effet incroyablement comique ! Mais Aurore n’avait pas lieu d’en rire. Elle devait constamment être sur ses gardes pour ne pas irriter son mari, pour ne pas le faire sortir des gonds. Sa santé était, du reste, très mauvaise alors. Elle avait des palpitations de cœur, souffrait de maux de tête et d’esquinancies, toussait très fortement, crachait le sang. On sut plus tard que tout cela était plutôt nerveux, mais alors Aurore et tous ses proches pensaient qu’elle était phtisique. Lorsque ses amies Bazouin avec leur père et un vieil ami, M. Gaillard, vinrent la voir à Nohant au commencement de l’été de 1825 et de là allèrent aux eaux de Cauterets, il fut décidé qu’Aurore devait les accompagner pour y être traitée aussi. Les Dudevant convinrent donc d’aller avec eux aux eaux et résolurent de passer l’hiver au sud, à Guillery, en Gascogne, chez le père de Casimir, pour lequel Aurore avait beaucoup d’affection. Après avoir fêté l’anniversaire de la naissance de Maurice et d’Aurore elle-même, les Dudevant partirent le 5 juillet de Nohant pour se rendre aux Pyrénées. Outre Maurice et sa bonne Fanchon, ils prirent encore avec eux Vincent, domestique tout dévoué à Aurore.

La jeune femme quitta Nohant avec les plus sombres pressentiments et sans espoir de jamais le revoir. La pensée d’une fin prochaine semblait lui sourire. Se solitude d’esprit s’était encore accrue dans les derniers temps depuis que se mourait la vieille amitié qu’Hippolyte avait pour elle. Celui-ci avait quitté le service militaire, s’était marié bientôt après Aurore, venait souvent à Nohant, comme par le passé, et y faisait de longs séjours, ayant son quartier général soit à Paris, soit à Corbeil, ou dans la terre de sa femme à Montgivray près de Nohant. Mais alors, il avait déjà commencé à boire, et, quoique cette funeste passion, qui le mena plus tard presque à la folie, ne se fût pas encore définitivement développée, elle fit passer à Aurore des moments très pénibles. À son départ de Nohant, Aurore remarqua avec tristesse qu’Hippolyte était gai et riait en se séparant d’elle, que leur vieille amitié devait donc s’être bien refroidie. C’était encore là une nouvelle goutte de fiel pour la pauvre femme.

À cette époque où il n’y avait pas de chemins de fer et où les voyages se faisaient lentement, il fallait une bonne provision de patience pour entreprendre un si long trajet avec un petit enfant de deux ans et un mari qui s’irritait à la moindre bagatelle. Aurore écrit dans son journal : « J’ai pris de belles résolutions pour le voyage : ne pas m’inquiéter du moindre cri de Maurice, ne pas m’impatienter de la longueur du chemin, ne pas me chagriner des moments d’humeur de mon ami. »

Dans ce voyage aux Pyrénées, les Dudevant s’arrêtèrent momentanément à Bordeaux, où Casimir comptait une foule de parents et de connaissances. Ils y tombèrent dans une société très animée et très nombreuse et passèrent le temps très agréablement. Ils firent même beaucoup de nouvelles relations et renouvelèrent les anciennes amitiés. Ce fut là qu’Aurore fit la connaissance de l’avocat général Aurélien de Sèze[30] et Casimir se lia plus intimement avec un certain Desgranges qu’il connaissait depuis longtemps. Des rôles importants, bien que différents, étaient réservés à ces deux hommes dans la vie des Dudevant. De Bordeaux les Dudevant partirent, accompagnés de quelques nouveaux amis, en passant par Tarbes et Périgueux, et arrivèrent à Cauterets, où Aurore rencontra ses amies Jane et Aimée. Ses sombres pensées ne la quittèrent ni pendant tout le voyage, ni au début de son séjour à Cauterets. Son journal de route est plein de méditations, de ces « Tristes remarques d’un triste cœur », qui deviennent peu à peu de froides observations de l’esprit »[31] et poussent l’homme au désenchantement.

Voici quelques fragments de son journal sous la forme qu’elle leur a donnée dans l’Histoire de ma Vie. Elle écrit de Périgueux :

« Cette ville me paraît agréable, mais je suis triste à la mort. J’ai beaucoup pleuré en marchant ; mais à quoi sert de pleurer ? Il faut s’habituer à avoir la mort dans l’âme et le visage riant… »

Elle écrit de Tarbes :

… « Un beau ciel, des eaux vives, des constructions bizarres faites d’énormes galets apportés par le gave, des costumes variés, un rendez-vous forain, des types animés de tout ce côté sud de la France. C’est très joli, Tarbes ; mais mon mari est toujours de mauvaise humeur. Il s’ennuie en voyage, il voudrait être arrivé. Je comprends ça ; mais ce n’est pas ma faute si le voyage est de deux cents lieues… »

Enfin, le voyage, comme toute chose, arriva à sa fin et les Dudevant s’installèrent à Cauterets. Là, ils rencontrèrent, de nouveau, une société très nombreuse et très variée : la princesse de Condé, veuve du duc d’Enghien, le savant Magendie, le général Foy, la femme du savant Rumfort, les demoiselles Bazouin avec leur père, Aurélien de Sèze et la nouvelle amie d’Aurore, Zoé Leroy, à qui George Sand a consacré plusieurs pages de ses Souvenirs. Comme il arrive toujours aux eaux, il se forma bientôt de petits cercles, des parties et des coteries. Les uns, comme Aimée Bazouin, suivaient strictement les prescriptions des médecins : ils buvaient de l’eau, prenaient des bains, suaient ensuite sous des tas de couvertures et, en même temps, arrangeaient des bals et des soirées musicales, faisaient des visites, suivaient généralement la même vie qu’à Bordeaux et à Paris, se souciant même de trier leurs connaissances. D’autres, comme Zoé et Aurore, se traitaient à la diable ou ne se traitaient pas du tout, passant les journées entières à se promener ou à faire des excursions dans les montagnes. Aurore continuait à tousser et à être malade, mais ne se lassait jamais d’aller par monts et par vaux. « Le mouvement m’a saisie comme une fièvre. Je tousse et j’étouffe à chaque instant, mais je ne sais pas si je souffre. Oui, au fait, je souffre, je m’en aperçois quand je suis seule[32]. »

Dans l’âme d’Aurore couvait, dès son enfance, l’amour de la nature et elle en comprenait instinctivement la beauté. Encore enfant, elle charmait sa grand’mère par ses premiers essais de descriptions : d’un « clair de lune », d’un « orage », etc. Ici, au milieu du spectacle majestueux des montagnes, de la sombre poésie des Pyrénées, ce vague sentiment poétique s’était tout à coup éveillé avec une nouvelle force et était devenu pleinement conscient. À peine arrivée aux Pyrénées, Aurore fut éprise de leur terrifiante beauté.

« Enfin, nous sommes entrés dans Les Pyrénées, — écrit-elle sur son carnet, — la surprise et l’admiration m’ont saisie jusqu’à l’étouffement. J’ai toujours rêvé les hautes montagnes. J’avais gardé de celles-ci un souvenir confus qui se réveille et se complète à présent ; mais ni le souvenir, ni l’imagination ne m’avaient préparée à l’émotion que j’éprouve…[33]. »

« Je suis dans un tel enthousiasme des Pyrénées que je ne vais plus parler et rêver toute ma vie que montagnes, torrents, grottes et précipices », écrit-elle le 28 août 1825, de Bagnères, à sa mère[34].

Dans l’Histoire de ma Vie, elle nous raconte les efforts qu’elle a dû faire pour exprimer et fixer sur le papier son ravissement devant cette nature divine : « J’écrivis beaucoup sur les Pyrénées durant et après ce voyage. Mes premières notes, jetées sur un agenda de poche, sont rédigées avec assez de spontanéité… Mais il m’arriva, après coup, ce qui doit être arrivé à beaucoup d’écrivains en herbe. Mécontente du laisser-aller de ma première forme, je rédigeai, sur des cahiers, un voyage qui se trouve très lourd et très prétentieux de style. Et pourtant ce prétentieux fut naïvement cherché. Je m’en souviens. À mesure que je m’éloignais des Pyrénées, j’avais peur de laisser échapper les vives impressions que j’y avais reçues et je cherchais des mots et des phrases pour les fixer, sans en trouver qui fussent à la hauteur de mon sujet. Mon admiration rétrospective n’avait plus de limites et j’étais emphatique consciencieusement. Au reste, je sentis bien que je n’étais pas capable de me contenter moi-même par mes écrits, car je ne complétai rien et ne pris pas encore le goût d’écrire. »

Ces ébauches lui servirent cependant plus tard pour ses romans, surtout pour Lavinia, dont la scène se passe dans les Pyrénées. Les Pyrénées restèrent toujours chères à Aurore Dudevant, comme le Caucase à Lermontow, la mer Noire à Pouchkine, et peut-être lui furent-elles surtout chères, parce que c’est là que, pour la première fois, elle prit conscience d’elle-même.

Dès son enfance, Aurore avait aimé la solitude et la nature. Ce double amour venait de se manifester définitivement ; à partir de ce moment, Aurore ne cessa, pendant toute sa vie, de quitter, chaque année, l’endroit qu’elle habitait pour aller passer quelques semaines ou quelques mois dans les montagnes, au bord de la mer, ou simplement dans quelque coin caché et inconnu au centre même de la France.

Pleine liberté au milieu de la nature, promenades à cheval, ascensions périlleuses des monts ou des glaciers, le grand air pur des montagnes, tout cela guérissait à la fois Aurore de son spleen et même de tous ses maux physiques. Et si l’indifférence de son mari l’attristait encore, elle l’envisageait avec calme, et commençait à comprendre que ce n’était pas sa faute, à elle, s’il ne savait pas l’apprécier, et, qu’au fond, elle ne devait pas s’en affecter. Elle écrit encore, il est vrai, dans son journal :

« Monsieur *** chasse avec passion[35]. Il tue des chamois et des aigles. Il se lève à deux heures du matin et ne rentre qu’à la nuit. Sa femme s’en plaint. » Mais elle ajoute aussitôt : « Il n’a pas l’air de prévoir qu’un temps peut venir où elle s’en réjouira ».

Voici encore un fragment de son journal :

« Madame *** a dit à Aimée que j’avais tort de faire des courses sans mon mari. Je ne vois pas que cela soit, puisqu’il prend les devants et que je vais où il veut aller… » Plus loin, Aurore prend déjà plaisir à se moquer des minuties de son mari et de ses chicanes. Racontant diverses excursions faites par les Dudevant, de Luz à Saint-Sauveur, à Gavarnie, au Marborée, etc., elle dit entre autres choses : « On ne pense pas même au danger. Mon mari est des plus intrépides. Il va partout et je le suis. Il se retourne et il me gronde. Il dit que je me singularise. Je veux être pendue si j’y songe. Je me retourne, et je vois que Zoé me suit. Je lui dis qu’elle se singularise. Mon mari se fâche parce que Zoé rit. Mais la pluie des cataractes est un grand calmant, et on s’y défâche vite »[36]. On le voit, tout cela n’est encore ni trop sérieux, ni trop sombre. Mais voici une autre page bien capable de rendre songeur tout lecteur attentif, car il n’est que trop évident que de telles pensées ne sont pas le fait d’une femme heureuse, mariée à peine depuis trois ans.

… « Dans le rêve qu’il est permis de faire d’un amour parfait, l’époux ne se créerait pas volontiers la nécessité continuelle de l’absence. Quand des devoirs inévitables, des occupations sérieuses la lui auraient imposée, la tendresse qu’il éprouverait et qu’il inspirerait au retour serait d’autant plus vive et mieux fondée. Il me semble que l’absence subie à regret doit être un stimulant pour l’affection, mais que l’absence cherchée passionnément par l’un des deux est une grande leçon de philosophie et de modestie pour l’autre. Belle leçon sans doute, mais bien refroidissante !

« Le mariage est beau pour les amants et utile pour les saints.

« En dehors des saints et des amants, il y a une foule d’esprits ordinaires et de cœurs paisibles qui ne connaissent pas l’amour et ne peuvent atteindre à la sainteté.

« Le mariage est le but suprême de l’amour. Quand l’amour n’y est plus, ou n’y est pas, reste le sacrifice.

— Très bien pour qui comprend le sacrifice. Cela suppose une dose de cœur et un degré d’intelligence qui ne courent pas les rues. Il y a, au sacrifice, des compensations qu’un esprit vulgaire peut apprécier. L’approbation du monde, la douceur routinière de l’usage, une petite dévotion tranquille et sensée qui ne tient pas à s’exalter, ou bien de l’argent, c’est-à-dire des jouets, des chiffons, du luxe : que sais-je ? Mille petites choses qui font oublier qu’on est privé du bonheur. Alors tout est bien apparemment, puisque le grand nombre est vulgaire ; c’est une infériorité de jugement et de bon sens que de ne pas se contenter du goût du vulgaire ». (George Sand t’ait sans doute allusion ici aux gronderies de son mari, aux reproches qu’il lui faisait de manquer d’esprit et de jugement).

« Il n’y a peut-être pas de milieu entre la puissance des grandes âmes qui fait la sainteté, et le commode hébétement des petits esprits qui fait l’insensibilité.

« Si fait, il y a un milieu : c’est le désespoir…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Mais il y a aussi l’enfantillage, bonne et douce chose à conserver, quoi qu’on en dise.

« Courir, monter à cheval, rire d’un rien, ne pas se soucier de la santé et de la vie ! Aimée me gronde beaucoup. Elle ne comprend pas qu’on s’étourdisse et qu’on ait besoin d’oublier. « Oublier quoi ? « me dit-elle. — Que sais-je ? Oublier tout, oublier surtout qu’on existe[37]… »

On s’aperçoit dans le fragment qu’on vient de lire qu’il se passe déjà quelque chose de très sérieux. On y sent cette secrète agitation, précurseur de l’orage : l’air est saturé d’électricité, au loin brillent déjà des éclairs, et d’un moment à l’autre le tonnerre va éclater, et la tempête dévastatrice va se déchaîner au-dessus de la terre engourdie dans l’attente.

En effet, le voyage aux Pyrénées fut une époque marquante dans la vie des Dudevant. C’est pendant ce voyage qu’Aurore se convainquit pleinement de l’indifférence de son mari et de sa froideur envers elle ; c’est alors aussi que naquit son premier attachement sérieux. Elle y rencontra l’homme qui sut la comprendre et l’aimer, et que, de son côté, elle aima de tout son cœur. Cet homme était Aurélien de Sèze.

Ce nom n’est cité dans aucune biographie de George Sand, et même, tout dernièrement, M. Rocheblave[38], qui a parlé de cet épisode et cité des fragments de la correspondance entre notre héroïne et Aurélien de Sèze, n’a pas jugé nécessaire de le nommer. Cela n’a cependant pas empêché les ennemis et détracteurs de George Sand de dire bien haut et sans aucun fondement, que de Sèze fut, lui aussi, un de ses amants[39]. Le nom de de Sèze dans la Correspondance de George Sand n’est également mentionné que deux fois : dans une lettre à Caron du Ier octobre 1829[40] et dans celle qu’elle écrivit à Mme Saint-Agnan, le 23 juillet 1830[41]. Dans une lettre antérieure, datée du 6 juillet 1830, elle le nomme simplement mon ami de Bordeaux. Dans une lettre de Bordeaux du 4 juin 1829, elle écrit à Caron : « Nous avons ici l’avocat général ». Mais cet avocat général n’était autre encore qu’Aurélien de Sèze, comme on le voit dans la note au bas de la page. Dans l’Histoire de ma Vie, elle ne parle pas une seule fois de lui, quoique le lecteur le nomme aussitôt, car il en est souvent question. Pourtant les biographes amis de George Sand semblent ne rien savoir de lui ou bien ils en parlent d’une manière mystérieuse. Ainsi Louis de Loménie[42] ne fait-il allusion, qu’en passant légèrement, à « une première illusion toute passagère que George Sand aurait eue pendant son voyage aux Pyrénées. » M. d’Haussonville[43] se borne également aux allusions suivantes qui ne jettent aucune clarté sur cet épisode. En racontant que George Sand a placé dans les Pyrénées la scène d’une de ses plus charmantes nouvelles, Lavinia, il dit : « Si George Sand a cherché dans ses souvenirs le cadre et les couleurs du tableau qui a servi de scène à l’action de Lavinia, le langage qu’elle prête à son héroïne n’est point celui que parlait alors son cœur. À cette date, elle n’aurait point encore écrit la lettre si triste et si fière où Lavinia repousse les offres de l’homme qu’elle a aimé, sans lui cacher ce que ce refus lui coûte d’hésitations et de regrets… Elle n’était pas alors au moment du réveil, elle en était encore aux premières et aux plus belles heures du rêve… » (p. 286). Aux pages suivantes (287-288) M. d’Haussonville donne un petit extrait (nous en parlerons plus bas) de « l’Histoire de ma Vie », sans nous dire encore à qui l’épisode se rapporte. Enfin, page 404, il nous dit, et cette fois tout à fait en passant : « Le bonheur, elle l’a cherché partout : aux Pyrénées, à Paris, à Venise, à Majorque, à Nohant, dans tous les Lieux où elle a promené l’inconstance de son imagination, la fumée de son cigare et la facilité de son tutoiement. À chaque pas, elle croyait le saisir ; à chaque pas, le bonheur lui échappait… »

Tous les autres biographes amis se taisent sur Aurélien de Sèze. Et cependant ce fut cet amour, resté toujours pur et platonique, qui décida définitivement du sort futur de George Sand, lui ouvrit les yeux sur le prix et la conception de la vie, lui montra combien il est nécessaire à une femme d’être comprise de l’homme aimé, quelle méprise affreuse était son mariage avec Dudevant et qu’il était impossible de gâcher toute sa vie rien qu’à cause de cette seule méprise.

Voici une page inédite écrite sur un petit calepin et qui nous peint bien l’état d’âme d’Aurore Dudevant à ce moment de sa vie :

« Si l’on savait ce que c’est que le chagrin ! Si l’on pouvait prévoir quelles longues angoisses payeront l’erreur d’un jour ! Mais non. L’homme est si fanfaron de sa nature. Il se lance en souriant au milieu des dangers, la mer orageuse est son élément ; et le moins prudent est souvent le plus sage ; le confiant esclave du sort qui livre sa barque au caprice des flots arrive souvent au port, tandis que l’habile pilote combat vainement la tempête qui se joue de ses prévisions. Il semble que le hasard soit le dieu qui nous gouverne ! Si c’est un lot, si c’est une rencontre fortuite que le bonheur, pourquoi tant de soins pour le fixer ? Pourquoi tant de réflexions avant de faire le bien, et tant de prudence à secourir autrui ? Ce n’est pas de préparer l’avenir qui doit occuper une grande âme. Elle sait trop bien qu’il déjouera ses plans, c’est de le recevoir, qu’il est difficile… Si vous voulez savoir ce que c’est que la douleur, déchirez votre chair avec les ongles, percez-la avec un instrument tranchant et versez sur vos blessures du plomb fondu et de l’huile bouillante, ou supportez l’ardeur d’un brasier, ou frappez votre tête aux murs d’une prison. Mais vous ne saurez pas encore ce que c’est que de souffrir. Il n’y a peut-être pas deux créatures humaines qui le sachent. La coupe de fiel n’est pas également amère pour tous, la plupart de ceux qui l’ont goûtée la repoussent et n’ont pas le courage de la savourer jusqu’à la lie. Il y a des êtres privilégiés, des esclaves de la fatalité qui semblent s’y plaire et n’en vouloir pas perdre une seule goutte ; vous les raillez pourtant d’avoir pris pour eux la triste part que vous leur avez laissée ».

Si nous ne pouvons, à notre grand regret, faire l’histoire du prologue et des débuts de ce premier roman dans la vie de George Sand, nous pouvons dire du moins, qu’Aurore, en aimant Aurélien de tout son cœur, et aussi en sachant tout l’amour qu’il avait pour elle, sut non seulement vaincre sa propre passion, mais qu’elle sut consoler son ami et ramener en lui le calme. Elle lui fit même jurer qu’il n’exigerait d’elle aucune preuve décisive de l’amour qu’elle avait pour lui, qu’il respecterait la sainteté de son mariage, qu’ils se contenteraient tous deux de rester toujours amis. Cette explication eut lieu entre les deux jeunes gens pendant une excursion dans les montagnes, peu de temps avant de quitter les Pyrénées.

De Bagnères, les Dudevant entreprirent une excursion aux célèbres grottes de Lourdes. Dans sa lettre de Bagnères à sa mère (du 28 juillet), elle écrit : « Nous avons été hier à six lieues d’ici à cheval, pour visiter les grottes de Lourdes. Nous sommes entrés à plat ventre dans celle du Loup. Quand on s’est bien fatigué pour arriver à un trou d’un pied de haut, j’avoue que l’on se sent un peu découragé. J’étais avec mon mari et deux autres jeunes gens avec qui nous nous étions liés à Cauterets et que nous avons retrouvés à Bagnères, ainsi qu’une grande partie de notre aimable et nombreuse société bordelaise…[44] En sortant de la grotte du Loup, nous entrâmes dans les Espeluches. Nous trouvâmes l’entrée de ces grottes admirable ; j’étais seule en avant[45], je fus ravie de me trouver dans une salle magnifique, soutenue par d’énormes masses de rochers qu’on aurait pris pour des piliers d’architecture gothique, le plus beau pays du monde, le torrent d’un bleu d’azur, les prairies d’un vert éclatant, un premier cercle de montagnes couvertes de bois épais, et un second, à l’horizon, d’un bleu tendre qui se confondait avec le ciel, toute cette belle nature éclairée parle soleil couchant, vue du haut d’une montagne, au travers de ces noires arcades de rochers, derrière moi la sombre ouverture des grottes ; j’étais transportée ».

Et c’est bien là, « au pied des Pyrénées, en face de cette nature imposante, qu’elle avait fait ses adieux à l’homme généreux et digne d’elle qu’elle n’avait pu s’empêcher d’estimer et d’aimer dans le fond de son cœur[46] ».

Que ces faits se soient réellement passés comme nous l’assurons, et qu’ils se soient passés là, c’est une lettre d’Aurore à son mari qui nous le raconte, lettre inédite jusqu’à présent, mais fort connue depuis le procès de 1836, et dont nous avons déjà parlé plus haut. Dans cette longue lettre qui compte plus de vingt pages, Aurore raconte d’abord brièvement l’histoire de son désaccord intime avec son mari, qu’elle explique par la trop grande dissemblance de leurs natures, puis elle avoue, avec candeur et simplicité, son amour pour Aurélien, disant la lutte qui s’était produite dans son cœur, la victoire qu’elle avait remportée sur sa passion ; elle rappelle ensuite à Casimir la scène des adieux que le mari avait surprise à Bordeaux lors de leur retour et avant son départ pour Nohant, scène qui devait le rassurer complètement sur les résolutions prises par Aurore et Aurélien quant à l’avenir, et finit par demander à son mari, comme à son meilleur ami, aide et secours. Plus tard, lors du procès entre les deux époux, des fragments de cette lettre furent lus, devant le tribunal, par l’avocat de Dudevant. Mais quand, après cela, l’avocat d’Aurore, Michel de Bourges, lut à son tour la lettre en entier, de la première ligne à la dernière, l’impression produite sur tout l’auditoire fut incroyable, foudroyante. L’extraordinaire grandeur d’âme qui se dégageait de chaque mot de cette lettre, écrite dans une langue digne des meilleures pages d’Indiana et de Jacques, les descriptions des Pyrénées tracées sous les fraîches impressions qu’elle y avait ressenties et étonnantes de poésie et d’éclat, la candeur touchante que révélait chaque mot, firent que les armes que les adversaires avaient voulu employer contre Mme  Dudevant ne servirent qu’à lui faire remporter une pleine et éclatante victoire. Nous avons dû, en parlant de cette lettre, anticiper un peu sur les événements, mais le lecteur nous pardonnera, sachant qu’elle se rapporte à 1825, et au voyage de Lourdes qui vient de nous occuper.

Retournons maintenant à la journée qu’elle décrit à sa mère dans la lettre dont il a été question plus haut… « Nos compagnons arrivèrent et nous nous enfonçâmes encore dans les détours d’un labyrinthe étroit et humide, nous aperçûmes au-dessus de nos têtes une salle magnifique, où notre guide ne se souciait guère de nous conduire. Nous le forçâmes de nous mener à ce second étage. Ces messieurs se déchaussèrent et grimpèrent assez adroitement ; pour moi j’entrepris l’escalade.

« Je passai sans frayeur sur le taillant d’un marbre glissant, au-dessous duquel était une profonde excavation. Mais quand il fallut enjamber sur un trou que l’obscurité rendait très effrayant, n’ayant aucun appui pour mes pieds, ni pour mes mains, glissant de tous côtés, je sentis mon courage chanceler. Je riais, mais j’avoue que j’avais peur. Mon mari m’attacha deux ou trois foulards autour du corps et me soutint ainsi pendant que les autres me tiraient par les mains. Je ne sais ce que devinrent mes jambes pendant ce temps-là ! Quand je fus en haut, je m’assurai que mes mains (dont je souffre encore) n’étaient pas restées dans les leurs et je fus payée de mes efforts par l’admiration que j’éprouvai.

« Nous rentrâmes à Lourdes dans un état de saleté impossible à décrire ; je remontai à cheval avec mon mari, et, nos jeunes gens prenant la route de Bordeaux, nous prîmes tous deux celle de Bagnères. Nous eûmes, pendant dix lieues, une pluie à verse et nous sommes rentrés ici à dix heures du soir, trempés jusqu’aux os et mourant de faim. Nous ne nous en portons que mieux aujourd’hui »…

Le ton de cette lettre à sa mère est assez calme, et presque gai, mais Aurore parle tout autrement de cette même journée dans l’Histoire de ma Vie, où elle copie des fragments de son journal. On y entend comme un son fiévreux ; le ton s’élève, et le lecteur, à ce ton seul, sent involontairement que quelque chose de particulier est entré ce jour-là dans la vie d’Aurore.

… « L’entrée de la grotte n’était pas attrayante… Mais une promenade de plusieurs heures dans ce monde souterrain fut un enchantement véritable. Des galeries, tantôt resserrées, étouffantes, tantôt incommensurables à la clarté des torches, des torrents invisibles, rugissant dans les profondes entrailles de la terre, des salles bizarrement superposées, des puits sans fond, c’est-à-dire des gouffres perdus dans les abîmes impénétrables et battant avec fureur leurs parois sonores de leurs eaux puissantes, des chauves-souris effarées, des portiques, des voûtes, des chemins croisés, toute une ville fantastique, creusée et dressée par ce que l’on appelle bénignement le caprice de la nature, c’est-à-dire par les épouvantables convulsions de la formation volcanique : c’était un beau voyage pour l’imagination, terrible pour le corps : mais nous n’y pensions pas. Nous voulions pénétrer partout, découvrir toujours. Nous étions un peu fous, et le guide menaçait de nous abandonner. Nous marchions sur des corniches au-dessus d’abîmes qui nous rappelaient l’enfer du Dante ; il y en eut un où nous voulûmes descendre… Nous revînmes à cheval pendant la nuit par une pluie fine et un clair de lune doucement voilé. Nous étions à Bagnères à deux heures du matin. J’étais plus excitée que lasse et je ressentis, pendant mon sommeil, le phénomène de la peur rétrospective. Je n’avais songé, dans les spélonques, qu’à rire et à oser. Dans mes songes, la cité souterraine m’apparut dans toutes ses terreurs. Elle se brisait, elle s’entassait sur moi ; j’étais suspendue à des cordes de mille pieds, qui rompaient tout à coup, et je me trouvais seule dans une autre ville plus enfouie encore, descendant toujours et se perdant par mille galeries et recoins piranésiques jusqu’au centre du globe. Je me réveillais baignée d’une sueur froide, et, me rendormant, je partais pour d’autres voyages et d’autres visions encore plus fiévreuses… »

Si le lecteur ignorait ce qui s’est passé aux Pyrénées, et que les lignes qui précèdent ne l’aient pas encore suffisamment convaincu qu’au voyage à Lourdes se rattachaient, pour Aurore, des souvenirs tout particuliers, les lignes par lesquelles elle termine le chapitre sur Les Pyrénées, ne laissent plus place à aucun doute.

… « Je n’ai gardé aucun souvenir du voyage de Bagnères à Nérac. Il en est ainsi de beaucoup de pays que j’ai traversés sous l’empire de quelque préoccupation intérieure : je ne l’ai pas vu.

… « Les Pyrénées m’avaient exaltée et enivrée comme un rêve qui devait me suivre et me charmer pendant des années. Je les emportais avec moi pour m’y promener en imagination, le jour et la nuit, pour placer mon oasis fantastique dans ces tableaux enchanteurs et grandioses que j’avais traversés si vite, et qui restaient pourtant si complets et si nets dans mon souvenir, que je les voyais encore dans leurs moindres détails[47]… »

C’est, en effet, dans les Pyrénées, et mieux encore à Bordeaux, qu’était demeurée l’oasis où la pensée d’Aurore se reportait sans cesse au milieu du désert intellectuel et moral où elle se sentait si seule. Plusieurs années durant, cette oasis — amitié exaltée pour Aurélien de Sèze — soutint Aurore et éclaira sa vie. Cette amitié traversa d’abord bien des épreuves. Quand on est jeune et que l’amour est ardent et mutuel, il est difficile de renoncer au bonheur. Malgré toutes les bonnes résolutions, il arrive que tantôt l’un, tantôt l’autre des deux nouveaux amis vienne à violer par quelque parole imprudente ou passionnée les règles d’une sévère amitié, et c’est ce qui arriva entre Aurore et Aurélien.

Après un séjour à Guillery, les Dudevant, en automne, revinrent pour quelque temps à Bordeaux. Les deux jeunes gens se revirent, et, entre eux, il faut le croire, éclatèrent des scènes orageuses et des explications dont leur honneur à tous deux sortit vainqueur, mais qui agitèrent profondément Aurore. Seuls, le dévouement et la tendre amitié de Zoé la soutinrent dans ces moments pénibles…

« L’automne, nous nous rendîmes à Bordeaux, mon mari et moi, et nous allâmes jusqu’à La Brède, où la famille de Zoé avait une maison de campagne. J’eus là un violent chagrin, dont cette inappréciable amie me sauva par sa courageuse et amicale éloquence. L’influence que son esprit vif et sa parole nette eurent sur moi, en ce moment de désespoir, se maintint durant plusieurs années de ma vie et aida ma conscience à établir l’équilibre auquel je m’étais en vain efforcée d’arriver jusque-là. Je retournerai à Guillery, brisée de fatigue, mais calme, après avoir erré plus d’une fois sous les grands chênes plantés par Montesquieu, pleine de pensées joyeuses et enthousiastes, dans lesquelles, je l’avoue, le souvenir du grand philosophe ne joua aucun rôle ».

Et aussitôt, jouant malicieusement sur les mots, George Sand ajoute : « Et pourtant j’aurais pu foire ce jeu de mots que l’Esprit des lois était entré d’une certaine façon et à certains égards dans ma nouvelle manière d’accepter la vie… »

Évidemment, c’est là une allusion transparente à Aurélien de Sèze, à l’avocat général, le représentant de la loi. Et, en effet, la lettre mentionnée plus haut qu’Aurore écrivit à son mari le 8 novembre 1825, a trait à la visite qu’elle fit à La Brède, lieu natal de Montesquieu, en compagnie d’une nombreuse société où se trouvait Aurélien, et raconte que là ils eurent une dernière explication orageuse, après laquelle ils renoncèrent tout à fait à l’amour en se promettant de n’être qu’amis[48].

Voilà donc Aurore racontant à son mari avec sa noble franchise et sa droiture de caractère honnête et sincère, sans rien lui cacher, ce qui était arrivé. Dudevant, étant alors allé passer quelque temps à Nohant, la lettre dut le suivre de Nérac à Bordeaux, ou plus loin encore. Notons ici un fait curieux dans l’histoire des relations conjugales des Dudevant, fait que nous ne pouvons guère déterminer d’une manière précise. Parmi les lettres inédites de Dudevant à sa femme, nous en trouvons une série, ou plutôt une seule grande lettre, dont les fragments avaient été envoyés à Aurore, en route, et de Nohant, sous forme de journal, portant les dates de :

    7 novembre 1825, lundi, minuit. Périgueux.
    Mardi, mercredi et jeudi (en route pour Nohant).
    Vendredi, 6 heures et demie du matin.
    5 heures du soir.
    10 heures et demie du soir.
    Samedi, 6 heures et demie du matin.
    7 heures du soir, 12 novembre.

    Dimanche, 13 novembre 1825.
    Lundi.
    Mardi.
    Et, enfin, Bordeaux, 25 décembre 1825.

Dans ces lettres, « il y a de tout, s’il n’y a pas de duperie[49]». Vu le caractère de Dudevant et en comparant ces lettres avec toutes celles qu’il a écrites à sa femme de 1822 à 1825 et de 1825 à 1836, nous les déclarons absolument surprenantes. Dans aucune de ses autres lettres, nous ne trouvons rien qui les rappelle, tant ces lettres sont différentes de ton et de manière, tant elles sont loin de l’esprit qui règne dans la correspondance de Casimir avec Aurore. Ces Lettres étaient apparemment destinées à prouver combien Dudevant fut bouleversé par la lettre de sa femme, quels efforts il avait faits pour se rendre digne de son amitié et de celle d’Aurélien (celui-ci ayant toujours été aussi bien l’ami du mari que de la femme durant les longues années qu’ils furent en relations). La lettre de Dudevant, disons-nous, ressemble si peu à toutes celles que nous possédons de lui, que nous ne sommes pas les seuls disposés à croire qu’elle a été écrite, ou en commun avec Hippolyte Châtiron — nous en avons des indices à l’appui, — ou bien post-facto, pour être présentée devant le tribunal : car c’est Dudevant lui-même qui l’a transmise à son avoué pendant le procès en séparation. Il est donc difficile de dire si cette lettre reflète réellement le trouble d’âme de Dudevant en l’automne de 1825, ou si ce n’est qu’un pastiche de ces troubles.

Il y a de tout, dans ces pages, comme nous le disions plus haut : essais d’être poétique et d’atteindre à la grandeur d’âme d’Aurore, et essais de parler sa langue ou du moins de l’imiter, jusqu’à des descriptions poétiques de la nature ! Dudevant y raconte, par exemple, que tout à coup il lui était venu à Nohant l’ardent désir de s’instruire, et qu’il s’était mis à lire Pascal dans un exemplaire qui appartenait à Aurore, qu’il avait aussi commencé à apprendre l’anglais, qu’il prenait même son livre au lit en se couchant, tâchant par là d’adoucir sa solitude. Il y exprime aussi son amour passionné pour sa femme, sa crainte de la perdre (disons plutôt de perdre sa fortune), la tristesse et la joie qui l’envahirent après la Lecture de la lettre de sa femme ; il fait preuve de noblesse de cœur et même de grandeur d’âme dans la manière dont il avait reçu sa confidence sur tout ce qui s’était passé. Bref, ou bien l’aveu fait par Aurore de son amour pour Aurélien avait réellement agité Dudevant et réveillé cette âme comme engourdie dans les ténèbres, ou bien ce n’était là qu’une ruse, une manœuvre diplomatique de sa part. Nous sommes portés à admettre cette dernière supposition, grâce à deux lettres écrites par Châtiron à sa sœur, dont nous avons la copie entre nos mains. À la première de ces deux lettres, toute remplie de grossières invectives de la part de Châtiron, à la suite des plaintes qu’il avait reçues de Casimir, Aurore répondit par une lettre[50] fort sévère, où elle réfute, d’un ton ferme et sérieux, les diverses accusations portées contre elle par son frère au nom de son mari. Dans une seconde lettre, datée du 10 décembre 1825, Châtiron s’excuse après avoir reçu la réponse de sa sœur. De tout cela, il est permis de conclure que Dudevant, après son arrivée à Nohant, s’était plaint d’Aurore à Hippolyte, qu’il l’avait accusée, qu’il lui gardait rancune, et que ce n’était chez lui qu’une feinte lorsqu’il appréciait la franchise de la confession de sa femme dont il avait méconnu jusque là le mérite.

Mais Dudevant était hypocrite, il sut cacher dès lors son ressentiment. En attendant, grâce aux efforts réunis de de Sèze, d’Aurore et de son mari, le petit drame romanesque se transforma en amitié idyllique. Comme réfutation des méchantes allusions et assertions de certains auteurs, comme Viel-Castel et autres, prétendant qu’Aurélien de Sèze avait été l’amant d’Aurore, il nous suffit de dire qu’Aurore n’avait aucun secret pour son mari. Elle lui communiquait toutes les lettres qu’elle recevait d’Aurélien en son absence, elle lui disait toutes leurs rencontres à Paris et à Bordeaux quand elle y allait seule, ou les arrivées d’Aurélien à Nohant, en l’absence du mari. De Sèze, de son côté, soutenait avec une sévérité très correcte son rôle de simple ami, et, comme le prouvent ses lettres de plusieurs années à Aurore et à Zoé Leroy, et celles d’Aurore à lui et à Zoé, il tâchait de maintenir constamment la jeune femme ardente et enthousiaste dans le ton quelque peu surélevé, romanesco-mystique, que leur amitié avait pris dès son début. C’était un homme très cultivé, ayant beaucoup lu, de tempérament assez froid, quelque peu ambitieux, plus tard même un peu trop épris de ses succès parlementaires, mais très probe, très honnête, et d’une vraie noblesse de cœur, digne représentant de la vieille magistrature française avec ses hautes traditions, ses mœurs sévères et les grandes qualités morales de sa corporation[51]. Par sa nature, son caractère, son éducation, ses études, ses habitudes correctes et tranquilles, il présentait un parfait contraste avec Aurore Dudevant, et ce contraste, c’était peut-être justement la force secrète qui, en vertu de la loi des contraires, les attirait l’un vers l’autre. D’autre part, leur amour de la lecture, leurs tendances idéalistes, leurs goûts intellectuels, les habitudes et les exigences de leur esprit quelque peu abstrait, et une forte dose de romantisme dans leur caractère, contribuaient beaucoup à ce rapprochement plus intime et conscient des deux nouveaux amis. L’amitié qu’ils portaient tous deux à Zoé Leroy, qui habitait La Brède, tandis que de Sèze demeurait à Bordeaux, venait très à propos pour former le chaînon qui liait les deux jeunes gens ; elle les aidait non seulement à se voir plus souvent, mais encore à rendre leurs lettres plus fréquentes, lorsque Dudevant partit de Bordeaux pour Nohant et qu’Aurore se rendit d’abord chez son beau-père à Guillery, et plus tard quitta définitivement le sud de la France pour retourner chez elle. C’est alors que commença cette correspondance entre de Sèze et Aurore qui joua un si grand rôle dans la vie de notre héroïne. Les lettres affluèrent des deux côtés, lettres philosophiques, poétiques, gaies, sentimentales ; elles contenaient toute la vie d’âme et d’esprit d’Aurore pendant six années, et faisaient naître l’écho qui répondait, chez son ami, à chacune de ses moindres paroles, à ses sentiments, à ses pensées. Aurélien de Sèze et Aurore, on le voit, avaient pris au sérieux leur résolution de n’être qu’amis, grâce surtout à la ferme et inébranlable volonté d’Aurélien qui avait pris à cœur sa qualité de guide et de directeur de conscience de la jeune femme, et ne tenait pas moins à être l’ami de l’époux que celui de l’épouse. Mais, n’anticipons pas sur les événements, et, sans nous écarter de l’ordre chronologique que nous avons résolu de suivre, revenons à l’année 1825.

Aurore passa l’hiver de 1825-1826 à Guillery, chez le père de Casimir, et s’y amusa beaucoup. On y organisait tantôt des chasses, tantôt de simples cavalcades ; dans ce but, on fit même venir de Nohant le cheval favori d’Aurore, « Colette ». On allait souvent chez divers propriétaires voisins, qui, dans leurs châteaux, arrangeaient des bals, des spectacles, des charades, auxquels assistaient les parents et les connaissances, venus non seulement des châteaux voisins, mais aussi de Nérac et de Bordeaux. Aurore écrit à sa mère le 30 décembre 1825 : « Je ne fais que d’arriver d’un château voisin où j’ai passé plusieurs jours à chasser à cheval et à jouer des charades le soir. J’ai une assez mauvaise santé pour toutes ces folies qui m’ont passablement fatiguée. Me voilà pourtant rentrée et reposée, et décidée à me soigner et à ne sortir de mon trou que pour aller passer la fin du carnaval à Bordeaux. Nous y serons, je pense, avant la fin de janvier, on veut bien nous y désirer et nous y attendre avec toute sorte d’amitiés… Casimir arrive de Bordeaux bien portant et se joint à mes vœux pour votre santé et vos plaisirs[52]. »

En effet, cet hiver-là et les années suivantes, Casimir alla souvent à Bordeaux, où son père avait une maison de rapport qu’il fallait gérer et qui devait plus tard revenir an fils. À Bordeaux, comme nous le savons déjà, Dudevant s’était lié avec Desgranges, armateur de profession et faiseur d’affaires de la plus belle eau. Celui-ci ne tarda pas à l’entraîner dans une série d’entreprises et d’opérations financières qui le conduisirent peu à peu à une ruine complète. Quel personnage était ce Desgranges et quelles sortes de relations s’établirent entre lui et Dudevant, c’est ce que nous fait comprendre la lettre[53] suivante d’Aurore à son avoué Accolas, que Michel de Bourges s’était adjoint dans le procès en séparation… « Le fait le plus important est celui d’un vaisseau acheté en 1828. M. Dudevant était entre les mains d’un escroc, appelé Desgranges, qu’il avait assez peu connu dans sa jeunesse et qui l’accapara en lui faisant boire du vin de Champagne, à la suite d’un dîner où les actionnaires virent le portrait lithographié d’un fort joli brick de commerce. Chacun signa suivant sa capacité. M. Dudevant en fut pour 25 000 francs. Pendant deux ans il fut très tourmenté par les lettres de change qu’il avait signées. Quand il eut bien payé le tout, on apprit que le navire n’avait jamais existé. M. Dudevant avait été armateur in partibus ».

Toutes ces opérations pécuniaires et autres, appelaient souvent Casimir à Bordeaux, et Aurore était sans doute ravie lorsqu’elle pouvait l’y accompagner. Les rapports les plus amicaux s’étaient déjà établis entre elle et son ami de Bordeaux, mais quelle différence entre leur amitié poétique et les relations prosaïques entre Casimir et Desgranges ! Ces deux amitiés contribuèrent cependant, chacune de leur côté, à séparer de plus en plus les deux époux.

Aurore se prit d’une grande affection pour le vieux Dudevant. C’était un homme juste et cordial, un peu emporté, mais un bon cœur. George Sand nous dit qu’elle aurait voulu passer toute sa vie auprès de lui, qu’il aurait probablement su la défendre contre les tempêtes conjugales qui empoisonnèrent sa vie de famille. Elle ajoute que, malheureusement, il ne lui a pas été donné de garder longtemps son défenseur et protecteur. Elle le perdit cette année même. Les Dudevant passèrent le carnaval à Bordeaux. Aurore vit souvent Zoé, ses frères et ses sœurs, et c’est chez eux qu’elle reçut la nouvelle de la mort de son beau-père[54]. Elle partit aussitôt avec son mari pour Guillery afin de se rendre chez sa belle-mère. Celle-ci était une femme froide, avare et sèche, qui n’a jamais aimé personne, et qui, par amour du mal, tâchait de faire du mal à tout le monde. Quoiqu’elle fût tout à fait seule et sans enfants, elle prit néanmoins de bonne heure toutes ses mesures pour que Casimir ne reçût pas un rouge liard de plus que ce qui lui revenait d’après la loi, en sa qualité de fils naturel reconnu. Elle savait cependant qu’il avait constamment besoin d’argent pour les nécessités de son grand ménage. Tout en se montrant toujours fort mal disposée envers lui, elle prit son parti au moment du procès avec sa femme, l’excitant et l’irritant continuellement contre Aurore, et fut une des principales causes pour lesquelles les deux époux ne purent s’accorder, comme l’espéraient d’abord les amis communs, ni sur une séparation amicale, ni sur le partage de la fortune ; l’affaire dut aller devant les tribunaux. Aurore n’avait cependant jamais été fautive envers sa belle-mère, elle avait, au contraire, toujours eu pour elle beaucoup d’attentions et de respect, lui avait fait la cour en lui envoyant fréquemment de petites surprises, des bonnets de tulle confectionnés de ses propres mains, des cols brodés, etc. Idéalisant sa belle-mère, elle allait jusqu’à l’aimer, voyait en elle une nature profonde et réservée, et prenait sa retenue et sa sécheresse comme la marque d’un sentiment caché et d’une grande force d’âme.

Pour les affaires de succession, entre autres pour vendre la maison qu’il avait reçue en échange des 40 000 francs qui lui revenaient, Casimir et Aurore firent de nouveau le voyage de Bordeaux, d’où ils revinrent au printemps à Nohant. En mai, ils durent encore aller passer quelque temps à Guillery[55], et ce n’est qu’en l’été de 1826 qu’ils retournèrent définitivement à Nohant.

George Sand nous raconte qu’elle passa presque tout entières à Nohant, les cinq années suivantes, c’est-à-dire de 1826 à 1831. Cela est à peu près vrai, mais en faisant remarquer que les absences d’Aurore avec son mari, ou d’Aurore seule, étaient assez fréquentes et parfois prolongées. On rencontre, en général, dans le récit qu’elle nous fait de sa vie pendant ces cinq années, bon nombre d’inexactitudes chronologiques et un certain manque de clarté. Arrêtons-nous donc, avant tout, sur les faits extérieurs de la vie des Dudevant pendant ce laps de temps, et exposons-les aussi brièvement que possible dans leur sécheresse tout historique.

Dans l’été de 1826, en pleine moisson, Casimir partit de nouveau pour Bordeaux et Paris, où ses affaires exigeaient sa présence, et Aurore dut se charger temporairement de la gérance rurale. Le 13 juillet, elle écrit à sa mère qu’elle est occupée du matin au soir, qu’elle se sent d’autant plus fatiguée qu’elle a pris à cœur, cette année-là, de prodiguer ses soins aux paysans malades. À partir de ce moment, elle leur consacra, en effet, beaucoup d’heures, de jours et de mois de sa vie. Les Dudevant passèrent l’été et l’automne de 1826, à Nohant. Au commencement de l’hiver, Mme  Duplessis y arriva avec toute sa famille et y resta trois mois. La gaieté rentra de nouveau à Nohant : les jeux se renouvelèrent, les danses, les travestissements. Deux mariages de paysans furent célébrés. Fanchon, la bonne de Maurice, se maria et les « maîtres » prirent une part active aux fêtes des villageois. En janvier 1827, laissant Maurice aux soins de « maman Angèle », Aurore alla passer deux semaines à Paris avec son mari[56]. Revenus à Nohant, les Dudevant y restèrent jusqu’en août. Ils se rendirent ensuite aux eaux de Clermont-Ferrand, car Aurore était retombée très malade, souffrait d’étouffements, d’insomnies, d’esquinancies qui lui revenaient souvent et, pour comble de malheur, elle s’était démis un pied en faisant un faux pas, ce qui l’obligeait à garder le lit. C’est à cette époque que se rapporte le Voyage en Auvergne écrit pour Zoé Leroy, et qui est, pour ainsi dire, la première œuvre sortie de la plume de George Sand. L’ouvrage offre un grand intérêt psychologique et autobiographique : on y voit apparaître tout le désarroi et la fermentation qui régnaient alors dans l’âme d’Aurore, presque tous les éléments des créations futures de l’illustre écrivain et même le plan en germe de l’Histoire de ma Vie. C’est donc à cette époque reculée qu’il faut rapporter l’intention, née en George Sand, d’expliquer sa vie et sa disposition d’âme par des traits héréditaires et par les circonstances au milieu desquelles elle s’était développée et avait grandi[57]. À son retour, elle se trouvait beaucoup mieux[58], mais aussitôt que l’hiver arriva, elle retomba encore malade, et à tout ce qu’elle avait ressenti auparavant vinrent se joindre les rhumatismes, dont elle souffrit pendant plusieurs années, ce qui l’obligeait, dans la mauvaise saison, à s’envelopper de flanelle des pieds à la tête. Les Dudevant passèrent l’hiver de 1827-1828 à La Châtre, à l’occasion des élections, auxquelles Casimir prit une part active, et dans lesquelles, grâce surtout à ses efforts et à ceux de ses amis, triompha le parti libéral qui nomma, comme député, le vieux républicain Duris-Dufresne. À La Châtre, les Dudevant tinrent table ouverte, donnant des soirées et des dîners. La maison était pleine de monde. Chacun s’intéressait aux élus et aux électeurs, intriguait, s’échauffait, et, dans les intervalles, dansait ou potinait, comme il est de mise dans toute bonne ville de province qui se respecte. Dans l’Histoire de ma Vie, George Sand rapporte à cette époque un épisode qu’elle raconte dans la Correspondance sous la date du 20 janvier 1829, dans une lettre à Caron. L’épisode se résume en ceci que, tout en se trouvant en antagonisme avec le sous-préfet qui appartenait au parti gouvernemental, tandis que les Dudevant appartenaient aux bonapartistes qui s’étaient joints aux libéraux dans cette occasion, Aurore n’était cependant pas moins en relations d’amitié avec le sous-préfet M. de Périgny et avec sa femme. En ne faisant pas la moindre attention aux sottes distinctions provinciales entre les classes et les cercles, les Périgny et Mme  Dudevant soulevèrent toute la « haute société de La Châtre » par les invitations qu’ils lancèrent sans distinction à tout le monde. Le « monde » les punit en cessant d’aller chez eux, et il arriva même, un soir, que trois personnes seulement, dont l’une était Aurore, se trouvèrent chez Périgny. Ceux-ci fermèrent leur salon, mais Aurore prit sa revanche en écrivant, avec Dutheil, leur ami commun, une chanson humoristique, où elle raillait toute l’aventure, ce qui déchaîna toute la ville contre elle et ses amis, mais elle augmenta sa liste des invitations à la « seconde société », ses soirées furent très animées et très fréquentées et quelques soupers et dîners suffirent pour tout pacifier.

Cet épisode s’est-il passé en 1827 ou en 1829[59] ? C’est ce qu’il est difficile de décider, et nous n’osons prendre sur nous de dire si l’erreur se trouve dans l’Histoire ou dans la Correspondance, car les Dudevant passèrent à La Châtre une grande partie des trois hivers de 1826-1827, 1827-1828, 1828-1829 ; ils y passèrent toujours, du moins, le carnaval, et, chaque fois, d’une manière très gaie, donnant des dîners et des soirées, fidèles, comme on le voit, à leur ancienne coutume de rechercher le monde. Les Lettres de ces années-là, surtout les lettres inédites à sa mère et à Caron, sont chargées de commissions : acheter un chapeau, un bonnet de fourrure, un nouveau quadrille, un duo pour baryton et contralto ; commander des habits, s’abonner au Petit Courrier des Dames, s’informer de la coupe la plus à la mode pour manches, envoyer « une guimpe et des manches longues en tricot de soie couleur de chair », pour les mettre sous la robe claire, par-dessus la flanelle sans laquelle Aurore n’osait sortir, craignant les rhumatismes, dont elle souffrait toujours et, « à La Châtre il faut des toilettes ». Le 12 janvier 1828, Aurore écrit à sa mère qu’ils ont eu une fort belle soirée pour laquelle elle avait dessiné elle-même des paravents et appris des quadrilles à quatre mains. Comme une seconde grossesse l’empêchait de danser cette année-là, elle jouait d’autant plus volontiers pour les autres. Se sentant de nouveau plus mal, elle partit dans le courant du mois de janvier pour Paris, afin de consulter des célébrités médicales ; les uns trouvèrent qu’elle était phtisique, d’autres, qu’elle avait un anévrisme, les troisièmes, enfin, qu’elle n’avait rien du tout. Après un hiver très bruyant, les Dudevant passèrent un été très tranquille à Nohant, où Hippolyte s’était définitivement transféré avec sa femme Émilie, personne maladive, passive, tranquille, avec qui Aurore s’était liée d’amitié, et leur petite fille Léontine. Aurore éleva longtemps cette petite avec Maurice et l’aimait comme son propre enfant. « Le cher père (Casimir), écrit Aurore à sa mère, est enfoncé dans la moisson. Il a inventé, pour battre le grain, une machine qui fait en trois semaines ce qu’on ne peut faire ordinairement qu’en cinq ou six mois. Aussi travaille-t-il à la sueur de son front. Le matin, de très bonne heure, il part en blouse avec ses râteaux en main. Les ouvriers suivent forcément son exemple, mais ils ne s’en plaignent pas, parce qu’on ne leur épargne pas le vin du cru. Nous autres femmes — (il y avait cet été à Nohant, outre Émilie, Mme  Saint-Agnan avec ses filles) — nous nous asseyons sur les gerbes qui encombrent la cour, nous lisons, travaillons beaucoup et nous nous promenons peu. Nous faisons aussi beaucoup de musique… » Au mois de septembre, une fille naquit aux Dudevant, Solange. L’événement arriva avant terme, à la suite d’une frayeur qu’avait éprouvée Aurore et si inopinément qu’elle eut à peine le temps de préparer, pour le nouveau-né, la layette qui se trouvait encore dans le panier à ouvrage. Le docteur arriva quand la mère et l’enfant étaient déjà endormies. Malgré cela, on peut remarquer que, dès les premiers jours de sa vie, Mlle  Solange a toujours joui d’une excellente santé, et Mme  Dudevant, de son côté, se trouvait si bien qu’elle ne resta couchée qu’un seul jour, et huit jours après elle montait déjà à cheval[60].

Après avoir passé l’hiver en partie à Nohant, en partie à La Châtre, menant cette vie de plaisir et de bruit dont nous avons déjà parlé, — les Dudevant allèrent en famille, au commencement de l’été 1829, passer deux mois à Paris et à Nérac. Aurore y retourna encore à la fin de l’automne, après avoir fait, à Périgueux, une visite de quelques semaines à une de ses amies, Félicie Mollier. Elle ne rentra chez elle que pour Noël (entre le 18 décembre où elle écrivit encore une lettre de Périgueux à son petit Maurice[61] et le 29 décembre où elle écrit déjà de Nohant à sa mère). L’année suivante, 1830, elle se rendit pour quelque temps à Paris pour consulter un oculiste sur un mal d’yeux dont elle avait sérieusement souffert au printemps et en été. Elle avait pris avec elle son petit Maurice. Un an auparavant, le 2 septembre 1829, par l’entremise de Duris-Dufresne, elle avait pris Jules Boucoiran comme gouverneur de son fils. Ce jeune homme sympathique resta plusieurs années à Nohant, et fut l’ami de toute la famille, surtout de Maurice et d’Aurore. Plus tard, après s’être établi dans le Midi, où, avec le temps, il était devenu rédacteur en chef du Courrier du Gard, il garda toujours avec eux les relations les plus intimes, leur écrivit souvent et, en 1836, il vint exprès du Midi pour être témoin au procès de Mme  Dudevant. À cette époque de sa vie, Mme  Dudevant s’était liée d’amitié avec plusieurs jeunes gens du Berry et leurs familles, amitié qui dura tant qu’elle vécut, et qu’elle reporta sur leurs fils et petits-fils. Outre Dutheil et sa femme, et la famille Duvernet, il y avait Les Fleury, les Decerfz, Jules Néraud, Gustave Papet, Planet et, dans la suite, toute la famille Rollinat. Voilà pour les faits extérieurs pendant ces cinq années.

Tout cet intervalle de temps semble s’être passé tranquillement et sans que le moindre événement ait troublé la surface unie de cette vie provinciale, presque mesquine, dans laquelle les soucis de l’été, dont le plus grave était de rentrer à temps les foins, faisaient place aux préoccupations de l’hiver, les bals et les dîners… Mais de fait, il en fut tout autrement. Tout ce temps fut rempli, pour Aurore, par de secrètes luttes intérieures, des souffrances morales si profondes qu’on peut, à juste titre, s’étonner de la force d’âme qu’elle devait posséder pour recevoir chez elle tout ce monde, pour leur jouer des quadrilles, s’occuper avec calme de ses enfants et paraître si sémillante, écrire des lettres si gaies, si joviales, à sa mère, à Caron et à sa tante Saint-Agnan ! Les lettres qu’elle écrivit à sa mère surtout sont très remarquables sous ce rapport. Elle sont pleines de descriptions de parties de plaisir et de bals, parlent de chiffons, racontent des plaisanteries, donnent des détails sur les faits drolatiques qui se passaient dans leur société ; Aurore parle, du ton le plus léger, le plus insouciant, de tout ce qui tombe sous sa plume, mais sans dire un mot de sa vie intérieure. C’est sans doute avec intention qu’elle écrivait sur ce ton, pour que sa mère ne pût soupçonner que tout était bien loin d’être heureux dans sa famille. C’est ainsi par exemple que, dans sa lettre inédite du 21 avril 1828, elle écrit, à sa mère : « J’ai beaucoup toussé en hiver et beaucoup souffert de la poitrine. C’est une mauvaise habitude que j’ai prise depuis trois hivers, mais le printemps est mon sauveur, et, après avoir été flétrie comme les arbres, je reverdis avec eux. Ne croyez pas non plus, chère maman, que ces dérangements de santé aient aucune cause morale. Je ne vous en ferais pas un mystère, car je serais bien sûre de trouver en vous plus d’indulgence et d’intérêt que partout ailleurs. On peut être malade à tout âge, et le corps peut aller fort mal, quoique la tête aille bien. La mienne est fort calme, quoique malheureusement assez vive, je ne sais si je dois m’en féliciter ou m’en plaindre, mais à coup sûr, vous ne devez pas m’en blâmer, car c’est un présent que vous m’avez fait, chère mère, et comme un héritage que vous m’avez légué. On dit que les gens ainsi faits ont plus de jouissances et de chagrins que les autres. »

En cet endroit le papier est déchiré. À la fin de la lettre, Aurore raconte avec ses plaisanteries habituelles et d’un ton insouciant, ses occupations médicales et sa manière de traiter les malades.

Il eût été plus vrai de dire que, à l’exception de l’amour qu’elle portait à ses enfants, cette existence n’offrait plus rien de bon à Aurore, que chaque jour surgissaient de nouveaux motifs de tristesse, qu’à chaque heure sa vie devenait de plus en plus insupportable.

Casimir s’était mis à boire, et peu à peu, ce furent de véritables orgies à Nohant, auxquelles prirent part, outre Dudevant, Hippolyte et Stéphane Ajasson de Grandsagne[62], ancien ami et adorateur d’Aurore. Un des autres compagnons de la dive bouteille était Dutheil, homme excellent, mais, semble-t-il, sans caractère, grand ami de Casimir et d’Aurore.

Aurore supporta d’abord patiemment ces débauches. Elle dit dans l’Histoire de ma Vie (t. IV. p. 51-52) que toute cette compagnie, et particulièrement son frère, ressentaient instinctivement pour elle du respect et que, en sa présence, ils gardaient une certaine retenue en sorte que « tant que l’on se bornait à être radoteurs, fatigants, bruyants, malades même et forts dégoûtants, je tâchais de rire et je m’étais même habituée à supporter un ton de plaisanterie qui, dans le principe, m’avait révoltée ». Mais ces débauches se faisaient chaque jour avec moins de cérémonie, tout en se prolongeant plus longtemps, « les nerfs se mettaient de la partie », et les choses allèrent si loin qu’en présence d’Aurore on devint grossier et obscène. Hippolyte lui-même, qui auparavant se repentait de sa conduite et se montrait si soumis devant les remontrances d’Aurore, était devenu brutal et méchant, en sorte que la jeune femme devait tâcher de disparaître de la chambre sans être aperçue, et allait se cacher dans l’ancien petit boudoir de sa grand’mère qui n’avait qu’une porte et, sous aucun prétexte que ce fût, n’était un passage pour personne. Elle s’y trouvait tout près de ses enfants, qu’elle entendait respirer. « Là, je savais bien m’occuper et me distraire du vacarme extérieur qui durait souvent jusqu’à six ou sept heures du matin. Je m’étais habituée à travailler la nuit auprès de ma grand’mère malade ; maintenant, j’avais d’autres malades, non à soigner, mais à entendre divaguer. »

Cette ivrognerie entraîna plus tard d’autres suites, encore plus mauvaises. Casimir commença, dans le sens le plus grossier du mot et de la manière la plus ordurière, à trahir sa femme, sans même se donner la peine de le lui cacher. Ainsi, Aurore apprit d’abord sa liaison à Bordeaux avec une personne innommable, qui était alors la maîtresse de Desgranges[63]. Après cela, Casimir ne se gêna plus, ni à La Châtre, ni à Nohant. Ses liaisons avec deux femmes de chambre, — l’espagnole Pépita, ancienne bonne de Solange, et la berrichonne Claire — étaient sues, non seulement dans toute la ville et dans tout Nohant, mais aussi d’Hippolyte et des amis d’Aurore. Tout le monde regardait cela avec calme, comme quelque chose de très simple et d’amusant, et l’on se moquait très plaisamment de Dudevant. Et même, quand une de ces filles se mit à poursuivre Casimir, en exigeant qu’il assurât des ressources à son enfant[64], on continua à rire de Dudevant, sans se soucier le moins du monde d’être plus retenu dans ses paroles. Casimir, lui-même poussa si loin son cynisme que le lendemain de la naissance de Solange, lorsque Aurore était encore au lit, elle entendit, dans la chambre voisine, une conversation de son mari qui ne laissait planer aucun doute sur ses rapports avec son interlocutrice. C’était, dans le sens littéral du mot, « une conversation criminelle ». Aurore fut offensée jusqu’au plus profond de son cœur en voyant que l’homme à qui elle avait sacrifié, pour lui rester fidèle, un attachement vrai et profond, la récompensait en ne reculant même pas devant la dépravation la plus basse, la plus révoltante, et cela où ? Sous le toit de la maison qui abritait sa femme et ses enfants !

On comprend qu’à partir de ce jour, toute intimité conjugale disparut de la vie des Dudevant[65]. Mais, par amour pour ses enfants, Aurore résolut de tout supporter avec patience, de s’enfermer dans son attachement pour eux et de leur garder l’illusion d’une vie de famille, sans leur laisser voir qu’entre elle et leur père, tout lien moral était rompu. « Refoulant en elle la vie débordante, elle souffrait, mais luttait vaillamment contre la souffrance, en appelant à son aide les livres, les courses à cheval et surtout le grand livre de la nature pour lequel George Sand semble avoir reçu une facilité toute particulière d’intuition large et pénétrante[66]… »

Aurore lut beaucoup, pendant toutes ces années, entre autres, plusieurs ouvrages historiques, car elle faisait venir de Paris, par ses amis, tout ce qui s’y publiait de nouveau. Elle continua aussi à s’occuper d’histoire naturelle, non plus avec Stéphane de Grandsagne, mais avec son ami nouveau, ce bon Jules Néraud qu’elle avait surnommé « le Malgache » après le séjour qu’il avait fait aux îles de la Réunion et de Madagascar. Soucieuse de travailler le plus possible et désireuse d’aider son mari que ses affaires appelaient souvent soit à Bordeaux, soit à Paris, elle avait pris en mains, en 1826, la gérance du ménage : « Les soins domestiques, dit-elle, ne m’ont jamais ennuyée, je ne suis pas de ces esprits sublimes qui ne peuvent pas descendre de leurs nuages. Je vis beaucoup dans les nuages, certainement, et c’est une raison de plus pour que j’éprouve le besoin de me retrouver plus souvent sur la terre[67]… » Ces occupations domestiques ne durèrent pas longtemps. « Économe en tout, comme cela m’était recommandé, je n’arrivais qu’à me pénétrer de l’impossibilité d’être économe sans égoïsme en certains cas ; plus j’approchais de la terre, en creusant le petit problème de lui faire rapporter le plus possible, plus je voyais que la terre rapporte peu, et que ceux qui ont peu ou point de terre à bêcher ne peuvent pas exister avec leurs deux bras. Le salaire était trop faible, le travail trop peu assuré, l’épuisement et la maladie trop inévitables. Mon mari n’était pas inhumain et ne m’arrêtait pas dans le détail de la dépense ; mais quand, au bout du mois, il voyait mes comptes, il perdait la tête et me la faisait perdre aussi, en me disant que mon revenu était de moitié trop faible pour mes libéralités et qu’il n’avait aucune possibilité de vivre à Nohant et avec Nohant sur ce pied-là. C’était la vérité ; mais je ne pouvais prendre sur moi de réduire au strict nécessaire l’aisance de ceux que je gouvernais et de refuser le nécessaire à ceux que je ne gouvernais pas. Je ne résistais à rien de ce qui m’était imposé ou conseillé, mais je ne savais pas m’y prendre. Je m’impatientais et j’étais débonnaire. On le savait et on en abusait souvent. Ma gestion ne dura qu’une année. On m’avait prescrit de ne pas dépasser 10.000 francs, j’en dépensais 14.000, de quoi j’étais penaude comme un enfant pris en faute. J’offris ma démission, et on l’accepta[68]… »

Aurore se mit alors à s’occuper plus activement des soins médicaux qu’elle donnait aux villageois. Que l’on nous permette ici une petite digression. Nous ne comprenons nullement le ton condescendant que prend M. Skabitchevsky (dans les articles qu’il a écrits sur G. Sand)[69] en parlant des soins qu’elle prodiguait aux paysans, comme des secours prêtés aux paysans russes par quelques-unes de nos dames propriétaires. Les paysans du Berry étaient, entre 1820 et 1830, aussi ignares, aussi grossiers, aussi dénués d’assistance que chez nous en Russie. L’assistance médicale, comprise comme la pratiquait Aurore Dudevant, comme l’exercent les dames propriétaires en Russie, M. Skabitchevsky l’envisage comme une petite philanthropie qui ne mérite que le sourire ; il ne voit pas que c’est là le premier rayon de lumière qui pénètre en cette masse encore plongée dans un profond obscurantisme, le premier pas pour l’éloigner des devins, des préjugés, de la saleté, de l’ignorance, et pour rendre aux paysans la vie plus humaine et plus éclairée. C’est ce que fit cependant Aurore Dudevant pour ses Berrichons. Tout en lavant et en pansant leurs plaies, en préparant ses sirops et ses mixtures, Aurore apprenait peu à peu à connaître leur développement, la position et les conditions de chaque famille, de chaque habitant de Nohant en particulier ; elle se mettait par là en rapports directs avec chacun et avec tous. Ses relations personnelles avec les paysans s’établirent dès lors pour toute sa vie et la mirent à même, lorsqu’elle devint plus tard seule maîtresse à Nohant, de les aider d’une manière rationnelle et sérieuse, et non de loin, par les dons qu’elle aurait pu leur envoyer. Ce secours raisonnable porté aux paysans durant toute la vie de Mme  Sand fit, qu’au jour de ses funérailles, le villageois qui vint déposer au nom de tout son village, une couronne sur sa tombe, put dire qu’ « à Nohant, il y avait des paysans, mais pas de pauvres ». Quelque insignifiante qu’ait pu paraître cette aide accordée à quelques dizaines de familles, elle n’en a pas été pour cela moins réelle, et plût à Dieu que chacun fit ce que Mme  Dudevant avait fait dans sa petite commune de Nohant.

C’est ainsi, qu’à partir de 1826, Aurore s’occupa tout particulièrement du traitement des malades. La grande difficulté qui se présentait à elle était le manque d’argent ou le peu qu’elle en possédait. L’enquête judiciaire prouva qu’elle n’avait même jamais touché les 1 500 francs qu’elle avait voulu recevoir au lieu des 3 000 francs qui lui étaient assignés par son contrat de mariage. Elle ne s’en était jamais plainte, n’avait rien réclamé de son mari, — quoique toute la fortune fût sienne, — n’avait jamais dépensé un sou sans en demander auparavant l’autorisation à son mari. Lorsqu’en 1831, après neuf ans de mariage, elle pria son mari de payer les dettes personnelles qu’elle avait faites, ces dettes ne s’élevaient qu’à 500 francs[70]. Faute d’argent qui lui appartînt en propre, les occupations médicinales d’Aurore lui faisaient perdre le double et même le triple de temps que si elle eût pu disposer d’une petite somme pour sa bonne œuvre. Elle se vit forcée de se faire pharmacien, d’enduire ses emplâtres, de triturer et de cuire ses mixtures et ses sirops, et même de se faire le jardinier de sa pharmacie, en cultivant les plantes nécessaires à ses médicaments. Aurore se sentait parfois si fatiguée qu’elle se traînait à peine jusqu’à son lit. Elle ne s’en fût pas plainte non plus, si elle n’avait pas été travaillée par l’idée qu’avec un peu de ressources à elle, elle pourrait se rendre plus utile à ses malades, engager un médecin, donner à son traitement et à ses soins un caractère plus judicieux, et, par suite, obtenir de meilleurs résultats.

Son mari, à ce qu’elle dit, n’était cependant pas avare. « Il ne me refusait rien ; mais je n’avais pas de besoins, je ne désirais rien en dehors des dépenses courantes établies par lui dans la maison, et, contente de n’avoir plus aucune responsabilité, je lui laissais une autorité sans limites et sans contrôle. Il avait donc pris tout naturellement l’habitude de me regarder comme un enfant en tutelle et il n’avait pas sujet de s’irriter contre un enfant si tranquille[71]. » Sans être l’esclave de son mari, elle était ainsi « asservie à une situation donnée, dont il ne dépendait pas de son mari de l’affranchir ». Aurore reconnaissait de plus en plus qu’il lui fallait trouver une occupation qui lui permit de se créer des ressources.

Elle essaya de faire des traductions, mais elle s’aperçut que les traductions consciencieuses prennent beaucoup de temps et ne donnent pas de quoi vivre. Elle recourut alors au dessin, talent qu’elle avait hérité de sa mère, et se mit à faire des portraits. (Ainsi elle envoya à sa mère celui de Maurice, de Caroline, le sien, etc.) Les portraits étaient très ressemblants[72], mais ils manquaient d’originalité, et Aurore ne pouvait pas espérer que ce métier la fît subsister. Elle se mit ensuite à peindre des boîtes en bois de Spa, des éventails, des tabatières, qui furent un temps à la mode et très demandés. Presque tous les biographes de George Sand parlent de cette occupation comme d’une de celles auxquelles elle eut recours en 1831, lorsque, déjà à Paris, elle dut penser à gagner son pain, et, qu’avant d’entrer dans la carrière littéraire, elle s’était essayée dans différents métiers. Et cependant, par l’Histoire de ma Vie, par la Correspondance, et plus encore par ses Lettres à Mme  Saint-Agnan, on voit qu’elle s’occupait de peinture à Nohant bien avant de l’avoir quitté. Il semble que c’est sa « tante Saint-Agnan » et sa fille Félicie, qui lui avaient surtout appris à peindre sur bois pendant leurs séjours à Nohant, car dans ses lettres à ces dames, elle leur demande toujours conseil à ce sujet, les prie de choisir et de lui envoyer des couleurs, les consulte sur la manière de vernir les boîtes, etc. Dans les premiers temps, ce fut là une occupation dont Aurore remplissait ses moments perdus en simple dilettante, faisant cadeau de ses boîtes et de ses tabatières à Caron, à de Sèze, à M. Saint-Agnan ou à sa femme. Elle commença ensuite, par l’entremise de Mme  Saint-Aignan, à les vendre à des personnes étrangères. Enfin, dans un de ses voyages à Paris, elle régla avec Giroux, qu’il les exposerait en vente dans son magasin. Elle se convainquit bientôt que la vente de ces objets couvrait à peine le prix d’achat, que leur mode commençait à passer, et qu’elle n’avait pas non plus à compter là-dessus pour vivre. Un instinct encore vague la poussait d’ailleurs d’un autre côté. Elle sentait peut-être, — et peut-être moins à son insu que ne l’assure l’Histoire de ma vie, — qu’elle était née artiste. Dès son enfance, elle avait essayé d’écrire ; elle créa son Corambé ; au couvent, elle avait écrit tout un roman et s’était essayée à faire une pièce de théâtre ; à sa sortie du cloître, lors de son amitié avec René de Villeneuve, nous le savons, elle n’avait pas abandonné cette occupation. En 1827, elle avait envoyé à Zoé Leroy son Voyage en Auvergne. En 1829, elle reprit la plume et écrivit encore un roman, La Marraine, qu’elle envoya entre le 19 novembre et le 22 décembre de la même année à Jane Bazouin qui avait épousé en 1828 le comte de Fenoyl et, ne pouvant quitter sa chambre pour cause de maladie, avait prié son amie de lui envoyer un volume écrit de sa main pour la distraire. Jane trouva la préface (qui contenait l’Histoire du grillon[73]) et le début du roman très intéressants et en réclamait la suite ; mais l’important, c’est qu’Aurore s’aperçut elle-même qu’elle savait écrire, et mieux que cela, que son roman n’était nullement inférieur à ceux grâce auxquels leurs auteurs, bien ou mal, gagnent de l’argent… « Je reconnus que j’écrivais vite, facilement, longtemps, sans fatigue, que mes idées engourdies dans mon cerveau s’éveillaient et s’enchaînaient, par la déduction, au courant de la plume, que, dans ma vie de recueillement, j’avais beaucoup observé et assez bien compris les caractères que le hasard avait fait passer devant moi, et que, par conséquent, je connaissais assez la nature humaine pour la dépeindre ; enfin, que de tous les petits travaux dont j’étais capable, la littérature proprement dite était celui qui m’offrait le plus de chances de succès comme métier, et, tranchons le mot, comme gagne-pain[74]. » Il serait plus vrai de dire que c’est à partir de cette époque qu’Aurore Dudevant avait deviné sa vocation, et que George Sand était prête à naître. Il lui fallut cependant éprouver de fortes secousses pour entrer dans cette voie ; l’enfantement de ce nouveau génie, comme tout enfantement, ne se fit pas sans souffrances, ni sans appréhensions.

Toutes ces occupations n’auraient pu tenir lieu de bonheur à Aurore si elle ne se fût sentie soutenue par l’amitié d’Aurélien de Sèze. C’est à lui qu’elle écrivait, puisant dans cette correspondance très suivie la joie et la consolation, la force et la patience dont elle avait besoin dans sa vie de tristesse. C’est à de Sèze que se rapportent les pages si connues de l’Histoire de ma Vie, qui sont comme enveloppées de mystère, pages auxquelles M. d’Haussonville fait allusion et qui ont intrigué tant de lecteurs… « Ma solitude morale était profonde, absolue, elle eût été mortelle à une âme tendre et à une jeunesse encore dans sa fleur, si elle ne se fût remplie d’un rêve qui avait pris l’importance d’une passion, non pas dans ma vie, puisque j’avais sacrifié ma vie au devoir, mais dans ma pensée. Un être absent, avec lequel je m’entretenais sans cesse, à qui je rapportais toutes mes réflexions, toutes mes rêveries, toutes mes humbles vertus, tout mon platonique enthousiasme, un être excellent en réalité, mais que je parais de toutes les perfections que ne comporte pas l’humaine nature, un homme enfin qui m’apparaissait quelques jours, quelques heures parfois[75], dans le courant d’une année, et qui, romanesque auprès de moi autant que moi-même, n’avait mis aucun effroi dans ma religion, aucun trouble dans ma conscience, ce fut là le soutien et la consolation de mon exil dans le monde de la réalité[76] ».

La correspondance d’Aurore avec de Sèze et Zoé Leroy nous offre un document psychologique très intéressant pour la biographie de George Sand. On y voit toute l’évolution qui s’est accomplie peu à peu, en Aurore, évolution qui a fait, dans l’espace de cinq à six ans, d’une femme-enfant, mystique, exaltée, inconsciente d’elle-même, pleine de vagues aspirations et d’élans contradictoires, de l’obéissante amie du réservé et sérieux de Sèze, cette femme originale et courageuse, cette âme d’une force vraiment virile, cet esprit profond, mais enclin aux paradoxes et aux utopies, ce brillant talent littéraire qui, dès 1832, apparut comme une révélation dans le monde des lettres, sous le nom de George Sand. En suivant avec attention les lettres d’Aurore à Zoé et surtout à Aurélien — celles-là par les réponses d’Aurélien et les allusions de Zoé — on y trouve tous les éléments qui constituent la physionomie morale et avant tout, la physionomie littéraire de George Sand. Parfois, on croirait lire les pages de ses futurs ouvrages. Telle est, entre autres, la lettre, sous forme de journal, écrite en petits cahiers et envoyée à Zoé, en 1827, sous le titre de Voyage en Auvergne ; telle encore la lettre, adressée à Zoé le 26 juin 1826, dans laquelle Mme  Dudevant écrit déjà presque littéralement ce qu’elle répète plus tard dans ses Impressions et Souvenirs (n° 1) et où elle nous entretient de son union avec la nature, de ce que parfois elle se sent « pierre gisant au bord du chemin, clair de Lune, oiseau, fleur », tout ce qui existe et vit. Ces pages — des plus profondes et des plus charmantes de la plume de George Sand — tout imprégnées de calme, d’harmonieuse beauté, de mûres conceptions et d’hellénisme, et attestant le grand calme qu’après tant de tempêtes et d’agitations recouvra cette grande âme dans la contemplation et la compréhension de la nature ; ces pages apparaissent comme une conception déjà ancienne dans l’esprit de l’écrivain.

Remarquons encore que, dans ses lettres, Aurore se montre toujours comme une femme « en révolte » et Aurélien comme un homme qui s’efforce de la ramener au calme. Elle soulève des questions alarmantes, religieuses, politiques, philosophiques, sociales, — il lui répond d’une manière pacifiante, en tâchant de la retenir dans de justes mesures, ennemi qu’il est de toute opinion extrême, de tout ce qui est vulgaire. Et il est intéressant de voir Aurore se dégager peu à peu de l’influence de son ami. D’auditeur obéissant, comptant trouver en lui éclaircissement et soutien, elle devient d’abord interlocutrice réclamant égalité de droit, critiquant chacune des paroles et des opinions de son correspondant, ensuite penseuse indépendante qui ne veut se mettre d’accord en rien et ne fait aucune concession. Et ce n’est pas étonnant : dans le jeune magistrat de 1827, couvait déjà le représentant de l’extrême droite, et dans Aurore, le futur auteur des bulletins du gouvernement provisoire. Lui, imbu des traditions religieuses et morales de la magistrature de province, patriarcale et exclusive ; elle, élevée en dehors de toute tradition précise, au milieu d’impressions contradictoires. Lui, suivant avec calme et conviction les vérités et les principes établis depuis des siècles ; elle, toujours avide de vérités nouvelles. Lui, vivant d’un travail régulier ; elle, vivant, travaillant, s’amusant par élans subits. Lui toute raison ; elle, toute passion. En un mot, Aurore, en ces cinq ans, devint supérieure à son correspondant, le dépassa et le devança.

Ce divorce spirituel entre les deux amis rendait la rupture inévitable. Cette rupture eût, du reste, été amenée par les exigences naturelles de la vie, incompatible avec une amitié romantico-exaltée et mystique. Insensiblement des nuages s’accumulèrent à l’horizon, preuve que tout n’y était pas all right. Au commencement de 1828, les lettres d’Aurore à Zoé ne sont plus ni gaies, ni alertes, mais respirent une souffrance secrète et de sombres pensées… « Je ne mérite plus l’amitié de personne ; comme l’animal blessé qui meurt dans un coin, je ne saurais chercher d’adoucissement, » écrit-elle le 2 février en ajoutant que « ce n’est plus qu’à elle, Zoé, qu’elle peut écrire ». — Ce désespoir ne nous parait pas devoir être commenté ; il est tout aussi facile à expliquer que l’étonnement de de Sèze lorsqu’il apprit, le jour même de son arrivée à Nohant, au mois de septembre de 1828, que son amie mystique, prêcheuse d’un amour presque ascétique, attendait d’un moment à l’autre la naissance d’un enfant. De Sèze ne soupçonnait rien, ne s’attendait à rien de pareil. Il est permis de croire que cet étonnement ébranla les sentiments d’Aurélien et qu’une forte dose de mysticisme et de confiance s’évapora de cet amour. Il est douteux qu’Aurélien ait continué à regarder la mère de la petite Solange des mêmes yeux qu’il avait eus pour la jeune femme malheureuse en mariage, avec qui il avait formé, sous les chênes de La Brède, une alliance d’une pureté céleste, et il est tout naturel qu’il ait senti se relâcher les liens qui l’avaient attaché à son amie et les serments qu’il lui avait prêtés. Il ne semble pas qu’Aurore ait aussitôt remarqué cette froideur d’Aurélien. Ce ne fut qu’au bout d’un an qu’elle comprit enfin ce que jusque-là elle n’avait que confusément soupçonné. Pendant le voyage qu’elle fit à Bordeaux dans l’été de 1829, Aurore remarqua qu’un changement s’était opéré en Aurélien : les lettres de de Sèze aussi n’étaient plus les mêmes.

… « L’être absent, je pourrais presque dire l’invisible, dont j’avais fait le troisième terme de mon existence (Dieu, lui et moi) était fatigué de cette aspiration surhumaine à l’amour sublime. Généreux et tendre, il ne le disait pas, mais ses lettres devenaient plus rares, ses expressions plus vives ou plus froides, selon le sens que je voulais y attacher. Ses passions avaient besoin d’un autre aliment que l’amitié enthousiaste et la vie épistolaire. Il avait fait un serment qu’il m’avait tenu religieusement et sans lequel j’eusse rompu avec lui ; mais il ne m’avait pas fait de serment restrictif à l’égard des joies ou des plaisirs qu’il pouvait rencontrer ailleurs, je sentis que je devenais pour lui une chaîne terrible, ou que je n’étais plus qu’un amusement d’esprit. Je penchai trop modestement vers cette dernière opinion, et j’ai su plus tard que je m’étais trompée. Je ne m’en suis que davantage applaudie d’avoir mis fin à la contrainte de son cœur et à l’empêchement de sa destinée. Je l’aimai longtemps dans le silence et l’abattement. Puis je pensai à lui avec calme, avec reconnaissance et je n’y pense jamais qu’avec une amitié sérieuse et une estime fondée ».[77]

Il est plausible de supposer que c’est le désir de se convaincre de la justesse de ses soupçons, qui fit partir Aurore de Périgueux à la fin de l’automne de 1829 pour se rendre à Bordeaux. Dans une lettre à Jules Boucoiran, qui fut le confident de toutes ses peines de cœur pendant la période de 1829 à 1835, Aurore écrit le 8 décembre de Périgueux : « Ma santé est assez bonne, je sais, du reste, en humeur de chanter le Nunc dimittis. Vous ne savez pas, hérétique, ce que cela signifie. Je vous le dirai… » D’autre part, par la lettre inédite qu’elle écrivit de Bordeaux à son mari le 1er  décembre 1829, on voit qu’elle tâchait d’effacer en lui les impressions tragiques d’une lettre précédente, dans laquelle eue lui disait son désir de mourir. Une explication définitive eut-elle lieu entre les deux jeunes gens ? c’est ce qu’il serait difficile d’assurer. George Sand prétend que non[78]. Il n’y eut ni explications ni reproches dès que mon parti fut pris. De quoi me serais-je plainte ? Que pouvais-je exiger ? Pourquoi aurais-je tourmenté cette belle et bonne âme, gâté cette vie pleine d’avenir ? Il y a d’ailleurs un point de détachement où celui qui a fait le premier pas ne doit plus être interrogé et persécuté, sous peine d’être forcé de devenir cruel ou malheureux. Je ne voulais pas qu’il en fût ainsi. Il n’avait pas mérité de souffrir, lui, et moi, je ne voulais pas descendre dans son respect en risquant de l’irriter. Je ne suis pas si j’ai raison de regarder la fierté comme un des premiers devoirs de la femme, mais il n’est pas en mon pouvoir de ne pas mépriser la passion qui s’acharne. Il me semble qu’il y a là un attentat contre le ciel, qui seul donne et reprend les vraies affections. Un ne doit pas plus disputer la possession d’une âme que celle d’un esclave. On doit rendre à l’homme sa liberté, à l’âme son élan, à Dieu la flamme émanée de lui. Quand ce divorce tranquille, mais sans retour, fut consommé, j’essayai de continuer l’existence que rien d’extérieur n’avait dérangée ni modifiée ; mais cela fut impossible. Ma petite chambre ne voulait plus de moi… »

Aussitôt après, George Sand raconte en termes si indiciblement touchants la ruine de ses rêves, que nous n’osons pas exposer prosaïquement à nos lecteurs cette page de sa vie, nous préférons la citer textuellement : « J’habitais alors l’ancien boudoir de ma grand’mère parce qu’il n’y avait qu’une porte et que ce n’était un passage pour personne, sous aucun prétexte que ce fût. Mes deux enfants occupaient la grande chambre attenante. Je les entendais respirer et je pouvais veiller sans troubler leur sommeil. Ce boudoir était si petit, qu’avec mes livres, mes herbiers, mes papillons et mes cailloux (j’allais toujours m’amusant de l’histoire naturelle, sans rien apprendre), il n’y avait pas de place pour un lit. J’y suppléais par un hamac. Je faisais mon bureau d’une armoire qui s’ouvrait en manière de secrétaire et qu’un cricri, que l’habitude de me voir avait apprivoisé, occupa longtemps avec moi. Il y vivait de mes pains à cacheter, que j’avais soin de choisir blancs, dans la crainte qu’il ne s’empoisonnât. Il venait manger sur mon papier pendant que j’écrivais, après quoi il allait chanter dans un certain tiroir de prédilection. Quelquefois, il marchait sur mon écriture, et j’étais obligée de le chasser pour qu’il ne s’avisât pas de goûter à l’encre fraîche. Un soir, ne l’entendant plus remuer et ne le voyant pas venir, je le cherchai partout. Je ne trouvai de mon ami que les deux pattes de derrière entre la croisée et la boiserie. Il ne m’avait pas dit qu’il avait l’habitude de sortir, la servante l’avait écrasé en fermant la fenêtre. »

« J’ensevelis ses tristes restes dans une fleur de datura, que je gardai longtemps comme une relique ; mais je ne saurais dire quelle impression me fit ce petit incident, par sa coïncidence avec la fin de mes poétiques amours. J’essayai bien de faire là-dessus de la poésie, j’avais ouï dire que le bel esprit console de tout ; mais tout en écrivant la Vie et la mort d’un esprit familier, ouvrage inédit et bien fait pour l’être toujours, je me surpris plus d’une fois toute en larmes. Je songeais, malgré moi, que ce petit cri du grillon, qui est comme la voix même du foyer domestique, aurait pu chanter mon bonheur réel, qu’il avait bercé au moins les derniers épanchements d’une illusion douce et qu’il venait de s’envoler pour toujours avec elle.

La mort du grillon marqua donc, comme d’une manière symbolique, la fin de mon séjour à Nohant[79]… »

George Sand raconte plus loin qu’elle s’efforça de penser à autre chose, qu’elle changea son genre de vie, se promena beaucoup, passa l’automne au grand air et s’occupa de littérature. C’est à cette époque qu’elle rapporte la création d’un roman. Mais comme elle avait déjà envoyé la Marraine à Jane au commencement de décembre 1829, ce roman fut écrit un an plus tôt, et non en cet automne de 1830. Peut-être Aurore se mit-elle, au commencement de 1830, à un nouveau roman, lequel pourrait être Indiana (qui rappelle beaucoup ce qui se passa alors dans la vie d’Aurore, et qu’elle ne fit peut-être qu’achever plus tard). Mais ce que l’on peut admettre avec plus de probabilité encore, c’est qu’il s’agit ici du roman Aimée qu’elle avait lue sa belle-sœur, Mme  Émilie Châtiron, et qu’elle brûla dans la suite. D’après une note de M. de Spoelberch au bas de la dixième lettre d’Aurore à son mari, publiée dans le Cosmopolis, George Sand aurait apporté avec elle de Nohant à Paris, en 1831, ce roman d’Aimée.

Quoi qu’il en soit, pendant toute une année, Aurore supporta encore courageusement sa position difficile, se tourmentant à l’idée de son inutilité, de son quasi-esclavage et de son abaissement, mais étonnant, en même temps, Boucoiran par cette « élasticité et cette force de caractère qui lui permettaient, après les scènes domestiques les plus violentes, de rire le lendemain comme si de rien n’était, et de ne pas courber la tête sous le poids de son malheur ». C’est cette « élasticité », nous dit-elle, qui l’a sauvée du désespoir final. Ses forces ne purent cependant pas résister à cette lutte incessante avec elle-même, à cette tension continuelle de la volonté et des nerfs. Dans l’automne de 1830, elle fut atteinte d’une congestion cérébrale et pendant quarante-huit heures, elle resta sans connaissance. À peine remise, un nouveau coup vint la frapper, sans qu’elle s’y attendît le moins du monde. Le sort lui préparait une porte de sortie pour la faire s’évader de sa vie pénible et douloureuse ; le drame qui durait depuis plusieurs années dans la famille des Dudevant allait arriver à son dénouement. Un événement tout à fait inattendu vint mettre sous Les yeux d’Aurore, que son sacrifice d’elle-même, sa longue patience, son pardon des offenses étaient non seulement inappréciés par Casimir, mais qu’il les payait d’une haine qui n’avait absolument aucun fondement. Le 3 décembre 1830, Aurore Dudevant écrit à Boucoiran : « Sachez, qu’en dépit de mon inertie et de mon insouciance, de ma légèreté à m’étourdir, de ma facilité à pardonner, à oublier les injures, sachez que je viens de prendre un parti violent… Personne ne s’est aperçu de rien. Il n’y a pas eu de bruit. J’ai simplement trouvé un paquet à mon adresse, en cherchant quelque chose dans le secrétaire de mon mari. Ce paquet avait un air solennel qui m’a frappée. On y lisait : Ne l’ouvrez qu’après ma mort. Je n’ai pas eu la patience d’attendre que je fusse veuve. Ce n’est pas avec une tournure de santé comme la mienne qu’on doit compter survivre à quelqu’un. D’ailleurs, j’ai supposé que mon mari était mort et j’ai été bien aise de voir ce qu’il pensait de moi durant sa vie. Le paquet m’étant adressé, j’avais le droit de l’ouvrir sans indiscrétion, et, mon mari se portant fort bien, je pouvais lire son testament de sang-froid. Vive Dieu ! quel testament ! Des malédictions, et c’est tout. Il avait rassemblé là tous ses mouvements d’humeur et de colère contre moi, toutes ses réflexions sur ma perversité, tous ses sentiments de mépris pour mon caractère. Et il me

laissait cela comme un gage de sa tendresse ! Je croyais



AURORE DUDEVANT

Dessinée par elle-même

(1831)


rêver, moi qui, jusqu’ici, fermais les yeux et ne voulais

pas voir que j’étais méprisée. Cette lecture m’a enfin tirée de mon sommeil. Je me suis dit que, vivre avec un homme qui n’a pour sa femme ni estime ni confiance, ce serait vouloir rendre la vie à un mort. Mon parti a été pris et, j’ose le dire, irrévocablement. Vous savez que je n’abuse pas de ce mot. Sans attendre un jour de plus, faible et malade encore, j’ai déclaré ma volonté et décliné mes motifs avec un aplomb et un sang-froid qui l’ont pétrifié. Il ne s’attendait pas à voir un être comme moi se lever de toute sa hauteur pour lui faire tête. Il a grondé, disputé, prié. Je suis restée inébranlable. Je veux une pension, j’irai à Paris, mes enfants resteront à Nohant. Voilà le résultat de notre première explication »… La pauvre femme continue en lui disant que, naturellement, elle n’a aucune envie d’abandonner ses enfants, que ce n’était là qu’une feinte pour faire peur à Dudevant, qu’elle ne partira que si Boucoiran se décide à rester avec Maurice à Nohant, mais qu’en tout cas, elle a résolu de passer dorénavant six mois à Paris et « six mois à Nohant, près de mes enfants, voire près de mon mari que cette leçon rendra plus circonspect. Il m’a traitée jusqu’ici comme si je lui étais odieuse. Du moment que j’en suis assurée, je m’en vais. Aujourd’hui il me pleure, tant pis pour lui ! Je lui prouve que je ne veux pas être supportée comme un fardeau, mais recherchée et appelée comme une compagne libre, qui ne demeurera près de lui que lorsqu’il en sera digne. Ne me trouvez pas impertinente. Rappelez-vous comme j’ai été humiliée ! cela a duré huit ans ! » Puis elle prie Boucoiran de lui garder là-dessus le secret et le prie de lui adresser la réponse « poste restante. Ma correspondance n’est plus en sûreté »…

Aurore écriT encore à Boucoiran le 13 janvier 1831 (fragment inédit qui manque dans la « Correspondance »)[80] : « Mettez-y toute votre prudence naturelle. Ne laissez jamais passer celles que vous m’écrirez par les mains de mon mari. Fiez-vous médiocrement à mon frère, à Duteil et à André. Vincent est le seul sur qui vous puissiez compter et vous ferez bien de l’avertir qu’il n’ait jamais à remettre la réponse à d’autres qu’à vous. Le meilleur moyen de vous assurer de lui, c’est de lui dire que ces lettres sont de moi ou pour moi ; il est accoutumé à soigner religieusement ma correspondance. En outre je vous écrirai à La Châtre poste restante et vous recommanderez à Mme  Decerfz ou à son remplaçant, si elle vient à perdre son bureau, comme il en est question, de ne remettre ces lettres qu’à vous ou à Vincent. Quand vous les aurez lues, jetez-les au feu ou serrez-les à clef, car je vous avertis que vous ne serez pas le premier dont les papiers aient été fouillés et examinés. Hélas ! quels détails dégoûtants ! Il faut que vous soyez bien mon ami pour n’en être pas rebuté… »

Il fut donc décidé qu’Aurore passerait tour à tour trois mois à Nohant et trois mois à Paris, et, qu’aussitôt établie dans cette ville, elle prendrait chez elle Solange, que, pendant ce temps, Maurice resterait avec son père et Boucoiran à Nohant, qu’il serait ensuite mis dans un collège, qu’enfin Dudevant payerait à Aurore les 3 000 francs qui lui étaient assignés par son contrat. Ceci pendant les six mois que sa femme passerait à Paris.

Hippolyte, Duteil et quelques autres amis essayèrent, aussitôt qu’ils eurent appris cet arrangement, d’en détourner Aurore et de l’effrayer. Seule, Émilie Châtiron qui connaissait parfaitement toutes les misères de la vie d’Aurore, comprit que la résolution de la jeune femme était la meilleure à laquelle elle pût avoir recours pour s’y soustraire et conjurer d’avance un dénouement plus funeste encore.

Dans l’Histoire de ma Vie, il n’est rien dit de l’événement dont parle la lettre, tout y est raconté de manière à laisser la cause définitive de la résolution d’Aurore assez inexpliquée. C’est ce qui fait que tous les biographes (à l’exception de miss Thomas, dont nous avons su plus haut reconnaître le mérite dû à son ouvrage[81]), s’étendent, en parlant de cet épisode de la vie d’Aurore Dudevant, sur son désir de gagner sa vie et regardent ce désir comme la raison définitive qui lui a fait abandonner Nohant, tandis qu’il n’en est qu’une des causes préliminaires. Sa lettre à Boucoiran prouve, au contraire, qu’Aurore voulait, avant tout, sauver sa personnalité, se mettre en dehors des volontés et du manque de volonté de son mari. Ce que nous avançons ici mérite une attention toute particulière, car c’est, selon nous, cette idée de liberté individuelle qui est la pierre angulaire de tous les écrits de George Sand. Cette « libération de l’individu », elle la prêcha toute sa vie et sous toutes les formes possibles, et non dans le sens étroit de la « femme libre » voire de « l’amour libre », comme beaucoup l’ont cru et le croient encore. Il semble que, seul, Dostoïevsky ait bien compris et bien rendu cette idée principale de toute l’œuvre de George Sand, ce qu’il y avait en elle d’éternellement vrai, de grand et d’inestimable et ce qui survivra au romantisme, au naturalisme, à toutes les écoles littéraires, quelles qu’elles puissent être.

Certes, L’histoire de la lettre « testament de Dudevant » trouvée par Aurore ne fut que la dernière goutte qui fit déborder la coupe de l’amertume ; néanmoins, si cette goutte ne fût pas tombée, Aurore Dudevant ne se fût peut-être pas décidée, au commencement de 1831, à s’établir à Paris. On dirait qu’elle l’a saisie au vol comme le prétexte qui allait la mettre hors de page, lui permettant de rompre avec Dudevant. Elle quitta Nohant le 4 janvier 1831. Au début de notre récit du mariage des Dudevant, nous avons signalé les trois causes qui peuvent assurer la stabilité du mariage. Le lecteur peu voir, par tout ce qui vient d’être dit, que c’est le manque de ces trois conditions, le manque d’harmonie dans la vie intellectuelle des deux époux, l’absence d’un amour vrai et du savoir-vivre extérieur qui amenèrent Aurore au désenchantement, au refroidissement et au divorce moral. En 1831, Aurore et Émilie Châtiron supposaient que cette séparation de facto serait la solution définitive de cette question embrouillée ; Aurore ne prévoyait pas qu’une autre cause — l’avenir des enfants à assurer — exigerait un jour une solution légale, et que pendant de longues années encore, même après son divorce, elle aurait à défendre ses droits et ceux de ses enfants. Quoiqu’il en soit, l’année 1831 fait époque dans la vie de Casimir et d’Aurore Dudevant ; et, à partir de ce moment, les deux époux se trouvent, vis-à-vis l’un de l’autre, dans une position toute nouvelle, ce qui nous permet de clore, par cet incident, le chapitre de la vie conjugale de George Sand.


  1. Ce chapitre a paru dans les livraisons de janvier et février 1895 de « Rousskoïé Bogatstvo » (la Richesse russe) sous le titre de « George Sand et M. Dudevant.
  2. C’est le motif qui le fit venir à Nohant en été 1821. (Voir plus haut. p. 195-196.)
  3. C’est à dire M. Maréchal et sa femme, la tante d’Aurore.
  4. Altération plaisante et amicale du nom de Deschartres.
  5. Dans le passage de l’Histoire de ma Vie ayant trait à cet épisode, George Sand dit, on ne sait trop pourquoi, que c’était très peu avant cela que sa mère avait fait la connaissance des du Plessis à un dîner chez l’oncle de Beaumont (De Beaumont, ancien prélat, demi-frère de l’aïeule d’Aurore, étant né de la bisaïeule, l’actrice de Verrières, et du duc de Bouillon). Cela n’est pas exact.
  6. François-Casimir Dudevant naquit le 6 juillet 1795, au château de Guillery, commune de Pompiey (Lot-et-Garonne). En 1822, il était « licencié en droit et sous-lieutenant en non-activité ». La plupart des biographes de George Sand prétendent qu’Aurore Dupin avait épousé le « baron » Dudevant. C’est une erreur, car Casimir Dudevant n’avait pas droit à ce titre, étant fils naturel, et ne le prit qu’après la mort de son père, après avoir été, quelque temps auparavant, reconnu par le baron Dudevant.
  7. Histoire de ma Vie, t. III, p. 420-421.
  8. Histoire, vol. III. p. 423.
  9. Il résulte d’une lettre de George Sand, écrite à sa mère, lors de son procès en séparation, qu’en 1822 la fortune de Casimir était évaluée à 60.000 francs, et qu’après la mort de son père en 1826, il avait hérité d’une somme approximative de 40.000 francs. (La lettre remonte à la fin de janvier 1836.)
  10. On lit dans le registre des actes de mariage de l’an 1822 : Du dix septembre mil huit cent vingt-deux. Onze heures du matin. Acte de mariage du sieur François Dudevant, licencié en droit, sous-lieutenant en non-activité, né a Pompiey le dix-huit messidor an trois (six juillet mil sept cent quatre-vingt-quinze) demeurant avec son père, rue du Hazard n°1, deuxième arrondissement, fils majeur de sieur Jean-François, baron Dudevant, propriétaire, colonel de cavalerie retraité, présent et consentant, et de dame Augustine Souls son épouse, dame exilée Espagne, dont l’existence est ignorée.
    Et de demoiselle Amandine Aurore Lucile Dupin, née à Paris le douze messidor an douze (premier juillet mil huit cent quatre) demeurant chez sa mère, rue Saint Lazare, n° 80 de cet arrondissement, fille mineure de feu sieur Maurice François Elisabeth Dupin, chevalier de la Légion d’honneur, chef d’escadron, et de dame Antoinette Sophie Victoire Delaborde son épouse, présente et consentante…
    En présence de messieurs Jean Jacques Ambert, lieutenant général, commandeur de l’ordre royal de la Légion d’honneur, chevalier de Saint-Louis, âgé de 56 ans, demeurant… Arnaud Germain Barbeguière, négociant, âgé de 49 ans… témoins de l’époux.
    Armand Jean Louis Maréchal, chef de bureau au ministère de la maison du roi, chevalier de la Lésion d’honneur, âgé de 48 ans… oncle de l’épouse ; Louis Mammes Pierret, âgé de 39 ans… témoins de l’épouse.
    Lecordier, maire.

    Signé : Dudevant, Dupin, le baron Dudevant, Delaborde, Maréchal, Pierre Ambert, Barbeguière et Lecordier.

    M. Rocheblave donne donc dans son article « George Sand avant George Sand » une date erronée en disant que George Sand s’était mariée le « 22 septembre ».

  11. Histoire de ma Vie, t. I, p. 13.
  12. Dans une lettre inédite du 7 mars 1823 à Caroline Cazamajou, sœur aînée d’Aurore, celle-ci lui fait un récit détaillé de sa maladie. Dana l’Histoire de ma Vie, elle dit qu’elle avait dû passer six semaines au lit et que sa seule distraction pendant ce temps avait été de réchauffer, dans une espèce de volière qu’elle avait établie dans sa chambre, des oiseaux à demi gelés. L’hiver avait été très rigoureux.
  13. Inédite.
  14. Correspondance de George Sand, t. 1, lettre datée du 21 novembre 1823.
  15. Dans une lettre inédite à Caron du 15 juin 1824, elle lui en communique la nouvelle et lui demande de bien vouloir l’accompagner lors de son retour au Plessis ; il semble qu’à cette époque elle ne pouvait encore se résoudre à faire seule le plus petit voyage. Cette lettre est signée « la mère Ragot ».
  16. Inédite.
  17. Inédite.
  18. Histoire de ma Vie, t. III, p. 177.
  19. Voir la lettre à Mme  Saint-Agnan du 6 janvier 1830. (Revue Encyclopédique, 1er  septembre 1893. aurore dit que « jadis elle tirait l’aiguille avec des façons de savetier, mais que depuis elle avait acquis dans la partie des boutonnières et des dessous de pied de guêtres ».
  20. Histoire de ma Vie, t. III, p. 441.
  21. Voir la lettre à Félicie (on a tout lieu de croire, en la confrontant avec d’autres lettres et faits connus, qu’elle a été écrite après le 1er  décembre 1835), dans la Revue Encyclopédique du 15 septembre 1893. Le même fait est raconté dans une lettre d’Aurore Dudevant à son avoué.
  22. Histoire de ma Vie, t. II, p. 442.
  23. Vers de Pouchkine.
  24. Louis de Loménie : « Galerie des contemporains illustres par un homme de rien. »
  25. « Lutetia ». Franz. Zustände. S. 296. Heinrich Heine’s Werke. XI Band. Hambourg, Hoffmann und Campe, 1874.
  26. « … Dudevant, l’époux légitime de George Sand, qui n’est pas un mythe, comme on aurait pu le croire, mais un gentilhomme en chair et en os de la province du Berry, que j’avais une fois eu le plaisir de voir de mes propres yeux. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que je l’ai rencontré chez sa femme déjà séparée de lui de facto, dans son petit logement, quai Voltaire. Et le fait que c’est chez elle que je l’ai vu est une de ces raretés qui auraient pu, comme le dirait Chamisso, me faire mettre en spectacle pour de l’argent. Il avait une de ces physionomies de philistin qui ne disent rien et il ne semblait être ni méchant, ni grossier, mais je compris facilement que cette quotidienneté humidement froide, ces yeux de porcelaine, ces mouvements monotones de pagode chinoise auraient pu, peut-être, amuser une commère banale, mais devaient, à la longue, donner le frisson à une femme d’âme plus profonde, et lui inspirer, avec l’horreur, l’envie de s’enfuir… »
  27. Histoire de ma Vie, t. III, p. 448.
  28. Louis de Loménie rapporte cet événement, on ne sait pourquoi, à l’année 1828, en lui donnant en plus une couleur très romanesque. Il confond évidemment aussi le séjour au couvent avec une époque bien ultérieure, 1831, quand Aurore avait déjà quitté son mari.
  29. Plaidoyer de Michel de Bourges devant le tribunal de La Châtre, le 10 et 11 mai 1836. Le Droit, journal des tribunaux, n° 168, du 18 mai 1836.
  30. Jean-Pierre-Aurélien de Sèze (ou Desèze), petit-fils du célèbre Romain-Raymond de Sèze, défenseur de Louis XVI, naquit à Bordeaux en 1799. C’était un avocat de talent qui, plus tard en 1848, fut élu député à l’Assemblée Nationale, où il siégeait à l’extrême droite. Il fut aussi membre de l’Assemblée Législative et prit part à la rédaction de la loi contre le suffrage universel. En 1851 il abandonna le parti triomphant et protesta contre le 2 décembre. Après cela il se retira de la vie publique et rentra dans la vie privée. Il mourut à Bordeaux le 23 janvier 1870.
  31. Un autre vers de Pouchkine.
  32. Histoire de ma Vie, t. IV. p. 20.
  33. Ibidem, p. 11.
  34. Correspondance, t. I.
  35. On voit aisément en comparant ce passage avec la lettre d’Aurore à sa mère citée plus haut que ce Monsieur *** n’était autre que Dudevant lui-même : « Casimir se repose dans ces courses dont je vous parle, de celles qu’il a faites sans moi à Cauterets ; il a été à la chasse sur les plus hautes montagnes, il a tué des aigles, des perdrix blanches et des isards, ou chamois, dont il vous fera voir la dépouille… »
  36. Histoire, t. IV. p. 16.
  37. Histoire, t. IV. p. 10 14.
  38. Dans son article George Sand avant George Sand.
  39. Voir entre autres Viel-Castel : « Mémoires », ou Le Curieux, et un tas d’autres encore.
  40. Correspondance de George Sand, t. I, p. 76.
  41. Voir la Revue Encyclopédique, du 1er  septembre 1893. « Lettres de George Sand. »
  42. George Sand, dans son livre déjà cité : Contemporains illustres par un homme de rien.
  43. Vicomte d’Haussonville, Études biographiques et littéraires, George Sand. Paris, Calmann-Lévy, 1879.
  44. Dans l’Histoire, George Sand dit : « Nous fîmes une excursion très intéressante, mon mari et moi, avec un de ceux de nos amis de Bordeaux que nous avions retrouvés à Bagnères. Cet ami avait ouï parler des espèluques ou spélonques de Lourdes… » etc.
  45. Nous devons attirer l’attention des lecteurs sur le fait que dans les six volumes de la Correspondance de George Sand on trouve à côté de beaucoup de lacunes, le remplacement d’expressions familières par d’autres plus littéraires, des changements d’adjectifs, de pronoms, de débuts et de conclusions de lettres, qu’enfin toutes les lettres sont plus ou moins changées, tronquées, arrangées, ce que nous avons pu constater en comparant les lettres imprimées avec le manuscrit. Dans la lettre mentionnée ici, il faut certainement lire en cet endroit : nous, c’est-à-dire Aurore et Aurélien. Page suivante, il est imprimé : nos compagnons nous ont rejoints, etc. Il faut en conclure que là nous devons lire aussi : nous étions en avant… etc.
  46. Plaidoyer de Michel de Bourges. Le Droit, 1836, nos 240 et 242. Comptes rendus des séances de la Cour royale à Bourges, des 25 et 26 juillet 1836.
  47. Histoire, t. IV. p. 26.
  48. L’autographe de cette lettre appartient à M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul.
  49. Vers de Griboïedow.
  50. Inédite.
  51. Voir à ce sujet, entre autres, la brochure de M. Auguste Nicolas « M. Aurélien de Sèze » Notice biographique. (56 pages, in-8o. Paris, Charles Douniol et Vaton, 1870.)
  52. Inédite.
  53. Inédite.
  54. Pour expliquer la contradiction apparente qui existe entre l’Histoire de ma Vie, où George Sand parle du « carnaval à Bordeaux » et la Correspondance, où nous trouvons une lettre à Mme  Dupin, datée de « Nohant, 25 février 1826 », nous devons remarquer que cette dernière date est une erreur. Cette lettre se rapporte non à 1826, mais à 1827. Dans cette lettre, Aurore raconte, entre autres, l’arrivée à Nohant des Duplessis et le mariage de Fanchon. Or, les deux faits se rapportent à l’hiver de 1826-1827. Le mariage de Fanchon eut lieu le 20 décembre 1826. La lettre à Mme  Dupin doit donc être du 25 février 1827. Les Dudevant passèrent réellement le carnaval de 1826 dans le midi et le vieux baron Dudevant mourut lorsque Casimir était à Bordeaux avec sa femme, le 20 février 1826.
  55. Il y a encore une erreur dans la note qui se trouve au bas de la lettre du 30 avril 1826, adressée à la baronne Dudevant. Cette lettre ne concerne pas la mort du vieux baron, qui mourut, comme il a été dit, à la fin du carnaval, mais celle d’une autre personne, dont elle avait fait part à son beau-fils et à sa belle-fille qui étaient alors à Nohant. À la suite de cette lettre, Casimir dut faire un second voyage à Guillery.
  56. Voir la lettre déjà citée du 25 février 1827 à Sophie Dupin. Dans une lettre inédite du 30 janvier de la même année, Aurore écrit à Caron : « Nous sommes arrivés heureusement, malgré le froid et les chemins détestables, et j’ai trouvé Maurice et maman Angèle en bonne santé… »
  57. Ce premier essai, des plus intéressants, parut après la mort de la célèbre romancière dans le Figaro des 4 et 11 novembre 1888.
  58. Le 4 septembre elle écrit à sa mère : « Tous en parfaite santé : beau-fils, fille et petit-fils. J’ai un appétit dévorant et, chose très agréable, j’ai acquis l’habitude de dormir… »
  59. À en juger par une lettre inédite de Casimir Dudevant à Caron, cela a bien dû se passer en 1829.
  60. Lettre inédite à Charles Poncy du 1er  août 1844.
  61. Lettre inédite, écrite en caractères d’imprimerie, pour que son fils qui venait d’apprendre à lire pût la déchiffrer.
  62. Voir plus haut ce qui a été dit de lui.
  63. Il en est question dans la lettre citée plus haut, adressée à M. Accolas. Le passage n’est pas de nature à pouvoir être cité décemment.
  64. L’enquête judiciaire établit ces faits sur les dépositions de nombreux témoins.
  65. Dans une lettre inédite, très intime, adressée à Caron le 4 décembre 1828, Aurore annonce à son vieil ami que toute intimité entre elle et Casimir a cessé.
  66. Louis de Loménie : « Galerie des Contemporains illustres. »
  67. Histoire de ma Vie, t. IV. p. 61.
  68. Histoire de ma Vie, t. IV. p. 62.
  69. Annales de la Patrie. (Otétchestvénya Zapjski), 1881
  70. Histoire de ma vie, t. IV, p. 63.
  71. Ce passage de l’Histoire de ma Vie se trouve être en certain désaccord avec ce que Aurore Dudevant dit dans la lettre à Accolas déjà citée : « Il n’avait pas l’habitude de me consulter, lorsqu’il voulait faire ses opérations. Il m’apportait une procuration à signer et trouvait très mauvais que je voulusse la lire. »
  72. George Sand fit plus tard au crayon les portraits de quelques-uns de ses amis, entre autres, ceux de Sandeau, de Chopin. La sœur de Chopin assure que le portrait de ce dernier, fait par George Sand et dont nous avons la copie devant les yeux, est celui qui ressemble le plus au grand musicien polonais. Nous en parlons ailleurs.
  73. Voir plus loin, p. 302.
  74. Histoire de ma Vie, t. IV, p. 60-61.
  75. Ainsi, par exemple, il était à Nohant le jour de la naissance de Solange. En parlant de ce jour-là, George Sand dit : « Je me souviens de l’étonnement d’un de nos amis de Bordeaux, qui était venu nous voir, quand il me trouva, de grand matin, seule au salon, dépliant et arrangeant la layette qui était encore en partie dans ma boîte à ouvrage. — Que faites-vous donc là ? me dit-il. — Ma foi, vous le voyez, lui répondis-je, je me dépêche pour quelqu’un qui arrive plus tôt que je ne pensais… » (Histoire, t. IV. p. 48.) À en juger d’après une lettre à Caron du 1er  octobre 1829, dans laquelle elle lui demande d’envoyer plusieurs objets par « M. de Sèze, qui ira les chercher et me les apportera. Cela lui procurera l’occasion de vous voir, ce qu’il désire beaucoup. Il a pris chez nous votre adresse », — de Sèze devait aussi avoir été à Nohant en 1829. (Corresp., t. I. p. 76.)
  76. Histoire de ma Vie, t. IV. p. 52.
  77. Histoire de ma Vie, t. IV, p. 58.
  78. Des lettres inédites à son mari, datées d’avril et de mai 1830, nous apprennent que l’année suivante encore, Aurore vit Aurélien à Bordeaux où elle était allée en grand secret, de Paris, avec Zoé. Elle lui raconte qu’elle l’a trouvé « vieilli et enlaidi ». Le 12 août 1830, elle reçut encore de son ami une lettre à Nohant. Leur correspondance semble avoir pris fin après qu’Aurore eut quitté le toit conjugal, ce dont le correct magistrat fut sans doute choqué et qu’il dut désapprouver.
  79. Voir l’Histoire de ma Vie, t. IV, p. 59-60.
  80. Ce fragment se rapporte à la page 146 du 1er volume de la Correspondance ; il vient après les mots : « Ensuite prenez garde à vos lettres et aux miennes. Mettez-y votre prudence naturelle… »
  81. Voir le chapitre Ier de notre livre.