George Sand, sa vie et ses œuvres/1/4

Plon et Nourrit (1p. 155-204).

CHAPITRE IV
(1817-1821)

Le couvent. — Diablerie. — Mysticisme. — Socialisme chrétien. — Les jésuites. — Molière au couvent. — 1820. — Crise morale : vie indépendante ; premiers romans ; éléments du caractère littéraire et individuel.

Le destin qui, jusque-là, avait donné à la future George Sand la possibilité de voir de près le grand monde, la petite bourgeoisie de Paris, les villageois, le brillant milieu militaire et la vie de campagne des troupes napoléoniennes, ouvrit alors devant elle les portes d’un monde qu’elle ignorait encore : le catholicisme, le christianisme avec ses vastes et poétiques horizons. La pauvre jeune fille, toute désespérée par les continuelles disputes de famille, trouva au couvent le repos extérieur, la possibilité de faire des études régulières, une société animée de jeunes compagnes de son âge, avec lesquelles elle pouvait folâtrer ou s’occuper sans mécontenter qui que ce fût. À son esprit fatigué par les doutes et les déchirements intérieurs, le cloître présentait des dogmes immuables et des convictions établies, consacrées par les siècles. Son pauvre cœur d’enfant, martyrisé par un amour humain vraiment déraisonnable, se trouva tout à coup au milieu d’un essaim d’êtres, jeunes et vieux, absorbés par la pensée de Dieu, cherchant dans l’amour divin leur repos et leur félicité. Et l’âme d’Aurore, naturellement portée vers l’idéal religieux, « tourmentée de choses divines, » trouva l’aliment qu’il lui fallait, la foi à Laquelle elle aspirait inconsciemment. C’est là qu’elle puisa cette forte croyance en Dieu, en l’immortalité de l’âme, qui ne l’abandonna plus durant toute sa vie, lui faisant franchir, sans y sombrer, les périodes du désespoir le plus profond et de la critique la plus libre en matière de dogme. Par nature, c’était une âme religieuse qui ne changea jamais, quoique le nom de George Sand fasse jusqu’à présent l’épouvantail des dévots et que ses livres se trouvent toujours à l’index. Il ne viendra sans doute pas de sitôt le jour rêvé par le personnage inconnu et mystérieux dont parle le vicomte de Spoelberch dans ses Lundis d’un chercheur : « Aussi, à propos de certaines pages spéciales de l’auteur de Lélia, de certains appels au Créateur, pleins d’éloquence et de foi, avons-nous entendu sans surprise un membre distingué du clergé français nous exprimer l’opinion, qu’à son avis, l’avenir réservait à ces élans enflammés, à ces supplications entraînantes, l’étonnant retour de fortune d’être un jour cités en chaire comme d’admirables exemples de prière ardente et chrétienne[1]… »

Aurore Dupin passa trois ans au couvent des Augustines Anglaises, de l’hiver 1817-1818 jusqu’au printemps de 1820. Elle assure que ce furent peut-être là les années les plus heureuses de sa vie. Depuis sa naissance, la fillette se trouvait en effet pour la première fois dans un milieu plus ou moins normal et calme, bien que, là aussi, tout ne passât pas sans petites collisions entre élèves et supérieures, mais les bonnes impressions et les bons côtés de la vie de couvent l’emportaient de beaucoup sur ces petits désagréments, inévitables dans tout internat. Deux ou trois querelles avec Mlle D…, chargée de la petite classe où Aurore était entrée, et une vive altercation avec la supérieure qui avait décacheté les lettres d’Aurore à sa grand’mère, dans lesquelles la fillette s’était amusée à faire des descriptions satiriques et à caricaturer le couvent et ses habitantes — événement que George Sand daigna appeler trop complaisamment « nouveau déchirement » dans sa vie, attachant trop de valeur au désenchantement et au chagrin qu’elle avait éprouvés à la nouvelle de la violation de sa correspondance — voilà, semble-t-il, à quoi se réduisent tous les désagréments qu’elle eût à supporter pendant son séjour au couvent. Ajoutons à cela les défauts habituels de ces établissements d’éducation : mauvaise nourriture, cellules et dortoirs froids, surveillance trop rigoureuse pour qu’aucun bruit du monde extérieur n’arrive aux élèves, et nous aurons tous les côtés désagréables de la vie d’Aurore chez les Dames Augustines. Sa vie de couvent avait cependant pour elle de si bons côtés que les mauvais ne peuvent pas être mis en balance.

D’abord, malgré l’insuffisance des études que l’on y faisait, c’étaient pourtant des études systématiques et réglées ; et si, après trois ans, Aurore n’y acquit pas de trop amples connaissances, elle y apprit du moins, outre l’anglais, qu’elle posséda à fond, à travailler tous les jours d’une manière régulière. George Sand raconte avec beaucoup d’humour que, quoique sa grand’mère et elle fussent très fières de ses brillantes connaissances, il se trouva que la petite philosophe, l’écrivain d’ « exercices de style » ne savait pas même faire le signe de la croix comme il faut, et scandalisa la maîtresse et égaya toute la petite classe par son ignorance complète du catéchisme et des dogmes fondamentaux de la religion. Ses autres connaissances étaient à peu près dans le même état ; elle discutait sur les faits historiques, sans presque connaître la chronologie et les événements, et il en était de même en grammaire et en géographie.

Sous le rapport moral, le système d’éducation catholique que beaucoup de personnes jugent superficiellement et condamnent sans vouloir l’approfondir, offre cependant ce bon côté qu’il développe dans la jeunesse la volonté de lutter contre les penchants égoïstes, qu’il pousse vers une perfection continuelle, vers l’analyse incessante de soi-même et au désir de se spiritualiser. En même temps, la sévère discipline du couvent non seulement n’exclut pas les relations cordiales entre ses jeunes et ses vieilles habitantes, elle crée, au contraire, une intimité toute particulière et vraiment touchante entre ces femmes qui ont renoncé au monde et leurs élèves, pour la plupart jeunes filles correctes, affables envers leurs compagnes et celles des religieuses qui s’occupent spécialement de leur éducation en choisissant comme « filles » une ou plusieurs d’entre elles. Toute cette atmosphère d’amour placide, sans petites persécutions réciproques, sans jalousie, sans pleurs ni scènes d’aucune sorte, ce milieu où tout le monde s’aimait, mais où tout sentiment et toute pensée se portaient avant tout vers Dieu, était un véritable bienfait pour Aurore, élevée d’une manière si irrégulière.

Un autre avantage encore, c’était que la société joyeuse de ses compagnes empêchait l’enfant de se livrer à des réflexions prématurées sur l’avenir, sur la triste vie qu’elle avait eue et qu’elle aurait encore à passer entre sa grand’mère et sa mère, et sur la nécessité où elle serait de choisir entre elles. Comment eût-elle eu le temps d’être triste et de rêver, quand il lui fallait tantôt jouer aux barres, tantôt manigancer quelque escapade avec toute la classe ou organiser des excursions pour délivrer la victime. Cette victime légendaire que personne n’avait jamais vue, mais qu’on s’imaginait exister dans quelque souterrain ou grenier du monastère et à laquelle toutes les pensionnaires croyaient, il fallait la délivrer, mais l’on ne savait où elle était murée. Elle était ce prétexte tout trouvé des rêveries auxquelles sont toujours si enclins jeunes gens et jeunes filles séquestrés du monde, rêveries qui servent de pâture à leur esprit et à leur imagination, leur donnant en même temps l’occasion de déployer leur volonté et l’excès de leur jeune énergie.

Dès le premier jour de son entrée au couvent, Aurore fût l’âme et le boute-en-train de tous les jeux. Elle s’enrégimenta sans balancer dans le camps des espiègles, à qui on avait donné le surnom de diables pour les distinguer des élèves exemplaires ou « sages », et des « bêtes ». Ces dernières n’étaient ni folles comme les premières, ni studieuses et dévotes comme les secondes ; elles se contentaient tantôt de rire à gorge déployée des espiègleries des « diables », tantôt de les blâmer avec les « sages » et, quand il y avait danger, elles ne manquaient jamais de dire : « Ce n’est pas moi, ce n’est pas nous. »

Parmi les compagnes d’Aurore, il y avait de très gentilles et sympathiques jeunes filles, portant pour la plupart de grands noms. Les pages que George Sand leur consacre dans son Histoire sont si bien senties et si bien écrites que nous ne nous permettrons pas de les répéter, d’autant plus que nous devons nous borner à signaler ici ceux des événements de la vie cloîtrée d’Aurore Dupin qui eurent une influence sur son caractère et sur son développement moral et intellectuel.

Aurore conserva avec beaucoup de ses amies des relations affectueuses, même après sa sortie du couvent, tout comme elle entretint pendant de longues années une correspondance avec sa « mère spirituelle » Alicia, grand cœur, esprit original, qui avait su dompter l’insoumise petite berrichonne à force de douceur, de patience et surtout d’amour.

Un autre côté encore qui se refléta fortement sur la nature impressionnable d’Aurore, ce fut l’aspect pittoresque et le charme poétique du couvent. Ce dédale de vieilles constructions, avec ses couloirs et ses cloîtres, ses galeries, ses escaliers et ses recoins mystérieux, où les lampes scintillaient dans la pénombre ; toutes ces niches, ces greniers et ces souterrains ; ces cellules proprettes toutes remplies du pieux et naïf bric-à-brac, dont la foi simple embellit les objets de sa vénération, toutes ces fleurettes, ces enluminures, ces cierges, ces auréoles et ces dorures ; l’église, avec son tableau admirable du Titien ; le jardin embaumé de fleurs et endormi dans son calme poétique ; la petite cour toute pavée de pierres sépulcrales aux emblèmes de mort ; les hautes murailles, les grilles en fer et les grandes portes lourdes retombant à grand bruit ; tout cela ne pouvait pas ne pas enchanter l’artiste inconsciente qui sommeillait dans la jeune fille.

Il est digne de remarquer que la conversion d’Aurore, qui survint la seconde année de son séjour au couvent, dépendit en grande partie de ces impressions purement artistiques et que la poésie extérieure du catholicisme y joua aussi un rôle considérable. Durant la première année, Aurore s’était montrée fort indifférente aux cérémonies obligatoires du culte et aux pratiques religieuses du monastère. Aux heures des offices, elle lisait des prières, accompagnait ses condisciples à l’église, écrivait avec elles pour son confesseur de petits « examens de conscience », qui finissaient toujours par les mots d’usage : « mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa ; elle assistait aux leçons de catéchisme, mais son âme n’y avait aucune part. À l’exemple de ses compagnes, elle sommeillait à l’église sur son petit banc ou se distrayait sans écouter le sermon du prédicateur. Vers la fin de la seconde année qu’elle passa au couvent, lorsque toutes les escapades semblaient être épuisées et que la diablerie commençait à l’ennuyer, elle lut un jour dans « la Vie des Saints », livre qu’on lui avait donné, la vie de Siméon le Stylite, dont Voltaire s’était tant moqué jadis. Aurore fut frappée de cette foi profonde, qui avait amené un homme à un fanatisme ressemblant à celui des fakirs indous. « La sainteté l’intéressa par son côté psychologique, » elle se mit à lire avidement le Martyrologe, dans l’espoir d’y trouver la solution de cette énigme psychologique. Elle se remit également à lire l’Évangile, mais comme il n’avait plus pour elle le charme de la nouveauté, qu’elle le connaissait trop, puis, se souvenant de plus des commentaires athées de sa grand’mère, sa lecture ne produisit sur elle aucun effet bienfaisant. Néanmoins, le sol était préparé. Un soir qu’Aurore s’était échappée d’une leçon, elle entra comme par hasard dans l’église demi-obscure. Le superbe tableau du Titien était éclairé par la lumière vacillante d’une petite lampe ; une religieuse solitaire, humblement prosternée sur les dalles, semblait anéantie dans la ferveur de sa prière. Aurore crut tout à coup reconnaître une voix mystérieuse qui lui redisait le même tolle, lege qu’avait entendu saint Augustin. Son âme tressaillit, ce fut pour elle comme une révélation ; elle fut touchée par la « grâce ».

Nous avons déjà eu l’occasion de dire que la soif des choses divines qui s’était manifestée chez Aurore, son besoin d’aimer, de croire en quelque chose qui fût toute bonté, toute puissance, qui s’éleva au-dessus des hommes et de leurs passions mesquines et égoïstes, au-dessus de leurs inconstances, le besoin de croire en quelque chose d’éternel, d’absolu, l’avait amenée à créer son Corambé. À cette heure, la Bonté suprême, l’Omnipotence, l’Éternel, l’Absolu même s’était soudainement révélé à elle, l’avait éclairée de sa lumière éblouissante et avait rempli son cœur d’une joie ineffable. Cette conversion subite ébranla et bouleversa sa jeune âme. Les doutes d’autrefois, les idées précoces et déplacées dans une tête de treize ans furent instantanément oubliés, sa vie prit une nouvelle direction, un autre sens. Il n’était pas dans le caractère d’Aurore d’aimer à moitié, elle s’adonna au bonheur de croire avec passion, avec entraînement, avec un entier oubli de soi-même.

Elle alla trouver son confesseur, l’abbé de Prémord, homme d’esprit et de cœur, et lui dit qu’elle ne s’était jamais, comme il le savait, dignement confessée, qu’en conséquence, elle n’avait jamais reçu de lui l’absolution, mais qu’elle le priait, vu sa conversion, de la confesser et de la réconcilier formellement avec l’Église. L’abbé de Prémord était un homme pénétrant, plein de finesse ; il était non seulement très habile à discerner le caractère. Les inclinations, le degré de développement de chacune de ses pénitentes, mais il s’entendait encore à diriger les âmes de ses ouailles conformément à leurs penchants et aux traits de leurs caractères. Il vit aussitôt à quelle âme sincère, profonde et sans frein il avait affaire, et qu’il devait agir avec elle contrairement à la routine et aux habitudes ordinaires. Pour toute confession, il lui fit raconter en détail, dans toute la sincérité de son cœur et sans rien lui cacher, sa vie antérieure, les souffrances et les épreuves de son âme. À la fin de cet examen spirituel, il lui dit qu’il ne jugeait pas nécessaire de lui demander une confession de ses petits péchés véniels et qu’il lui permettait de communier le lendemain, exigeant seulement que dorénavant elle veillât elle-même, à ce que sa foi ne souffrit aucune atteinte par sa négligence.

Depuis ce jour la vie d’Aurore changea complètement. Les espiègleries et les jeux perdirent pour elle tout charme, tout intérêt. Sans le moindre effort de volonté, de « diable » qu’elle était, elle se convertit en « sage ». Il n’y a pas à s’étonner si, dès lors, elle devint tout aussi exemplaire dans le travail et l’étude, que jusque-là elle avait été portée à s’amuser et à ne rien faire. Du matin au soir elle fut comme dévorée du désir de se perfectionner, de se corriger de tous ses mauvais penchants, d’atteindre à l’idéal de la vertu chrétienne qui seule pouvait témoigner de sa reconnaissance envers le Créateur pour sa conversion à la lumière. Plusieurs compagnes d’Aurore s’étonnèrent de cette conversion subite, d’autres s’en réjouirent, d’autres encore s’en attristèrent. Elle-même se montra indifférente à leur blâme comme à leur approbation. Dans l’état de béatitude où elle se sentait après avoir été touchée par la « grâce », tous les attachements humains et les intérêts terrestres reculèrent à l’arrière-plan. Ce n’était pas qu’elle n’aimât plus ses camarades ou qu’elle se fut refroidie envers elles, mais ces sentiments étaient comme éclipsés par l’unique amour de Dieu qui absorbait tous les autres. Sa foi devenait de jour en jour plus exaltée. Elle passait des heures entières en prières extatiques ; elle se confessait et communiait chaque dimanche et parfois même plus souvent ; elle se mit à porter autour du cou, en guise de cilice, un chapelet de filigrane qui l’écorchait jusqu’au sang. « Je sentais, dit-elle la fraîcheur des gouttes de mon sang. « Je sentais, d’une douleur, c’était une sensation agréable. Enfin je vivais dans l’extase, mon corps était insensible, il n’existait plus. La pensée prenait un développement insolite et impossible. Était-ce même la pensée ? Non, les mystiques ne pensent pas. Ils rêvent sans cesse, ils contemplent, ils aspirent, ils brûlent, ils se consument comme des lampes et ils ne sauraient se rendre compte de ce mode d’existence qui est tout spécial et ne peut se comparer à rien[2]. » Peu à peu elle arriva ainsi à l’idée de se consacrer à Dieu et de prendre le voile. Si, déjà avant sa conversion, la vie de couvent, calme, paisible, en société de femmes douces, dépourvues de passions, lui avait paru un paradis sur la terre, en comparaison de sa vie pénible, triste et agitée, grâce à l’amour déraisonnable de ses deux mères et à leur inimitié réciproque, — à plus forte raison, maintenant ; elle n’eut plus qu’une pensée, passer le reste de ses jours dans le cloître, loin du monde et de ses passions égoïstes, loin de tout intérêt bas et personnel, entourée de personnes entièrement dévouées à Dieu. Poussée par ces sentiments chrétiens, elle s’était liée d’amitié avec les sœurs converses les plus humbles, chargées des emplois les plus inférieurs ; elle s’acquittait pour elles des travaux les plus grossiers et les plus malpropres, trouvant une consolation dans ce rapprochement avec ces pauvres servantes du Seigneur. Ou bien encore elle passait des heures entières avec les plus petites élèves et les aidait à bêcher leurs parterres et à planter des fleurs. C’est ainsi qu’elle passait évangéliquement la plus grande partie de son temps avec « les petits enfants » et avec les « pauvres d’esprit ». Les compagnes d’Aurore voyaient avec étonnement et mépris ces occupations ; certaines disaient qu’elle avait perdu l’esprit. Elles ne comprenaient pas, que cette âme ardente ne pouvait croire avec calme, aimer Dieu avec tiédeur, ne pas s’efforcer d’être chrétienne dans toute la force du terme, en s’immolant, en souffrant ; qu’elle voulait, en chaque action et à chaque pas, suivre l’enseignement du Christ et aimer parvulos quos de cet amour qui agit, prescrit par L’Évangile.

Nous ne pouvons pas ne pas attirer ici l’attention du lecteur sur ce fait de toute importance, que les premiers pas d’Aurore Dupin dans la voie religieuse étaient empreints de cet amour actif, et ne pas faire remarquer qu’elle puisa, avant tout, dans le christianisme cette pitié qui en est l’essence même et vers laquelle elle s’était sentie inconsciemment attirée lorsqu’elle avait créé son Corambé, divinité toujours occupée à soulager les malheureux, à protéger les faibles, à consoler les oppprimés. L’amour actif du prochain, était non seulement la religion la plus appropriée au caractère d’Aurore Dupin, c’était le fond même de son âme. Toute âme possède une parcelle de la divinité, un cristal — base première — autour duquel viennent se grouper les autres qualités de l’âme et dont les facettes reflètent Le Grand Soleil. Dans Aurore, ce diamant était une miséricorde et une charité sans bornes, un amour actif, celui dont saint Jean ne cessa de parler sur son lit de mort. Comme une source alpestre, née du pur cristal d’un glacier qui fond aux rayons du soleil, devient peu à peu un torrent impétueux entraînant tout ce qu’il rencontre sur sa voie — ainsi le développement ultérieur, l’activité et la direction d’esprit de George Sand prirent naissance dans cette essence fondamentale de son âme. L’amour actif, cette source latente, mystérieusement cachée au milieu de ses rêveries enfantines jaillit, du chaos de ses sentiments et de ses pensées, en un torrent, qui les emporta avec lui. Comme un ruisseau clair et limpide, il traversa toute la jeunesse d’Aurore et les années troubles et sombres de sa vie conjugale. Devenu rivière profonde et transparente, il refléta les belles et grandioses créations sociales de notre siècle ; plus tard, il faillit l’entraîner dans le gouffre des ténèbres révolutionnaires… Et comme les embouchures sans rivages de nos rivières russes qui, déversant leurs bienfaits à des centaines de verstes, se confondent insensiblemens avec la mer, ainsi, au déclin de la vie de George Sand, cet amour infini du prochain, encore élargi, embrassant toute l’humanité, lui rendit insensible et presque joyeux le passage de la vie terrestre à l’océan de l’Éternité. C’est en cet amour-actif, qu’il faut chercher le principe de tous les engouements de George Sand pour les doctrines sociales ; la raison de ses sympathies pour Le saint-simonisme, de son adoration pour Rousseau et Lamennais, de son amitié pour Pierre Leroux, Michel de Bourges et les républicains de 1848, la cause de son enthousiasme lors de l’élection à la présidence de la république de Napoléon III, qu’elle regardait comme le vrai défenseur des droits sociaux du peuple à l’inverse des représentants des autres partis politiques, plus soucieux de la forme du gouvernement que du bien des masses populaires. Voilà les vrais motifs de sa discorde en 1870-1871 et même de ses querelles avec ses anciens amis républicains. Les partis n’avaient d’importance à ses yeux qu’autant qu’ils prenaient la défense des faibles, des opprimés, des déshérités de la vie, qu’ils se faisaient les avocats de ceux auxquels on refusait tout droit. Ils perdaient sa sympathie aussitôt qu’ils devenaient triomphants, qu’ils se faisaient persécuteurs, vengeurs, oppresseurs, soufflant la haine et la discorde. Pendant toute sa vie, elle donna ses préférences au régime républicain qui seul lui semblait pouvoir assurer le bonheur des masses et lui paraissait le plus propre à satisfaire les vœux de toutes les classes, mais elle ne fut jamais vraiment un écrivain politique. Nous avons déjà eu l’occasion de parler plusieurs fois[3] ailleurs, des prétendues trois périodes de sa carrière littéraire, répétées dans toutes ses biographies, de ces trois malheureuses phases, auxquelles ne peut échapper aucun écrivain, aucun compositeur, aucun artiste, et dont la seconde serait pour George Sand son « entraînement subit pour les idées sociales » et la troisième son « retour à l’art pur et doux ». C’est tout aussi rebattu que faux. On dit aussi fréquemment qu’elle a presque toujours écrit sous l’influence de tels ou tels inspirateurs, et qu’on peut en suivre les traces dans toutes ses œuvres. On serait cependant bien plus juste et plus près de la vérité si l’on disait, que depuis l’époque où elle avait soulevé les sceaux malpropres de la sœur converse Hélène, dans l’unique but de venir en aide à cette humble servante, objet de répulsion du couvent, jusqu’en 1870-71, moment où elle rompit avec ses anciens amis et blâma les crimes de la Commune aussi chaudement qu’elle avait applaudi le retour de la République, George Sand, fidèle à elle-même, resta toujours socialiste dans le sens de la prédication de la charité, de l’amour actif envers Le prochain. Si elle a pris à cœur les doctrines de Lamennais, de Michel de Bourges et de Leroux, si elle s’en est enthousiasmée et leur a servi de porte-voix dans ses romans et ses articles, si elle a fondé des journaux et écrit des bulletins pour propager les idées de ses amis républicains elle ne se fit pas faute de les abandonner aussitôt qu’elle ne vit plus en eux que des rhéteurs de partis, qui oubliaient le peuple pour leurs propres intérêts (comme Michel de Bourges), ou qui, pour les réaliser, recouraient au poignard et à la baïonnette (comme les agitateurs de 1870), ou bien encore lorsque les intrigues et les querelles des partis leur faisaient oublier le bien général, le bonheur des masses, questions qui, pour George Sand, primaient toutes les théories sur les différentes formes de gouvernement. George Sand, nous le répétons, ne fut jamais un politicien. C’est là un point que ne voient ni les conservateurs qui lui font un crime d’avoir pris part au gouvernement provisoire, ni les libéraux qui la louent de sa ligne de conduite. Que les deux partis condamnent, s’ils le veulent, ce que nous avançons, nous nous en tenons à notre assertion ; elle ressort de toute la vie et de tout l’œuvre de George Sand. Les politiques, qu’ils soient conservateurs ou libéraux, sont des hommes, convaincus d’être seuls possesseurs de la vérité ; ils se croient le droit de persécuter les autres pour leurs erreurs ; dans l’un comme dans l’autre cas, ce sont des représentants d’une église militante, des adeptes de saint Pierre. Les socialistes sont des adeptes de saint Jean. George Sand professait le socialisme tel que l’entendait saint Jean : « Frères, aimez-vous les uns les autres. » L’Évangile de saint Jean, base de toutes les sectes sociales et chrétiennes du moyen âge, des hussites et des moraves jusqu’aux francs-maçons et aux carbonari, fut, comme on le sait, le résultat de la doctrine auquel est arrivé Lessing dans ses derniers ouvrages philosophiques, tels que son Testament Johannis, ses Freimaurer-Gespräche, etc. Le même évangile est le fond des croyances religieuses du moine Alexis dans le roman de George Sand, Spiridion. Mais Alexis et son maître mystérieux ne sont pas les seuls : tous les représentants de sectes apparaissant d’une manière ou d’une autre dans les romans de George Sand : les carbonari dans Lélia, les hussites et les thaborites dans Consuelo, Jean Ziska et Procope le Grand, les illuminés et les francs-maçons dans la Comtesse de Rudolstadt, tous ces sectaires sont autant de prédicateurs de l’évangile de saint Jean. Et lorsque, à la fin de sa vie, elle écrivit ses Impressions et Souvenirs, elle y parla encore de saint Jean et consacra des pages inspirées à cet Évangile de l’amour. Et si elle s’est laissée entraîner par les récits que Liszt et Mickiewicz lui faisaient des sectes slaves ; si elle a sympathisé avec les Hongrois opprimés par les Autrichiens et les Polonais vaincus par les Russes ; si avec Leroux, elle a vu dans les hussites et les thaborites des prédicateurs actifs du christianisme, comme doctrine sociale ; si, pour la même cause, elle entourait d’un culte passionné Lamennais et a prêté sa plume à le défendre contre les attaques de Lerminier et autres représentants de la morale bourgeoise, elle ne l’a fait, répétons-le, que parce que ces doctrines, ces récits et ces prédications répondaient à ses tendances, à son propre idéal. Et ces tendances et cet idéal se sont développés en elle et ont grandi sur le sol de son ardeur religieuse qui, il est vrai, se modifia plus tard ; George Sand eût à traverser une période de doute poignant ; avec les années elle rejeta entièrement les pratiques du culte, se dégagea de l’étroitesse du catholicisme, devint déiste, presque panthéiste, mais un profond sentiment religieux ne l’abandonna jamais, sentiment qu’elle devait tout autant à sa nature qu’à sa vie au couvent. On ne saurait dire, quelle direction eût pris le développement de son esprit, si elle avait passé toute sa jeunesse avec son aïeule incrédule et voltairienne ou avec sa mère superstitieuse.

Aurore avait passé l’automne de 1818 soit avec les petites élèves qu’elle aidait à bêcher leurs jardinets, soit avec les humbles sœurs converses, pour lesquelles elle travaillait et à qui elle donnait des leçons. L’une de ces sœurs converses, Irlandaise fanatique, exaltée et ignorante, était entrée au couvent contre la volonté de sa famille, avait renié ses proches et tout ce qu’elle avait de cher au monde pour la gloire du Christ et croyait être en possession du vrai bonheur, car, ayant fait couler les larmes et enduré les reproches de ses parents (!), maudite par son père, libérée de tout lien terrestre, elle pouvait s’adonner au seul amour divin. Cette exaltée encouragea Aurore, par ses récits, à renoncer au monde et à se faire religieuse. Aurore communiqua son projet à son confesseur, l’abbé de Prémord, et à sa « mère spirituelle ». Ni l’un ni l’autre ne prirent la chose au sérieux. Ils lui conseillèrent de ne pas s’empresser de prononcer des vœux trop hâtifs et d’attendre pour en parler à ses parents, afin de ne pas les attrister et de ne pas avoir plus tard à être elle-même malheureuse. George Sand a bien raison de dire que c’est un bonheur que son confesseur n’était ni fanatique ni même catholique orthodoxe, mais jésuite. Le catholicisme se résume dans les mots : « Hors de l’Église, pas de salut. » Les jésuites disent : « Chacun trouve son salut selon le degré de sa sincérité et de ses bonnes intentions. » George Sand nous donne, à ce propos, une analyse très intéressante de l’ordre des jésuites comme secte sapant en réalité la papauté, dont elle devrait être un support, conformément au but de sa fondation. Le jésuitisme renferme un principe de liberté individuelle rejetée par le catholicisme. Le catholicisme pris à la lettre est une négation de la vie, une préoccupation égoïste et personnelle du salut de soi-même. Les jésuites, au contraire, s’efforcent de concilier la foi avec les facultés et les inclinations et d’en faire une aide et un levier pour ramener à Dieu chaque individualité. George Sand n’oublie pas le revers de la médaille, la devise jésuitique : « La fin justifie les moyens », qui a amené de si grands abus ; mais elle conseille aussi de ne pas juger les institutions politiques et religieuses d’après leurs résultats, moins encore par leurs aberrations, ou il faudrait alors condamner le christianisme lui-même en le jugeant sur les atrocités de l’Inquisition et autres erreurs et malentendus semblables. Certains lecteurs seront, à coup sûr, complètement désenchantés en apprenant que George Sand s’est faite ainsi l’apologiste des jésuites. Quant à nous, nous ne pouvons que rendre justice à son impartialité et soutenir que, pour elle, du moins, le jésuitisme a été une institution bienfaisante. « Si l’abbé de Prémord eût été fanatique, écrit-elle, je serais morte à l’heure qu’il est, ou folle. » Quiconque connaît tant soit peu le triste sort des malheureux qui ont prononcé dans leur jeunesse des vœux trop précipités et se sont trouvés murés à tout jamais dans l’esclavage monastique, intolérable pour toute âme libre, ne trouvera certes rien d’exagéré dans ce que nous venons de dire. Le romancier italien, Verga, dans sa charmante et touchante nouvelle Capinera (Fauvette à tête noire) nous conte la vie tragique d’une jeune fille, qui, par inexpérience et pour obéir à ses parents, avait pris le voile. Cette jeune fille ; lorsque son cœur se fut éveillé à la vie et à l’amour, se vit avec terreur ensevelie toute vivante dans un couvent. Après d’incroyables tortures morales elle en arriva aux suprêmes limites de la souffrance humaine, à la folie, à la réclusion dans un in-pace, à la mort, loin de toute communication avec le monde des vivants. Et cette pauvre petite Capinera était une âme douce et simple, une petite bourgeoise italienne insignifiante, qui ne s’était élevée au-dessus du niveau commun que par la force de son amour et au prix de ses épreuves terribles. Mettons à sa place l’âme ardente et agitée d’une Aurore Dupin avec ses élans et ses brusques contrastes, avec son ardeur et sa force, avec son imagination, sa foi exaltée et ses moments de doute cuisant, avec son talent d’artiste qui ne cherchait que l’occasion de se déployer ! Quelle horreur ! On ne peut que féliciter Aurore de ce que l’abbé de Prémord était moins catholique qu’elle-même, qu’il ne faisait pas de prosélytisme et qu’il fut un bon prêtre jésuite très indulgent, un peu mondain et plus préoccupé de ne pas fâcher les parents de ses élèves que soucieux de gagner à l’autel une nouvelle « fiancée du Christ » !

Aurore ne savait ni aimer, ni croire avec tiédeur, elle ne savait qu’adorer à l’excès ; elle était devenue plus catholique que son confesseur, était éternellement mécontente d’elle-même, craignait sans cesse de tomber tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre péché ; du matin au soir elle analysait et scrutait sa foi et ses rapports avec Dieu ; en un mot elle était devenue ce qu’en style de couvent on appelle scrupuleuse. Sa santé se ressentit bientôt de cette tension d’esprit ; elle devint pâte, maigre, souffrit d’insomnie, dépérit à vue d’œil, brûlée par un feu intérieur. Cette langueur physique amena à son tour une défaillance morale, Aurore crût remarquer que sa foi s’affaiblissait ; elle avait des moments d’apathie spirituelle, d’insensibilité, qu’elle subissait comme un châtiment mérité pour des péchés imaginaires. Un jour enfin, elle alla, tout effrayée, se confesser à l’abbé de Prémord de ses prétendus péchés qui ne lui permettaient pas, disait-elle, d’être en paix avec Dieu et la privaient de cet état de grâce dans lequel elle avait vécu plusieurs mois.

L’abbé de Prémord saisit le motif de ce « refroidissement de foi » de son enthousiaste pénitente, et, en sa qualité de directeur spirituel, lui défendit de s’adonner à la prière des heures entières au lieu de courir avec ses amies, de passer toutes les récréations sur les dalles froides de l’église, de se mortifier inutilement et de se livrer à ses scrupules. Il lui imposa comme pénitence de mener un genre de vie plus conforme à son âge et à sa nature, de jouer, de s’amuser, de sortir de son ascétisme, de vivre dans la société, en un mot, d’être à la fois affable et pieuse. « Dieu n’aime pas les élans fiévreux d’une âme en délire, dit-il, il préfère un hommage pur et soutenu. » L’abbé Prémord avait parfaitement deviné le caractère de sa pénitente, tout composé de contraste et de transitions d’un extrême à l’autre. Ce conseil était donné très à propos. D’abord, Aurore ne se remit à jouer aux barres et à la balle que par obéissance pour son confesseur, puis elle reprit goût au jeu et redevint bientôt le boute-en-train de tous les amusements. La piété d’Aurore n’en souffrit nullement, mais la « diablerie » ne ressuscita plus : les jeux, les espiègleries n’étaient plus les mêmes. Jamais le couvent n’avait vu des jours d’une joie aussi franche ; toutes les élèves, grandes et petites, ne formèrent plus qu’une seule famille amicale dont Aurore était le centre. En très peu de temps elle recouvra la santé, le calme de l’esprit et sa foi sereine. Elle ne s’épuisa plus en prières ascétiques et sut trouver dans l’affection et la société de ses amies cette tranquillité et cet équilibre d’âme, qui lui rendit le bonheur de la prière confiante. Jamais, selon elle, elle ne s’était sentie si heureuse, si aimée, parce que, ajoute-t-elle, « il est facile d’être parfaitement aimable quand on se sent parfaitement heureux[4] ». George Sand se rencontre ainsi avec Léon Tolstoï, qui fait dire à Natacha Rostow : « Elle avait atteint ce suprême bonheur où l’homme devient tout à fait bon et aimable[5]. »

Bientôt Aurore introduisit un nouveau genre d’amusement au couvent, celui-là même qu’elle avait déjà pratiqué à La Châtre chez les Duvernet et pour lequel elle avait une prédilection qui trahissait en elle la petite fille de l’actrice Mlle  de Verrières et la fille de Maurice et de Sophie Dupin, dont l’un avait joué dans des spectacles d’amateurs, et l’autre sur les tréteaux. Ce qu’elle imagina, ce n’était ni plus ni moins que de jouer la comédie au couvent. Cela commença par des charades et des représentations mimiques avec travestissements. Puis, ce furent des scènes improvisées que les pensionnaires jouaient sur des scénarios arrêtés d’avance. Enfin, Aurore se risqua à jouer avec sa troupe ni plus ni moins que le Malade imaginaire de Molière. Voilà comment cela se passa : la supérieure, Mme  Canning, aimait assez à assister aux spectacles donnés parfois au couvent. Elle avait beaucoup entendu parler des représentations improvisées par Aurore Dupin et annonça qu’elle viendrait les voir un jour. Elle permit de prolonger la récréation du soir jusqu’à minuit. La troupe qui voulait faire parade de son savoir, s’adressa à Aurore, l’initiatrice ordinaire (les occupations littéraires sous La direction de son aïeule n’avaient pas été, on le voit, sans profit, et ses amies s’en apercevaient fort bien). Aurore fut priée d’imaginer quelque chose d’extraordinaire. Il y avait déjà eu des spectacles au couvent aux anniversaires ou à la fête de la supérieure et des spectacles mieux réglés que les scènes improvisées par Aurore ; mais ç’avait été le plus souvent des pièces insipides de Mme  de Genlis, récitées plutôt comme examens publics de déclamation que comme amusements. Cette fois, il leur fallait autre chose, et voilà que la petite romancière en herbe osa songer au Malade imaginaire. Elle n’avait pas les œuvres de Molière sous la main, car Molière était à l’index au couvent. Heureusement qu’ayant lu la pièce avec sa grand’mère, Aurore en savait plusieurs scènes par cœur. Par contre, les bonnes sœurs n’en savaient mot. Notre actrice pouvait donc, impunément, confiante en sa mémoire, risquer de mettre le Malade sur la scène, sans citer l’auteur et en excluant les passages passionnés, qui, elle le comprenait parfaitement, n’étaient pas de mise dans un cloître. Aussitôt pensé, aussitôt fait. Aurore se fit hardiment collaboratrice de Molière et composa un scénario, en se servant des fragments, qu’elle savait par cœur, y introduisant des dialogues de sa propre invention, abrégeant par-ci, amplifiant par-là, enfin y joignant, comme intermède, la scène connue de M. de Pourceaugnac. En un rien de temps la pièce fut apprise et répétée. Chaque actrice apporta de chez ses parents ce qu’elle pouvait en fait de costumes, d’accessoires et de décors. La scène fut disposée de la manière la plus primitive, à l’aide de chaises, de bancs et de paravents. Le plus difficile était de confectionner des costumes d’hommes, qui ne choquassent point la pudeur des nonnes et qui ressemblassent cependant au costume Louis XIII. La difficulté fut éludée avec beaucoup d’adresse et d’invention, et un beau soir Aurore parut devant la communauté réunie, dans le rôle de Purgon, et ses compagnes sous la figure des autres personnages de la pièce. La comédie, qui passa pour être d’Aurore, fut enlevée avec gaieté et entrain. Le succès fut complet. Mme  Canning et les religieuses rirent jusqu’aux larmes. Le génie comique de Molière, bien que « corrigé et complété » n’en enchanta pas moins les spectatrices. Aurore fut proclamée talent littéraire et comblée d’éloges et de félicitations. Elle garda certainement le silence sur son plagiat littéraire, afin de ne pas encourir la défense de jouer des pièces de théâtre, si par hasard on apprenait que la pièce n’était pas de son invention, mais de l’impie Molière.

Si nous nous sommes arrêté à dessein sur cet épisode, qui paraît à première vue fort insignifiant, c’est que nous avons voulu mettre en relief un des traits du caractère d’Aurore Dupin, que l’on peut suivre depuis son enfance jusqu’à l’âge mûr, et même jusqu’à la vieillesse. Ce trait, c’est sa passion pour le théâtre et pour tout ce qui le rappelle. Enfant, elle « jouait au théâtre » chez les Duvernet ; jeune fille, elle joue du Molière au couvent ; écrivain, elle emprunte avant tout ses sujets et ses héros au monde des tréteaux. Les héroïnes de ses premières œuvres sont des actrices ; des pages entières sont consacrées à la vie des coulisses. Dans l’âge mûr et dans la vieillesse, George Sand se divertit à Nohant, à ses moments perdus, à la comedia del arte ou à l’arrangement de vrais spectacles bien montés et prend plaisir à assister aux représentations de marionnettes de son fils Maurice. Les pages de l’Histoire de ma Vie où elle nous raconte dans quelle impatience fébrile elle était les jours où elle devait aller au théâtre, et avec quelle curiosité candide et quelle bonne foi naïve elle suivait la représentation, ces pages ne peuvent être comparées qu’aux lignes si célèbres et si chaleureuses de Bélinsky : « Aimez-vous le théâtre ? »… etc.

Le succès de la première soirée théâtrale en amena beaucoup d’autres. Au couvent, on ne parlait plus que de répétitions et de spectacles. Les derniers mois de l’hiver de 1820 se passèrent en ces occupations et ces plaisirs. L’assassinat du duc de Berry, qui attrista profondément les bonnes dévotes et les familles non moins pieuses de leurs aristocratiques pupilles, vint mettre fin à ces divertissements, au fond peu compatibles avec la vie de couvent. Mais, pour le moral et la santé d’Aurore, tout ce mouvement qui la distrayait de ses idées ascétiques, était ce qu’il y avait de plus salutaire. En même temps, ces improvisations et ces scénarios étaient, à son insu, un nouveau pas en avant dans l’évolution littéraire de la future George Sand.

Sur ces entrefaites, la grand’mère d’Aurore arriva à Paris. La nouvelle de la « conversion », de l’exaltation religieuse, de la dévotion de sa petite fille était parvenue jusqu’à elle. Toutefois, tant que cette exaltation s’était manifestée impétueuse, passionnée, presque tragique, l’aïeule ne s’en était pas inquiétée, comptant, avec raison, que cette tension d’esprit ne se maintiendrait pas et que tout cela passerait. Mais quand elle vit que sa petite-fille était gaie, riait, voyait le monde les jours de congé où elle pouvait sortir avec sa grand’mère, mais qu’au fond tout lui était devenu indifférent, qu’elle ne rêvait qu’à rentrer au couvent, que sa piété avait pris un caractère chronique, qu’elle ne pensait qu’à se faire religieuse (la grand’mère l’avait appris par une amie d’Aurore, Pauline de Pontcarré) alors, l’adoratrice de Voltaire eut peur. Dans sa crainte de voir sa petite-fille devenir bigote et prendre le voile, elle lui annonça un beau jour de la fin de février 1820, qu’elle allait la retirer du cloître. Cette nouvelle tomba sur la jeune mystique comme un coup de foudre. Elle fut au désespoir. Mais la religion, au nom de Laquelle elle eût voulu rester au couvent, exigeait qu’elle se soumît à la volonté de ses parents, et elle dut obéir à sa grand’mère. Elle le fit surtout dans l’intention et avec La ferme conviction d’obtenir de son aïeule, aussitôt qu’elle le pourrait, l’autorisation de rentrer au couvent pour s’y fixer à jamais. L’abbé de Prémord et la mère Alicia ne firent rien ni pour la détourner ni pour l’affermir dans son projet. Ils lui conseillèrent de ne pas désespérer, de ne prononcer aucun vœu, d’avoir patience. « L’intention de votre grand’mère est de vous marier. Si dans deux ou trois ans vous ne l’êtes pas et que nous n’ayez pas envie de l’être, nous reparlerons de vos projets — lui dit le bon abbé, — et jusqu’alors attendons les événements. » Les événements ne se firent pas attendre, mais ils furent tout autres que ne les rêvait Aurore en faisant ses adieux à l’asile qui l’avait abritée pendant les plus heureuses années de sa jeunesse.


Aurore quitta le couvent avec regret et tristesse et fut profondément malheureuse tout le temps qu’elle passa à Paris avec son aïeule. D’un côté, elle était tourmentée par l’appréhension de quelque projet de mariage, d’un autre côté, elle éprouva un grand désenchantement en se retrouvant avec sa mère, qu’elle n’avait vue que très rarement dans le courant des trois dernières années. Dès les premiers jours elle remarqua, avant tout, que les relations entre son aïeule et sa mère s’étaient de nouveau aigries, et qu’elle allait être encore une fois enveloppée dans cette atmosphère de querelles et de coups d’épingle dont elle avait déjà tant souffert. Elle eut d’autre part le chagrin de constater que sa mère s’était faite à l’idée de voir sa fille rester sous la dépendance de la grand’mère, et qu’une nouvelle séparation ne lui causerait aucune peine. Sophie-Antoinette refusa nettement d’accompagner sa fille à Nohant et eut la cruauté de lui dire : « Non, certes ! Je ne retournerai à Nohant que quand ma belle-mère sera morte. » Ces dures paroles brisèrent le cœur de la jeune fille, déshabituée de ces sorties et de ces vulgarités, dont Sophie était si prodigue. Elle sentit alors combien sa mère lui était devenue étrangère, elle regretta d’autant plus le couvent, où elle avait été entourée de l’atmosphère si sereine et si douce de la bienveillance générale. Dans les premiers jours du printemps de 1820, Aurore arriva avec sa grand’mère à Nohant. Elle raconte dans son Histoire, que le lendemain, se réveillant dans sa chambre d’enfant, dans cet immense et antique lit à ciel, entre tous ces vieux meubles, à la vue de tout ce qu’elle connaissait si bien et de cette belle et fraîche matinée de printemps, le premier sentiment dont elle fut envahie fut le désespoir, — et son premier mouvement — de fondre en larmes. Était-ce regret de n’être plus au couvent, peur de sa nouvelle vie, espoir ou crainte de l’avenir qui l’attendait, qui le saurait dire ? Quoique George Sand s’arrête sur ces larmes et souligne ce chagrin inexplicable, les pages où elle nous raconte son réveil dans sa chambre d’enfant, désormais sa chambre de jeune fille, respirent une fraîcheur adorable en nous montrant la mystique pupille de la mère Alicia toute palpitante dans l’attente d’une nouvelle vie. Chaque fois que nous les lisons, nous évoquons involontairement une autre charmante description, celle du réveil de la jeune héroïne dans le roman de Maupassant « Une Vie » le lendemain de son arrivée au château paternel. L’époque (1820 environ) et la mise en scène décrite par George Sand et par Maupassant offrent même tant de ressemblance, que nous ne pouvons lire ce chapitre de : « Une vie » sans penser à l’Histoire de ma Vie et vice versa. Il en est de même des fragments de la correspondance d’Aurore avec une de ses amies de couvent ; on les croirait empruntés aux premiers chapitres des Mémoires de deux jeunes Mariées de Balzac. Il nous semble hors de doute que George Sand a fourni à Balzac des données pour ce roman, qui lui est du reste dédié. On y trouve bon nombre d’épisodes, de traits et de faits parfaitement identiques avec les événements de la vie de jeune fille de George Sand et on croit parfois y lire des lettres de ses amies, les demoiselles Bazouin, Émilie de Wismes, etc.

Retournons au séjour d’Aurore à Nohant et à ses seize ans. Elle avait pleuré à son réveil, mais quand elle se vit au milieu de ces bois qui venaient à peine de reverdir, des champs émaillés de fleurs printanières et qu’elle revit le vieux Deschartres, ses anciennes camarades de village, ses chiens favoris, quand

           « Du grand souffle de liberté et de vie
                    Son âme fut envahie…… »

quand elle respira le grand air du printemps, le soleil, elle oublia comme par enchantement ses chagrins et son noviciat manqué et s’adonna tout entière à la joie de se sentir libre. Elle passa tout son temps dans les champs et les prairies ; il lui tardait de revoir ses amies villageoises et tous les sites jadis préférés. Puis, arrivèrent son amie du couvent, Pauline de Pontcarré avec sa mère, et le chevalier de Lacoux, qui apprit à Aurore à jouer de la harpe, puis M. de Trémoville, qui arrangea, pour distraire la vieille Mme  Dupin, un spectacle où la jeune fille joua de nouveau un rôle d’homme, celui du « berger Colin ». L’été s’écoula dans ces divertissements. Aurore s’était d’abord composé un programme de ses occupations, car elle avait l’intention de continuer à étudier la musique, le dessin, l’histoire, l’anglais et l’italien, mais ce projet dut être remis à plus tard.

Hippolyte arriva ensuite en congé. C’était alors un bel et brave officier. L’idée lui vint d’enseigner l’équitation à sa sœur, et en très peu de temps Aurore apprit non seulement à monter les chevaux les plus fougueux, mais devint encore une écuyère intrépide. Ce sport, auquel elle s’adonna passionnément pendant de longues années, joua, comme nous le verrons, un grand rôle dans la vie de George Sand[6].

L’automne arriva. Hippolyte parti, Aurore passa l’hiver et toute l’année suivante en compagnie de Deschartres et de sa grand’mère, dont la santé s’affaiblissait de jour en jour. La vieille dame, qui avait toujours strictement observé le code de la correction mondaine, faisait encore de la toilette les jours où elle avait des invités chez elle, mettait des diamants à ses oreilles et du rouge à ses pommettes, présidait les repas et « tenait ensuite son salon », c’est-à-dire que pendant plusieurs heures elle causait très agréablement sans donner aucun signe de défaillance ou d’infirmité. Mais cette contrainte qu’elle s’imposait lui coûtait de plus en plus, elle devait s’enfermer des journées entières dans ses appartements pour se reposer de la fatigue des longues réceptions. Avec l’arrivée de l’automne, la vieille dame ne quitta plus sa chambre. Aurore passait avec elle des heures entières, lui faisant la lecture, jouant avec elle et Deschartres au grabuge, pinçant de la harpe ou touchant du piano pour faire plaisir à son aïeule, ou s’entretenant avec elle sur différents sujets. C’est alors qu’elle s’aperçut que l’instruction reçue au couvent était bien insuffisante auprès des connaissances de Mme  Dupin. Animée d’un beau zèle, elle se mit à travailler, à étudier. Elle ne pouvait pourtant s’occuper qu’après dix heures du soir, lorsque Mme  Dupin procédait à son grand coucher — ce qui constituait une solennité. Deux femmes de chambre lui passaient sa douillette de satin piqué, son bonnet enrubanné, lui mettaient entre les mains des mouchoirs brodés, des bagues, des tabatières, dites « de nuit » et la couchaient à demi assise, appuyée contre un tas d’oreillers de dentelles.

Après les dix heures, Aurore était donc libre et pendant les calmes heures de la nuit, souvent jusqu’à l’aube, elle tâchait de réparer le temps perdu au couvent et de suppléer aux lacunes de son instruction. Elle lisait tout ce que sa grand’mère lui avait recommandé, et, comme autrefois Marie-Aurore elle-même, prenait des notes et faisait des résumés. Dans sa chambre elle jouait de la harpe, déchiffrait à livre ouvert des partitions ; en général, elle s’efforçait de rester, à la campagne, fidèle à ses habitudes de travail intellectuel et d’avancer dans le perfectionnement et le développement de ses facultés. Néanmoins, les premiers mois de son séjour à Nohant lui furent pénibles. Elle était trop habituée à une nombreuse société de compagnes, et elle avait le mal du couvent, comme d’autres ont le mal du pays. « Mon cœur, dit-elle, s’était fait comme une habitude d’aimer beaucoup de personnes à la fois et de leur communiquer ou de recevoir d’elles un continuel aliment à la bienveillance et à l’enjouement. » Elle ajoute aussitôt après : « L’existence en commun avec des êtres doucement aimables et doucement aimés est l’idéal du bonheur[7]. » Ce bonheur lui manquait, elle devint mélancolique et ne comprenait pas comment, occupée du matin au soir, elle pouvait l’être. Heureusement le temps vint où elle connut de plus près et sut apprécier sa grand’mère. Les dix-huit derniers mois de la vie que Marie-Aurore de Saxe passa avec sa petite-fille, furent de toute importance pour le développement morale de celle-ci. « Mon affection pour elle se développait extrêmement. J’arrivais à la comprendre, à avoir le secret de ses douces faiblesses maternelles, à ne plus voir en elle le froid esprit fort que ma mère m’avait exagéré, mais bien la femme nerveuse et délicatement susceptible qui ne faisait souffrir que parce qu’elle souffrait elle-même à force d’aimer. » Aurore sut apprécier quelle excellente femme, quel grand esprit délicat et cultivé, était sa grand’mère, elle apprit peu à peu à faire la part de ses petites faiblesses et de ses petits préjugés provenant de son éducation et du cercle trop exclusivement restreint où elle avait vécu, et à les distinguer des grandes et belles qualités foncières de la nature de son aïeule. Elle comprit combien son esprit était profond et sérieux, quelle âme habitait ce corps faible et fragile. « Sortant moi-même des ténèbres de l’enfance, je pouvais enfin profiter de son influence morale et du bienfait intellectuel de son intimité. » Dès lors Aurore aima son aïeule de tout son cœur et n’eut plus d’autre désir que de mériter son approbation et de lui ressembler.

Malheureusement, elle ne put jouir longtemps de cette intimité et de cette bienfaisante influencé. Un jour, pendant qu’elle lisait le Génie du Christianisme à sa grand’mère, qui commentait, comme toujours, la lecture avec esprit et finesse, celle-ci l’interrompit en disant quelque chose de tout à fait incohérent. C’était le délire. Un moment après, revenue à elle, elle étonna bien davantage encore sa lectrice en lui disant, qu’elle avait refusé un vieux général de l’Empire, homme du plus grand monde, qui avait demandé la main d’Aurore par l’entremise de son cousin René de Villeneuve, et l’avait refusé non à cause de son âge et de ses blessures, disait-elle, mais parce qu’il avait posé comme condition qu’Aurore ne pourrait voir sa mère. L’aïeule conquit alors définitivement l’affection de sa petite-fille en lui avouant combien elle avait eu tort dans le temps d’avoir voulu l’éloigner de sa mère. Elle lui fit connaître les raisons qui l’avaient portée à agir ainsi et à craindre pour elle l’intimité de sa mère, ainsi que la peur que lui avait inspirée son mysticisme de l’année précédente. Maintenant qu’elle la savait raisonnable, attachée aux occupations intellectuelles, raisonnablement pieuse, elle se sentait tout à fait rassurée, ne la pressait pas de se marier et lui disait de ne pas s’inquiéter à ce sujet.

Cette critique de soi-même et ce repentir sincère, si peu dans les habitudes de sa grand’mère, frappèrent tellement Aurore que, rentrée dans sa chambre et faisant de la musique, elle s’en réjouit d’abord involontairement, comme d’une victoire qu’elle venait de remporter, puis fut tout alarmée de ce qui venait de se passer d’extraordinaire. Elle se trouva si inquiète qu’elle redescendit pour voir si sa grand’mère dormait. Tout était tranquille. Cependant, le matin, elle fut éveillée par Deschartres qui lui annonça que, pendant la nuit, la vieille Mme  Dupin avait eu un coup d’apoplexie, qu’on avait réussi à la réchauffer et à la ranimer, mais qu’elle avait un côté paralysé. Grâce au médecin et aux soins qu’on lui prodigua, la malade recouvra l’usage de ses membres, et aux approches de l’été elle put se mouvoir un peu et faire des siestes au jardin. Néanmoins elle ne vécut plus, elle végéta ; lentement et pas à pas elle s’approchait de la destruction finale. Elle s’y plongeait déjà, car le lendemain de son coup d’apoplexie, Deschartres constata, à la consternation d’Aurore, que les divagations de la vieille dame n’étaient pas du délire, mais l’enfance.

La jeune fille se vit soudain maîtresse de maison et de sa propre existence et le fut pendant près de dix mois. Nous signalons dès à présent à l’attention du lecteur l’importance de ces dix mois de liberté individuelle et absolue dans l’évolution de l’esprit, du caractère et des habitudes de la future George Sand.

Les derniers jours qui avaient précédé la nouvelle maladie de sa grand’mère, Aurore lui avait lu l’ouvrage de Chateaubriand. Assise pendant de longues nuits dans la chambre de la malade, elle avait eu le temps de lire et de relire le livre. Elle fut charmée et surprise par la beauté et la poésie dont Chateaubriand revêtait le christianisme. Elle y trouva une religion toute différente de celle qu’enseignait l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ, qui avait été jusque-là son guide, le fil qui dirigeait sa vie. « Quitte-toi, abîme-toi, méprise-toi ; détruis ta raison, confonds ton jugement ; fuis le bruit des paroles humaines. Rampe et fais-toi poussière sous la loi du mystère divin ; n’aime rien, n’étudie rien ; ne connais rien, ne possède rien, ni dans tes mains, ni dans ton âme. Deviens une abstraction fondue et prosternée dans l’abstraction divine ; méprise l’humanité, détruis la nature ; fais de toi une poignée de cendre et tu seras heureux. Pour avoir tout, il faut tout quitter » — voilà ce qu’enseigne Gerson. « Élève ton âme, dit Chateaubriand, orne ton esprit, développe tes facultés, glorifie Dieu par tout ce que tu as de bon en toi, aime les hommes, la nature, la vie ; car la science, l’art, la beauté, tout cela est manifestation de Dieu. Il faut comprendre Dieu pour l’aimer. Pour comprendre le christianisme, il faut aimer les hommes et tout ce qui est beau. Le christianisme est la religion de la sublime poésie et de la beauté. »

En voulant se rendre compte de ces contradictions, Aurore fut épouvantée et sentit, pour la première fois, à quoi l’avaient menée sa soumission aveugle aux autorités de l’Église catholique et son désir de suivre, en tout point, les préceptes de Gerson. Elle comprit qu’elle s’était éloignée en esprit de sa famille, qu’elle avait trompé et qu’elle trompait encore son aïeule, en se soumettant extérieurement à sa volonté, mais en continuant secrètement à se préparer à entrer en religion, que, vivant dans les rêveries égoïstes de sa béatitude et de son salut et voulant « s’abrutir », elle avait agi contre la volonté de sa grand’mère et contre ses propres tendances instinctives. Dans sa vie, pendant ces dernières années, tout était contradiction et dualité qui lui faisait horreur à elle-même. D’un côté, l’instinct et le sentiment la portaient non seulement à sympathiser avec sa grand’mère, avec ses convictions et ses goûts, mais encore à croire fermement que malgré son athéisme et son insoumission à l’Église, celle-ci ne pouvait être une pécheresse maudite par Dieu. En même temps l’habitude acquise au couvent lui faisait continuer à s’occuper de science, d’art et de lecture. Et d’un autre côté au point de vue de l’orthodoxie catholique, la grand’mère était une athée ennemie de Dieu, toutes ses convictions étaient hérétiques, et les occupations d’Aurore elle-même, l’histoire, la littérature, les arts, toute sa vie, toutes ses affections, n’étaient que vanité, actes en plein désaccord avec la vraie vie chrétienne telle que l’entendait Gerson. Pour être conséquente avec elle-même, Aurore aurait dû, comme sœur Hélène, rompre avec sa grand’mère et sa mère, fouler aux pieds leurs cœurs, renoncer à tous ses attachements, quitter Le monde. Elle ne l’avait pas fait, parce que l’abbé de Prémord et la mère Alicia l’en avaient dissuadée. L’abbé de Prémord et la mère Alicia suivaient-ils donc, comme Chateaubriand, une vérité relative, et la vérité absolue, était-elle du côté de Gerson ? Mais Aurore ne se sentait plus la force de renoncer, sans murmure, aux occupations intellectuelles et, qui plus est, de condamner sa grand’mère, parce qu’elle ne pratiquait pas, et ne fréquentait pas les sacrements. Elle crut, un temps, qu’elle devait persuader à son aïeule de se confesser et de communier pour ne pas mourir dans l’impénitence finale et qu’elle accomplirait ainsi envers elle son devoir de chrétienne. Cependant, elle ne donna pas suite à son projet, comprenant quel coup elle lui porterait en lui parlant de sa fin prochaine. Du désaccord entre son sentiment et les préceptes de foi qu’elle aurait voulu suivre, elle conclut encore une fois qu’il y avait dans son âme une contradiction et une discorde originelle. Elle écrivit à l’abbé de Prémord pour le prier de l’éclairer sur cette contradiction, de lui indiquer ce qu’elle devait penser et comment elle devait agir avec sa grand’mère ; elle lui demanda aussi s’il lui était permis de lire des auteurs profanes, des philosophes et des poètes, si, par son savoir elle ne péchait pas contre l’humilité chrétienne. L’abbé, qui comprenait sa nature, lui répondit avec autant de raison que d’esprit. Il se moqua finement de la peur qu’elle avait de devenir vaniteuse de ses connaissances « qui ne lui paraissaient pas, disait-il, assez considérables pour avoir de quoi s’enorgueillir ». Il lui conseilla de ne se laisser guider dans ses rapports avec son aïeule, que par son cœur, car « le meilleur guide qu’un chrétien puisse suivre c’est la bonté du cœur », et il lui permit de lire tout ce qu’elle voudrait « la vraie foi ne pouvant être ébranlée par aucune lecture ».

Dès ce moment, Aurore commença à dévorer les livres de la bibliothèque, à l’exception de ceux que sa grand’mère lui avait conseillé de ne pas lire[8]. Elle lut d’arrache-pied, Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibnitz, Pascal, la Bruyère et Montaigne ; ensuite ce fut le tour des poètes : Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare ; l’Émile, la Profession de foi du vicaire savoyard, le Contrat social et les Discours de Jean-Jacques Rousseau servirent de dessert à cette nourriture aussi abondante qu’indigeste.

Dans l’Histoire de ma Vie, George Sand raconte éloquemment l’évolution produite en elle par ces lectures hétérogènes, et comment elles l’éloignèrent insensiblement de la religion, du moins du catholicisme. Ce dernier fait est certain. Quant à l’influence philosophique de tous ces écrivains sur le développement de sa pensée et de sa manière d’envisager le monde, il nous semble que des pages de l’Histoire où elle parle de ses lectures, on ne peut tirer que ceci : la jeune fille se jeta avec une curiosité avide sur tout ce qui lui tombait sous la main, mais elle ne put s’assimiler que ce qui était à la portée de sa jeune intelligence et de ses forces. Ce furent certainement les poètes, comme Chateaubriand, Byron, Milton, Molière, en partie aussi Shakespeare, qui la charmèrent le plus. Des œuvres d’art et d’exaltation poétique comme René ou le Génie du christianisme ; les désespérés et les désenchantés, comme Hamlet et les héros de Byron, comme Alceste et le Satan de Milton dans son étincelante et funeste beauté ; Rousseau avec ses sermons, prêchant la fraternité, la vie simple et le retour à la nature, avec ses déclamations enflammées, voilà ce qui a dû entraîner l’artiste inconscient qui sommeillait dans la jeune fille. Franklin (George Sand ne parle pas de lui dans les pages citées de l’Histoire de ma Vie, mais elle le lisait alors avec enthousiasme)[9] a dû certainement la charmer aussi par son idéal mi-chrétien, mi-stoïque, et par ses sages préceptes. Quant à la philosophie et la science, elles sont le partage des hommes et des peuples mûrs. Les peuples dans leur enfance et les jeunes gens ne sont capables de comprendre la vérité que sous la forme de l’art et de la beauté. Les poètes, par le caractère de leur nature même, n’acceptent qu’avec peine les idées toutes nues, les images seules les frappent. Aurore, moitié enfant, moitié poète à cette époque, dut naturellement trouver bien plus de plaisir dans les poètes et les orateurs éloquents, comme Rousseau, que dans les purs et froids penseurs. Aurore avait beau s’efforcer de pénétrer les idées de Locke, de Mably et de Leibnitz, de se préparer à comprendre le grandiose système de ce dernier en étudiant la physique, la chimie et les mathématiques, sous la direction de Deschartres, qui s’était mis, avec le plus grand plaisir et un profond savoir, à enseigner des théorèmes et des axiomes à son élève autrefois si indocile, maintenant si studieuse ; toutes ces louables intentions ne l’amenèrent à rien. Aurore n’avait ni facilité pour les mathématiques, ni désir sérieux de savoir s’y prendre pour réussir. Elle était trop artiste et trop dilettante pour approfondir la science. Elle cessa ses leçons avec Deschartres sans trop se tourmenter de n’avoir pu s’approprier les systèmes philosophiques de Leibnitz et de Mably. Elle s’enfonça bien plus volontiers dans les idées de Rousseau. Ajoutons, que pendant toute sa vie, elle n’apporta pas plus de système et de persévérance à étudier les philosophes. En vraie femme, elle y puisait, plutôt par le sentiment que par l’esprit, ce qui convenait le mieux à sa nature d’artiste et à la disposition altruiste de son âme ; quant au reste, elle le rejetait sans nullement s’inquiéter de l’unité et de la clarté des doctrines ainsi simplifiées et sengouant tour à tour de différents auteurs dont elle devenait alors une fervente adepte, elle ne rendait justice que froidement et par acquis de conscience, aux autres non moins remarquables. « Il y a des natures qui ne s’emparent jamais de certaines autres natures, quelque supérieures qu’elles soient. Et cela ne tient pas, comme on pourrait se l’imaginer, à des antipathies de caractère, pas plus que l’influence entraînante de certains génies ne tient à des similitudes d’organisation chez ceux qui la subissent[10]. » Ainsi, selon elle, elle ne put jamais avoir de sympathie pour le caractère privé de Jean-Jacques ; néanmoins, à partir de cette époque, elle devint et resta toujours un de ses disciples les plus zélés. Le passage que nous venons de citer et qui caractérise avec beaucoup de justesse sa manière d’étudier et de s’approprier les auteurs qu’elle lisait alors, peut être appliqué à George Sand pendant tout le cours de sa vie, et ne doit pas être négligé par ceux qui se plaisent à critiquer la facilité avec laquelle, dans sa carrière littéraire, elle tomba sous l’influence de différentes personnalités. En réalité, elle ne se laissa influencer que par ceux qui vibraient d’accord avec sa nature, qui lui ressemblaient par leur tour d’esprit et la direction de leurs idées.

Quoi qu’il en soit, l’année 1821 fut une époque importante dans la vie d’Aurore Dupin. Après les rêveries demi-conscientes de son enfance, après les extases mystiques des deux dernières années, son âme s’était réveillée subitement à une vie intellectuelle et consciente, aux délices réfléchies de la poésie et de l’art.

Son genre de vie fut aussi plus qu’extraordinaire pendant les dix mois où sa grand’mère fut entre la vie et la mort. Celle-ci était retombée en enfance, et sa petite-fille devait être jour et nuit auprès d’elle. Comme la grand’mère avait perdu toute notion du temps, elle exigeait souvent, au milieu de la nuit, qu’on causât ou qu’on jouât aux cartes avec elle. Aurore, qui pouvait toujours s’attendre à être appelée, dut autant que possible, réduire son sommeil et, veillant la malade alternativement avec Deschartres, elle ne pouvait plus se reposer que de deux nuits l’une, passant ainsi vingt-quatre, parfois quarante-huit heures sans dormir. Pour se tenir éveillée pendant ces longues nuits, elle commença à priser, à fumer, à boire du café très fort et même de l’eau-de-vie. Mais tout cela l’aidait fort peu et n’amenait qu’un grand affaiblissement de forces ; Deschartres, remarquant qu’Aurore s’ennuyait, privée de toute société intellectuelle, que les nuits passées sans sommeil et l’absence de mouvement nuisaient à sa santé, lui conseilla de reprendre les promenades à cheval qui lui avaient tant plu l’année précédente. Il lui adjoignit pour l’accompagner, André, un petit groom qu’il avait d’abord formé ; il donna à Aurore, pour les dresser l’un après l’autre tous les jeunes chevaux de Nohant, mais elle aimait surtout à monter Colette, sa jument favorite. Après trois ou quatre heures de sommeil (habitude qui lui rendit plus tard de grands services, lorsqu’elle eut à passer des nuits entières à travailler), Aurore faisait avant l’aube de grandes promenades à cheval, désirant être de retour avant le lever de sa grand’mère : Elle s’adonna de nouveau avec ardeur à ce sport favori, galopant tantôt à travers champs, si vite que le petit écuyer avait peine à la suivre, tantôt laissant flotter les rênes sur le cou de son intelligente bête et avançant au pas, plongée dans la contemplation de la nature et dans une rêverie qu’André ne se permettait jamais d’interrompre par la moindre réflexion.

Ces promenades journalières, au milieu de ces réveils de la nature embaumée de fraîcheur, éveillèrent le poète dans l’âme endormie de la jeune fille. Tout ce qui frappait sa vue dans ses chevauchées au pas ou au galop, trouvait son écho dans cette âme délicate et sensitive. Tout l’impressionnait et se gravait dans son imagination et sa mémoire : nuance de feuillage ; teinte des nuages ; murmure du ruisseau qu’elle devait traverser à gué ; cris des oiseaux voyageurs ; patois caractéristique, ce vieux parler français des villageois berrichons qu’elle rencontrait ; bêlement des brebis et clochettes des troupeaux paissant le long du chemin ; ombrage verdàtre et transparent des traînes, ou les guérets dorés par le soleil. S’il n’y avait pas eu pour Aurore nécessité de rentrer au château, elle eût, pendant des journées entières, parcouru avec plaisir les champs et les forêts, s’abandonnant au hasard, en vrai artiste, au charme de ses diverses impressions et de ses rencontres inattendues.

Outre ces courses à cheval, Deschartres, lorsqu’il allait à la chasse, se faisait accompagner par Aurore. Il avait toujours regretté qu’elle ne fût pas un garçon, et les robes seules de la jeune fille l’avaient empêché, semble-t-il, de la traiter en jeune homme. Comme les vêtements de femme de l’Empire et de la Restauration, ressemblaient plutôt à des gaines qu’à des robes qui auraient permis de franchir commodément et décemment les fossés et de courir dans les sentiers étroits, Deschartres lui conseilla de se vêtir en garçon. Elle se rappelait encore trop bien son uniforme « d’aide de camp de Murat » et il y avait trop peu de temps qu’elle avait joué les rôles de Purgon et de Colin pour ne pas suivre avec plaisir ce conseil. Après avoir mis une blouse, des guêtres et une casquette, elle fit, avec Deschartres, la chasse aux cailles et aux coqs de bruyère. Aussitôt qu’elle eut quitté ses jupons brodés, Deschartres oublia qu’il avait devant lui une demoiselle et la traita avec la même familiarité, la même simplicité et les mêmes exigences, dont il usait autrefois avec le père d’Aurore, son ancien élève. Lorsque, bien des années plus tard, George Sand écrivit son roman Gabriel-Gabrielle, histoire d’une jeune fille élevée comme un jeune homme par un vieux précepteur et qui acquiert ainsi toutes les qualités viriles, — elle reproduisit bien des choses vues et vécues lors de ses parties de chasse avec Deschartres. Le portrait qu’elle fait du vieux Porpora dans Consuelo est encore indubitablement copié tout autant sur le critique de Latouche, ce mentor jaloux et despote qu’elle eut plus tard, que sur Deschartres, son vieux précepteur de jadis, grondeur et cuistre, mais au fond, tendre et aimant. Deschartres exerça sur son élève une énorme influence en l’élevant, non comme une demoiselle, mais comme un homme. C’est à lui, avant tout, qu’elle dut plusieurs de ses qualités morales et de ses habitudes, et surtout ses « vertus viriles » qui firent d’elle ce « parfait honnête homme » que nous admirons en George Sand. Ce fut le contrepoids de l’éducation du couvent, sans dire que ces promenades, tantôt à cheval, tantôt à pied, fortifiaient sa santé et l’habituaient au mouvement en plein air. Promenades, courses, mouvement, équitation, voyages, devinrent pour George Sand comme un besoin nécessaire quelle garda jusqu’à son extrême vieillesse.

Mais tout le monde ne voyait pas les choses du même œil que Deschartres. Les commères de La Châtre furent choquées de la conduite « répréhensible » de la jeune fille. La chasse, l’équitation, les habits d’homme ! quelle horreur ! quel sujet de médire ! À tout cela vint s’ajouter encore l’arrivée à Nohant de René de Villeneuve. Aurore avait toujours aimé son cousin, qui frisait alors la quarantaine[11], et elle avait une grande prédilection pour sa fille Emma. Elle se prit maintenant d’une plus grande amitié encore pour cet excellent homme, délicat, plein d’esprit, lettré et d’une grande culture. Bonapartiste par conviction, aristocrate par sa naissance et ses alliances (sa femme était née de Ségur), il était tolérant au point de condescendre aux opinions et aux convictions les plus extrêmes ; il avait beaucoup de littérature, il savait par cœur des pages entières ; il aimait la nature, la lecture, la vie de famille à la campagne, et, par-dessus tout, les promenades à cheval et la causerie avec quelques amis de choix. Tous ces goûts s’accordaient avec ceux d’Aurore, qu’il chérissait sincèrement. Il la comprenait si bien que, dès 1821, il s’aperçut de son talent littéraire et lui conseilla, après avoir lu ses premiers essais, d’écrire des romans. Il était trop grand seigneur pour partager les préjugés et les appréciations étroites de La Châtre sur les habitudes et la conduite de sa jeune cousine ; il se promenait volontiers à cheval et luttait d’adresse avec elle pour sauter les fossés ; il lui apprit à tirer au pistolet. Malheureusement René de Villeneuve ne paraissait pas avoir l’âge qu’il avait, et les commères de La Châtre décidèrent aussitôt qu’Aurore se promenait avec son promis « au nez du monde ». C’était, à leur avis, le comble de l’inconvenance.

Bientôt Aurore donna aux langues un nouveau sujet de médisance ! Dans le voisinage de Nohant, demeurait une nombreuse famille de gentillâtres, autrefois riche, mais à ce moment ruinée, les Ajasson de Grandsaigne ou Grandsagne, Aurore et Hippolyte étaient très intimes avec plusieurs de ces fils de famille, mais en 1821. Aurore se lia d’une amitié plus particulière avec l’un d’eux, Stéphane, que dans l’Histoire de ma Vie elle appelle du faux nom de Claudius[12]. Stéphane se destinait à être médecin et s’occupait de sciences naturelles. Aurore prit goût à ces sciences et se mit à s’occuper, sous la direction de Stéphane, de zoologie, d’anatomie et de physiologie. Deschartres approuva ces occupations, car il était lui-même médecin, aimait la science et espérait qu’Aurore acquerrait, par là, assez de connaissances pour l’aider dans les soins qu’il donnait aux paysans malades.

Voyant le zèle de son élève, Stéphane lui apporta des bras, des jambes et des têtes pour étudier l’ostéologie. C’était là pour les gens de La Châtre, curieux des affaires d’autrui, l’abomination de la désolation. Aussitôt commencèrent à circuler des histoires plus incroyables les unes que les autres, et tellement stupides, qu’Aurore n’aurait jamais pu s’imaginer de pareilles choses si elle ne les avait pas vues plus tard, noir sur blanc, dans une des lettres envoyées à sa mère. On racontait qu’elle déterrait les cadavres, entrait à cheval dans l’église, lirait du pistolet sur l’hostie, que ses chiens dévoraient des petits enfants, et, pour couronner l’œuvre, on débitait que Stéphane était son amant. Les calomnies parvinrent aux oreilles du curé de La Châtre, le confesseur d’Aurore, qui se permit un jour, la confession finie, de lui en parler d’une manière fort peu délicate. Indignée jusqu’au fond de l’âme, Aurore se leva, et, ayant hardiment déclaré au prêtre combien elle était révoltée par la grossière inconvenance de son interrogatoire, quitta le confessionnal pour n’y plus jamais revenir.

Lorsque Stéphane fut parti pour Paris, afin d’y continuer ses études de médecine, une correspondance suivie s’engagea entre les deux jeunes gens, au su de Deschartres. Les lettres de Stéphane avaient un ton sérieux et quelque peu pédantesque qui ne déplaisait point à Aurore. Malheureusement, il tomba réellement amoureux de son élève, ce que George Sand nous raconte d’une manière assez transparente, bien qu’avec des réticences et tout en ayant l’air de dire le contraire. Stéphane Ajasson fut, disons-le dès à présent, le premier de la nombreuse série des hommes qui furent épris de George Sand. Laissant de côté ceux envers qui elle ne fut pas indifférente, remarquons qu’Aurore Dupin, comme plus tard Aurore Dudevant, eut, dans le sens propre du mot, un « succès » presque incroyable ; le nombre de ses adorateurs fut légion. Sa Correspondance et son premier ouvrage : Voyage en Auvergne, nous montrent que toutes ses apparitions dans le monde, tous ses voyages, etc., furent, toujours et partout, accompagnés de « conquêtes », ce qui l’ennuyait sauvent et la fâchait même. Elle attirait les adorations sans le vouloir. C’était une nature de charmeuse.

Quoi qu’il en soit, elle resta indifférente envers Stéphane et fut très peinée quand Deschartres assura, que la lettre qu’elle venait de recevoir, ressemblait fort à une déclaration d’amour. Dans sa naïveté, elle n’y avait rien vu.

Le grossière indiscrétion de son confesseur à ce sujet l’avait néanmoins empêchée de fréquenter le confessionnal. Depuis lors elle ne pratiqua presque plus. En comparaison des offices du couvent, le service à l’église du village lui semblait une sorte de parodie. Elle préférait lire la messe chez elle. Un nouvel incident qui eut lieu au cours de l’été, vint lui montrer combien petites et insignifiantes sont ces cérémonies quand on les compare à la foi véritable.

Le mari de la vieille Mme  Dupin avait eu de Mme  d’Epinay un fils naturel, qui, en 1821, était archevêque d’Arles. Il aimait beaucoup sa quasi belle-mère, qui l’avait tendrement soigné dans son enfance. À cette époque, c’était un bonhomme gai, replet, gourmand, débonnaire et très borné. Lorsqu’il apprit que sa belle-mère était malade, il s’empressa d’arriver et entreprit, selon George Sand, une chose impossible. Il voulut persuader à Marie-Aurore qu’elle devait se confesser et recevoir l’extrême-onction, afin de ne pas mourir dans l’impénitence finale. La vieille dame se trouvait alors dans un de ses moments lucides et s’était même remise à sa correspondance et à ses affaires. Aurore, en vraie croyante, fut donc épouvantée en voyant l’archevêque, sans préparations, sans préambules et de la manière la plus grossièrement plaisante du monde, déclarer à Mme  Dupin que, quoiqu’il n’osât pas disputer contre sa « maman », elle pourrait bien — puisqu’elle allait mieux, — remplir les formalités catholiques. Lui, archevêque, l’empêcherait ainsi de tomber en enfer, où elle irait infailliblement, il en était sûr, malgré tout son amour pour « maman », si elle ne s’y soumettait pas. Ce discours baroque et d’un comique achevé à force de candeur dévote, fit sourire Marie-Aurore. Mais, voyant l’émotion d’Aurore, qui assistait à cette scène, connaissant sa foi profonde, ne voulant attrister ni son quasi beau-fils, ni sa petite-fille, ne voulant surtout pas lui faire encourir les reproches de qui que ce fût d’avoir laissé mourir sa grand’mère sans confession, elle consentit à faire ce qu’on demandait d’elle. L’archevêque se frotta les mains de joie, d’avoir « si bien bâclé cette affaire », dit, à plusieurs reprises, « qu’il fallait battre le fer pendant qu’il était chaud », et le lendemain même il fit venir le vieux curé rustique de Saint-Chartier pour confesser sa belle-mère. Aurore n’osait pas même s’en réjouir, tellement elle était indignée de la manière inconvenante, dont un prêtre, un archevêque, traitait les choses les plus sacrées de la religion. Mais Marie-Aurore, ayant tranquillisé son beau-fils par sa soumission à remplir ses devoirs religieux, sut aussi calmer l’âme angoissée d’Aurore. Elle fit assister la jeune fille à sa confession, avoua sincèrement qu’elle n’avait jamais donné de l’importance aux pratiques du culte, que depuis la mort de son fils, elle avait même complètement cessé de penser à Dieu, mais, qu’au fond de son cœur, elle n’avait jamais douté de son existence et qu’elle attendait de Lui son pardon, car Lui, qui sait et comprend tout, avait sûrement dû comprendre son désespoir. Cette confession ébranla complètement Aurore et le vieux curé villageois, qui prononça en pleurant les paroles d’absolution. Marie-Aurore fit ensuite entrer dans sa chambre tous les gens de la maison et du village, demanda pardon à tous et reçut devant eux les derniers sacrements. Mais comme elle possédait à fond le latin, elle commentait à sa manière les paroles du prêtre, disant tantôt : « Je crois à cela », tantôt : « Il importe peu ». Elle avait l’air de vouloir conserver par là son droit à la liberté de conscience ; même dans un moment aussi solennel elle restait fidèle à ses convictions et aux libres croyances de toute sa vie. Le vicomte d’Haussonville a bien raison de croire que cette scène a dû laisser dans l’âme sensible de la jeune fille une empreinte ineffaçable et ébranler en elle les préceptes catholiques, qui lui furent inculqués au couvent. Ce régime catholique avait duré trop peu de temps et avait été trop superficiel pour pouvoir jeter des racines bien profondes dans l’âme d’Aurore, qui avait grandi en dehors de toute doctrine religieuse, et qui trouvait maintenant, dans cette période de doutes et de réflexions, l’Église orthodoxe représentée par des serviteurs aussi ineptes : un prélat stupide, un prêtre de petite ville manquant de tact, et un rustique curé de village tout craintif devant sa docte et noble fille spirituelle.

Avant le départ de Monseigneur l’archevêque, il se passa encore des choses qui lui firent définitivement perdre tout ascendant aux yeux d’Aurore. Ainsi, par exemple, il entra dans la bibliothèque de sa soi-disant belle-mère et s’occupa de brûler et de mettre en pièces les livres, dont la lecture lui paraissait nuisible. Heureusement, Deschartres, qui, en sa qualité de régisseur et de maire de Nohant, devait veiller aux intérêts des membres de sa commune, arriva à temps pour arrêter ce vandalisme.

Ainsi, par gradations insensibles, par un enchaînement d’événements, de faits, de réflexions et de sentiments, Aurore, cette fervente pratiquante, qui se confessait trois fois par semaine et avait coutume de s’entretenir presque chaque jour avec son directeur de conscience, rompit presque tout à fait avec l’Église romaine, tout en restant de cœur, comme par le passé, ardemment et profondément croyante. C’est à cette époque aussi, hélas ! qu’elle rompit hardiment avec l’opinion publique.

Les méchantes langues de La Châtre lui avaient déjà suffisamment montré qu’on ne doit pas se soucier du « qu’en dira-t-on ». Un « affront » que la soi-disant bonne société voulait lui faire à une fête de village pour la punir de l’appui moral qu’elle avait donné à une pauvre fille, l’édifia plus encore (cette fille lui servit sans doute de modèle pour sa Louise, sœur de Valentine). Cet « affront » ne reussit pas, grâce à l’intervention des jeunes villageois qui aimaient et estimaient Aurore. Cet incident inspira à celle-ci un profond mépris pour le « monde » et son jugement. Et, quoique nous soyons portés à croire que les dialogues à ce sujet entre Aurore et Deschartres, que George Sand a la complaisance de transcrire dans son Histoire, ont dû être écrits post facto, que c’est là, probablement, l’expression des opinions ultérieures de George Sand et non des causeries ayant réellement existé, ou, si elles ont existé, que les choses se sont passées autrement qu’elle ne le dit, il faut pourtant reconnaître que les sentiments hostiles de la société de La Châtre envers la jeune fille exercèrent sur sa vie une influence considérable. Dès cet âge la médisance et l’injustice qu’elle eut à endurer la firent entrer en guerre avec l’opinion publique qu’elle fut portée à confondre avec le « que dira le monde », et cette guerre, elle la continua, sinon, toute sa vie, au moins pendant de longues années. Comme il arrive toujours en pareil cas, la position « offensive et défensive » qu’elle dut prendre envers et contre tous, lui fit dire ou faire beaucoup de choses inutiles ou injustes. À l’époque dont nous parlons, l’injustice humaine, les déceptions, l’isolement, la fatigue par suite d’un excès de lectures et l’impressionnabilité d’un vrai artiste, qu’elle portait dans toutes ces lectures et qui lui faisait épouser les douleurs et le « mal général » sur lesquels gémissaient ses auteurs favoris[13], l’amenèrent à un pessimisme si noir, qu’elle songea au suicide. (Il y eut dans la suite plusieurs périodes de semblables désenchantements et de désespoir dans la vie de George Sand.) Un jour qu’elle traversait la rivière au gué, avec Deschartres qui l’avait devancée de quelques pas, elle voulut se noyer dans l’Indre avec sa Colette. Heureusement Deschartres qui ne se doutait de rien, et la brave jument qui sut lutter contre le torrent — la sauvèrent pour cette fois. Le bain froid la guérit pour longtemps de cette manie, mais une disposition à la mélancolie et au pessimisme, tout à fait en désaccord avec son âge, ne la quitta pas de si tôt.

C’est ainsi qu’en l’espace de ces dix-huit mois, Aurore avait énormément avancé dans ses idées, dans ses habitudes intellectuelles et dans ses rapports avec le monde ; elle s’était mise dans une position tout exceptionnelle. D’adoratrice aveugle de sa mère, elle était devenue l’amie et l’admiratrice consciente de sa grand’mère ; de rêveuse mystique — rêveuse libre-penseuse : d’ « eau douce et dormante » du couvent — amazone intrépide et jeune étudiant hardi et avide de sciences ; d’humble ouaille de l’Église, presque sœur converse — une révoltée contre l’opinion publique. Pendant ces dix-huit mois, trois traits fonciers de sa nature se manifestèrent, se formèrent et se développèrent définitivement chez elle : 1° la soif passionnée de s’instruire, de chercher la vérité, jointe à la rêverie et au désir de concilier ses connaissances et ses croyances avec ses actions et son régime de vie, afin que le tout fût en harmonie avec sa notion du monde entier ; 2° l’amour passionné de la liberté, de la vie libre au milieu de la nature, dans un mouvement continuel et une variété perpétuelle d’impressions extérieures ; 3° l’esprit d’indépendance et le courage de jouir de cette liberté, — « l’audace de son opinion » allant jusqu’au mépris de l’opinion publique et surtout du « qu’en dira-t-on ».

Nous ne croyons pas nous tromper en avançant que nous avons là tous les points de répère, tous les fils conducteurs de la vie future d’Aurore Dupin et d’Aurore Dudevant, et tout à la fois les Leitmotive de l’œuvre de George Sand.

Combien l’âme aimante de la grand’mère eût pu adoucir et éclairer tout cela, et que n’aurait-elle pas pu prévenir ! Mais la grand’mère était-elle encore là ? Non, hélas ! il n’y avait plus que son corps et ce corps était arrivé à sa dernière heure. La lucidité d’esprit qui lui était revenue pendant l’été avait duré fort peu. Vers l’automne, son état empira. Ce n’est pas de cet être faible, qui ne pouvait plus prendre part à rien et pour lequel Aurore déployait désormais des soins vraiment maternels, qu’elle pouvait attendre des conseils et un soutien. Deschartres, qui pendant toute l’enfance d’Aurore l’avait persécutée, s’inclinait maintenant aveuglément devant son esprit, ses capacités, son caractère et lui laissait une liberté entière. Il serait donc difficile de dire quelle direction eussent pris les pensées et le caractère de la jeune fille si sa grand’mère avait vécu plus longtemps, si Aurore avait pu jouir davantage de cette liberté illimitée et si elle avait pu réaliser le désir qui ne l’avait pas quittée de rentrer au couvent, afin d’y terminer ses études et de vivre dans la société de nombreuses compagnes et d’institutrices aimées et aimables. La mort de sa grand’mère vint tout bouleverser.


  1. Les Lundis d’un Chercheur, par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul. (Paris, 1814. Calmann-Lévy), p. 157-158.
  2. Histoire de ma Vie, t. III. p. 196-197.
  3. Lors de l’impression dans les Revues russes du ie et des viiie et ixe chapitres de ce livre.
  4. Histoire de ma Vie, vol, III, p. 236.
  5. La Guerre et la Paix, 3e partie, ch. xvii.
  6. « Cet exercice physique, dit-elle, devait influer beaucoup sur mon caractère et mes habitudes d’esprit. » (Histoire de ma Vie, vol. III, p. 264.)
  7. Histoire de ma Vie, t. III. p. 267-268
  8. Mme  Dupin l’avait, entre autres, priée de ne pas lire Voltaire avant l’âge de trente ans. George Sand lui tint parole. Les jeunes filles de nos jours qui regardent comme absurde toute contrainte de la part des parents concernant leurs lectures, lors même qu’elles n’ont que dix-sept ans, rirent certainement de cette soumission d’Aurore qu’elles ne comprendront pas. (Voir Histoire de ma Vie, vol. III. p. 313-314.) M. Kirpitchnikow, dans l’article consacré à George Sand dans son Histoire générale de littérature prétend que c’est Sophie Dupin, qui a défendu à Aurore de lire Voltaire avant l’âge de trente ans. Il est fort probable que Sophie Dupin ne connaissait même pas les ouvrages de Voltaire.
  9. Voir sa lettre à Sainte-Beuve du 4 avril 1835, avec une suite du 14 avril. Ces lettres ont été publiées par Charles de Loménie dans la Nouvelle Revue de 1895, reproduites par le vicomte de Spoelberch, dans sa Véritable histoire et réimprimées dans le volume des Lettres à Musset et Sainte-Beuve, édité par Levy. Plus loin nous aurons l’occasion d’y revenir, en citant les paroles de George Sand à propos de sa lecture de Franklin. Voir les chapitres vii et x.
  10. Histoire de ma Vie, vol. III, p. 314.
  11. Dupin de Francueil, second mari de Marie-Aurore de Saxe, qui avait épousé, comme nous le savons, en premières noces, le comte de Horn, fut aussi deux fois marié. De son premier mariage avec Mlle  de Bouillaud où Bouilloud, il avait une fille qui épousa M. Vallet de Villeneuve. Elle eut deux fils, René et Auguste, grands amis du père de George Sand, leur oncle. Quoiqu’ils fussent du même âge que lui, ils s’amusaient à faire les respectueux et l’appelaient toujours « mon oncle », et plus tard, ils donnèrent à Aurore, leur petite cousine, le nom « ma tante ». C’est par eux que George Sand se trouva être en parenté avec les plus grandes maisons de France et quelques grandes familles de Russie : les La Roche Aymon, les Balbo, les Galitzin, les Ségur, les Guibert, etc., etc.
  12. Voir à son sujet l’Histoire de ma Vie, vol. III. p. 330-334, et vol. IV, p. 64. Dans la Correspondance, George Sand parle de lui dans sa lettre à Hippolyte, de mais 1827 (tronquée), t. I, p. 31, N° XIII. Dans ses lettres inédites à son mari et à son frère, il est encore souvent question de lui.
  13. Ses livres préférés étaient alors René, le Misanthrope, les œuvres de Rousseau, le Comme il vous plaira de Shakespeare, dans lequel l’attirait surtout le pessimiste Jacques. Notons ici que lorsque George Sand, entre 1847 et 1854, écrivit l’Histoire de ma Vie, se rappelant probablement ses lectures de jeunesse, elle fit, l’une après l’autre, deux pièces, ayant pour personnage principal le triste auteur d’Alceste, et qu’à cette même époque elle adapta pour la scène française le Comme il vous plaira de Shakespeare. D’un autre côté, il est certain qu’entre le Jacques de Shakespeare et Rousseau lui-même il y a une certaine parenté spirituelle. Ce Jacques est un Rousseau du commencement du 17e ou de la fin du 16e siècle, un vrai Rousseau avec son mépris des hommes, son amour de la nature, sa pitié pour les animaux, etc. Ce trait de parenté spirituelle est signalé, entre autres, par Brandès dans son livre sur Shakespeare. Il est donc tout naturel qu’Aurore ait inconsciemment et simultanément éprouvé une vive sympathie pour les œuvres de J.-J. Rousseau et pour le triste prince-ermite, qui n’a existé que dans l’imagination du grand poète anglais.