LA BRETAGNE DU CENTRE[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


V. — Le Presqu’île de Crozon et la Pointe de Plougastel.


Sainte-Marie-du-Méné-Hom. — Le massif du Méné-Hom. — Encore le charme de la pluie. — Crozon. — Le beau jardin. — À la recherche de la mer. — La plage de Morgat. — Les grottes. — Les peintres. — Un peu de l’histoire de la presqu’île. — À Roscanvel. — La méfiance d’un paysan. — Le marchand de vin sauveur. — Camaret. — La vie des pêcheurs. — Les Tas de Pois. — Le château de Dinant. — Le cap de la Chèvre. — Landévennec. — Le Moine pétrifié. — La vie des bourgs bretons. — Essai de psychologie du voiturier.


COIFFE DE LA PRESQU’ÎLE DE CROZON.


Me voici revenu à Châteaulin. En route maintenant pour le Méné-Hom et la presqu’île de Crozon. La voiture monte, et bientôt c’est l’air vif des plateaux, et tout un espace grandiose envahi par la pluie. Au moment d’une courte éclaircie, je distingue vaguement au loin la grande courbe de la baie de Douarnenez, le visage sombre de la mer, la dentelure des côtes, l’avancée des caps. Pendant un instant, m’apparaît toute proche une plage de sable blond, ourlée d’une vague d’argent. Puis, le brouillard se referme sur ces visions. La pluie augmente et c’est le visage et les mains ruisselants, fouettés par l’averse, que j’arrive à Sainte-Marie-du-Méné-Hom. J’attends là, dans la première maison qui se présente, non la fin de la pluie, mais sa diminution pour aller, à travers le hameau vite parcouru, revoir la jolie chapelle, le portail du cimetière et le calvaire ; car je suis déjà venu ici, par une journée torride de la fin de l’été. Je me souviens d’une cour de ferme où l’on battait le blé noir à coups de fléaux, avec des intermèdes de chants et de rires. Toute une réunion travailleuse et joyeuse était là, et c’est un tableau qui m’est resté dans l’esprit que celui de ces hommes et de ces femmes s’agitant, frappant en cadence dans l’atmosphère dorée de soleil et de la poussière blonde du grain. Aujourd’hui, tout semble désert sous les larmes de la pluie. Une grenouille saute dans une ornière, un chat file prestement au ras d’une muraille. Il est inutile de songer, cette fois, à gravir les pentes de la principale bosse du Méné-Hom, qui est un massif composé de plusieurs mamelons aux lignes admirables, lentes et longues. La plus grande hauteur n’est pas considérable, puisqu’elle n’atteint que 330 mètres, mais je me souviens que le spectacle aperçu de là-haut était de toute beauté, le jour de soleil où je fis la courte ascension parmi les bruyères sèches et les pierrailles, pendant que sur la terre crevassée et chaude bourdonnaient les insectes et glissaient les reptiles. Devant moi, c’était la presqu’île de Crozon, séparant la baie de Douarnenez de la rade de Brest, deux étendues d’eau également magnifiques par l’aspect grandiose, différentes de formes, la baie de Douarnenez, vaste, arrondie, largement ouverte entre la pointe du Raz et le cap de la Chèvre, la rade de Brest, irrégulière, presque fermée au goulet, divisée par l’avancée de rochers de Plougastel. J’ai vu cela, bleu et éblouissant comme un paysage oriental. Cette fois, je ne verrais rien à travers l’opacité de la brume, et je suis à 200 mètres d’altitude, aussi bien qu’à 330 mètres, pour regarder tomber la pluie.

FEMME ET PETITE FILLE DE CROZON ALLANT À LA MESSE.

C’est donc sous la pluie que je continue ma route, isolé des choses par l’averse fine et grise. Mais il ne faut pas aller en Bretagne si l’on n’aime pas la pluie. Elle a son charme monotone, elle repose de l’éclat du soleil, des couleurs nettes, des paysages trop vite aperçus. Elle embrouille tout sous ses écheveaux, qui sont ici presque invisibles, à ne pas trop savoir si c’est de l’eau qui tombe ou une brume qui erre. Elle crée une étendue mystérieuse où les formes surgissent lentement, laissant à deviner les collines, les arbres, les maisons, les rares passants. Elle est aussi la magicienne qui fait évaporer les parfums des feuillages et du sol, et c’est un délice que de respirer l’odeur des verdures et de la terre, à travers laquelle se joue la rude brise saline qui vient de la mer invisible. Tout a une fin, d’ailleurs, et même en Bretagne la pluie cesse. C’est alors, comme par le chemin qui conduit à Crozon, un beau paysage frais et lavé, et tout ce qui annonce l’approche de l’océan, les sentiers de sable blanc, les herbes sèches, les petits pavots bleus, les traînées de goémon. Le bourg est sur la hauteur des maisons encadrant régulièrement une grande place plantée d’arbres. Le sol aux alentours est à peu près inculte, on ne voit guère, dans le paysage dénudé, que des moulins à vent qui tournent, ce qui suppose tout de même blé de froment, blé noir, seigle ou orge. L’activité est sur la mer, l’espoir de gagner sa vie est confié aux hasards de la pêche à la sardine, et l’on sait que cet espoir est trop souvent trompé. À part l’église où je vois un beau retable, il n’y a pas de monuments et de curiosités à chercher ici. Cette église est placée sous l’invocation de saint Maurice, qui a ses ossements dans un reliquaire en vermeil, et le retable représente son martyre, saint Maurice, chef de la légion thébaine ayant préféré le supplice à l’abjuration. J’admire l’œuvre, qui est des mieux composées, qui met en scène le courage et la mort du chef et de ses soldats, et je sors assez vite.

LE RETABLE DE CROZON REPRÉSENTANT LE MARTYRE DE SAINT MAURICE ET DE SES SOLDATS.

Il y a des jours où la recherche des sculptures, ciselures, peintures, est mal venue, s’impose comme un travail harassant, toujours le même et toujours à recommencer. C’est un sentiment tout à fait injuste, né de la fatigue, et cela signifie seulement qu’il faut être en bonne disposition pour goûter pleinement les œuvres d’art. Mais le voyageur n’a pas à cacher son état d’esprit, et j’avoue qu’aujourd’hui, plutôt que d’étudier par le détail les faits et gestes du chef de la légion thébaine, je préfère passer les instants de mon repos dans le jardin attenant à l’hôtel où je suis descendu. Voilà une merveille réconfortante qu’un jardin de ce genre. On peut y rester solitaire, on se sent environné de vie, on la voit sourdre et croître de toutes parts, avec les beaux feuillages des légumes de printemps, les épanouissements des fleurs visitées par les abeilles. Chaque carré, ici, est un monde de formes et de couleurs, un monde intime, secret et parfait, qui a sa logique et son unité. Tout est humble et joli, il y a de beaux massifs, des allées ombragées, et le vent frais de la mer passe à travers tout ce décor, lie et délie les branches, caresse les fleurs, donne une légère palpitation à toutes choses.

MENHIR À CROZON, RESTÉ SEUL DEBOUT SUR LA VASTE LANDE.

La mer, maintenant, me sollicite, mais j’avoue qu’en y allant, par une assez jolie route, il m’arrive de regretter le jardin paisible. Je tombe, en effet, rapidement, en plein parisianisme, la maison genre « environs de Paris » remplaçant subitement les graves et harmonieuses bâtisses du pays. Sur le seuil de ces portes où grimace déjà l’« art nouveau », je dois m’attendre à voir apparaître les physionomies connues du Tout-Paris des premières, et même des répétitions générales, et, en effet, je crois distinguer sur le perron d’un castel les physionomies d’artistes en quête d’un pays à découvrir, de ceux à qui le franc-comtois Courbet demandait s’ils n’avaient pas de pays.

Ici, il y a, en effet, un pays à découvrir, comme il y en a partout, pour ceux qui savent voir.

La plage est délicieuse de blancheur, de fraîcheur. Au sortir des terres noires, des verdures sombres, c’est un éblouissement que ces grèves de sable fin, brodées de l’écume de la vague, et cette mer douce et tendre.

Le soleil monte à l’horizon, c’est le matin.

Malgré les maisons parisiennes, c’est ici loin, bien loin de la cité. Les caps avançant leurs pointes dans l’immensité du large vous donnent brusquement la sensation d’être au bout du monde. Le ciel est lumineux, la mer bleue, et les grottes rouges. Je vais en barque vers les grottes. Les marins experts savent y pénétrer, contourner tous les recoins de ces hautes et spacieuses cavernes. Sous les immenses voûtes de granit, on ne peut s’empêcher d’évoquer les siècles, des siècles à l’infini. Les grottes semblent là depuis toujours, rien d’elles ne paraît avoir bougé. Dans leur dure immobilité, dans leur silence que trouble seul le clapotis de l’eau, qu’ont-elles vu ? qu’ont-elles entendu ? Quel héros mythologique ont-elles abrité ? Quelles Angéliques gardées par des monstres, délivrées par des Rogers ? Quels animaux fantastiques des mers ont-elles cachés ? Elles sont des palais féeriques, parés de toute la richesse, de toute la splendeur de la matière. Le jade, l’onyx, la turquoise, le lapis, en blocs, en coulées, font l’édifice. L’émanation des sels marins leur donne une continuelle patine de pierres précieuses. L’eau rigide, comme un dur miroir, reflète pour elle-même ces murailles sombres et éclatantes. L’homme du pays a donné un nom à tous ces creux, à toutes ces formes où se convulse et se sculpte la nature. Ici, c’est un autel, là c’est une statue, plus loin un lion tout en or, et encore des quartiers d’animaux éventrés, sanguinolents et bleuis. Le guide récite sa leçon comme un gardien de musée, il dit les profondeurs, les couloirs, les communications lointaines avec les grottes terrestres. Il fait résonner les échos, et les visiteurs s’en vont satisfaits.

J’entre dans la grotte Sainte-Marine, la Cheminée du Diable, la grotte des Cormorans, la grotte de l’Autel. La barque sort de la dernière grotte, revient à la lumière, reprend la mer, traverse la baie jusqu’à la petite cale où l’on débarque. Le soleil plane juste au-dessus de nos têtes. C’est midi. L’heure de gagner l’hôtel, L’hôtesse de cet hôtel a des concurrents, tient bien sa maison et sa table, « Qu’avons-nous à manger, bonne hôtesse ? » — « Des homards à l’américaine. » La nappe est blanche, mais voilà du monde, beaucoup de monde pour y faire des taches.

Ils entrent. Elles entrent. Tous Parisiens. C’est moi le Breton.

On parle. Le ciel ne s’appelle plus ciel. C’est un Budin. Les grottes et les falaises s’appellent des Monet, la mer un Turner, les arbres des Corot, les paysans des Millet, les autres gens des Raffaëlli, les homards des Cézanne, l’hôtesse un Bonvin. Puis, enhardis, tous ces gens, à la fin, comparent la grande nature à leurs petits tableautins, leurs dames prennent des poses de naïades, et si l’on n’était pas entre concurrents, chacun dirait ce qu’il pense : « Ça, c’est un Moi ! »

Le soleil descend à l’horizon. C’est le soir. Sur la plage se promène en ribambelles le Tout-Paris-Breton des vernissages.

GROTTE DE MORGAT, HAUTE ET SPACIEUSE CAVERNE AUX VOÛTES DE GRANIT.

Je rentre pour lire dans quelques bouquins l’histoire de Crozon. Toute cette presqu’île faisait jadis partie d’une terre, dite de Rivoalen, qui après avoir appartenu, au ve siècle, à un chef breton, passa successivement aux maisons de Cornouaille, de Léon, de Rosmadec, du Han, de la Porte d’Artois, de Rousselet, de Châteaurenault et d’Estaing. D’après M. Paul de Courey, le seigneur de Crozon « avait le droit, du 1er janvier au 1er mars, de choisir un jour, en l’indiquant une semaine à l’avance, et d’aller, accompagné de six gentilshommes, de six domestiques, de six braques, de six lévriers, de six faucons, chasser sur les terres de Lezuzan, en Dirinon, près de Daoulas. Le jour de son arrivée, il devait être nourri, logé, chauffé de bois sec et non fumant, ainsi que sa nombreuse compagnie. Le lendemain, si pendant la chasse le seigneur de Crozon rencontrait quelques gentilshommes, il pouvait les mener dîner avec lui chez le seigneur de Lezuzan, en jurant qu’il les avait rencontrés par hasard, sans dol ni frande. » Je laisse là ces histoires de vies simples, ordonnées, avaricieuses ; j’apprends encore qu’à la fin de l’ancien régime tous les droits du seigneur de Crozon furent convertis en une rente annuelle de 22 écus, je m’endors, et le lendemain, au matin, je commence le tour de la presqu’île.

Je marche par les sentiers à l’anse du Fret. Si l’on va jusqu’à l’extrémité de l’île Longue, on découvre la rade et les maisons de Brest. En voiture pour Roscanvel, où je viens pour la seconde fois. La première fois, débarqué du bateau de Brest avec un ami, et tombant au milieu du pardon, fête foraine, danses, buveries en plein air, un paysan ivre s’attachait bientôt à nos pas d’un air soupçonneux. Partout nous retrouvions fixé sur nous son œil oblique et méchant. Bientôt, nous étions obligés de constater un certain mouvement dans la foule, des allées et venues, et un cercle se formait autour de nous. Mon camarade, grand, à moustaches blondes, et qui était Alsacien, pouvait, à la rigueur, être pris pour un Allemand. Mais non : les chuchotements, que nous finîmes par entendre, le désignaient comme un Anglais, et pour moi, mes compatriotes, mes frères de race, se refusaient à me reconnaître pour l’un des leurs. Bientôt, nous sommes interpellés, et le paysan ivre nous accuse avec véhémence d’être venus dans la presqu’île pour relever le plan du fort de Quélern : nous avions, je crois bien, demandé notre chemin et prononcé le nom de Quélern. D’autres paysans vinrent à la rescousse. Ceux-là nous avaient vu dessiner. Les femmes en coiffes blanches se taisaient, peureuses et consternées. Dans ces populations, le souvenir de l’Anglais est resté vivace, et les bonnes gens, séparés à peine par deux générations des événements de guerre, de sièges, de batailles sur l’eau, d’occupations, croient que le même débarquement, dont le récit leur vient de leur bisaïeul, est toujours sur le point de se faire. La tentative des Anglais, en 1694, est restée dans leur mémoire confuse, sans qu’ils sachent exactement à quel moment et dans quelles conditions le coup de force s’est produit. Ils savent seulement que les vaisseaux anglais ont été repoussés, mais ils croient qu’ils peuvent revenir et que deux promeneurs hypocrites peuvent tout à coup monter sur un rocher, agiter un mouchoir, donner un signal, pour que des vaisseaux de haut bord réapparaissent à l’horizon, avec toutes leurs pièces braquées aux sabords, prêtes à faire feu et à foudroyer les danses du Pardon. Il est bien difficile d’entrer en explications avec un laboureur qui ajoute l’ivresse du dimanche à la mentalité que je viens de dire. Certains drames de l’histoire ont pour point de départ des méprises et des impossibilités de ce genre. S’il y avait eu cent individus de ce genre à nous accabler de leur témoignage, que dis-je ? cent ! vingt et même dix auraient suffi pour exciter, allumer, mettre en feu et en fureur toute cette foule, et nous pouvions fort bien, l’Alsacien et le Breton, être jetés à la mer comme Anglais, et être assommés à coups de pierres si nous nous étions permis de surnager. Heureusement, un incident burlesque vint tout terminer. Impatientés par les interpellations et les rabâchages de notre homme, qui nous harcelait de questions, et par la venue perpétuelle de nouveaux curieux, prêts à se transformer en juges, nous demandons à parler au maire, et celui-ci vient enfin. C’est un homme de mine sérieuse, vêtu de drap noir et qui ne paraît pas surexcité comme notre accusateur. Il écoute sans mot dire, nous interroge sans malveillance, et à celui-là nous déclinons nos noms, professions, demeures. C’est alors que notre ennemi, triomphalement, s’écrie : « Ah ! vous êtes de Paris. Eh bien ! moi, je connais Paris, j’y ai été l’année de l’Exposition. Dites-moi donc quelle boutique est à tel numéro, faubourg Saint-Martin. » Moitié riant, moitié bourru, je lui réponds : « Parbleu ! il y a un marchand de vins ! — C’est vrai ! », dit notre homme, stupéfait, et qui perd aussitôt de son assurance. S’il y avait eu un boulanger, on nous dirigeait peut-être sur les prisons de Brest. Mais devant la véracité de notre propos, le dénonciateur s’effondre, on nous laisse aller. Nous n’étions pas au bout de nos peines, car pendant toutes ces palabres où nous nous faisions l’effet de vouloir convaincre et amadouer des sauvages, le bateau qui nous avait amenés était parti sans nous. Nous voilà forcés de rester dans ce pays inhospitalier, ou de filer sur Camaret. C’est ce dernier parti le plus sage, et nous nous mettons en route. Mais une pluie véritablement torrentielle, diluvienne, nous oblige à rebrousser chemin au plus vite, et à regagner Roscanvel, trempés comme si nous étions tombés à la mer, mouillés jusqu’à la chemise et la peau, de l’eau plein nos souliers. À Roscanvel, toutes les auberges sont pleines, l’ivresse et le tumulte retentissent par toutes les fenêtres, mêlés au fracas de la pluie et aux explosions de l’orage. Nous finissons par trouver un abri chez un savetier où nous nous séchons comme nous pouvons, où nous faisons cuire des œufs à la coque, et où nous nous couchons dans une chambre pleine de vieux cuirs, d’une telle odeur insupportable que nous devons ouvrir la fenêtre pour respirer plutôt l’odeur de l’averse qui tombe toute la nuit. Le lendemain, au petit jour, nous sommes vite dehors, et nous nous mettons en route, munis de ces excellents souvenirs de voyage, que je suis seul à évoquer aujourd’hui, car mon camarade Sutter Laumann est mort depuis. Nous avons souvent ri de l’aventure, et même je crois bien que nous avons commencé à en rire chez le bon savetier de Roscanvel, en avalant nos œufs à la coque.

Cette fois, Roscanvel est paisible. Aucun drame dans l’air. La place est déserte, les chemins ombragés de verdure sont frais et jolis. Le vent de mer souffle doucement. Il fait bon, cette fois, aller à Camaret, et je regrette que mon ancien compagnon de route n’ait pas eu cette revanche. Camaret est une de ces émouvantes petites villes dont l’alignement de maisons blanches semble une barrière aux flots. Ici, tout est vaste, tout est grandiose. Les mouvements de terrain qui descendent vers la mer sont d’une ampleur incomparable. La mer se déroule jusqu’à l’horizon, enflée avec une force, une majesté, qu’on ne voit pas ailleurs. C’est le dessin des côtes, c’est l’avancée hardie de la presqu’île, c’est l’absence de toute terre devant soi, qui donnent une telle grandeur à ce paysage de mer. Ce paysage est terrible à la mauvaise saison, abondant en naufrages, et il est toujours fatal et inquiétant pour les gens des côtes qui doivent y chercher leur subsistance. À Camaret, comme dans tous les ports de l’Océan, à Douarnenez, à Audierne, à Concarneau, le problème de l’existence se pose de la façon la plus nette et la plus violente. Il est impossible de vivre quelques jours au bord de la mer de Bretagne, passant d’un village de pêcheurs à un autre village, sans être immédiatement frappé par le spectacle du triste labeur et de la misère sans remède des habitants. Plus que la beauté des paysages, plus que le hardi et grandiose dessin des falaises surplombantes, plus que la lumière lointaine des horizons, le souple, délicieux, ou colère mouvement des lames, plus que tout cela, la silhouette de l’être humain qui peine, inquiètement et désespérément, prend l’attention de l’œil et du cerveau. Même le paysage est changé par ces êtres qui le traversent. La douceur des verdures, la parure des bruyères et des ajoncs, la couleur de l’eau, tout ce qui est grâce tranquille et force imposante, prend une attitude d’impassibilité et d’ironie, devient le décor moqueur où s’essayent des volontés insuffisantes, des efforts inutiles.

CAMARET, VUE DU PORT ET DE LA JETÉE.

Sans prétendre à la gravité et au renseigné des travaux d’économie sociale, ces pages de voyage ne doivent pas se lasser de relater des défectuosités d’existence et des tristesses de civilisation. Il suffit de voir de ses yeux, d’entendre de ses oreilles, de regarder des attitudes, de recueillir des conversations. Fins d’automnes agitées de vents, commencements d’hiver, froids printemps, presque toutes les saisons sont dures pour ceux qui vivent des flots, qui ont leur existence subordonnée aux agglomérations des nuages, aux directions du vent. On ne peut pas sortir tous les jours, profiter des passages de poissons : on y laisserait sa barque et sa vie. Il y a déjà des incertitudes aux départs, quand le temps paraît le mieux fixé, que la brise favorable semble promise. On ne sait jamais si une tache noire ne se formera pas dans le bleu du ciel, envahissant peu à peu l’espace, si la calme atmosphère ne sera pas traversée par une fureur subite, si la régularité des vagues ne se transformera pas en assauts démesurés contre la barque joyeuse brusquement flottante comme un cercueil.

Qu’est-ce donc, avec toutes les menaces réalisées, avec les innombrables probabilités de pertes, que la frêle embarcation lancée en grosse mer ? Elles ont raison, alors, les romances qui parlent de départs périlleux et de retours incertains, qui montrent la femme et les enfants du marin attendant sur la jetée la tremblante apparition de la voile sombre ou livide qui semble, au loin, vouloir hâter son mouvement d’oiseau blessé. Il faut donc que la lourde nécessité pèse sur l’épaule de ces hommes, qu’une violence de volonté les jette au danger, pour qu’ils appareillent par les lamentables nuits où les appels de la mort retentissent jusqu’aux seuils de leurs demeures, ébranlent leurs portes de coups redoublés. Cette fin ou une autre, peu leur importe sans doute. Il y a parfois un désir de fuite, une façon de jouer le tout pour le tout, dans ces sorties du port aux heures où s’annoncent les tempêtes.

S’il y a davantage de résignation, un fatalisme à vivre la vie, à laisser passer les jours, et que le marin reste à terre, il suffit de le rencontrer pour avoir la sensation de sa pénurie et de l’inutilité de son courage. Dans sa face hâlée, ses yeux bleus avouent la lassitude. Son tricot et sa vareuse en haillons témoignent, par leurs pièces, leurs coutures et leurs reprises, d’années de service nombreuses et fatigantes. L’homme se promène, désœuvré, ou accomplit, quand il le trouve, un travail d’occasion. Il mange des mûres au long des haies, il ramasse du bois mort.

En temps de pêche, quand les bateaux sortent, le pêcheur aura sa part de gain. Mais quel gain ! On peut faire une enquête, interroger les gens, on apprendra que la moitié des bénéfices est au propriétaire de la barque, que les hommes se partagent l’autre moitié, que les prix de vente ont baissé dans des proportions extraordinaires, et que, par une singulière anomalie, pour la sardine, par exemple, les prix baissaient en même temps que les passages devenaient plus rares. Paris ne sait pas au prix de quels labeurs, de quelles luttes héroïques ces humbles et rudes compagnons lui font tous les jours sa table servie.

De la pointe de Toulinguet, en suivant la côte, on est vite en vue des Tas-de-Pois, rocs dressés dans la mer et toujours couverts du bouillonnement de l’écume. Je les ai déjà vus en barque, je les aborde maintenant de la côte. Ils sont, de toutes façons, de l’aspect le plus monumental, le plus farouche, avec leurs couloirs d’eau bouillonnante où se rue la mer, leurs flancs crevassés, usés, corrodés par le soleil et la pluie, le vent et la tempête. Et c’est charmant et réconfortant de voir, sur la plate-forme de l’un de ces blocs, en face de la mer rugissante, la petite maison blanche, le mât et l’appareil des signaux du sémaphore. Rien ne parle mieux de sécurité, ne donne mieux confiance que cette affirmation de la présence de l’homme. C’est bien peu de chose pourtant, que cette humble maisonnette tapie au sommet de la falaise. C’est bien peu de chose en face des éléments qui font rage, du vent furieux qui accourt, qui emporte tout, qui soufflette la mer et la terre, qui arrache les arbres et disloque les pierres. C’est bien peu de chose devant la mer qui peut tout à coup, sous les assauts du vent, se déchaîner à son tour, se jeter encore une fois sur la côte, recommencer son travail de destruction. Un dernier effort, une lézarde qui se creuse, un morceau de roc enlevé, et tout peut s’écrouler. Qu’importe ! Cette prise de possession du sol et de l’espace par la maison et les signaux du sémaphore est rassurante. Ce faible mât, ces cordages, ces fils, toute cette frêle précision en face de l’abîme des eaux et de l’air, image de l’infini monstrueux, c’est au moins une prévision et un secours. Ici, on conjure les désastres, on avertit, on réconforte. Le bateau perdu au loin voit la tache blanche de la petite maison, il entend le langage muet qui lui est parlé, il évite l’écueil et cherche le port. Je ne puis résister au désir de monter là-haut, et je ne regrette pas ma peine. La vue sur l’océan est splendide, et l’impression de bon refuge reste entière. On comprend très bien que l’on puisse vivre sur ce rocher. La maison aux murs épais est solide à pouvoir défier les tempêtes. Il y a de bons contrevents aux fenêtres. On est là comme en pleine mer, mais avec du feu l’hiver et quelque bon livre à lire, comme le Plutarque à tranches rouges lu par Alphonse Daudet au phare des îles Sanguinaires, la vie est encore acceptable. Et puis, la mer n’a pas que des bourrasques et des fureurs, elle a aussi des grâces et des sourires, et l’on est bien placé ici pour les connaître. Quelle joie, d’ouvrir sa fenêtre sur cette solitude mouvante !

Mais voici les rochers les plus étranges, les plus formidables, après que l’on a franchi l’anse de Dinant. C’est le château de Dinant, en avant des falaises déchiquetées, ravagées, creusées de profondes anfractuosités qui sont le boudoir de la Sirène, les grottes des Korrigans, la salle des Géants. Le château se dresse comme une ancienne forteresse, avec tours, créneaux, meurtrières, courtines, reposant sur des assises semblables à des fondations. Voici des salles à demi détruites, voici un pont de deux arches resté intact. C’est la lame qui a fait œuvre d’architecture, qui a creusé le bloc, percé des fenêtres, ouvert des portes, façonné la ruine. Le spectacle est encore plus saisissant de la mer, si l’on passe en bateau, contournant ces murailles, errant sous ces arches, par ce dédale de pierre.

LES ROCHERS ÉTRANGEMENT DÉCHIQUETÉS APPELÉS LE CHÂTEAU DE DINANT.

La désolation ne fait que s’accroître, de grandes étendues rases, des falaises aux sommets sablonneux, des pentes raides de rochers tombant à la mer, de nombreux moulins à vent, de rares villages perdus au creux des ondulations de terrain, parmi les landes et les pierres. Si l’on tire vers l’est, c’est, tout près de Morgat, le hameau de Kermel et l’alignement druidique de Kercolléoc’h, d’où l’on voit la vaste baie de Douarnenez, dominée par le Méné-Hom, c’est la chapelle Saint-Herbot, avoisinée d’un tumulus, et c’est le village et le dolmen de Rostudel. La terre finit là, tombe d’une hauteur de 100 mètres dans la mer. C’est le cap de la Chèvre, qui commande de ce côté la large entrée de la baie de Douarnenez. De l’autre côté, c’est la pointe du Raz. Par un mauvais temps, à ce cap de la Chèvre, la mer est terrible. Elle arrive d’une force à laquelle rien ne peut résister, les énormes lames se chevauchent les unes les autres. Le ciel menace comme l’océan. La côte aux longues avancées devient noire au-dessus de l’eau livide. Il n’est pas de paysage plus grave et plus désolé.

IL N’EST PAS DE PAYSAGE PLUS GRAVE ET PLUS DÉSOLÉ QUE LE CAP DE LA CHÈVRE, PAR UN GROS TEMPS.
LA STATION NAVALE DE TÉRÉNEZ.

Je quitte la presqu’île de Crozon par la route qui conduit à la rivière de Châteaulin et à Landévennec. Le joli bourg ! baigné par l’Aulne et la rivière du Faou. La verdure a reparu. C’est le bois du Folgoët, en mémoire de Salaün ar fol, que nous avons rencontré dans une autre région, au Folgoët près Lesneven. En face, c’est l’île de Térénez, et les ruines de l’abbaye au-dessus de l’anse de Penforn où se dresse la pierre du Moine en robe et en capuchon. La légende voit en cette pierre le corps pétrifié d’un religieux condamné pour mœurs dissolues à demeurer là jusqu’au jugement dernier. En face, au-dessus des méandres des rivières, la fin des montagnes Noires, et le commencement des montagnes d’Arrée, les bosses du Méné-Hom et les arêtes rocheuses de Braspart et de la Feuillée, au-dessus des collines verdoyantes d’où émergent les clochers des églises et des chapelles et les toits des châteaux. Les magnifiques paysages abondent. C’en est un, et des plus beaux, que celui-là, aperçu du cimetière, derrière le chevet de l’église, toute une vue de côte et de mer à travers les grands arbres qui abritent les tombes. C’en est un autre que le Sillon des Anglais, des landes, des bois qui descendent vers la mer, une découpure allongée et élégante de la terre, une vision nette et résumée comme celles des estampes japonaises. C’en est un autre que celui de Térénez, station navale, baie encadrée de verdure, eau tranquille où surgit quelque navire au repos. L’abbaye de Landévennec se date du ve siècle avec saint Guénolé pour fondateur et le roi Grallon, au vie siècle, comme hôte funèbre. Il ne reste que pierres ruinées de l’antique bâtisse, sauf un portail romain. On vous montre la place du tombeau de Guénolé, le trou où fut enseveli Grallon, et quelques statues et débris de statues. Ce n’est plus qu’un fouillis de verdures, une forêt de fougères. On finit par découvrir, dans cet amas presque inextricable, quelques pierres éparses, un débris de colonne, les marches disloquées d’un escalier, puis, émergeant de la verdure, envahie par les plantes grimpantes, la statue de l’évêque, couvert de son manteau, mitre en tête, un livre à la main : la tête inclinée, méditatif et solitaire, il n’est plus, comme le reste, qu’un débris retourné à la nature, l’évêque des liserons et des ajoncs, des fourmis qui cheminent, des abeilles qui bourdonnent, des couleuvres qui rampent, des oiseaux qui volent. On quitte toute cette poussière pour retourner au bourg où l’on trouve la vie tranquille, morne même, mais plaisante et chaude, après le contact de toutes ces pierres tombales et de ces statues de vieux saints morts. Ces bourgs bretons sont les endroits les plus réconfortants du monde. Leur physionomie est grave, mélancolique comme il sied en des lieux si proches des grandes tristesses de la nature, la mer, les rochers, les étendues dévastées par le vent. La vie y est recueillie, concentrée, mais elle prend néanmoins sa valeur. Au sortir des solitudes, on a un frisson d’aise à marcher sur le pavé inégal, sur des bouts de trottoir, à s’arrêter devant une boutique d’horloger, de drapier, de boulanger, de charcutier, on est content de trouver un bureau de tabac, de voir quelqu’un sur le pas d’une porte, quelqu’un qui traverse la rue, des enfants qui reviennent de l’école. Vienne le jour du marché, c’est la grande animation. Il semble que le monde entier, avec tous ses hommes, ses femmes, ses animaux, se soit donné rendez-vous sur la place et dans les rues avoisinantes. Tous les produits de la terre aussi sont là, les viandes, les légumes, les grains, les fruits. La vie sociale s’épanouit avec l’inquiétude des marchandages et la gaieté des aubaines. Quand on a douze ans, quinze ans, qu’on a lu et aimé Robinson Crusoé, on voudrait échouer dans une île déserte avec des chiens, des chats, des chèvres, et l’on voudrait même n’y jamais rencontrer le fidèle Vendredi. À vingt ans, à vingt-cinq ans, pendant les intervalles de la lutte pour l’existence, et parmi les premières déceptions et les premiers chagrins de l’homme, on irait volontiers bâtir sa cahute sur un cap de la Chèvre, avec la possibilité, toutefois, de reprendre le bateau pour Brest et le train pour Paris. Quand on a passé quarante ans, si l’on a le sens exact de la vie de Paris, si l’on sait se passer du boulevard et du reste, c’est au bourg breton que l’on aimerait s’en aller vivre, dans cette réduction très complète, très suffisante de l’association humaine. On ne fuit plus les hommes, on sait qu’ils sont tous à peu près pareils, qu’ils ont eu, tous, leurs joies et leurs peines, pareilles aux vôtres. Il y a entre eux et vous la solidarité de l’existence ; mais on laisserait volontiers ceux qui veulent continuer toujours et quand même à jouer des rôles, à se satisfaire des apparences de plaisir et des conventions de conversation, et l’on s’en irait vers le bourg où le feu des cheminées brille aux vitres claires, en hiver, où les jardins mêlés aux vieilles maisons disent la campagne toute proche, où l’on aperçoit une ligne de montagnes ou l’étincellement de la mer au bout d’une venelle.

LIEU DIT « LE SILLON DES ANGLAIS », PRÈS LANDÉVENNEC.
RUINES DE L’ANCIENNE ABBAYE DE LANDÉVENNEC, FONDÉE AU Ve SIÈCLE PAR SAINT GUÉNOLÉ.
SUR LE SEUIL D’UNE PORTE, À LANDÉVENNEC.

Comment dire le détail de cette existence réglée ? Au seuil d’une porte, une aïeule file, une jeune femme tricote, toutes deux assises sur une marche ; derrière elles, un marin à figure sérieuse fume sa pipe. Des enfants regardent les merveilles à un sou d’une vitrine. La couturière penche sa tête à la vitre, tout en tirant son fil. La marchande de poissons disserte doucement avec la bouchère. Une procession passe, où des hommes, des femmes, portent des bannières. Tout le monde s’arrête au pied d’un calvaire. Un vieux curé chante, les enfants de chœur répondent, des gens s’agenouillent sur le pavé, d’autres regardent tranquillement. Il n’est guère d’autre spectacle à Landévennec, j’entends un spectacle solennel et costumé. Car toutes les manifestations de la vie sont des spectacles. Et puis, comme à Crozon, il y a des jardins où l’on s’attarderait longtemps. Celui de l’hôtel où je m’arrête est un magnifique bouquet de fleurs, comme celui de Crozon était un délicieux musée de légumes. Ainsi qu’il arrive souvent en Bretagne, aux régions tièdes du bord de la mer, bien exposées au soleil, les plantes des pays chauds croissent en toute liberté, araucarias et figuiers, mimosas et eucalyptus.

UNE PROCESSION À LANDÉVENNEC, UN DES RARES SPECTACLES DU PAYS.

J’arrête ici cette excursion, je me sépare du voiturier avec lequel je roule depuis plusieurs jours. Il n’y a pas d’autre manière que ce voyage en voiture. Celui qui veut courir à la vapeur ne peut que voir les villes et les environs, ou les villages sur le parcours du chemin de fer. Mieux vaut aller par les grandes routes, si graves, les montées qui semblent aller en plein ciel, les plateaux d’où subitement l’on croit apercevoir toute la terre, les descentes qui vous précipitent en pleine verdure. Il faut pour cela être à pied ou au trot d’un solide et amical cheval. Dans la voiture ancestrale, berline ou calèche, assis mi-mollement, mi à la dure, le voyageur voit défiler devant ses yeux rochers, forêts, landes, hameaux, églises, chapelles, animaux, gens. Pendant que l’œil s’extasie et que la pensée glorifie, un autre compagnon, qui fait aussi partie du voyage, est là, sur sa banquette, assis. De ses mains habiles au métier, il conduit hardiment ou prudemment son cheval, selon l’endroit, le temps et leur humeur à tous deux. Car ils se connaissent bien tous deux, et tous deux ont l’habitude de servir les gens. Quand le patron voiturier a désigné, après le prix débattu, celui qui conduira le voyageur, le cheval, en même temps que son conducteur, doit jeter sur le client un œil interrogateur.

L’ÉGLISE DE LANDÉVENNEC. LE CIMETIÈRE EN FACE DE LA MER.

On part. Tant que l’on est dans la ville, voiturier et voyageur restent indifférents l’un à l’autre. La dernière maison du pays franchie, un désir de confiance naît en l’homme qui s’en va par les grandes routes. Dame ! on est en voyage, et à la merci l’un de l’autre. Il y a nécessité d’association. Puis, on veut être renseigné, où tout au moins paraître s’intéresser à tout ce que l’on voit. Le voiturier connaît le pays. Il est la carte, il est le guide, il devient alors un personnage, presque un ami. Pourquoi pas ? Le voilà qui rit. Il ne déguise plus sa nature, il est même de son avis, sans, par politesse, cesser d’être du vôtre. Si une belle fille passe sur la route, il la fait remarquer à son client. Selon sa nature, il la blague, l’admire ou la respecte. Elle est celle qu’il ferait volontiers danser, avec laquelle il voudrait plaisanter, ou qu’il aimerait fièrement promener à son bras, un jour de pardon, ou la femme entourée de marmots qui préparerait la soupe en attendant son homme le voiturier.

UN JARDIN, À LANDÉVENNEC, REMPLI DE PLANTES EXOTIQUES.

Aux montées, le voiturier descend, pour alléger sa voiture d’abord, pour se dégourdir les jambes, et ensuite pour montrer à Cocotte, ou à Mignonne, l’exemple. La pluie fougueuse sabre-t-elle l’équipage, c’est à pied qu’il traverse les grêlons. L’orage gronde. Qu’importe ! La pluie du pays ne mouille pas, elle ne mouille que la terre, qui en a besoin, elle fouette un peu seulement, elle émoustille, empêche de s’endormir, et pour un peu l’homme dirait en parlant de la rafale : « Tant mieux pour elle, si ça lui fait du bien ! » Il est Breton aussi, toutes ses croyances apprises, il les a. Ce que la caserne n’a pu lui enlever, il le garde au fond de sa volonté entêtée. Il a le parler libre, néanmoins, très souvent. Il croit que le tonnerre c’est Dieu, mais il en sourit tout de même, car il a son fouet au besoin pour se défendre. Comme toute créature en communion perpétuelle avec la nature, il comprend tout ce qu’on peut lui dire, il salue poliment toutes vos idées, mais il les accepte ou ne les accepte pas.

Alors, vous, voyageur, vous pensez que ce voyage de deux, trois, quatre jours, côte à côte, a fait de lui votre camarade. Vous avez été bienveillant, cordial, il a été aimable, complaisant, aux petits soins. Vous avez bu, mangé ensemble, au hasard des auberges. Il vous a sans cesse écouté, a paru vous comprendre. Et cependant, arrivé au terme du voyage, lorsque vous soldez votre compte avec un large pourboire, et que, malgré vous, un peu ému devant ce compagnon de quelques instants de votre existence, vous lui dites : adieu, il vous répond par un au revoir. Il enfonce dans sa blouse bleue bien soigneusement le prix du labeur de sa voiture, de son cheval, et de lui-même, il fait retourner sa carriole allégée, y remonte lestement en roulant une cigarette, et sifflotant une rengaine du bal de son village, il s’en va sans retourner la tête.


(À suivre.) Gustave Geffroy.

  1. Suite. Voyez pages 469, 481, 493 et 505. Les photographies ont été exécutées par M. Paul Gruyer.