Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciencesGide3 (p. 48-52).
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SERVICES RENDUS PAR GAY-LUSSAC À L’INDUSTRIE. — ALCOOMÈTRE. — ALCALIMÉTRIE. — FABRICATION DE L’ACIDE SULFURIQUE. — ESSAI DES MATIÈRES D’OR ET D’ARGENT.


S’il fallait s’en rapporter aux conséquences logiques, inévitables, des paroles de certains biographes, dont je me plais d’ailleurs à reconnaître le grand mérite, le jeune homme qui se voue à la science, particulièrement quand d’éclatants succès ont marqué ses premiers pas, abdiquerait par cela même sa liberté. On a, en effet, examiné quelquefois non-seulement ce qu’ont fait ceux dont on écrit l’histoire, mais on a prétendu même pouvoir s’occuper de ce qu’ils auraient dû faire, à l’époque où, faute d’inspiration, ils ont senti, dans l’intérêt bien entendu de leur dignité et de leur gloire, le besoin de se reposer. Dans cet examen, on ne prend aucun souci, ni de la fatigue amenée par l’âge ni des infirmités qui en sont la conséquence, ni des devoirs de famille, tout aussi sacrés pour l’homme adonné à l’étude que pour tous les autres citoyens.

Gay-Lussac n’a pas échappé à cette façon quelque peu blâmable d’envisager les choses ; on s’est plu à signaler dans la carrière de notre illustre confrère deux phases distinctes : la première, consacrée à l’étude spéculative des phénomènes naturels ; la seconde, vouée tout entière aux applications et devant amener des profits matériels.

Dans cette seconde partie, qu’on a prétendu, sinon flétrir, du moins amoindrir beaucoup, comparativement à la première, Gay-Lussac, investi de la faveur du gouvernement, fut successivement appelé à éclairer par ses conseils scientifiques la fabrication des poudres, à servir de guide à l’administration des octrois, à diriger le bureau de garantie, devenu vacant par la mort de Vauquelin, etc., etc.

L’invention de procédés nouveaux et marqués au coin de l’exactitude, de la simplicité et de l’élégance, prouve combien Gay-Lussac était esclave de ses devoirs ; elle démontre que le gouvernement n’aurait pas pu mieux placer sa confiance.

L’Académie, appelée à se prononcer sur le mérite des alcoomètres devenus usuels de notre confrère, adoptait, le 3 juin 1822, un rapport terminé par les conclusions suivantes :

« On voit, en résumé, que M. Gay-Lussac a traité la question de l’aréométrie sous toutes ses faces et avec son habileté accoutumée. Les tables qu’il a déduites d’un travail pénible de plus de six mois, seront, pour l’industrie et pour la science, une précieuse acquisition ; l’autorité y trouvera aussi, suivant son vœu, les moyens d’améliorer et de simplifier la perception de l’impôt, et le guide le plus sûr qu’elle puisse suivre. »

Aussi fécond dans l’invention des procédés industriels que dans la découverte de vérités scientifiques, coup sur coup et comme par enchantement, Gay-Lussac crée la chlorométrie ; invente des méthodes exactes pour déterminer la richesse des alcalis du commerce ; imagine des moyens ingénieux à l’aide desquels la fabrication de l’acide sulfurique est devenue beaucoup plus économique, et n’a pas désormais besoin d’être transportée dans des lieux déserts ; il couronne cette série de travaux importants par la découverte d’un procédé qui a été substitué dans tous les pays civilisés à la coupellation, méthode ancienne et défectueuse d’analyser les alliages d’argent et de cuivre.

Vraiment, je me demande par quelles spéculations théoriques Gay-Lussac eût mieux rempli la seconde phase de sa carrière, puisque phase il y a, qu’en produisant des travaux qui à leurs mérites scientifiques joignent l’avantage d’être susceptibles d’applications actuelles et multipliées, de servir de guide sûr aux commerçants, aux industriels, au public et d’éclairer l’administration.

Ce serait, suivant moi, s’abandonner à l’idée la plus erronée que de prétendre confiner les hommes de génie dans la voie des pures abstractions, et de leur interdire les découvertes qui peuvent être utiles à leurs semblables. Veut-on d’ailleurs savoir à quoi l’on s’expose, lorsqu’on juge d’après des idées préconçues, ce qu’un savant aurait pu, aurait dû faire ?

Gay-Lussac, suivant vous, jouissait d’une excellente santé, et eût pu, septuagénaire, montrer l’ardeur, l’activité, la fécondité de sa jeunesse ; et un événement cruel vous a prouvé qu’il portait dans son sein le germe de la maladie qui l’a enlevé si inopinément à l’Europe savante.

Vous le croyiez entièrement absorbé dans la voie des affaires, et, au même moment, il construisait à grands frais, dans sa campagne de Lussac, un laboratoire, sur lequel feront bien de se modeler les chimistes qui pour eux-mêmes ou pour le public, auront à diriger l’exécution d’établissements du même genre.

On représente notre confrère comme exclusivement préoccupé des applications lucratives de la science, à l’époque où, se recueillant pour méditer sur des théories si nombreuses et si diverses, il écrivait les premiers chapitres d’un ouvrage qu’il n’a malheureusement pas achevé, intitulé : Philosophie chimique.

J’espère, après ce peu de mots, que les biographes dont les opinions ont rendu cette digression nécessaire, sentiront, dans l’occasion, le besoin de ne s’expliquer que sur les productions scientifiques qui ont été soumises au public, et de se taire sur celles dont selon leur appréciation le savant eut dû enrichir le monde. C’est presque prêcher l’ingratitude à la postérité !

Je dois ajouter que les savants illustres dont j’ai cru devoir combattre les opinions sur un point spécial, voudraient aussi réduire ces biographies à des analyses purement techniques ; ils en banniraient tout ce qui concerne les sentiments de l’homme et du citoyen. Ils prétendent que ces détails empruntés à la vie intime (ils les appellent des anecdotes, voulant ainsi les stigmatiser d’un blâme absolu), ne doivent pas être conservés dans nos archives académiques. Lorsque, sans prétendre établir, comme de raison, aucune comparaison entre les productions des anciens secrétaires et mes humbles biographies, je rappelais à ces aristarques les peintures si intéressantes que renferment les admirables éloges de Fontenelle et de Condorcet, ils répondaient que chaque chose est bonne dans son temps, et que le progrès des lumières a rendu indispensable la modification qu’ils demandent. Je ne partage pas ces opinions, malgré le respect dû aux savants qui les préconisent.

Je regarde comme une portion essentielle de la mission que j’ai à remplir, de rechercher si les confrères que nous avons eu la douleur de perdre ont fait marcher du même pas le culte de la science et celui de l’honnêteté ; s’ils ont, suivant l’expression du poète, allié un beau talent à un beau caractère. Au reste, en pareille matière, le public est seul juge compétent, j’attendrai qu’il ait fait connaître sa décision souveraine, et je m’y conformerai sans réserve.