Traduction par Victor Llona.
Éditions du Sagittaire (p. 207-227).

VIII

Il me fut impossible de dormir cette nuit-là ; une sirène se lamentait sans arrêt dans le Détroit et je me retournais sur mon lit, avec des nausées, me débattant contre la réalité grotesque et des cauchemars sauvages et terrifiants, Vers l’aube, j’entendis un taxi qui remontait l’allée de Gatsby. Sautant de mon lit, je m’habillai immédiatement — je sentais que j’avais quelque chose à dire à mon voisin, un avertissement à lui donner et qu’il serait trop tard quand le matin serait venu.

En traversant sa pelouse, je m’aperçus que la porte d’entrée était restée ouverte. Je le trouvai dans la galerie, appuyé contre une table, lourd d’abattement et de sommeil.

— Il ne s’est rien passé, fit-il d’un air las. J’ai attendu, et vers quatre heures, elle s’est approchée de la fenêtre. Elle est restée là une minute, puis a éteint la lumière.

Son château ne m’avait jamais semblé aussi énorme que cette nuit-là, pendant que nous cherchions des cigarettes dans les vastes pièces. Nous écartions des rideaux qui ressemblaient à des pavillons et tâtions d’innombrables mètres de murs sombres pour trouver des interrupteurs électriques — une fois je trébuchai sur le clavier d’un piano-fantôme en faisant une espèce d’éclaboussement. Partout une quantité inexplicable de poussière ; les chambres sentaient le renfermé, comme si on ne les avait ventilées depuis longtemps. Je trouvai le coffret à cigarettes sur une table où il n’était pas d’habitude. Il contenait deux cigarettes rassises et toutes sèches. Ouvrant à deux battants les porte-fenêtres du salon, nous nous assîmes et nous mîmes à fumer, face aux ténèbres.

— Vous devriez partir, lui dis-je. Il ne fait pas de doute qu’ils finiront par identifier votre auto.

— Partir à présent, vieux frère ?

— Allez passer une semaine à Atlantic City ou à Montréal.

Il ne voulut pas m’écouter. Il ne pouvait pas s’éloigner de Daisy jusqu’à ce qu’il eût appris ce qu’elle comptait faire. Il s’accrochait à je ne sais quel ultime espoir et je n’avais pas le courage de l’en arracher.

C’est cette nuit-là qu’il me raconta l’étrange histoire de sa jeunesse avec Dan Cody — il me la raconta parce que « Jay Gatsby » s’était brisé comme verre contre la dure méchanceté de Tom et que la folle et secrète bouffonnerie était terminée. Il aurait, je crois, tout avoué à présent, sans restriction, mais c’est de Daisy qu’il voulait me parler.

C’était la première jeune fille « convenable » qu’il eût jamais connue, Dans diverses fonctions qu’il ne révéla point, il était entré en contact avec des gens de ce genre, mais toujours il y avait eu entre eux et lui une invisible barrière. Il la trouva excitante et désirable. Il alla chez elle, d’abord avec d’autres officiers du camp Taylor, puis tout seul. Il était ébloui — jamais il n’avait vu de maison aussi belle. Mais ce qui lui donnait cet air d’intensité suffocante, c’est que Daisy l’habitait — elle s’y trouvait aussi à son aise que lui dans sa tente, là-bas, au camp. Il y avait dans cette demeure un mystère mûri, une allusion à l’existence de chambres à coucher, en haut, plus belles et plus fraîches que d’autres chambres, à de gaies et radieuses activités se déroulant dans les corridors, à des intrigues romanesques qui n’étaient point fanées et déjà reléguées dans la lavande, mais fraîches et palpitantes de vie et pleines des autos étincelantes de l’année et de bals dont les fleurs étaient à peine flétries. Cela l’excitait aussi que beaucoup d’hommes eussent déjà aimé Daisy — cela, à ses yeux, augmentait sa valeur. Il sentait leur présence dans toute la maison, ils imprégnaient l’air d’ombres et d’échos d’émotions qui vibraient encore.

Mais il savait que s’il se trouvait dans la maison de Daisy, ce n’était que par suite d’un colossal accident. Pour glorieux que son avenir pût devoir être en tant que Jay Gatsby, il n’était à présent qu’un jeune homme sans argent et sans passé ; d’un moment à l’autre l’invisible protection de son uniforme pouvait glisser de ses épaules. Il tira donc tout le profit possible de l’opportunité. Il prit ce qu’il pouvait prendre, avec avidité et sans scrupule — en fin de compte, il prit Daisy un calme soir d’octobre, il la prit parce qu’il n’avait pas le droit, de par l’honneur, de toucher, fût-ce sa main.

Il aurait pu se mépriser, l’ayant assurément prise sous de faux prétextes. Je ne veux pas dire qu’il avait de propos délibéré trafiqué de ses millions-fantômes, mais il avait sciemment donné à Daisy une impression de sécurité ; il lui avait laissé croire qu’il appartenait, à peu de chose près, au même monde qu’elle — qu’il était entièrement capable de prendre soin d’elle. De fait, il n’en était rien — il n’avait point derrière lui une famille aisée et il risquait, de par le caprice d’un gouvernement impersonnel, d’être déraciné du jour au lendemain, expédié n’importe où dans le monde.

Mais il ne se méprisait point et les choses n’eurent pas la suite qu’il s’était imaginé. Il avait, probablement, eu l’intention de prendre ce qu’il pouvait, pour s’en aller ensuite — mais il découvrit bientôt qu’il s’était commis à poursuivre un Graal. Il savait que Daisy était extraordinaire, mais il ne savait pas exactement combien extraordinaire pouvait être une jeune fille « convenable ». Elle disparut dans sa riche demeure, dans sa vie riche et pleine, en laissant à Gatsby — le néant. Il se sentit marié avec elle, et c’est tout.

Quand ils se revirent, deux jours plus tard, ce fut Gatsby qui était sans souffle, qui était en quelque sorte trahi. La véranda de la jeune femme resplendissait du luxe acheté des étoiles ; l’osier du canapé gémit luxueusement quand elle se tourna vers lui et qu’il baisa sa bouche curieuse et adorable. Elle avait pris froid : cela rendait sa voix plus rauque et plus charmante que jamais, et Gatsby sentit jusqu’à l’accablement la jeunesse et le mystère que la fortune emprisonne et conserve, la fraîcheur des vêtements nombreux et Daisy, luisante comme l’argent, en sûreté et fière au-dessus des chaudes luttes des pauvres.

L’après-midi qui précéda son départ pour l’Europe, il resta longtemps assis, tenant Daisy dans ses bras, sans rien dire. Il faisait froid, on était en automne, il y avait du feu dans la pièce et les joues de Daisy étaient brûlantes. De temps à autre elle bougeait et il déplaçait un peu son bras. Une fois, il baisa ses sombres cheveux luisants. L’après-midi les avait calmés pour un instant, comme pour leur laisser un souvenir profond dont orner la longue séparation que promettait le lendemain. Jamais ils ne s’étaient sentis plus près l’un de l’autre pendant le mois qu’avait duré leur amour, jamais ils n’avaient communié plus profondément, que lorsqu’elle effleurait son épaule de ses lèvres silencieuses ou quand il touchait le bout de ses doigts avec douceur, comme si elle dormait.

À la guerre, il eut une conduite extraordinaire. Fait capitaine avant d’aller au front, il fut promu major à la suite des batailles d’Argonne, et placé à la tête des mitrailleurs divisionnaires. Après l’armistice, il fit des efforts frénétiques pour être démobilisé, mais par suite de je ne sais quel imbroglio ou malentendu, on l’envoya à Oxford. Il commençait à s’inquiéter — les lettres de Daisy laissaient percer une sorte de désespoir nerveux. Elle ne comprenait point pourquoi il ne rentrait pas. Elle sentait la pression du monde extérieur, elle voulait le revoir et sentir sa présence à ses côtés, être assurée que ce qu’elle faisait était bien ce qu’elle devait faire.

Car Daisy était jeune et son monde artificiel se peuplait d’orchidées, d’un snobisme agréable et joyeux, d’orchestres qui imposaient son rythme à chaque année, totalisant la tristesse et la suggestivité de la vie en refrains inédits. Toute la nuit les saxophones sanglotaient les commentaires désespérés des « Beale Street Blues » tandis que cent paires de mules d’or et d’argent soulevaient la poussière brillante. À l’heure grise du thé il y avait toujours des chambres qui palpitaient sans cesse de cette basse et douce fièvre, tandis que des visages frais allaient de-ci de-là à la dérive, comme des pétales de roses remuées sur le plancher par le vent des tristes trompes.

Dans cet univers crépusculaire, Daisy se reprit à circuler avec la saison ; soudain elle se remit à accepter chaque jour une demi-douzaine de rendez-vous avec autant de jeunes gens, elle se remit à céder au sommeil, à l’aube, avec sur le plancher, près de son lit, les perles et le chiffon d’une robe de soirée entremêlés aux orchidées mourantes. Et tout ce temps-là, quelque chose en elle réclamait à grands cris une décision. Elle voulait que sa vie prît forme maintenant, tout de suite — et cette décision devait être forgée par une force quelconque d’amour, d’argent, d’un ordre pratique incontestable — qui devait être là, sous sa main.

Cette force prit forme au milieu du printemps avec l’arrivée de Tom Buchanan. Sa personne, tout comme sa situation, présentait un volume salutaire. Daisy se sentit flattée. Sans doute il y eut quelque révolte, mais aussi un certain soulagement. La lettre parvint à Gatsby quand il était encore à Oxford.

Il faisait jour déjà sur Long-Island et nous nous mîmes à ouvrir les autres fenêtres du rez-de-chaussée, remplissant la maison d’une lumière grise qui se dora bientôt. L’ombre d’un arbre tomba soudain sur la rosée et des oiseaux-fantômes chantèrent dans le feuillage bleu. Il y avait dans l’air un lent, un agréable mouvement, à peine une brise, qui promettait un jour frais et adorable.

— Je ne crois pas qu’elle l’ait jamais aimé. — Gatsby se détourna d’une fenêtre et me défia du regard. — Il faut vous rappeler, vieux frère, qu’elle était très surexcitée, hier après-midi. Il lui a dit ces choses-là d’un ton qui l’a terrifiée — qui me présentait sous l’aspect d’un vulgaire escroc. Et le résultat est qu’elle savait à peine ce qu’elle disait.

Il s’assit, l’air sombre.

— Bien sûr, elle a pu l’aimer un instant, un seul instant, aux débuts de leur mariage — et m’aimer davantage après, comprenez-vous ?

Soudain il fit une remarque curieuse :

— En tout cas, fit-il, c’est purement personnel.

Que déduire de cela, si ce n’est soupçonner dans l’idée qu’il se faisait de l’affaire une incalculable intensité ?

Il rentra de France pendant que Tom et Daisy étaient encore en voyage de noces, consacra ce qui lui restait de sa solde à une misérable mais irrésistible visite à Louisville. Il consacra une semaine à marcher dans les rues où leurs pas avaient résonné ensemble par une nuit de novembre, rendant visite aux endroits écartés qu’ils avaient fréquentés dans l’auto blanche. De même que la maison de Daisy lui avait toujours semblé plus mystérieuse et plus gaie que les autres, l’idée qu’il se faisait de la ville, bien qu’elle ne l’habitât plus, s’imprégnait d’une beauté mélancolique.

Il partit convaincu que s’il avait cherché mieux il l’aurait retrouvée — qu’il la laissait derrière lui. Dans le compartiment de troisième — il était maintenant sans le sou — il faisait chaud. Il resta dans le vestibule ouvert et s’assit sur une chaise pliante. La gare s’éloigna d’une glissade et les dos des bâtisses inconnues défilèrent devant lui. Puis on fut au milieu des champs printaniers, où un trolley jaune lutta un instant de vitesse avec le train, chargé de gens qui peut-être avaient vu une fois dans leur vie la pâle magie de son visage dans la rue indifférente.

La voie s’incurva ; on marchait à présent le dos au soleil qui, à mesure qu’il s’abaissait, semblait s’étendre comme une bénédiction sur la ville disparue où Elle avait respiré. Il étendit désespérément la main comme pour saisir, ne fût-ce qu’une touffe de cheveux, comme pour sauver un fragment de ce site qu’elle avait fait si beau, Mais tout marchait trop vite pour ses yeux troubles et il sut qu’il avait perdu cette partie de sa vie, la plus fraîche et la meilleure, à jamais.

Il était neuf heures quand, ayant déjeuné, nous sortîmes sur le perron. La nuit avait apporté un changement très net à la température ; l’air avait à présent une saveur d’automne. Le jardinier, dernier survivant des anciens domestiques de Gatsby, se présenta au pied du perron.

— Je vais vider le bassin aujourd’hui, M. Gatsby. Les feuilles vont bientôt se mettre à tomber et alors il y a toujours des ennuis avec la tuyauterie.

— Pas aujourd’hui, répondit Gatsby. Il se tourna vers moi comme pour me présenter des excuses « Vous savez, vieux frère, je ne me suis pas servi de cette piscine de tout l’été. »

Je consultai ma montre et me levai.

— J’ai douze minutes pour attraper mon train.

Je ne désirais pas aller en ville. J’aurais été incapable du moindre travail, mais c’était autre chose que cela — je ne voulais pas quitter Gatsby. Je manquai ce train-là, puis un autre, avant de réussir à m’en aller.

— Je vous téléphonerai, dis-je enfin.

— Ça me fera plaisir, vieux frère.

— Je vous téléphonerai vers midi.

Nous descendîmes lentement le perron.

— Je suppose que Daisy me téléphonera aussi.

Il me regarda anxieusement comme s’il espérait que je corroborerais cet espoir.

— Je le suppose.

— Eh bien, au revoir.

Nous nous serrâmes la main et je m’éloignai. Juste avant d’arriver à la haie, je me rappelai quelque chose et, me retournant, lançai à travers la pelouse :

— Ce sont des mufles. À vous seul vous valez mieux que toute la sacrée bande.

Je ne me suis jamais repenti de lui avoir dit cela. C’est le seul compliment que je lui aie jamais fait, parce que, du commencement à la fin, je n’avais eu pour l’homme que désapprobation. Il me fit un signe de tête poli, puis sa figure s’éclaira de son radieux sourire de compréhension, comme si depuis toujours nous avions été de corps et d’âme de connivence à cet égard. Son complet rose — somptueux haillon — faisait une tache de couleur vive sur la blancheur des marches et je pensai à la première fois que j’étais entré, trois mois plus tôt, dans sa demeure ancestrale. La pelouse et l’allée étaient peuplées des visages de gens qui devinaient sa corruption — et il se tenait sur ces mêmes marches, dissimulant son rêve incorruptible, en leur disant adieu d’un geste de la main.

Je le remerciai de son hospitalité. Nous étions toujours en train de le remercier de cela — moi comme les autres.

— Au revoir criai-je encore. Merci pour le déjeuner, Gatsby !

Une fois en ville, j’essayai quelque temps d’inscrire les cours d’une liste interminable de valeurs, puis m’endormis sur ma chaise à pivot. Un peu avant midi, le téléphone me réveilla : je sursautai, la sueur au front. C’était Jordan Baker ; elle m’appelait souvent à cette heure parce que l’incertitude de ses déplacements entre hôtels, clubs et maisons particulières lui rendait difficile de trouver un autre moyen. En général sa voix m’arrivait sur le fil jeune et rafraîchissante, comme si une touffe d’herbe arrachée au terrain par le club d’un golfeur, entrait dans le bureau par la fenêtre, mais ce matin-là elle me parut âpre et sèche.

— Je suis partie de chez Daisy. Je suis à Hempstead et vais à Southampton cet après-midi.

En quittant Daisy, elle avait probablement fait preuve de tact, mais cet acte m’irrita et la phrase qui suivit me crispa.

— Vous n’avez pas été bien gentil pour moi hier soir.

— Quelle importance cela pouvait-il avoir en un moment pareil ?

Silence. Puis :

— Pourtant, je voudrais vous voir.

— Moi aussi, je voudrais vous voir.

— Et si je n’allais pas à Southampton, si je venais en ville cet après-midi ?

— Non, je ne crois pas, pas cet après-midi.

— Fort bien.

— C’est impossible, cet après-midi. Divers…

Nous causâmes comme cela un certain temps, puis, tout d’un coup, nous ne causâmes plus. Je ne sais pas lequel de nous deux avait raccroché avec un déclic bref, mais je sais que je n’attachai aucune importance à la chose, Je n’aurais pu parler à Jordan ce jour-là, assis devant une table à thé, dussé-je ne plus jamais lui parler en ce monde.

Quelques minutes plus tard, je demandai le numéro de Gatsby, mais la ligne n’était pas libre. Je resonnai à quatre reprises ; à la fin, Central, exaspéré, m’informa que la ligne était réservée à un appel interurbain de Détroit. Je sortis mon horaire et fis un petit cercle autour du départ de trois heures cinquante. Puis, je m’appuyai au dossier de ma chaise et fis un effort pour réfléchir. Il était midi juste.

Ce matin-là, pendant que le train filait devant les monticules de cendres, j’avais passé exprès de l’autre côté du compartiment. Je supposais qu’il y aurait là toute la journée une foule de badauds, avec des petits garçons cherchant des taches sombres dans la poussière et quelque bonhomme loquace, répétant sans désemparer comment la chose s’était produite, jusqu’à ce qu’elle devînt de moins en moins réelle, même à lui-même, et qu’il ne pût plus la raconter et que l’acte tragique de Myrtle Wilson tombât dans l’oubli. Aujourd’hui, je veux remonter un peu dans le passé et dire ce qui était arrivé dans le garage après notre départ, la nuit précédente.

On avait eu de la peine à trouver Catherine, la sœur de Myrtle. Sans doute avait-elle donné une entorse à son abstinence, car lorsqu’elle arriva, elle était abrutie par l’alcool et incapable de comprendre que l’ambulance était déjà partie pour Flushing. Dès qu’on l’eût convaincue, elle s’évanouit, comme si ce détail était la partie vraiment intolérable de l’affaire. Par bonté d’âme, à moins que ce ne fût par curiosité, quelqu’un la prit dans son auto et fila dans le sillage du cadavre.

Longtemps après minuit, une foule sans cesse renouvelée vint battre le seuil du garage, tandis qu’à l’intérieur Georges Wilson se berçait — en avant, en arrière — sur le divan. Pendant un certain temps, la porte du bureau resta ouverte et nul de ceux qui entraient dans le garage ne résistait à la tentation d’y jeter un coup d’œil. Quelqu’un enfin déclara que c’était une honte, et ferma la porte. Michaelis et plusieurs hommes étaient avec lui ; au début, quatre ou cinq, plus tard, deux ou trois. Plus tard encore, Michaelis dut prier le dernier inconnu d’attendre là un quart d’heure de plus, pendant qu’il gagnerait son restaurant et préparerait un pot de café. Après cela, il resta seul avec Wilson jusqu’à l’aurore.

Vers trois heures, le ton des marmottements incohérents de Wilson subit un changement — il se calma et se mit à parler de l’auto jaune. Il annonça qu’il connaissait le moyen de découvrir à qui appartenait l’auto jaune, puis il déclara tout de go que deux mois plus tôt, sa femme était rentrée de la ville, le visage meurtri et le nez enflé.

Mais en s’entendant dire cela, il s’arrêta et recommença à crier : « Ah ! mon Dieu ! » d’une voix lamentable, Michaelis fit un effort maladroit pour le distraire.

— Depuis combien de temps étiez-vous mariés, Georges ? Allons, allons, tâche donc de rester tranquille une minute et de répondre à ma question. Depuis combien de temps étiez-vous mariés ?

— Depuis douze ans.

— Avez-vous jamais eu d’enfants ? Allons, allons, Georges, reste tranquille. Je t’ai posé une question. Avez-vous jamais eu d’enfants ?

Les durs scarabées bruns se heurtaient sans répit contre la lumière dépolie et quand Michaelis entendait une auto passer sur la route à toute vitesse, le bruit lui rappelait celui de l’auto qui ne s’était pas arrêtée. Il ne voulait pas aller dans le garage parce que l’établi était taché à l’endroit où on avait couché le corps. Il circula donc, mal à son aise, dans le bureau — avant que le matin fût venu, il connaissait tous les objets qui s’y trouvaient — et de temps à autre il s’asseyait près de Wilson pour tâcher de le calmer.

— As-tu une église où tu vas quelquefois, Georges ? même s’il y a longtemps que tu n’y es allé ? Peut-être je pourrais téléphoner à l’église et faire venir un prêtre pour qu’il te cause, pas vrai ?

— Je n’appartiens à aucune église.

— Tu devrais bien avoir une église, Georges, pour des moments comme celui-ci. Tu as bien dû aller à l’église dans le temps. Est-ce que tu ne t’es pas marié à l’église ? Écoute, Georges, écoute-moi. Est-ce que tu ne t’es pas marié à l’église ?

— Ça s’est passé il y a longtemps.

L’effort qu’il dut faire pour répondre brisa le rythme de son balancement — un moment il garda le silence. Puis la même expression, mi-avisée, mi-ahurie, reparut dans ses yeux effacés.

— Regarde dans le tiroir, là-bas, fit-il, en montrant le bureau.

— Quel tiroir ?

— Ce tiroir-là, celui-là.

Michaelis ouvrit le tiroir le plus proche de sa main. Il ne contenait rien, hormis une laisse de chien, courte et luxueuse, en cuir et tresse d’argent. Elle semblait neuve.

— Ça ? demanda-t-il, la montrant dans sa main.

Wilson regarda d’un œil fixe et fit oui de la tête.

— Je l’ai trouvée hier après-midi. Elle essaya de m’expliquer, mais, moi, je savais que c’était louche.

— Tu veux dire que c’est ta femme qui l’a achetée ?

— Elle l’avait sur sa toilette, enveloppée dans du papier de soie.

Michaelis ne voyait rien d’étrange à cela et il exposa à Wilson une douzaine de raisons pour lesquelles sa femme pouvait avoir acheté la laisse. Mais peut-être Wilson avait-il déjà entendu de Myrtle ces mêmes explications, car il se remit à murmurer : « Ah ! mon Dieu ! » et son consolateur laissa plusieurs explications dans l’air.

— Ensuite, il l’a tuée, fit Wilson.

Sa mâchoire inférieure tomba tout à coup.

— Qui ça ?

— Je connais le moyen de le découvrir.

— Voilà que tu te mets à te faire des idées, Georges, dit son ami. Cette affaire t’a donné un coup et tu ne sais pas ce que tu dis. Tu ferais mieux de rester assis, bien tranquille, jusqu’au matin.

— Il l’a assassinée.

— C’était un accident, Georges.

Wilson secoua la tête. Ses yeux se rétrécirent, sa bouche s’élargit légèrement en poussant le fantôme du « Hum ! » de quelqu’un qui est sûr de son affaire.

— Je sais, fit-il d’un ton tranchant. Je suis un type confiant et je ne veux de mal à personne, mais quand je sais une chose, je la sais bien. C’était l’homme de l’auto. Elle s’est jetée vers lui pour lui parler, mais il n’a pas voulu s’arrêter.

Michaelis lui aussi avait vu la scène, mais il ne lui était pas venu à l’esprit qu’elle pût comporter une signification spéciale. Il croyait que Mrs. Wilson se sauvait de son mari, non qu’elle cherchait à arrêter une voiture sur la route.

— Pourquoi qu’elle aurait voulu faire ça ?

— Cette femme, c’est de l’eau qui dort, fit Wilson, comme si cela répondait à la question. Ah-h-h !

Il recommença à se bercer. Michaelis restait debout, la laisse à la main.

— Peut-être que tu as un ami que je pourrais faire venir, dis, Georges ?

Espoir désespéré — il était presque sûr que Wilson n’avait pas d’ami : il ne suffisait même pas à sa femme. Il se réjouit un peu plus tard quand il s’aperçut d’une transformation dans la pièce. La fenêtre s’avivait de bleu. Il comprit que l’aube n’allait plus tarder. Vers cinq heures, il faisait assez clair pour éteindre.

Les yeux vitreux de Wilson se tournèrent vers les monticules de cendres, où de petits nuages gris assumaient des formes fantastiques et couraient de-ci de-là au vent faible du matin.

— Je lui ai parlé, marmotta-t-il après un long silence. Je lui ai dit qu’elle pouvait me tromper, mais qu’elle ne tromperait pas le bon Dieu. Je l’ai amenée devant la fenêtre…

Avec un effort, il se leva et se dirigea vers la fenêtre, contre laquelle il s’appuya, la figure pressée contre la vitre.

— Et je lui ai dit : le bon Dieu sait que ce tu as fait, tout ce que tu as fait. Tu peux me tromper, moi, mais tu ne peux tromper le bon Dieu !

Debout derrière lui, Michaelis vit avec un choc de surprise qu’il regardait les yeux du docteur T. J. Eckleburg qui venaient d’émerger, pâles et gigantesques, de la nuit qui se dissolvait.

— Le bon Dieu voit tout, répéta Wilson.

— C’est une réclame, l’assura Michaelis.

Quelque chose le poussa à se détourner de la fenêtre et à regarder dans la pièce. Mais Wilson demeura là longtemps, le visage contre la vitre, hochant la tête vers le crépuscule matinal.

Quand six heures sonnèrent, Michaelis était épuisé. Il éprouva un sentiment de gratitude en entendant une auto s’arrêter dehors, C’était un des veilleurs de la nuit précédente qui avait promis de revenir ; il prépara donc un déjeuner pour trois qu’il mangea avec cet homme. Wilson était plus calme et Michaelis rentra pour dormir ; quand il se réveilla quatre heures plus tard et revint en hâte au garage, Wilson avait disparu.

Sa présence — il alla tout le temps à pied — fut signalée par la suite à Port-Roosevelt, puis à Gad’s-Hill, où il acheta un sandwich qu’il ne mangea pas, et une tasse de café. Il devait être fatigué et marcher lentement, car il n’arriva à Gad’s-Hill qu’à midi. Jusque-là, il ne fut pas difficile de reconstituer l’emploi de son temps — il y avait les gamins qui avaient vu un homme dont les actes étaient ceux d’ « une espèce de fou » et les automobilistes qu’il avait dévisagés d’un air étrange au bord de la route. Ensuite il avait disparu pendant trois heures. Sur la foi de ce qu’il avait dit à Michaelis (« Je connais le moyen de découvrir »…) la police suppose qu’il avait employé ces trois heures à aller de garage en garage, s’enquérant d’une auto jaune. Par contre, nul garagiste ne se présenta pour dire qu’il l’avait vu. Peut-être connaissait-il un moyen plus commode et plus sûr de découvrir ce qu’il voulait savoir. Vers deux heures et demie, il était à West-Egg, où il demanda à quelqu’un de lui indiquer la maison de Gatsby. Donc à ce moment-là il connaissait le nom de Gatsby.

À deux heures, Gatsby mit son maillot de bain et laissa des instructions au valet de chambre pour qu’au cas où quelqu’un lui téléphonerait, on vînt le prévenir à la piscine. Il s’arrêta au garage pour prendre un matelas pneumatique qui avait amusé ses hôtes pendant l’été et le chauffeur l’aida à le gonfler. Puis il donna l’ordre de ne faire sortir la torpédo sous aucun prétexte — ceci était étrange, car l’aile droite nécessitait des réparations.

Chargeant le matelas sur son épaule, Gatsby se dirigea vers la piscine. Un moment il fit halte et remua son fardeau. Le chauffeur lui demanda s’il désirait qu’il l’aidât, mais il secoua la tête et, l’instant d’après, il disparaissait parmi les arbres jaunissants.

Aucun message téléphonique n’arriva, mais le valet de chambre se priva de sa sieste et attendit jusqu’à quatre heures — bien après qu’il y eût quelqu’un à qui le communiquer s’il était venu. J’ai idée qu’au fond Gatsby ne croyait pas à cet appel. Peut-être même avait-il cessé d’y attacher de l’importance. S’il en est ainsi, il a dû sentir qu’il avait perdu le vieux monde et sa chaleur, payé un prix élevé pour avoir trop longtemps vécu avec un rêve unique. Il dut lever les yeux vers un ciel inconnu, à travers des feuilles qui l’effrayaient, frémit en constatant combien grotesques sont les roses, combien grossière la lumière du soleil sur une herbe à peine créée. Un monde nouveau, matériel sans être réel, où de pauvres fantômes, respirant, en guise d’air, des songes, erraient fortuitement alentour… comme cette forme, cendreuse et fantastique, qui se glissait vers lui entre les arbres amorphes.

Le chauffeur — un des protégés de Wolfshiem — entendit les coups de feu ; plus tard tout ce qu’il put dire, c’est qu’il n’y avait pas attaché grande importance. Je me rendis directement de la gare chez Gatsby et l’anxieux élan avec lequel j’escaladai le perron fut ce qui pour la première fois alarma ses gens. Mais ils savaient déjà, je le crois fermement. Pour ainsi dire sans qu’un mot fût prononcé, nous nous hâtâmes à quatre — le chauffeur, le valet de chambre, le jardinier et moi — vers la piscine.

Il y avait sur l’eau un mouvement léger, à peine perceptible, causé par la poussée du flot nouveau vers l’orifice de vidange, placé à l’autre extrémité : formant de petites rides qui étaient à peine des ombres de vagues, le matelas dérivait irrégulièrement vers le bout du bassin. Il suffisait d’un léger souffle de vent, qui en ridait à peine la surface, pour le déranger dans sa course accidentelle avec son accidentel fardeau. Le contact d’une touffe de feuilles le fit tourner, lentement, traçant dans l’eau, comme avec la pointe d’un compas, un mince cercle rouge.

Ce n’est qu’après que nous nous fûmes mis en marche, portant Gatsby vers le château, que le jardinier aperçut le cadavre de Wilson un peu plus loin, sur l’herbe, et que l’holocauste apparut complet.