Gatsby le Magnifique/IX
IX
Après ces deux années, je ne me rappelle le reste de cette journée, la nuit et la journée qui suivirent, que comme un va-et-vient incessant d’agents de police, de photographes et de journalistes, à la porte de Gatsby. Une corde s’allongeait en travers de la grille d’entrée et un agent y était posté pour éloigner les curieux. Mais des gamins eurent vite fait de découvrir qu’on pouvait entrer par mon jardin et il y en avait toujours quelques-uns qui stationnaient bouche bée autour du bassin. Un homme plein d’assurance, un détective peut-être, prononça le mot « fou » en se penchant cet après-midi-là sur le corps de Wilson et l’autorité adventice de sa voix donna le ton aux rapports des journaux du lendemain matin.
La plupart de ces articles furent des cauchemars grotesques, circonstanciés, passionnés et faux. Quand la déposition de Michaelis à l’enquête révéla les soupçons de Wilson sur sa femme, je crus que l’histoire serait bientôt servie complète au public sous la forme d’une pasquinade épicée, mais Catherine, qui aurait pu dire n’importe quoi, ne dit mot. Elle fit preuve par surcroît dans toute l’affaire d’une force de caractère inattendue — elle regarda le coroner avec, sous ses sourcils rectifiés, des yeux fort assurés et jura que sa sœur était parfaitement heureuse avec son mari, que sa sœur ne s’était jamais mal conduite. Finissant par s’en convaincre elle-même, elle se mit à sangloter dans son mouchoir, comme si la seule idée d’une chose pareille dépassait son endurance. Le cas Wilson fut donc réduit à celui d’un homme « dérangé par le chagrin » pour que l’affaire restât sous la forme la plus simple. Et elle y resta.
Mais toute cette partie en semblait distante et accessoire. Je me trouvai tout seul du côté de Gatsby. À partir du moment où je téléphonai au village de West-Egg la nouvelle de la catastrophe, toutes les conjonctures à son sujet et toutes les questions d’ordre pratique me furent dévolues. Au premier abord, je fus surpris et troublé ; puis, tandis qu’il était là, étendu dans son château, sans bouger, sans respirer, sans parler, heure sur heure, l’idée grandit en moi que j’étais responsable, parce que nul ne s’intéressait — s’intéressait, veux-je dire, de cet intense intérêt personnel à quoi chacun a vaguement droit à la fin de sa vie.
Je téléphonai à Daisy une demi-heure après avoir trouvé le corps, je l’appelai d’instinct et sans hésitation. Mais elle était partie avec Tom l’après-midi même, de bonne heure, emportant des bagages.
— Ils n’ont pas laissé d’adresse ?
— Non…
— Ils n’ont pas dit quand ils reviendraient ?
— Non.
— Vous n’avez aucune idée où ils se trouvent ? Où pourrais-je les atteindre ?
— Je l’ignore. Je ne saurais dire.
J’aurais voulu trouver quelqu’un pour lui. J’aurais voulu entrer dans la pièce où il était couché et le rassurer : « Je trouverai quelqu’un, Gatsby. N’ayez pas peur. Faites-moi confiance, je trouverai quelqu’un… »
Le nom de Meyer Wolfshiem ne figurait pas dans l’annuaire. Le valet de chambre me donna l’adresse de son bureau, sur Broadway, et je demandai les Renseignements ; mais quand j’obtins enfin le numéro, il était cinq heures passées et on ne répondit pas.
— Voudriez-vous sonner encore ?
— J’ai déjà sonné trois fois.
— C’est de toute urgence.
— Je regrette. Il ne doit y avoir personne.
Je rentrai dans le salon, et, un moment, je crus qu’il s’y trouvait des visiteurs de hasard, tous ces officiels qui remplissaient soudain la pièce. Mais bien qu’ils tirassent le drap de lit pour regarder Gatsby avec des yeux horrifiés, il continuait à protester dans mon cerveau :
— Écoutez donc, vieux frère, il faut que vous trouviez quelqu’un. Il faut essayer de toutes vos forces. Je ne puis passer par ceci tout seul.
Quelqu’un entreprit de me questionner, mais je pris la fuite et, montant au premier, j’examinai à la hâte les tiroirs de son bureau qui n’étaient pas sous clef — il ne m’avait jamais dit d’une façon précise que ses parents étaient morts. Mais je ne trouvai rien — rien que le portrait de Dan Cody, témoignage de violences passées, qui me regardait fixement de son mur.
Le lendemain matin, j’envoyai le valet de chambre à New-York avec une lettre pour Wolfshiem, demandant des renseignements, insistant pour qu’il vînt par le premier train. Une telle requête me paraissait superflue en l’écrivant. J’étais sûr qu’il accourrait dès qu’il aurait vu les journaux, tout comme j’étais sûr qu’un télégramme de Daisy arriverait avant midi ; personne n’arriva, sauf de nouveaux policiers, de nouveaux photographes, de nouveaux journalistes. Quand le valet me rapporta la réponse de Wolfshiem, je commençai à éprouver un sentiment de défi, une solidarité méprisante entre Gatsby et moi contre eux tous.
Ceci a été pour moi une des plus terribles secousses de ma vie, je puis à peine croire que c’est vrai, un acte de folie comme celui que cet homme a commis doit nous donner à tous à réfléchir. Je ne peux pas aller là-bas pour le moment étant pris dans des affaires très urgentes et ne peux pas me laisser impliquer dans cette affaire pour le moment. Si je puis faire quelque chose un peu plus tard prévenez-moi par une lettre que vous me ferez porter par Edgar. Je sais à peine où j’en suis quand j’apprends une chose pareille et j’en suis complètement knock-out.
puis ce hâtif post-scriptum :
Renseignez-moi sur l’enterrement, etc…, je ne sais rien de la famille.
Quand le téléphone sonna cet après-midi et que l’Interurbain dit que c’était Chicago, je crus que ce serait enfin Daisy. Mais ce fut une voix d’homme, très faible, à une distance infinie.
— Ici Slagle.
— Oui ? (Le nom m’était inconnu).
— Une sale lettre, hein ? Reçu mon télégramme ?
— Il n’y a pas eu de télégrammes.
— Le jeune Parke est foutu, fit-il très vite. On l’a pincé au moment où il livrait les valeurs par-dessus le comptoir. Il y avait cinq minutes qu’ils avaient reçu de New-York une circulaire leur indiquant les numéros. Qu’en pensez-vous, hein ? On ne sait jamais, dans ces patelins de pedzouilles…
J’interrompis, pantelant :
— Hello ! Écoutez donc ! Ce n’est pas M. Gatsby qui parle. M. Gatsby est mort.
Il se fit un long silence au bout du fil, suivi par une exclamation… puis un « couac » bref quand on coupa.
Je crois que ce fut le troisième jour qu’un télégramme signé Henry C. Gatz arriva d’une ville du Minnesota. Il disait simplement que l’expéditeur partait sur-le-champ et qu’il fallait retarder l’enterrement.
C’était le père de Gatsby, un vieillard solennel, très ahuri, très abattu, matelassé d’un ulster à bon marché contre la chaude journée de septembre. Ses yeux perdaient l’eau sans arrêt par l’effet de la surexcitation et quand je l’eus débarrassé de son sac et de son parapluie, il se mit à tirailler sa barbe rare et grise avec tant d’assiduité, que j’eus peine à lui ôter son pardessus. Comme il paraissait prêt à s’effondrer, je l’emmenai dans la salle de musique et le fis asseoir en attendant qu’on lui apportât à manger. Mais il ne voulut point manger et le verre de lait se répandit, tant sa main tremblait.
— Je l’ai lu sur le journal de Chicago, dit-il. C’était écrit sur le journal de Chicago. Je suis parti de suite.
— Je ne savais où m’adresser pour vous atteindre.
Ses yeux, qui ne voyaient rien, parcouraient la pièce sans arrêt.
— C’était un fou, dit-il. Il devait être fou.
Je le pressai :
— Voulez-vous un peu de café ?
— Je ne veux rien. Ça va, maintenant, Monsieur…
— Carraway.
— Bien. Ça va maintenant. Où c’est-y qu’on a mis Jimmy ?
Je le conduisis au salon, où son fils était étendu, et le laissai seul. Des petits garçons étaient montés sur le perron et regardaient dans le vestibule ; quand je leur eus dit qui était le visiteur qui venait d’arriver, ils s’éloignèrent à regret.
Au bout d’un instant, M. Gatz ouvrit la porte et sortit la bouche béante, le visage légèrement enflammé, les yeux perdant des larmes isolées et sans ponctualité. Il avait atteint un âge où la mort n’a plus sa qualité de saisissante surprise et quand il regarda autour de lui pour la première fois et vit la hauteur et le luxe de la galerie et les vastes pièces qui s’ouvraient sur d’autres pièces, sa douleur commença à se mêler d’un respectueux orgueil. Je l’aidai à gagner une chambre à coucher, en haut ; tandis qu’il ôtait sa veste et son gilet, je lui dis que tous les arrangements avaient été suspendus jusqu’à son arrivée.
— J’ignorais quelles seraient vos intentions, M. Gatsby.
— C’est Gatz que je m’appelle.
— … M. Gatz. J’ai pensé que vous voudriez peut-être emporter le corps dans l’Ouest.
Il secoua la tête.
— Jimmy s’est toujours mieux plu ici dans l’Est. C’est dans l’Est qu’il s’est élevé à sa situation. Vous étiez un ami de mon garçon, Monsieur…
— Nous étions intimes.
— Il avait un bel avenir, vous savez. Ce n’était qu’un jeune homme ; mais il avait beaucoup de puissance, ici.
Il se toucha le front d’un air pénétré et je hochai la tête.
— S’il avait vécu, il serait devenu un grand homme. Un homme dans le genre de James J. Hill. Il aurait contribué à exploiter le pays.
— C’est vrai, fis-je, gêné.
Il tirailla le dessus de lit à fleurs qu’il voulait enlever et s’étendit tout raide — s’endormit instantanément.
Cette nuit quelqu’un, en proie à une terreur manifeste, téléphona, exigeant de savoir qui j’étais avant de dire son nom.
— Je suis M. Carraway.
— Ah ! fit-il avec soulagement. Ici M. Klipspringer.
Moi aussi j’éprouvai un soulagement, car cela semblait promettre la présence d’une autre personne à la tombe de Gatsby. Ne voulant pas que la cérémonie fût annoncée dans les journaux, ce qui aurait attiré une foule de badauds, je m’étais contenté de téléphoner moi-même à un nombre limité de personnes. Elles étaient très difficiles à joindre.
— Les funérailles ont lieu demain, lui dis-je. Trois heures, ici, à la maison. Je vous serais obligé d’en informer tous ceux que cela pourrait intéresser.
— Certainement, fit-il avec précipitation. Bien sûr, je n’ai guère de chances de voir qui que ce soit, mais si cela se trouve, comptez sur moi.
Le ton me donna des soupçons.
— Je n’ai pas besoin de vous demander si vous viendrez ?
— Je ferai mon possible. Je téléphonais, c’est pour demander si…
J’interrompis.
— Un instant, dites-moi d’abord que vous viendrez.
— Mais… le fait est… la vérité est que je demeure pour l’instant chez des gens, ici à Greenwich, et qu’ils comptent sur moi pour demain. Au fait, ils ont organisé un pique-nique, ou quelque chose de ce genre. Il va sans dire que je ferai de mon mieux pour m’esquiver.
Je lâchai un « hum ! » d’incrédulité qu’il dut entendre, car il reprit avec nervosité :
— Je téléphonais au sujet d’une paire de souliers que j’ai laissée là-bas, Pourrais-je vous prier de me les faire envoyer par le valet de chambre. Voyez-vous, c’est des souliers de tennis et je me trouve perdu sans eux. Mon adresse est : Aux soins de B. F…
Je n’entendis pas la suite, car j’avais raccroché.
Après cela, j’éprouvai une certaine honte pour Gatsby — un Monsieur à qui je téléphonais me laissa entendre qu’il n’avait que ce qu’il méritait. D’ailleurs, c’était ma faute, car c’était un de ceux qui avaient coutume de ricaner avec le plus d’amertume au sujet de Gatsby, tout en puisant courage dans la liqueur de leur hôte. J’aurais dû avoir le bon sens de ne pas m’adresser à lui.
Le matin de l’enterrement, je me rendis à New-York pour voir Meyer Wolfshiem ; il semblait qu’il était impossible de mettre la main dessus par un autre moyen. La porte que je poussai, sur les indications du groom de l’ascenseur, était marquée : « The Swastika Holding Company », et d’abord je crus qu’il n’y avait personne. Mais quand j’eus crié plusieurs fois « Hello ! » en vain, une discussion éclata derrière une cloison et bientôt une ravissante Juive apparut par une porte intérieure et m’examina avec de noirs yeux hostiles.
— Il n’y a personne. M. Wolfshiem est parti pour Chicago.
— La première partie de son allégation était évidemment fausse, car quelqu’un s’était mis à siffler — faux — le Rosaire dans l’autre pièce.
— Veuillez lui dire que M. Carraway veut le voir.
— Je ne peux pourtant pas le faire rentrer de Chicago.
À cet instant une voix, sans doute possible celle de Wolfshiem, appela « Stella ! » de l’autre côté de la porte.
— Laissez votre nom sur la table, fit rapidement la Juive. Je le lui remettrai quand il rentrera.
— Mais je sais qu’il est là.
Elle fit un pas en avant et se mit à glisser les mains sur ses hanches, d’un geste d’indignation.
— Vous autres jeunes gens, vous croyez que vous pouvez vous introduire ici n’importe quand, gronda-t-elle. On commence à en avoir assez. Quand je dis qu’il est à Chicago, c’est qu’il est à Chicago.
Je mentionnai Gatsby.
— Oh ! Oh !
Elle me regarda de nouveau.
— Voulez-vous… Quel est déjà votre nom ?
Elle disparut. L’instant d’après Meyer Wolfshiem, debout sur le seuil de sa porte, me tendait ses deux mains avec solennité. Il m’attira dans son bureau, en me faisant observer d’une voix chargée de respect, que ces moments étaient bien tristes pour nous tous, et m’offrit un cigare.
— Ma mémoire remonte aux premiers moments où je l’ai connu, fit-il. Un jeune major à peine démobilisé et couvert de médailles qu’il avait gagnées à la guerre. Il était si fauché qu’il portait encore l’uniforme, ne pouvant s’offrir des frusques comme tout le monde. La première fois que je l’ai vu, c’est quand il est entré au billard de Winebrener, 43e rue, pour demander un emploi. Il n’avait rien mangé depuis deux jours. « Venez casser la croûte avec moi, » que je lui fais. Il boulotta pour plus de quatre dollars de nourriture en une demi-heure.
— C’est vous qui l’avez lancé dans les affaires ?
— Lancé ? C’est à moi qu’il doit tout.
— Ah ?
— Je l’ai tiré du néant, je l’ai tiré du ruisseau. J’ai vu de suite que c’était un jeune homme de belle apparence, un gentleman, et quand il m’eut dit qu’il était un ancien élève d’Ogsford, je compris que je pouvais me servir de lui avec avantage. Je le forçai à s’inscrire aux Anciens Combattants et il y obtint un rang élevé. Tout de suite il fit un travail pour une de mes pratiques à Albany. Nous étions pour tout comme ça (il leva deux doigts bulbeux) toujours ensemble.
Je me demandai si cette association s’était étendue à la transaction concernant les Matches internationaux en 1919.
Je fis après un moment de silence :
— À présent, il est mort. Vous étiez son ami le plus intime. Je sais donc que vous tiendrez à assister cet après-midi à son enterrement.
— J’aimerais bien venir,
— Alors, venez.
Le poil de ses narines frémit légèrement et tandis qu’il secouait la tête, ses yeux se remplirent de larmes.
— Je ne peux pas — impossible de me mêler de cette affaire.
— Il n’y a pas d’affaire. À présent tout est terminé.
— Quand un homme se fait tuer, je n’aime pas m’en mêler de quelque manière que ce soit. Je reste en dehors. Quand j’étais jeune, c’était différent — si un copain venait à mourir, par n’importe quel moyen, je collais avec lui jusqu’au bout. Vous pensez peut-être que c’est du sentiment, mais je suis sincère jusqu’au bout du bout.
Je me convainquis que pour une raison qui lui était personnelle, il avait décidé de ne pas venir. Je me levai donc.
— Vous avez vos diplômes ? me demanda-t-il tout à coup.
Un moment je pensai qu’il allait me proposer une « ziduation », mais il se contenta de hocher la tête en me serrant la main.
— Apprenons à montrer notre amitié aux gens pendant qu’ils sont vivants, suggéra-t-il, et non quand ils sont morts. Avec ça, ma règle de conduite est de ne jamais me mêler de rien.
Quand je sortis de son bureau, le ciel s’était obscurci et je rentrai à West-Egg sous une pluie fine. Après avoir changé de costume, j’allai à côté et trouvai Mr. Gatz très excité en train d’arpenter la galerie. L’orgueil qu’il tirait des richesses de son fils augmentait sans répit et maintenant il avait quelque chose à me faire voir. Il sortit son portefeuille avec des doigts tremblants.
— Jimmy m’avait envoyé cette photo. Regardez.
C’était une photo du château, fendue aux coins et souillée par des mains nombreuses. Il m’indiquait tous les détails avec fièvre. « Regardez ceci ! » Puis il cherchait l’admiration dans mes yeux. Il l’avait montrée si souvent que je crois que l’image était devenue plus réelle pour lui que la maison elle-même.
— C’est Jimmy qui me l’a envoyée. Je trouve que c’est une très jolie image. Elle a bon air.
— Très bon air. L’aviez-vous vu ces temps derniers ?
— Il est venu me voir il y a deux ans passés et il m’a acheté la maison où j’habite à présent. Bien sûr on était ben pauvres quand il s’a ensauvé de chez nous, mais je vois à présent qu’il avait un motif pour agir comme ça. Il savait qu’il avait un bel avenir devant lui. Et depuis qu’il s’était fait une belle situation, il se montrait très généreux pour moi.
Il semblait éprouver de la répugnance à remettre la photo dans sa poche, il la tint un moment encore, en traînaillant, devant mes yeux. Puis il la remit dans son portefeuille et tira de sa poche un vieil exemplaire tout déchiqueté d’un roman intitulé : Hop along, Cassidy.
— Vous voyez ça ? C’est un livre qu’il avait quand il était gamin. Ça vous montre.
Il l’ouvrit à la page de garde et le tourna pour me faire voir. Sur la dernière page blanche, étaient inscrits en capitales les mots : « EMPLOI DU TEMPS » et une date : 12 septembre 1906. Et, dessous :
Ne pas perdre mon temps chez Shafters ou (un nom, illisible).
Ne plus fumé ni chiqué.
Un bain tous les deux jours.
Lire chaque semaine un livre ou un magazine utile à l’esprit.
Économisé $ 5.00 (rayé) $ 3.00 par semaine.
Être meilleur pour mes parents.
— Je suis tombé sur ce bouquin par hasard, fit le vieux. Ça vous montre, pas vrai ?
— Oui, ça vous montre.
— Jimmy devait faire son chemin. Il était tout le temps à prendre des résolutions sur ceci ou sur cela. Vous avez remarqué ce qu’il a mis là sur ce qui était utile à l’esprit ? Il a toujours été très fort là-dessus. Il m’a dit une fois comme ça que je mangeais comme un cochon. J’y ai foutu une raclée pour lui apprendre.
Il hésitait à refermer le livre, relisant chaque ligne à voix haute pour me solliciter ensuite du regard. J’imagine qu’il s’attendait que je prisse copie de l’emploi du temps pour mon bénéfice personnel.
Un peu avant trois heures, le pasteur luthérien arriva de Flushing et je commençai à regarder involontairement par la fenêtre, pour voir s’il n’arrivait pas d’autres voitures. Le père de Gatsby en faisait autant. Mais le temps passait ; les domestiques entrèrent et se postèrent dans le vestibule. Le vieux se mit à clignoter des yeux anxieusement et à parler de la pluie d’un air préoccupé et indécis. Le pasteur consulta sa montre à plusieurs reprises. Je le pris à part et le priai d’attendre encore une demi-heure. Mais ce fut inutile. Il ne vint personne.
Voici cinq heures, notre convoi, composé de trois autos, parvint au cimetière et stoppa devant l’entrée sous une bruine épaisse — d’abord le corbillard automobile, horriblement noir et mouillé, puis M. Gatz, le pasteur et moi-même dans la limousine, un peu plus tard quatre ou cinq domestiques et le facteur de West-Egg, dans la Ford de Gatsby, tous trempés jusqu’à la peau. Comme nous entrions dans le cimetière, j’entendis une auto s’arrêter, puis les pas de quelqu’un qui nous suivait sur le sol détrempé en faisant jaillir des gerbes de boue. Je me retournai. C’était l’homme aux lunettes de hibou que j’avais trouvé une nuit, trois mois auparavant, dans la bibliothèque, s’extasiant sur les livres de Gatsby.
Je ne l’avais plus revu. Je ne sais comment il avait eu vent de la cérémonie, j’ignore jusqu’à son nom. La pluie ruisselait sur ses verres épais ; il les enleva et les essuya pour regarder la toile qu’on déroulait afin de protéger la tombe.
Je m’efforçai alors de penser un peu à Gatsby, mais il était déjà trop loin et je ne pus que me rappeler, sans ressentiment, que Daisy n’avait envoyé ni un message, ni une fleur. Vaguement j’entendis une voix murmurer : « Bénis les morts sur qui tombe la pluie », et puis l’homme aux yeux de hibou qui, d’une voix assurée, répondait « Amen ».
Nous regagnâmes les autos à pas rapides et en ordre dispersé, à travers la pluie. Yeux-de-hibou me parla près de la grille.
— Je n’ai pas pu venir à la maison, s’excusa-t-il.
— Pas plus que les autres.
Il sursauta :
— Allons donc ! mais, voyons, nom de Dieu, on y venait par centaines !
Il ôta ses verres et les essuya de nouveau, des deux côtés.
— Le pauv’ bougre, fit-il.
Un de mes souvenirs les plus vivants est celui de mes retours dans l’Ouest au sortir du collège, et plus tard de l’Université, aux vacances de Noël. Ceux qui allaient plus loin que Chicago se rassemblaient dans l’obscure gare de l’Union à six heures, un soir de décembre, avec quelques amis de Chicago, déjà pris par leurs gaietés de fête, pour leur dire un adieu rapide. Je me souviens des fourrures des jeunes filles qui revenaient du pensionnat de Miss une Telle ou de Miss Telle autre, et du bavardage à haleines gelées et des mains qui s’agitaient au-dessus des têtes quand nous apercevions des vieilles connaissances, et des rivalités dans les invitations : « Tu vas chez les Ordways ? Les Herseys ? Les Schultzes ? » et les longs tickets verts que tenaient fermement nos mains gantées, Enfin les wagons jaune sale de la ligne de Chicago, Milwaukee et Saint-Paul, l’air aussi joyeux que Noël lui-même, sur la voie, à côté des portillons.
Quand on démarrait dans la nuit d’hiver et que la vraie neige, notre neige, commençait à s’étendre de part et d’autre et à étinceler contre les vitres, que les faibles lumières des petites gares du Wisconsin glissaient sur notre route, l’air tout à coup se faisait invigorant. Nous aspirions profondément en rentrant du wagon-restaurant par les froids vestibules à soufflet, sentant inexprimablement notre densité personnelle dans cette contrée pendant une heure, une heure étrange, avant de nous fondre à nouveau en elle, de nous y incorporer.
C’est ça, mon Middle-West — non le blé, ni les savanes, ni les hameaux perdus, peuplés de Suédois, mais les retours émouvants par les trains de ma jeunesse, et les réverbères dans les rues, et les clochettes des traîneaux dans l’obscurité glacée, et les ombres des couronnes de houx projetées sur la neige par les fenêtres illuminées. Je fais partie de tout cela, un peu grave à cause de la sensation que m’ont laissée ces longs hivers, un peu fier d’avoir grandi dans la maison Carraway dans une ville où, à travers les décades, on continue de désigner les demeures par des noms de famille. Je vois bien maintenant que ce récit a été tout compte fait, une histoire du Middle-West — Tom et Gatsby, Daisy, Jordan et moi, étions tous originaires du Middle-West. Peut-être chez nous tous un trait faisait défaut, ce qui, subtilement, nous rendait inassimilables à la vie des États de l’Est.
Même quand l’Est m’excitait le plus ; même quand je sentais le plus vivement sa supériorité sur les villes ennuyées, rampantes, gonflées, d’au delà de la rivière Ohio, avec leurs interminables inquisitions qui n’épargnaient que les plus jeunes et que les plus âgés, même alors il a toujours eu sur moi un pouvoir de déformation. West-Egg en particulier, figure encore dans mes rêves les plus fantastiques. Je le vois comme une scène nocturne qu’aurait peinte El Greco : cent villas, à la fois conventionnelles et grotesques, accroupies sous un ciel maussade et dépoli. Au premier plan, quatre Messieurs très graves, en habit, marchent sur un trottoir avec une civière chargée d’une femme saoule, revêtue d’une robe de soirée blanche. Sa main, qui pend sur le côté, jette de froides lueurs de gemmes. Gravement les Messieurs s’avancent vers une maison — elle n’est pas celle qu’ils cherchent. Mais nul ne connaît le nom de la femme et nul n’en a souci.
Après la mort de Gatsby l’Est fut hanté pour moi comme cela, déformé au delà de la capacité de réglage de mes jumelles. C’est pourquoi, quand la fumée bleue des feuilles cassantes fut dans l’air et que le vent se mit à tendre le linge humide accroché aux ficelles, je pris la décision de rentrer au pays.
Il me restait une chose à faire avant de partir, une corvée difficile et désagréable, que peut-être j’eusse mieux fait de ne pas entreprendre. Mais je voulais laisser tout en bon ordre et ne point compter sur une mer obligeante en son indifférence pour balayer mes ordures. Je vis Jordan Baker et causai avec elle de ce qui nous était arrivé à nous deux, et de ce qui m’était arrivé ensuite, et elle resta étendue, parfaitement immobile, m’écoutant, dans un vaste fauteuil.
Elle était en costume de golf et je pensai, je m’en souviens, qu’elle ressemblait à une illustration réussie, le menton légèrement levé avec impertinence, les cheveux de la couleur d’une feuille d’automne, le visage du même brun que le gant sans doigts qui reposait sur son genou. Quand j’eus fini, elle m’informa sans commentaires qu’elle était fiancée à un autre homme. J’entendis cela avec scepticisme, bien qu’il y en eût plusieurs qui l’auraient épousée sur un signe de tête. Je n’en feignis pas moins de la croire. Une minute, je me demandai si je ne commettais pas une erreur. Puis je repensai rapidement à tout et me levai pour dire adieu.
— Néanmoins, vous m’avez laissé tomber, dit Jordan tout à coup. Vous m’avez laissé tomber — par téléphone. Je me fiche de vous à présent, mais n’importe, c’était quelque chose qui ne m’était jamais arrivé, et j’en suis restée étourdie quelque temps.
Nous nous serrâmes la main.
— Oh ! et puis, vous rappelez-vous, ajouta-t-elle, cette conversation que nous eûmes une fois en auto ?
— Pas exactement.
— Vous disiez qu’un mauvais chauffeur n’était sûr que jusqu’au moment où il en rencontrait un autre ? Eh bien, j’ai rencontré un autre chauffeur, aussi mauvais que moi, pas vrai ? Je veux dire qu’en devinant de travers, j’avais montré de la négligence. Je pensais que vous étiez quelqu’un d’assez honnête, d’assez droit. Je pensais que c’était là votre secrète fierté.
— J’ai trente ans, répondis-je. J’ai cinq ans de trop pour me mentir à moi-même en donnant à cela le nom d’honneur.
Elle ne répondit pas. Furieux, à demi amoureux d’elle, superlativement désolé, je m’éloignai.
Un après-midi, vers la fin du mois d’octobre, je vis Tom Buchanan. Il marchait devant moi de son pas alerte sur la 5e Avenue, les mains un peu écartées du corps, agressivement, un peu comme le boxeur à la parade, la tête bougeant vivement de-ci de-là, s’adaptant à ses yeux inquiets. Au moment même où je ralentissais pour ne pas le rattraper, il s’arrêta et se mit à considérer l’étalage d’un bijoutier, en fronçant les sourcils. Soudain il m’aperçut et vint à moi, la main tendue.
— Qu’est-ce qu’il y a, Nick ? Tu ne veux pas me serrer la main ?
— Non. Tu sais ce que je pense de toi.
— Tu es fou, Nick, fit-il très vite. Fou à lier. Je ne sais pas ce qui te possède.
— Tom, lui demandai-je, qu’est-ce que tu as dit à Wilson, l’après-midi que tu sais ?
Il me regarda fixement sans prononcer une parole et je sus que j’avais deviné juste au sujet de l’emploi de ces heures perdues. Je fis un mouvement pour m’éloigner, mais il avança d’un pas et me saisit le bras.
— Je lui ai dit la vérité, fit-il. Il s’était présenté a ma porte au moment où nous allions partir. Quand je lui fis dire que je ne pouvais le voir, il essaya de monter de force. Il était assez affolé pour me tuer si je ne lui disais pas à qui appartenait la voiture. Il garda la main sur le revolver qu’il avait dans sa poche tout le temps qu’il resta à la maison.
Il s’interrompit et d’un air de défi :
— Qu’est-ce que je lui ai dit ? Ce zigoto-là n’a eu que ce qu’il méritait. Il t’avait jeté de la poudre plein les yeux, exactement comme à Daisy. Mais c’était une crapule. Il a écrasé Myrtle comme on écrase un chien, et n’a même pas arrêté son auto.
Je n’avais rien à répondre, hormis, et cela ne pouvait se dire, que ce n’était pas vrai.
— Et si tu crois que je n’ai pas eu ma part de souffrance — écoute-moi, le jour où je suis allé donner congé de l’appartement, quand j’ai vu cette sacrée boîte de biscuits de chien posée là sur le buffet, je me suis assis et j’ai pleuré comme un gosse. Nom de Dieu, c’était affreux… !
Je ne pouvais ni lui pardonner ni éprouver de la sympathie pour lui, mais je compris que ce qu’il avait fait était justifié à ses propres yeux. Tout cela n’était que négligence et confusion. C’étaient des gens négligents — Tom et Daisy — ils brisaient choses et êtres, pour se mettre, ensuite, à l’abri de leur argent ou de leur vaste négligence, ou quelle que fût la chose qui les tenait ensemble, en laissant à d’autres le soin de faire le ménage…
Je lui serrai la main : il me parut qu’il aurait été sot de ne point le faire, car j’éprouvais tout d’un coup l’impression que je parlais à un enfant. Puis il pénétra chez le bijoutier pour acheter un collier de perles — ou seulement peut-être une paire de boutons de manchettes — débarrassé à jamais de mon pointillisme provincial.
La maison de Gatsby était encore vide quand je partis — l’herbe de sa pelouse était devenue aussi longue que la mienne. Un des chauffeurs de taxi du village ne passait plus jamais avec des clients devant la grille sans s’arrêter une minute et la montrer du doigt ; peut-être était-ce celui qui avait conduit Daisy et Gatsby à East-Egg la nuit de l’accident et peut-être avait-il imaginé une histoire de toutes pièces. Comme je ne voulais pas l’entendre, j’évitais l’homme en sortant de la gare.
Je passais mes samedis soirs à New-York parce que ces fêtes brillantes, éblouissantes, qu’il avait données demeuraient si vivaces en moi que j’en entendais encore la musique et les rires, à peine distincts, incessants, dans son jardin et les autos qui allaient et venaient dans son allée. Une nuit j’entendis une auto matérielle et vis ses lanternes stopper devant le perron. Mais je ne m’enquis point. C’était probablement un dernier hôte venu des confins de la terre, qui ignorait que la fête était finie.
La dernière nuit, ma malle faite et ma voiture vendue à l’épicier, j’allai contempler une fois encore cet immense et incohérent ratage de maison. Sur les marches blanches un mot obscène, inscrit par quelque voyou avec un éclat de brique, se détachait au clair de lune. Je l’effaçai en frottant la pierre de mon soulier avec un grincement de cuir. Puis je descendis à pas lents sur la plage et me couchai dans le sable.
La plupart des villas du bord de l’eau étaient déjà fermées et il n’y avait guère de lumières que celles, indécises et mouvantes, d’un ferry-boat de l’autre côté du Détroit. Et à mesure que montait la lune, les inutiles villas commencèrent à s’effacer si bien que, par degrés, j’eus l’impression d’être sur l’île antique qui avait fleuri jadis aux yeux des matelots hollandais — le sein vert et frais d’un monde nouveau, ses arbres disparus, les arbres qui avaient cédé la place au château de Gatsby, avaient un temps flatté de leurs murmures le dernier et le plus grand de tous les rêves humains ; pendant un instant fugitif et enchanté, l’homme retint sans doute son souffle en présence de ce continent, contraint à une contemplation esthétique qu’il ne comprenait ni désirait, face à face pour la dernière fois dans l’histoire avec une chose qui égalait sa faculté d’émerveillement.
Et, assis en cet endroit, réfléchissant au vieux monde inconnu, je songeai à l’émerveillement que dut éprouver Gatsby quand il identifia pour la première fois la lumière verte au bout de la jetée de Daisy. Il était venu de bien loin sur cette pelouse bleue, et son rêve devait lui paraître si proche, qu’il ne pourrait manquer de le saisir avec sa main. Il ignorait qu’il était déjà derrière lui, quelque part dans cette vaste obscurité au delà de la ville, où les champs obscurs de la république se déroulaient sous la nuit.
Gatsby croyait en la lumière verte, l’extatique avenir qui d’année en année recule devant nous. Il nous a échappé ? Qu’importe ! Demain nous courrons plus vite, nos bras s’étendront plus loin… Et un beau matin……
C’est ainsi que nous avançons, barques luttant contre un courant qui nous rejette sans cesse vers le passé.