Gatsby le Magnifique/IV
IV
Le dimanche matin, tandis que sonnaient les cloches dans les villages de la côte, chacun avec sa maîtresse revenait chez Gatsby et scintillait avec hilarité sur la pelouse.
— C’est un bootlegger, disaient les jeunes femmes, tout en se pavanant parmi ses cocktails et ses fleurs. Il a tué un homme qui avait découvert qu’il est le neveu d’Hindenburg, et le cousin du diable. Attrape-moi donc une rose, ma jolie, et verse une dernière goutte dans c’te coupe de cristal.
J’inscrivis un jour sur les pages blanches d’un horaire les noms des gens qui fréquentèrent cet été-là chez Gatsby. Aujourd’hui l’indicateur est périmé, coupé dans les plis, et marqué : « Service modifié au 5 juillet 1922 ». Mais je puis encore déchiffrer les noms devenus gris : mieux que mes généralisations, ils vous donneront une idée des gens qui acceptaient l’hospitalité de Gatsby en lui payant le subtil tribut de ne rien connaître à son sujet.
D’East-Egg, donc, venaient les Chester Becker, et les Leech, et un homme du nom de Bunsen, que j’avais connu à Yale, et le docteur Webster Civet, qui se noya l’été dernier dans le Maine. Et les Hornbeam et les Willie Voltaire et tout un clan nommé Blackbuck, qui se groupait toujours dans un coin et levait le nez, telles des chèvres, quand quelqu’un s’approchait. Et les Ismay et les Chrystie (ou plutôt Hubert Auerbach et la femme de M. Chrystie) et Edgar Beaver, dont les cheveux, disait-on, étaient devenus blancs comme coton un après-midi d’hiver sans motif valable.
Clarence Endive était d’East-Egg, si j’ai bonne mémoire. Il ne vint qu’une fois, en culottes blanches de golf, et se battit dans le jardin avec un vaurien qui s’appelait Etty. De plus loin dans l’île venaient les Cheadle et les O. R. P. Schraeder et les George Washington Cohen, de Géorgie, et les Fishguard et les Ripley Snell. Snell était là trois jours avant son incarcération, ivre sur le gravier de l’allée au point que l’auto de Mrs. Ulysses Swett lui passa sur la main droite. Les Dancy venaient aussi et S. B. Whitebait, qui avait largement passé la soixantaine, et Maurice A. Flink, et les Hummerhead et Beluga, l’importateur de tabac et les petites amies de Beluga.
De West-Egg venaient les Pole et les Mulready et Cecil Roebuck et Cecil Schoen et Gulick, le député et Newton Oerchid, qui « contrôlait » les Films par excellence et Eckhaust et Clyde Abrams et Don S. Schwartze (fils) et Arthur McCarty, tous s’occupant de cinéma d’une façon ou d’une autre. Et les Catlip et les Bemberg et J. Earl Muldoon, frère de ce Muldoon qui, plus tard, devait étrangler sa femme, Da Fontan, le lanceur d’affaires, fréquentait là, et Ed. Legros et James B. Ferret, dit Tord-Boyaux, et les De Jongh et Ernest Lilly — ceux-là venaient pour jouer et quand Ferret rôdait dans le jardin, cela voulait dire qu’il était nettoyé et que les Transports en Commun subiraient le lendemain des fluctuations compensatrices.
Un nommé Klipspringer s’y trouvait si souvent et si longtemps qu’on finit par le connaître sous le sobriquet du « pensionnaire » — je doute fort qu’il eût un autre domicile. Parmi les gens de théâtre, il y avait Gus Waize et Horace O’ Donavan et Lester Myer et Georges Duckweed et Francis Bull. De New-York également venait les Chrome et les Blackhysson et les Dennicker et Russel Betty et les Corrigan et les Kellehr et les Dewar et les Scully et S. W. Belcher et les Smirk et les jeunes Quinn, divorcés aujourd’hui, et Henry L. Palmetto qui se tua en sautant devant une rame du métro à la station de Times-Square.
Benny McClenahan arrivait toujours avec quatre jeunes femmes. Elles n’étaient jamais tout à fait les mêmes, mais se ressemblaient tant qu’inévitablement elles paraissaient avoir déjà été présentes. J’ai oublié leurs noms — Jacqueline, je crois, ou bien Consuela, ou Gloria ou Judy ou June et leurs noms de famille étaient ceux, mélodieux, des fleurs ou des mois de l’année, ou, plus sévères, ceux des grands capitalistes américains dont, pour peu qu’on les pressât, elles s’avouaient cousines.
En sus de tous ces gens, je me rappelle que Faustina O’Brien vint, au moins une fois, ainsi que les filles Baedeker et le jeune Brewer, celui qui a perdu le nez à la guerre, et M. Albrucksburger et miss Haag, sa fiancée et Ardita Fitz-Peters et M. P. Jewett, naguère président des Anciens Combattants, et miss Claudin Hip, accompagnée d’un homme qu’on disait être son chauffeur, et un prince de quelque chose, qu’on appelait le Duc, et dont j’ai oublié le nom en admettant que je l’aie jamais connu.
Tous ces gens vinrent chez Gatsby cet été.
À neuf heures, un matin de la fin de juillet, la somptueuse auto de Gatsby monta avec des embardées la rocailleuse allée conduisant à ma porte et lança une bouffée de mélodie de sa trompe à trois notes. C’était la première fois que Gatsby me rendait visite, bien que j’eusse assisté à deux de ses garden-parties, volé dans son hydroplane et, sur ses instances, fait un fréquent usage de sa plage.
— Bonjour, vieux frère, comme vous déjeunez aujourd’hui chez moi, j’ai pensé que nous pourrions aller ensemble à New-York.
Il se tenait en équilibre sur le marche-pied de sa voiture, avec cette aisance de mouvements qui est si essentiellement américaine — qui vient, je le suppose du moins, de ceci que nous n’avons jamais eu à soulever des fardeaux dans notre jeunesse et, davantage encore, de la grâce informe de nos jeux nerveux et sporadiques. Cette qualité perçait sans cesse à travers ses manières pointilleuses sous les espèces d’un état d’agitation constante. Il ne restait jamais tout à fait tranquille ; toujours il tapait du pied, ouvrait ou fermait la main avec impatience.
Il s’aperçut que je contemplais sa voiture avec admiration.
— Elle est belle, hein, vieux frère ?
Il sauta à terre pour me permettre de la voir mieux.
— Vous ne l’avez pas encore vue ?
Je l’avais vue. Tout le monde l’avait vue. Elle était peinte d’une riche couleur crème, étincelante de nickel, triomphalement enflée ici et là dans sa monstrueuse longueur par des coffres à chapeaux, des coffres à pique-nique, des coffres à outils et couverte, comme d’une terrasse, par un labyrinthe de pare-brise où se reflétaient douze soleils. Ayant pris place derrière plusieurs épaisseurs de vitres dans une sorte de serre en cuir vert, nous partîmes pour la ville.
J’avais causé avec lui une demi-douzaine de fois pendant le mois qui venait de s’écouler, et à mon vif désappointement, j’avais découvert qu’il n’avait pas grand’chose à dire. Ainsi ma première impression qu’il était quelqu’un s’effaçant par degrés, mon voisin était simplement devenu pour moi le propriétaire d’une lumineuse hostellerie que j’aurais eue à ma porte.
Puis vint cette déconcertante promenade. Nous n’avions pas atteint le village de West-Egg que Gatsby s’était mis à laisser inachevées ses élégantes phrases et à donner des claques d’indécision sur le genou de son complet caramel.
— Dites donc, vieux frère, fit-il, avec une soudaineté qui me déconcerta, qu’est-ce que vous pensez de moi, au fond ?
Un peu interloqué, j’entamai les généralisations ambiguës que mérite une pareille question. Il m’interrompit.
— Eh bien, je vais vous dire quelque chose de ma vie. Je ne veux pas que vous vous fassiez de moi une idée fausse d’après tous ces racontars que vous entendez.
Il était donc au courant des bizarres médisances qui dans ses salles assaisonnaient la conversation.
— Je vais vous dire la vérité du bon Dieu. (Sa main droite ordonna soudain à la justice divine de se tenir prête). Je suis le fils de gens riches du Middle-West — tous morts à l’heure qu’il est. Élevé en Amérique, j’ai étudié à Oxford, parce que tous mes ancêtres y avaient fait leurs études. C’est une tradition de famille.
Il me lança un regard de côté — et je sus pour quoi Jordan Baker avait cru qu’il mentait. Il prononça très vite les mots « j’ai étudié à Oxford » ou les avala ou s’en étrangla, comme s’ils l’avaient déjà gêné auparavant. Et avec ce doute, sa déclaration tout entière se brisa en morceaux et je me demandai s’il n’y avait pas après tout, en lui quelque chose d’un peu sinistre.
— Quelle partie du Middle-West ? demandai-je négligemment.
— San-Francisco.
— Ah, oui !
— Ma famille tout entière étant morte, j’ai hérité de beaucoup d’argent.
Sa voix était grave, comme si le souvenir de l’extinction soudaine de tout un clan le hantait encore. Un instant, j’eus le soupçon qu’il se moquait de moi, mais un regard que je lui jetai me convainquit du contraire.
— Après, je vécus comme un jeune rajah dans toutes les capitales de l’Europe — Paris, Venise (sic), Rome — collectionnant des pierres précieuses, particulier les rubis, chassant le gros gibier, faisant un peu de peinture, des machines pour moi tout seul, tâchant d’oublier quelque chose de très triste qui m’est arrivé il y a longtemps.
D’un effort, je parvins à étouffer un rire d’incrédulité. Les phrases étaient si usagées qu’elles n’évoquaient en moi aucune image, hormis celle d’une marionnette livresque perdant sa sciure par tous les pores en poursuivant un tigre dans le Bois de Boulogne.
— Puis, vieux frère, la guerre arriva. Ce fut un grand soulagement pour moi. Je fis mon possible pour me faire tuer, mais je semblais posséder une vie enchantée. Quand ça commença, j’acceptai le grade de lieutenant. En Argonne, je conduisis si loin en avant des lignes les survivants de trois détachements de mitrailleurs, qu’il y avait un trou d’un demi-mille de chaque côté où l’infanterie ne pouvait avancer. Nous restâmes là deux jours et deux nuits, cent trente hommes avec seize Lewis, et quand l’infanterie arriva enfin, on trouva les insignes de trois divisions allemandes parmi les monceaux de cadavres. Je fus promu major et décoré par tous les gouvernements alliés — même le Monténégro, le petit Monténégro, là-bas, au bord de l’Adriatique !
Le petit Monténégro ! Il souleva ces mots en hochant la tête — par son sourire. Le sourire comprenait la trouble histoire du Monténégro et sympathisait avec les vaillantes luttes des Monténégrins. Il saisissait pleinement l’enchaînement de circonstances nationales qui avait fait jaillir cet hommage du petit cœur si chaud du Monténégro. À présent, une fascination submergeait mon incrédulité ; ce récit, c’était comme si j’avais feuilleté à la hâte une douzaine de magazines.
Il enfouit sa main dans sa poche et un morceau de métal, accroché à un ruban, tomba dans ma paume.
— Voilà celle du Monténégro.
À ma grande surprise, l’insigne paraissait authentique. « Orderi di Danilo », disait l’inscription circulaire, « Montenegro, Nicolas Rex.
— Retournez-la.
Je lus : « Au Major Jay Gatsby, pour son extraordinaire bravoure ».
— Et voici une chose que je porte toujours sur moi. Un souvenir des temps d’Oxford. Ça a été pris dans Trinity Quad — le type à ma droite est à présent vicomte de Doncaster.
C’était la photographie d’une demi-douzaine de jeunes gens en blazers qui flânaient sous une arcade à travers laquelle on apercevait un fouillis de clochers. Gatsby était là, l’air un peu — pas beaucoup — plus jeune — une crosse à cricket à la main.
Ainsi c’était vrai ? Je vis les peaux de tigre rutiler dans son palais sur le Grand Canal ; je le vis en train d’ouvrir un coffre rempli de rubis pour apaiser, de leurs profondes lueurs cramoisies, les tortures de son cœur brisé.
— Je vais vous demander un grand service, fit-il, en empochant ses souvenirs d’un air satisfait. Voilà pourquoi j’ai pensé qu’il convenait de vous donner quelques renseignements à mon sujet. Je ne voulais pas que vous crussiez que j’étais n’importe qui. Voyez-vous, je m’entoure en général d’étrangers parce que je vagabonde ici et là, m’efforçant d’oublier la triste chose qui m’est arrivée.
Il ajouta, après un moment d’hésitation :
— Vous apprendrez cet après-midi ce que j’attends de vous.
— À déjeuner ?
— Non, cet après-midi. Je sais que vous avez invité miss Baker à goûter.
— Voudriez-vous dire que vous êtes amoureux de miss Baker ?
— Non, vieux frère, pas du tout. Mais miss Baker a eu la bonté de consentir à vous parler de mon affaire.
Je n’avais pas la moindre idée de ce que pouvait être « son affaire ». Chez moi la contrariété fut plus vive que la curiosité. Je n’avais pas prié Jordan pour causer avec elle de M. Jay Gatsby. J’étais sûr que sa requête serait quelque chose d’absolument effarant, et, un moment, je regrettai d’avoir jamais mis le pied sur sa pelouse surpeuplée.
Il ne voulut pas ajouter un mot. Sa correction augmentait à mesure que nous nous rapprochions de la ville. Nous traversâmes Port-Roosevelt où nous eûmes la vision fugitive de transatlantiques ceinturés de rouge et filâmes sur les pavés d’un quartier de misère bordé de buvettes aux ors passés — sombres mais non désertes — des années dix-neuf cent. Puis la vallée de cendres s’ouvrit de part et d’autre, et j’aperçus au passage Mrs. Wilson, peinant d’une vigueur haletante à la pompe du garage.
Ailes ouvertes, l’auto sema de la lumière à travers une moitié d’Astoria — une moitié seulement, car, comme nous nous faufilions parmi les piliers du chemin de fer aérien, j’entendis le « djeug-djeug-spat ! » bien connu d’une moto et un agent furibond surgit à nos côtés.
— Ça va, vieux frère, cria Gatsby.
Nous ralentîmes. Sortant de son portefeuille une carte blanche, il la brandit devant les yeux de l’homme.
— Parfait ! opina l’agent en portant les doigts à sa casquette. Vous reconnaîtrai la prochaine fois, Monsieur Gatsby. Excusez-moi !
— Qu’est-ce que c’était ? demandai-je. La photo d’Oxford ?
— J’ai été assez heureux pour rendre service au préfet de police, et il m’envoie tous les ans un coupe-file en guise de carte de Noël.
Nous franchîmes le gigantesque pont. Par les travées, le soleil tremblait sans cesse sur les autos en mouvement ; la cité montait sur le bord opposé de la rivière en blancs entassements, en monceaux de sucre édifiés par un simple désir, avec un argent sans odeur. Vue du pont de Queensboro, la cité est toujours la cité telle qu’on la voit la première fois, dans la première promesse qu’elle nous fait follement de révéler tout le mystère, toute la beauté que le monde recèle.
Un mort nous croisa dans un corbillard chargé d’un entassement de fleurs, suivi de deux voitures aux stores baissés et d’autres, moins funèbres, réservées aux amis. Les amis nous dévisagèrent. Ils avaient les yeux tragiques et les courtes lèvres supérieures des Européens du Sud-Est et je me réjouis que la vue de l’auto superbe de Gatsby fût comprise dans leur sombre jour de congé. Comme nous traversions Blackwell-Island, une limousine nous croisa, conduite par un chauffeur blanc, dans laquelle étaient assis trois nègres habillés à la dernière mode, deux gars et une fille. Je ris tout haut en voyant les blancs de leurs prunelles rouler vers nous en une rivalité altière. Je pensais :
— N’importe quoi peut advenir maintenant que nous avons franchi ce pont, n’importe quoi…
Gatsby lui-même pouvait advenir sans autrement m’étonner.
Midi, heure rugissante. Dans un sous-sol bien éventé de la 42e rue, je rejoignis Gatsby pour déjeuner avec lui. Me débarrassant en clignant les yeux de la vive lumière du dehors, je le découvris vaguement dans l’antichambre, qui causait avec quelqu’un.
— M. Carraway, je vous présente mon ami, M. Wolfshiem.
Un petit juif à nez plat leva sa grosse tête et braqua sur moi les longues touffes de poils qui prospéraient dans ses narines. Au bout d’un instant, je découvris ses yeux minuscules dans la demi-obscurité.
— … alors je lui jetai un coup d’œil, dit M. Wolfshiem en serrant ma main avec empressement et que pensez-vous que je fis ?
— Que fîtes-vous donc ? demandais-je poliment.
Mais évidemment ce n’était pas à moi qu’il s’adressait car il laissa retomber ma main et dirigea vers Gatsby son nez expressif.
— Je remis l’argent à Katspaugh et lui dis : « Ça va bien, Katspaugh, ne lui payez pas un penny jusqu’à ce qu’il la ferme. » Il la ferma de suite.
Gatsby nous prit chacun par un bras et nous poussa dans le restaurant. M. Wolfshiem avala la phrase qu’il entamait et se laissa glisser dans une abstraction somnambulique.
— Des highballs ? demanda le maître d’hôtel.
— C’est un chouette restaurant, fit M. Wolfshiem, en dévisageant les nymphes presbytériennes du plafond. Mais j’aime mieux celui d’en face.
— Oui, des highballs, approuva Gatsby. Puis à M. Wolfshiem : « Il fait trop chaud en face. »
— Trop chaud, oui ; puis c’est tout petit, dit M. Wolfshiem ; mais c’est plein de souvenirs.
Moi :
— De quel restaurant s’agit-il ?
— Du vieux Métropole.
— Le vieux Métropole, rumina M. Wolfshiem, assombri. Hanté de visages morts et disparus. Hanté d’amis disparus pour toujours. Aussi longtemps que je vivrai, je n’oublierai chamais la nuit où Rosy Rosenthal y fut tué à coups de revolver. On était six à table et Rosy avait mangé et bu beaucoup toute la soirée. Quand il fit presque matin, le garçon s’approcha de lui avec un drôle d’air et lui dit que quelqu’un voulait lui causer dehors. « Bon », fait Rosy qui va pour se lever. Mais je le fais rasseoir.
— Que ces bâtards viennent ici s’ils veulent te causer, Rosy, mais, moi vivant, tu ne bougeras pas de cette pièce.
« Il était quatre heures du matin. Si on avait levé les stores, on aurait vu le jour. »
— Et il y est allé ? demandai-je innocemment.
— Pour sûr qu’il y est allé.
Le nez de M. Wolfshiem me lança un éclair d’indignation.
— Il se retourne dans la porte et fait : « Empêchez le garçon d’emporter mon café. » Là-dessus il s’avance sur le trottoir. Ils lui tirèrent trois balles dans son ventre plein de boustifaille et s’enfuirent en auto.
— On en électrocuta quatre, fis-je, me souvenant.
— Cinq, si on compte Becker.
Ses narines se tournèrent vers moi avec intérêt.
— Il paraît que vous cherchez une ziduation.
La juxtaposition des deux phrases me démonta. Gatsby répondit pour moi :
— Oh ! non, ce n’est pas monsieur.
— Non ?
M. Wolfshiem parut désappointé.
— Celui-ci n’est qu’un ami. Je vous avais dit qu’on parlerait de ça une autre fois.
— Je vous demande pardon, dit M. Wolfshiem. Je me trompais d’individu.
Un hachis succulent arriva. Oubliant l’atmosphère plus sentimentale du vieux Métropole, M. Wolfshiem se mit à manger avec une féroce délicatesse. En même temps ses yeux faisaient très lentement le tour de la salle — il compléta le cercle en se retournant pour inspecter les gens qui se trouvaient derrière son dos. N’eût été ma présence, je crois qu’il aurait jeté un coup d’œil sous la table.
— Écoutez, vieux frère, dit Gatsby en se penchant vers moi. Je crains de vous avoir un peu fâché, ce matin, dans l’auto.
De nouveau, son sourire. Mais cette fois je résistai.
— Je n’aime pas les mystères, répondis-je, et je ne comprends pas pourquoi vous ne me dites pas franchement à quoi vous voulez en venir. Pourquoi faut-il que cela passe par l’intermédiaire de miss Baker ?
— Oh ! il n’y a aucun mystère, m’assura-t-il. Miss Baker est une grande sportive, vous savez. Elle ne consentirait jamais à faire quoi que ce fût d’incorrect.
Tout à coup il consulta sa montre, bondit sur ses pieds et sortit à la hâte de la salle, me laissant à table avec M. Wolfshiem.
— Il va téléphoner, fit M. Wolfshiem en le suivant des yeux. Chic type, hein ? Agréable à voir et parfait homme du monde.
— C’est vrai.
— Il a étudié à Ogsford.
— Oh !
— Il a étudié à l’Université d’Ogsford en Angleterre. Vous connaissez l’Université d’Ogsford ?
— J’en ai entendu parler.
— C’est une des plus célèbres du monde.
Je posai une question :
— Il y a longtemps que vous connaissez Gatsby ?
— Plusieurs années, répondit-il d’un air satisfait. Je fis le plaisir de sa gonnaissance de suite après la guerre. Je sus que j’avais découvert un homme bien élevé après lui avoir causé une heure. Je me suis dit : « Voilà le genre d’homme que tu aimerais introduire chez toi et présenter à ta mère et à ta sœur ».
Il fit une pause.
— Je vois que vous regardez mes boutons de manchette.
Ce n’était pas vrai, mais je les regardai. C’était des morceaux d’ivoire qui présentaient un aspect étrangement familier.
— Les plus beaux spécimens de molaires humaines, m’informa-t-il.
Je les examinai de plus près.
— Ma parole ! l’idée est très intéressante.
— Ya.
Il remonta les manchettes dans ses manches.
— Ya. Gatsby est très circonspect avec les femmes. Il ne voudrait pas même regarder la femme d’un de ses amis.
Quand le bénéficiaire de cette confiance instinctive revint s’asseoir à notre table, M. Wolfshiem but son café d’une saccade et se leva.
— J’ai eu beaucoup de plaisir de ce déjeuner, mais je vais me sauver, jeunes gens, pour ne pas abuser de votre hospitalité.
— Ne vous pressez donc pas, Meyer, fit Gatsby sans enthousiasme.
M. Wolfshiem leva la main en une sorte de bénédiction.
— Vous êtes bien poli, mais j’appartiens à une autre génération, annonça-t-il solennellement. Restez assis à causer de vos sports et de vos jeunes dames et de vos… (Il fournit un substantif imaginaire d’un balancement de sa main). Moi, j’ai cinquante ans ; je ne vais pas vous imposer plus longtemps ma présence.
Quand il nous serra la main, quand il se détourna, son nez tragique tremblotait. Je me demandai si j’avais dit quelque chose qui pût l’offenser.
— Il devient parfois très sentimental, m’expliqua Gatsby. Il est dans un de ces jours où il fait du sentiment. C’est un type, à New-York — un habitué de Broadway.
— Qu’est-ce qu’il est, en somme ? Acteur ?
— Non.
— Dentiste ?
— Meyer Wolfshiem ? Non. C’est un joueur professionnel.
Gatsby hésita, puis ajouta froidement :
— C’est lui qui a truqué le match international de base-ball en 1919.
— Truqué le match international ?
L’idée me frappait de stupeur. Je me rappelais, bien entendu, que le match international avait été truqué en 1919, mais jusqu’ici je n’y pensais que comme à une chose qui était simplement arrivée, le dernier chaînon d’une chaîne inévitable. Il ne m’était jamais venu à l’idée qu’un homme avait pu se jouer de la bonne foi de cinquante millions de personnes — avec la simplicité de dessein d’un cambrioleur qui perce un coffre-fort.
Je demandai au bout d’une minute :
— Comment a-t-il eu l’idée de faire ça ?
— C’est très simple : il vit l’opportunité qui s’offrait à lui.
— Pourquoi ne l’a-t-on pas coffré ?
— Ils ne peuvent pas l’avoir, vieux frère. C’est un malin.
J’insistai pour régler l’addition. Quand le garçon rapporta la monnaie, j’aperçus Tom Buchanan dans la foule, à l’autre bout de la salle.
— Venez un instant avec moi, fis-je, il faut que je dise bonjour à quelqu’un.
Quand il nous vit, Tom se leva d’un bond et vint à notre rencontre.
— Qu’est-ce que tu deviens ? me demanda-t-il avec intérêt. Daisy est furieuse parce que tu n’as pas téléphoné.
— M. Gatsby — M. Buchanan.
Ils se serrèrent la main rapidement et une expression d’embarras tendu, inaccoutumée chez lui, passa sur le visage de Gatsby.
— Comment ça va, hein ? me demanda Tom. Comment se fait-il que tu déjeunes si loin de ton bureau ?
— J’ai déjeuné avec M. Gatsby.
Je me tournai vers M. Gatsby, mais il n’était plus là.
« Un jour du mois d’octobre mil neuf cent dix-sept… (conta Jordan Baker le même après-midi, assise très droite, le dos appuyé au dossier d’une chaise dans le jardin de thé de l’hôtel Plaza) « … je me rendais d’un endroit à un autre, marchant tantôt sur le trottoir et tantôt sur les pelouses. J’aimais mieux les pelouses, car j’avais des souliers anglais à semelles garnies de coussinets de caoutchouc qui mordaient bien la terre molle. Je portais aussi une jupe neuve à carreaux que le vent soulevait un peu et, chaque fois, les drapeaux rouge, blanc, bleu, qui pavoisaient les maisons se tendaient, tout raides, et faisaient tut-tut-tut-tut, d’un air désapprobateur.
La plus vaste des bannières et la plus vaste des pelouses appartenaient à la maison de Daisy Fay. Elle avait tout juste dix-huit ans, deux ans de plus que moi. Elle était, et de loin, la plus en vue des jeunes filles de Louisville. Elle s’habillait de blanc, possédait une petite auto blanche à deux places, et toute la journée le téléphone sonnait chez elle — très emballés, les jeunes officiers du camp Taylor imploraient le privilège de la monopoliser ce soir : « Ne serait-ce qu’une heure ! ».
Quand je passai, ce matin-là, devant sa maison, l’auto blanche était rangée contre le trottoir et Daisy était assise dedans avec un lieutenant que je n’avais jamais vu. Ils étaient si absorbés, qu’elle ne m’aperçut que lorsque je fus à cinq pieds de distance.
— Hello, Jordan, s’écria-t-elle (je ne m’y attendais pas). Voulez-vous venir ici un instant ?
Cela me flattait qu’elle désirât me parler parce que de toutes les filles plus âgées que moi, c’est elle que j’admirais le plus. Elle me demanda si j’allais à la Croix-Rouge pour faire des pansements. J’y allais. Alors, aurais-je la bonté de dire qu’elle ne pouvait venir aujourd’hui ? L’officier regardait Daisy pendant qu’elle parlait, de cette façon dont toute jeune fille désire un jour ou l’autre être regardée, et parce que l’incident me paraissait romanesque, je ne l’ai jamais oublié. L’officier se nommait Jay Gatsby. Je ne devais plus le revoir pendant plus de quatre ans. Quand je le retrouvai à Long-Island, je ne me rendis même pas compte que c’était le même homme.
Cela se passait en 1917. L’année suivante, j’étais pourvue moi-même de quelques soupirants et avais commencé à prendre part aux grands matches, de sorte que je ne vis plus Daisy aussi souvent. Elle fréquentait des jeunes gens plus âgés que le cercle de mes connaissances — quand elle fréquentait du monde. Des bruits étranges circulaient à son sujet — on chuchotait que sa mère l’avait surprise en train de faire son sac, un soir d’hiver, pour aller à New-York dire adieu à un officier qui s’en allait au delà des mers. On sut l’en empêcher, mais elle bouda sa famille plusieurs semaines. Après, elle ne s’amusa plus avec des militaires, se bornant à quelques jeunes gens de la ville, myopes ou pieds-plats, qui n’avaient pu s’engager.
Quand vint l’automne, elle était redevenue gaie, aussi gaie qu’autrefois. Elle fit son début dans le monde après l’armistice et, en février, on put conjecturer qu’elle était fiancée avec un monsieur de la Nouvelle-Orléans. En juin pourtant, elle épousait Tom Buchanan, de Chicago. Jamais noces plus somptueuses et plus imposantes ne s’étaient vues à Louisville. Le marié arriva par chemin de fer accompagné de cent personnes dans quatre wagons spéciaux et loua tout un étage de l’hôtel Selbach. La veille du mariage, il offrit à sa fiancée un collier de perles estimé trois cent cinquante mille dollars.
J’étais fille d’honneur. J’entrai dans la chambre de Daisy une demi-heure avant le dîner de noces et la trouvai, étendue sur son lit, jolie comme une nuit de juin dans sa robe fleurie — et ivre comme un macaque. Elle tenait une bouteille de sauternes dans une main et, dans l’autre, une lettre.
— ’licitez-moi, marmotta-t-elle. N’avais jamais bu, mais, oh ! que c’est bon !
— Qu’y a-t-il, Daisy ?
J’avais peur, vous pouvez m’en croire. C’était la première fois que je voyais une femme dans un état pareil.
— Tiens, ma cérie ! (Elle tâtonna dans une corbeille à papiers qu’elle avait dans son lit, et en tira le fil de perles). Porte ça en bas ; rends-le à qui ça appartient et dis-leur à tous que Daisy a çangé d’avis. Dis-leur comme ça : Daisy a çangé d’avis !
Elle se mit à pleurer. Elle pleura sans arrêt. Je sortis au galop, trouvai la femme de chambre de sa mère. Aidée par elle, j’enfermai Daisy dans la salle de bains et la mis dans l’eau froide.
Elle ne voulut point lâcher la lettre. Elle l’emporta dans la baignoire et, à force de la pétrir, en fit une boulette humide qu’elle ne me permit de placer dans le porte-savon que lorsqu’elle eut vu que le papier s’en allait en morceaux, comme de la neige.
Mais elle ne prononça plus une seule parole. Nous lui administrâmes de l’esprit d’ammoniaque et lui mîmes de la glace sur la tête, on la réagrafa dans sa robe et, une demi-heure plus tard, quand nous sortîmes de la chambre, les perles s’enroulaient à son cou et l’incident était oublié. Le lendemain, à cinq heures, elle épousait Tom Buchanan sans un tressaillement et s’en allait avec lui pour trois mois dans les mers du Sud.
Je les revis en Californie à leur retour. Jamais je n’avais vu une femme éprise à ce point de son mari. S’il sortait un instant de la chambre, elle jetait autour d’elle des regards inquiets : « Où est Tom ? » et conservait un air absent jusqu’à ce qu’il revînt. Elle avait pris l’habitude de rester des heures assise sur le sable, la tête de son mari sur les genoux, à lui passer les doigts sur les yeux, à le regarder avec un insondable ravissement. C’était touchant de les voir ensemble — cela vous faisait rire, mais tout bas, comme sous l’effet d’un sortilège. C’était au mois d’août. La semaine qui suivit mon départ de Santa Barbara, Tom emboutit une charrette, la nuit, sur la route de Ventura et démolit une roue de son auto. Les journaux imprimèrent le nom de la jeune fille qui était avec lui, parce qu’elle avait le bras cassé — c’était une des femmes de chambre de l’hôtel de Santa Barbara.
Au mois d’avril, Daisy eut sa petite fille. Ils allèrent passer une année en France. Je les vis un printemps à Cannes, plus tard à Deauville ; puis ils rentrèrent avec l’intention de s’établir à Chicago. Vous savez qu’on aimait beaucoup Daisy à Chicago. Ils fréquentaient une bande de noceurs, tous jeunes, riches et dissolus, mais elle n’en conserva pas moins une réputation sans tache. Peut-être parce qu’elle ne boit pas. C’est un grand avantage que de ne pas boire quand on vit parmi des gens qui boivent sec. On peut tenir sa langue, et, qui plus est, se livrer à ses petites irrégularités de conduite à l’heure où les autres sont si aveuglés qu’ils ne voient rien ou qu’ils s’en fichent. Peut-être Daisy ne s’est-elle jamais souciée de l’amour — et pourtant il y a un je ne sais quoi dans cette voix…
Et bien, voici six semaines environ, elle entendit prononcer le nom de Gatsby pour la première fois depuis des années. C’était quand je vous demandai — vous vous en souvenez ? — si vous connaissiez Gatsby, à West-Egg. Après votre départ, elle monta dans ma chambre. Elle me réveilla et fit : « Qui est ce Gatsby ? » Quand je le lui eus décrit — j’étais à moitié endormie — elle dit d’une voix étrange que ce devait être l’homme qu’elle avait connu autrefois. C’est alors que je reconnus en Gatsby l’officier de l’auto blanche. »
Quand Jordan Baker acheva son récit, nous avions quitté le Plaza depuis une demi-heure et nous promenions en victoria dans Central Park. Le soleil s’était caché derrière les hauts appartements de l’ouest, peuplés d’étoiles de cinéma, et les voix claires des enfants, déjà assemblés dans l’herbe comme des grillons, montaient dans le chaud crépuscule :
Je suis le sheik d’Arabie,
Ton amour est ma vie ;
Sous la tente où tu dors,
Je braverai la mort,
Pour revoir ce mirage :
Ton tendre et fier visage.
Je fis : « C’est une étrange coïncidence. »
— Mais ce n’est pas une coïncidence du tout.
— Comment cela ?
— Gatsby a acheté cette maison pour n’être séparé de Daisy que par la baie.
Ainsi ce n’était pas seulement aux étoiles qu’il aspirait en cette nuit de juin. Il vint à moi vivant, libéré soudain de la matrice d’une splendeur sans objet.
— Il veut savoir, reprit Jordan, si vous voulez bien inviter Daisy à prendre le thé chez vous, un de ces après-midi et permettre qu’il soit de la partie.
La modestie de la requête me secoua. Il n’avait attendu cinq ans, acheté un château où il dispensait la lumière des étoiles à des papillons de hasard — que pour venir un après-midi dans le jardin d’un étranger.
— Était-il nécessaire de m’informer de tout ceci avant de me demander une chose aussi insignifiante ?
— Il a peur, voici si longtemps qu’il attend. Il craignait de vous offenser. Voyez-vous, c’est un véritable rustre sous tout ce vernis qu’il a acquis.
Une chose me tracassait.
— Pourquoi ne s’est-il pas adressé à vous pour agencer cette rencontre ?
— Il veut la voir chez lui, expliqua la jeune fille, et vous êtes son voisin.
— Oh !
— Je crois qu’il s’attendait à la voir arriver un soir, à une des fêtes, par hasard, reprit Jordan. Mais cela ne s’est point produit, puis il s’est mis à demander négligemment aux gens s’ils la connaissaient : je suis la première qu’il a trouvée. Ce fut le soir où il me fit chercher pendant le bal. Vous auriez dû voir avec quels détours il en vint à son affaire. Naturellement, moi, je proposai tout de suite un déjeuner New-York — je crus qu’il allait devenir fou furieux. Il répétait :
— Je ne veux rien faire qui ne soit convenable ! C’est à côté que je veux la revoir !
« Quand je lui dis que vous étiez un ami de Tom, il voulut lâcher tout. Il ne sait pas grand’chose de Tom, bien qu’il dise avoir lu un journal de Chicago pendant des années, dans l’espoir d’y trouver un jour le nom de Daisy. »
L’obscurité s’était faite. Comme nous plongions sous un petit pont, je glissai mon bras autour de l’épaule dorée de Jordan ; attirant à moi la jeune fille, je l’invitai à dîner. D’un seul coup, j’avais cessé de penser à Daisy et à Gatsby pour m’intéresser à cette personne nette, dure, limitée, qui trafiquait du scepticisme universel et se renversait là, tout près, avec désinvolture, dans le cercle formé par mon bras. Une phrase se mit à battre dans mes oreilles avec une sorte d’excitation capiteuse : Il n’y a que les pourchasseurs et les pourchassés, les affairés et les fatigués.
— Et puis Daisy devrait bien avoir un peu de bonheur dans sa vie, murmura Jordan.
— Désire-t-elle revoir Gatsby ?
— Elle ignore. Gatsby ne veut pas qu’elle sache. Vous êtes censé tout simplement inviter Daisy à goûter.
Nous franchîmes une barrière d’arbres sombres, puis la façade de la 59e rue, bloc de lumière pâle et délicate, se dressa étincelante sur le parc. Différent de Gatsby et de Tom Buchanan, je n’avais point de femme dont le visage sans corps flottât au long des sombres corniches et des aveuglantes enseignes électriques. J’attirai donc la jeune fille que j’avais à côté de moi, en serrant le bras. Lasse et dédaigneuse, sa bouche sourit — je l’attirai plus près encore, et cette fois, vers mon visage.