Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G37

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 115-117).

COMMENT LE MOINE DONNA COURAGE À SES COMPAGNONS, ET COMMENT IL PENDIT À UNE ARBRE.

Or s’en vont les nobles champions à leur aventure, bien délibérés d’entendre quelle rencontre faudra poursuivre, et de quoi se faudra contregarder quand viendra la journée de la grande et horrible bataille. Et le moine leur donne courage, disant :

« Enfants, n’ayez ni peur ni doute ; je vous conduirai sûrement. Dieu et saint Benoît soient avec nous ! Si j’avais la force de même le courage, par la mort bieu ! je vous les plumerais comme un canard. Je ne crains rien fors l’artillerie. Toutefois je sais quelque oraison que m’a baillée le sous secrétain[1] de notre abbaye, laquelle garantit la personne de toutes bouches à feu. Mais elle ne me profitera de rien, car je n’y ajoute point de foi. Toutefois, mon bâton de croix fera diables. Par Dieu ! qui fera la cane de vous autres, je me donne au diable si je ne le fais moine en mon lieu, et l’enchevêtre de mon froc ; il porte médecine à couardise de gens.

« Avez point oui parler du lévrier de monsieur de Meurles qui ne valait rien pour les champs ? Il lui mit un froc au col ; par le corps Dieu ! il n’échappait ni lièvre, ni renard devant lui, et, que plus est, couvrit toutes les chiennes du pays, qui[2] auparavant était esréné[3], et de frigidis et maleficiatis… »

Le moine disant ces paroles en colère, passa sous un noyer, tirant vers la Saulaie, et embrocha la visière de son heaume à la roupte[4] d’une grosse branche de noyer. Ce nonobstant donna fièrement[5] des éperons à son cheval, lequel était chatouilleur à la pointe, en manière que le cheval bondit en avant, et le moine, voulant défaire sa visière du croc, lâche la bride, et de la main se pend aux branches, cependant que le cheval se dérobe dessous lui. Par ce moyen demeura le moine pendant au noyer, et criant à l’aide et au meurtre, protestant aussi de trahison.

Eudémon premier[6] l’aperçut, et appelant Gargantua : « Sire, venez et voyez Absalon pendu. » Gargantua venu considéra la contenance du moine et la forme dont il pendait, et dit à Eudémon : « Vous avez mal rencontré, le comparant à Absalon, car Absalon se pendit par les cheveux, mais le moine, ras de tête, s’est pendu par les oreilles.

— Aidez-moi, dit le moine, de par le diable ! N’est-il pas bien le temps de jaser ? Vous me semblez les prêcheurs décrétalistes qui disent que quiconque verra son prochain en danger de mort, il le doit, sur peine d’excommunication trisulce[7], plutôt admonester de soi confesser et mettre en état de grâce que de lui aider.

« Quand donc je les verrai tombés en la rivière et prêts d’être noyés, en lieu de les aller quérir et bailler la main, je leur ferai un beau et long sermon de contemptu mundi et fuga seculi, et lorsqu’ils seront raides morts, je les irai pêcher.

— Ne bouge, dit Gymnaste, mon mignon, je te vais quérir, car tu es gentil petit monachus :

Monachus in claustro
Non valet ova duo ;
Sed quando est extra,
Bene valet triginta.

« J’ai vu des pendus plus de cinq cents, mais je n’en vis onques qui eût meilleure grâce en pendillant, et si je l’avais aussi bonne, je voudrais ainsi pendre toute ma vie.

— Aurez-vous, dit le moine, tantôt assez prêché ? Aidez-moi de par Dieu, puisque de par l’Autre ne voulez. Par l’habit que je porte, vous en repentirez, tempore et loco prelibatis. »

Alors descendit Gymnaste de son cheval, et, montant au noyer, souleva le moine par les goussets[8] d’une main, et de l’autre défit sa visière du croc de l’arbre, et ainsi le laissa tomber en terre, et soi après. Descendu que fut, le moine se défit de tout son harnais[9], et jeta l’une pièce après l’autre parmi le champ, et reprenant son bâton de la croix, remonta sur son cheval, lequel Eudémon avait retenu à la fuite. Ainsi s’en vont joyeusement, tenants le chemin de la Saulsaie.


  1. Sacristain.
  2. Lui qui.
  3. Éreinté, les reins rompus.
  4. Rupture.
  5. Furieusement.
  6. Premièrement.
  7. À trois pointes (comme les foudres de Jupiter).
  8. Pièces de l’armure sous les aisselles.
  9. Armure.