Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G31

COMMENT GARGANTUA DÉMOLIT LE CHÂTEAU DU GUÉ DE VÈDE, ET COMMENT ILS PASSÈRENT LE GUÉ.

Venu que fut, raconta l’état onquel[1] avait trouvé les ennemis et du stratagème qu’il avait fait, lui seul, contre toute leur caterve[2], affirmant qu’ils n’étaient que marauds, pilleurs et brigands, ignorants de toute discipline militaire, et que hardiment ils se missent en voie, car il leur serait très facile de les assommer comme bêtes.

Adonc monta Gargantua sur sa grande jument, accompagné comme devant avons dit, et, trouvant en son chemin un haut et grand arbre (lequel communément on nommait l’arbre de saint Martin, pour ce qu’ainsi était crû un bourdon que jadis saint Martin y planta), dit : « Voici ce qu’il me fallait. Cet arbre me servira de bourdon et de lance. » Et l’arrachit facilement de terre, et en ôta les rameaux, et le para[3] pour son plaisir. Cependant sa jument pissa pour se lâcher le ventre, mais ce fut en telle abondance qu’elle en fit sept lieues de déluge, et dériva tout le pissat au gué de Vède, et tant l’enfla devers le fil de l’eau que toute cette bande des ennemis furent en grand horreur noyés, exceptés aucuns qui avaient pris le chemin vers les coteaux à gauche.

Gargantua, venu à l’endroit du bois de Vède, fut avisé par Eudémon que dedans le château était quelque reste des ennemis ; pour laquelle chose savoir Gargantua s’écria tant qu’il put : « Êtes-vous là, ou n’y êtes pas ? Si vous y êtes, n’y soyez plus ; si n’y êtes, je n’ai que dire. » Mais un ribaud[4] canonnier, qui était au machicoulis, lui tira un coup de canon et l’atteint par la temple[5] dextre furieusement ; toutefois ne lui fit pour ce mal en plus que s’il lui eût jeté une prune : « Qu’est-ce là, dit Gargantua ; nous jetez-vous ici des grains de raisins ? La vendange vous coûtera cher ! » pensant de vrai que le boulet fut un grain de raisin. Ceux qui étaient dedans le château, amusés à la pille[6], entendants le bruit, coururent aux tours et forteresses, et lui tirèrent plus de neuf mille vingt et cinq coups de fauconneaux et arquebuses, visants tous à sa tête, et si menu tiraient contre lui qu’il s’écria : « Ponocrates, mon ami, ces mouches ici m’aveuglent ; baillez moi quelque rameau de ces saules pour les chasser, » pensant, des plombées[7] et pierres d’artillerie, que fussent mouches bovines. Ponocrates l’avisa que n’étaient autres mouches que les coups d’artillerie que l’on tirait du château. Alors choqua de son grand arbre contre le château, et à grands coups abattit et tours et forteresses, et ruina tout par terre. Par ce moyen furent tous rompus et mis en pièces ceux qui étaient en icelui.

De là partants, arrivèrent au pont du moulin et trouvèrent tout le gué couvert de corps morts, en telle foule qu’ils avaient engorgé le cours du moulin, et c’étaient ceux qui étaient péris au déluge urinal de la jument. Là furent en pensement[8] comment ils pourraient passer, vu l’empêchement de ces cadavres. Mais Gymnaste dit : « Si les diables y ont passé, j’y passerai fort bien.

— Les diables, dit Eudémon, y ont passé pour en emporter les âmes damnées.

— Saint Treignan, dit Ponocrates, par donc conséquence nécessaire, il y passera.

— Voire, voire, dit Gymnaste, ou je demeurerai en chemin. »

Et donnant des éperons à son cheval, passa franchement outre, sans que jamais son cheval eût frayeur des corps morts, car il l’avait accoutumé, selon la doctrine d’Elian, à ne craindre les âmes ni corps morts, — non en tuant les gens, comme Diomèdes tuait les Thraces et Ulysses mettait les corps de ses ennemis ès pieds de ses chevaux, ainsi que raconte Homère, mais en lui mettant un fantôme[9] parmi son foin et le faisant ordinairement passer sur icelui quand il lui baillait son avoine. Les trois autres le suivirent sans faillir, excepté Eudémon, duquel le cheval enfonça le pied droit jusques au genou dedans la panse d’un gros et gras vilain qui était là noyé à l’envers, et ne le pouvait tirer hors. Ainsi demeurait empêtré jusques à ce que Gargantua, du bout de son bâton, enfondra[10] le reste des tripes du vilain en l’eau, cependant que le cheval levait le pied, et (qui est chose merveilleuse en hippiatrie[11]) fut ledit cheval guéri d’un suros qu’il avait en celui pied, par l’attouchement des boyaux de ce gros maroufle.


  1. Auquel.
  2. Corps de troupes
  3. Prépara.
  4. Vaurien.
  5. Tempe.
  6. Au pillage.
  7. Balles de plomb.
  8. Réflexion.
  9. Simulacre, mannequin.
  10. Enfonça.
  11. Hippiatrique.