Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/42

Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 155-157).

Comment le moyne donne couraige à ses compaignons et comment il pendit à une arbre.

Chapitre XLII.



Or s’en vont les nobles champions à leur adventure, bien deliberez d’entendre quelle rencontre fauldra poursuyre et de quoy se fauldra contregarder, quand viendra la journée de la grande et horrible bataille. Et le moyne leur donne couraige, disant : « Enfans, n’ayez ny paour ny doubte, je vous conduiray seurement. Dieu et sainct Benoit soient avecques nous ! Si j’avoys la force de mesmes le couraige, par la mort bieu ! je vous les plumeroys comme un canart ! Je ne crains rien fors l’artillerie. Toutesfoys, je sçay quelque oraison que m’a baillé le soubsecretain de nostre abbaye, laquelle guarentist la personne de toutes bouches à feu ; mais elle ne me profitera de rien, car je n’y adjouste poinct de foy. Toutesfoys, mon baston de croix fera diables. Par Dieu, qui fera la cane de vous aultres, je me donne au diable si je ne le fays moyne en mon lieu et l’enchevestre de mon froc : il porte medicine à couhardise de gens. Avez point ouy parler du levrier de Monsieur de Meurles qui ne valloit rien pour les champs ? Il luy mist un froc au col. Par le corps Dieu ! il n’eschappoit ny lievre ny regnard devant luy, et, que plus est, couvrit toutes les chiennes du pays, qui auparavant estoit esrené et de frigidis et maleficiatis. » Le moyne, disans ces parolles en cholere, passa soubz un noyer, tyrant vers la Saullaye, et embrocha la visiere de son heaulme à la roupte d’une grosse branche du noyer. Ce non obstant donna fierement des esperons à son cheval, lequel estoit chastouilleur à la poincte, en maniere que le cheval bondit en avant, et le moyne, voulant deffaire sa visiere du croc, lasche la bride et de la main se pend aux branches, ce pendent que le cheval se desrobe dessoubz luy. Par ce moyen demoura le moyne pendent au noyer et criant à l’aide et au meurtre, protestant aussi de trahison. Eudemon premier l’aperceut et, appellant Gargantua : « Sire, venez et voyez Absalon pendu ! » Gargantua, venu, considera la contenence du moyne et la forme dont il pendoit, et dist à Eudemon : « Vous avez mal rencontré, le comparant à Absalon, car Absalon se pendit par les cheveux ; mais le moyne, ras de teste, s’est pendu par les aureilles.

— Aydez moy (dist le moyne), de par le diable ! N’est-il pas bien le temps de jazer ? Vous me semblez les prescheurs decretalistes, qui disent que quiconques voira son prochain en dangier de mort, il le doibt, sus peine d’excommunication trisulce, plustoust admonnester de soy confesser et mettre en estat de grace que de luy ayder. Quand doncques je les voiray tombez en la riviere et prestz d’estre noyez, en lieu de les aller querir et bailler la main, je leur feray un beau et long sermon de contemptu mundi et fuga seculi, et, lorsqu’ilz seront roides mors, je les iray pescher.

— Ne bouge (dist Gymnaste), mon mignon, je te voys querir, car tu es gentil petit monachus :

«  Monachus in claustro
  Non valet ova duo ;
  Sed, quando est extra,
  Bene vale triginta.

«  J’ay veu des pendus plus de cinq cens, mais je n’en veis oncques qui eust meilleure grace en pendilant, et, si je l’avoys aussi bonne, je vouldroys ainsi pendre toute ma vye.

— Aurez vous (dist le moyne) tantost assez presché ? Aidez moy de par Dieu, puisque de par l’Aultre ne voulez. Par l’habit que je porte, vous en repentirez tempore et loco prelibatis. »

Allors descendit Gymnaste de son cheval, et montant au noyer, souleva le moyne par les goussetz d’une main, et de l’autre deffist sa visiere du croc de l’arbre et ainsi le laissa tomber en terre et soy après.

Descendu que feut, le moyne se deffist de tout son arnoys et getta l’une piece après l’autre parmy le champ, et, reprenant son baston de la croix, remonta sus son cheval, lequel Eudemon avoit retenu à la fuite.

Ainsi s’en vont joyeusement, tenans le chemin de la Saullaye.