Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/39

Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 144-147).

Comment le moyne fut festoyé par Gargantua et des beaulx propos qu’il tint en souppant.

Chapitre XXXIX.



Quand Gargantua feut à table et la premiere poincte des morceaux feut baufrée, Grandgousier commença raconter la source et la cause de la guerre meue entre luy et Picrochole, et vint au poinct de narrer comment Frere Jean des Entommeures avoit triumphé à la defence du clous de l’abbaye, et le loua au dessus des prouesses de Camille, Scipion, Pompée, Cesar et Themistocles. Adoncques requist Gargantua que sus l’heure feust envoyé querir, affin qu’avecques luy on consultast de ce qu’estoit à faire. Par leur vouloir l’alla querir son maistre d’hostel, et l’admena joyeusement avecques son baston de croix sus la mulle de Grandgousier.

Quand il feut venu, mille charesses, mille embrassemens, mille bons jours feurent donnez :

«  Hés, Frere Jean, mon amy, Frere Jean mon grand cousin, Frere Jean de par le diable, l’acollée, mon amy !

— À moy la brassée !

— Cza, couillon, que je te esrene de force de t’acoller ! »

Et Frere Jean de rigoller ! Jamais homme ne feut tant courtoys ny gracieux.

«  Cza, cza (dist Gargantua), une escabelle icy, auprès de moy, à ce bout.

— Je le veulx bien (dist le moyne), puis qu’ainsi vous plaist. Page, de l’eau ! Boute, mon enfant, boute : elle me refraischira le faye. Baille icy que je guargarize.

— Deposita cappa (dist Gymnaste) ; oustons ce froc.

— Ho, par Dieu (dist le moyne), mon gentilhomme, il y a un chapitre in statutis Ordinis auquel ne plairoit le cas.

— Bren (dist Gymnaste), bren pour vostre chapitre. Ce froc vous rompt les deux espaules ; mettez bas.

— Mon amy (dist le moyne), laisse le moy, car, par Dieu ! je n’en boy que mieulx : il me faict le corps tout joyeux. Si je le laisse, Messieurs les pages en feront des jarretieres, comme il me feut faict une foys à Coulaines. Davantaige, je n’auray nul appetit. Mais, si en cest habit je m’assys à table, je boiray, par Dieu ! et à toy et à ton cheval, et de hayt. Dieu guard de mal la compaignie ! Je avoys souppé ; mais pour ce ne mangeray je poinct moins, car j’ay un estomac pavé, creux comme la botte sainct Benoist, tousjours ouvert comme la gibbessiere d’un advocat. De tous poissons, fors que la tanche, prenez l’aesle de la perdrys, ou la cuisse d’une nonnain. N’est ce falotement mourir quand on meurt le caicheroidde ? Nostre prieur ayme fort le blanc de chappon.

— En cela (dist Gymnaste) il ne semble poinct aux renars, car des chappons, poules, pouletz qu’ilz prenent, jamais ne mangent le blanc.

— Pourquoy ? dist le moyne

— Parce (respondit Gymnaste) qu’ilz n’ont poinct de cuisiniers à les cuyre, et, s’ilz ne sont competentement cuitz, il demeurent rouge et non blanc. La rougeur des viandes est indice qu’elles ne sont assez cuytes, exceptez les gammares et escrivices, que l’on cardinalize à la cuyte.

— Feste Dieu Bayart ! (dist le moyne) l’enfermier de nostre abbaye n’a doncques la teste bien cuyte, car il a les yeulx rouges comme un jadeau de vergne… Ceste cuisse de levrault est bonne pour les goutteux. À propos truelle, pourquoy est ce que les cuisses d’une damoizelle sont tousjours fraisches ?

— Ce problesme (dist Gargantua) n’est ny en Aristoteles, ny en Alexandre Aphrodise, ny en Plutarque.

— C’est (dist le moyne) pour trois causes par lesquelles un lieu est naturellement refraischy : primo pource que l’eau decourt tout du long ; secundo, pource que c’est un lieu umbrageux, obscur et tenebreux, auquel jamais le soleil ne luist ; et tiercement, pource qu’il est continuellement esventé des ventz du trou de bize, de chemise, et d’abondant de la braguette. Et de hayt ! Page, à la humerie ! … Crac, crac, crac… Que Dieu est bon, qui nous donne ce bon piot ! …

J’advoue Dieu, si j’eusse esté au temps de Jesu-christ, j’eusse bien engardé que les Juifz ne l’eussent prins au jardin de Olivet. Ensemble le diable me faille si j’eusse failly de coupper les jarretz à Messieurs les Apostres, qui fuyrent tant laschement, après qu’ilz eurent bien souppé, et laisserent leur bon maistre au besoing ! Je hayz plus que poizon un homme qui fuyt quand il fault jouer de cousteaux. Hon, que je ne suis roy de France pour quatre vingtz ou cent ans ! Par Dieu, je vous metroys en chien courtault les fuyars de Pavye ! Leur fiebvre quartaine ! Pourquoy ne mouroient ilz là plus tost que laisser leur bon prince en ceste necessité ? N’est il meilleur et plus honorable mourir vertueusement bataillant que vivre fuyant villainement ? … Nous ne mangerons gueres d’oysons ceste année… Ha, mon amy, baille de ce cochon… Diavol ! il n’y a plus de moust : germinavit radix Jesse. Je renye ma vie, je meurs de soif… Ce vin n’est des pires. Quel vin beuviez vous à Paris ? Je me donne au diable si je n’y tins plus de six moys pour un temps maison ouverte à tous venens ! … Congnoissez vous Frere Claude des Haulx Barrois ? O le bon compaignon que c’est ! Mais quelle mousche l’a picqué ? Il ne faict rien que estudier depuis je ne sçay quand. Je n’estudie poinct, de ma part. En nostre abbaye nous ne estudions jamais, de peur des auripeaux. Nostre feu abbé disoit que c’est chose monstrueuse veoir un moyne sçavant. Par Dieu, Monsieur mon amy, magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes… Vous ne veistes oncques tant de lievres comme il y en a ceste année. Je n’ay peu recouvrir ny aultour ny tiercelet de lieu du monde. Monsieur de la Bellonniere m’avoit promis un lanier, mais il m’escripvit n’a gueres qu’il estoit devenu patays. Les perdris nous mangeront les aureilles mesouan. Je ne prens poinct de plaisir à la tonnelle, car je y morfonds. Si je ne cours, si je ne tracasse, je ne suis poinct à mon aize. Vray est que, saultant les hayes et buissons, mon froc y laisse du poil. J’ay recouvert un gentil levrier. Je donne au diable si luy eschappe lievre. Un lacquays le menoit à Monsieur de Maulevrier ; je le destroussay. Feis je mal ?

— Nenny, Frere Jean (dist Gymnaste), nenny, de par tous les diables, nenny !

— Ainsi (dist le moyne), à ces diables, ce pendent qu’ilz durent ! Vertus de Dieu ! qu’en eust faict ce boyteux ? Le cor Dieu ! il prent plus de plaisir quand on luy faict present d’un bon couble de beufz !

— Comment (dist Ponocrates), vous jurez, Frere Jean ?

— Ce n’est (dist le moyne) que pour orner mon langaige. Ce sont couleurs de rethorique Ciceroniane. »