Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/36

Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 135-137).

Comment Gargantua desmollit le chasteau du Gué de Vede, et comment ilz passerent le gué.

Chapitre XXXVI.



Venu que fut, raconta l’estat onquel avoit trouvé les ennemys et du stratageme qu’il avoit faict, luy seul contre toute leur caterve, afferment que ilz n’estoient que maraulx, pilleurs et brigans, ignorans de toute discipline militaire, et que hardiment ilz se missent en voye, car il leurs seroit très facile de les assommer comme bestes.

Adoncques monta Gargantua sus sa grande jument, accompaigné comme davant avons dict, et, trouvant en son chemin un hault et grand arbre (lequel communement on nommoit l’Arbre de sainct Martin, pource qu’ainsi estoit creu un bourdon que jadis sainct Martin y planta), dist : « Voicy ce qu’il me failloit : cest arbre me servira de bourdon et de lance. » Et l’arrachit facilement de terre, et en ousta les rameaux, et le para pour son plaisir.

Ce pendent sa jument pissa pour se lascher le ventre ; mais ce fut en telle abondance qu’elle en feist sept lieues de deluge, et deriva tout le pissat au gué de Vede, et tant l’enfla devers le fil de l’eau que toute ceste bande des ennemys furent en grand horreur noyez, exceptez aulcuns qui avoient prins le chemin vers les cousteaux à gauche.

Gargantua, venu à l’endroit du boys de Vede, feus advisé par Eudemon que dedans le chasteau estoit quelque reste des ennemys, pour laquelle chose sçavoir Gargantua s’escria tant qu’il peut :

«  Estez vous là, ou n’y estez pas ? Si vous y estez, n’y soyez plus ; si n’y estez, je n’ay que dire. »

Mais un ribauld canonnier, qui estoit au machicoulys, luy tyra un coup de canon et le attainct par la temple dextre furieusement ; toutesfoys ne luy feist pour ce mal en plus que s’il luy eust getté une prune.

«  Qu’est ce là ? (dist Gargantua). Nous gettez vous icy des grains de raisins ? La vendange vous coustera cher ! » pensant de vray que le boulet feust un grain de raisin.

Ceulx qui estoient dedans le chasteau amuzez à la pille, entendant le bruit, coururent aux tours et forteresses, et luy tirerent plus de neuf mille vingt et cinq coups de faulconneaux et arquebouzes, visans tous à sa teste, et si menu tiroient contre luy qu’il s’escria :

«  Ponocrates, mon amy, ces mousches icy me aveuglent ; baillez moy quelque rameau de ces saulles pour les chasser », pensant des plombées et pierres d’artillerie que feussent mousches bovines.

Ponocrates l’advisa que n’estoient aultres mousches que les coups d’artillerye que l’on tiroit du chasteau. Alors chocqua de son grand arbre contre le chasteau, et à grands coups abastit et tours et forteresses, et ruyna tout par terre. Par ce moyen feurent tous rompuz et mis en pieces ceulx qui estoient en icelluy.

De là partans, arriverent au pont du moulin et trouverent tout le gué couvert de corps mors en telle foulle qu’ilz avoient enguorgé le cours du moulin, et c’estoient ceulx qui estoient peritz au deluge urinal de la jument. Là feurent en pensement comment ilz pourroient passer, veu l’empeschement de ces cadavres. Mais Gymnaste dist :

«  Si les diables y ont passé, je y passeray fort bien.

— Les diables (dist Eudemon) y ont passé pour en emporter les ames damnées.

— Sainct Treignan ! (dist Ponocrates) par doncques consequence necessaire il y passera.

— Voyre, voyre (dist Gymnaste), ou je demoureray en chemin. »

Et, donnant des esperons à son cheval, passa franchement oultre, sans que jamais son cheval eust fraieur des corps mors ; car il l’avoit accoustumé (selon la doctrine de Ælian) à ne craindre les ames ny corps mors — non en tuant les gens comme Diomedes tuoyt les Traces et Ulysses mettoit les corps de ses ennemys es pieds de ses chevaulx, ainsi que raconte Homere, — mais en luy mettant un phantosme parmy son foin et le faisant ordinairement passer sus icelluy quand il luy bailloit son avoyne.

Les troys aultres le suibvirent sans faillir, excepté Eudemon, duquel le cheval enfoncea le pied droict jusques au genoil dedans la pance d’un gros et gras vilain qui estoit là noyé, à l’envers, et ne le povoit tirer hors ; ainsi demoureroit empestré jusques à ce que Gargantua du bout de son baston enfondra le reste des tripes du villain en l’eau, ce pendent que le cheval levoit le pied, et (qui est chose merveilleuse en hippiatrie) feut ledict cheval guery d’un surot qu’il avoit en celluy pied par l’atouchement des boyaux de ce gros marroufle.