Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/33

Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 124-128).

Comment certains gouverneurs de Picrochole par conseil precipité le mirent au dernier peril.

Chapitre XXXIII.



Les fouaces destroussées, comparurent davant Picrochole les duc de Menuail, comte Spadassin et capitaine Merdaille, et luy dirent :

«  Cyre, aujourd’huy nous vous rendons le plus heureux, le plus chevaleureux prince qui oncques feust depuis la mort de Alexandre Macedo.

— Couvrez, couvrez vous, dist Picrochole.

— Grand mercy (dirent ilz), Cyre, nous sommes à nostre debvoir. Le moyen est tel :

«  Vous laisserez icy quelque capitaine en garnison avec petite bande de gens pour garder la place, laquelle nous semble assez forte, tant par nature que par les rampars faictz à vostre invention. Vostre armée partirez en deux, comme trop mieulx l’entendez. L’une partie ira ruer sur ce Grandgousier et ses gens. Par icelle sera de prime abordée facilement desconfit. Là recouvrerez argent à tas, car le vilain en a du content ; vilain, disons nous, parce que un noble prince n’a jamais un sou. Thesaurizer est faict de vilain.

L’aultre partie, cependent, tirera vers Onys, Sanctonge, Angomoys et Gascoigne, ensemble Perigot, Medoc et Elanes. Sans resistence prendront villes, chasteaux et forteresses. À Bayonne, à Sainct Jean de Luc et Fontarabie sayzirez toutes les naufz, et, coustoyant vers Galice et Portugal, pillerez tous les lieux maritimes jusques à Ulisbonne, où aurez renfort de tout equipage requis à un conquerent. Par le corbieu, Hespaigne se rendra, car ce ne sont que madourrez ! Vous passerez par l’estroict de Sibyle, et là erigerez deux colonnes, plus magnificques que celles de Hercules, à perpetuelle memoire de vostre nom, et sera nommé cestuy destroict la mer Picrocholine. Passée la mer Picrocholine, voicy Barberousse, qui se rend vostre esclave…

— Je (dist Picrochole) le prendray à mercy.

— Voyre (dirent ilz), pourveu qu’il se face baptiser. Et oppugnerez les royaulmes de Tunic, de Hippes, Argiere, Bone, Corone, hardiment toute Barbarie. Passant oultre, retiendrez en vostre main Majorque, Minorque, Sardaine, Corsicque et aultres isles de la mer Ligusticque et Baleare. Coustoyant à gausche, dominerez toute la Gaule Narbonicque, Provence et Allobroges, Genes, Florence, Lucques, et à Dieu seas Rome ! Le pauvre Monsieur du Pape meurt desjà de peur.

— Par ma foy (dist Picrochole), je ne lui baiseray jà sa pantofle.

— Prinze Italie, voylà Naples, Calabre, Appoulle et Sicile toutes à sac, et Malthe avec. Je vouldrois bien que les plaisans chevaliers, jadis Rhodiens, vous resistassent, pour veoir de leur urine !

— Je iroys (dict Picrochole) voluntiers à Laurette.

— Rien, rien (dirent ilz) ; ce sera au retour. De là prendrons Candie, Cypre, Rhodes et les isles Cyclades, et donnerons sus la Morée. Nons la tenons. Sainct Treignan, Dieu gard Hierusalem ! car le soubdan n’est pas comparable à vostre puissance !

— Je (dist il) feray doncques bastir le Temple de Salomon.

— Non (dirent ilz) encores, attendez un peu. Ne soyez jamais tant soubdain à voz entreprinses. Sçavez vous que disoit Octavian Auguste ? Festina lente. Il vous convient premièrement avoir l’Asie Minor, Carie, Lycie, Pamphile, Celicie, Lydie, Phrygie, Mysie, Betune, Charazie, Satalie, Samagarie, Castamena, Luga, Savasta, jusques à Euphrates.

— Voirons nous (dist Picrochole) Babylone et le Mont Sinay ?

— Il n’est (dirent ilz) jà besoing pour ceste heure. N’est ce pas assez tracassé dea avoir transfreté la mer Hircane, chevauché les deux Armenies et les troys Arabies ?

— Par ma foy (dist il) nous sommes affolez. Ha, pauvres gens !

— Quoy ? dirent ilz.

— Que boyrons nous par ces desers ? Car Julian Auguste et tout son oust y moururent de soif, comme l’on dict.

— Nous (dirent ilz) avons jà donné ordre à tout. Par la mer Siriace vous avez neuf mille quatorze grands naufz, chargées des meilleurs vins du monde ; elles arriverent à Japhes. Là se sont trouvez vingt et deux cens mille chameaulx et seize cens elephans, lesquelz aurez prins à une chasse environ Sigeilmes, lorsque entrastes en Lybie, et d’abondant eustes toute la garavane de la Mecha. Ne vous fournirent ilz de vin à suffisance ?

— Voyre ! Mais (dist il) nous ne beumes poinct frais.

— Par la vertus (dirent ilz) non pas d’un petit poisson, un preux, un conquerent, un pretendent et aspirant à l’empire univers ne peut tousjours avoir ses aizes. Dieu soit loué que estes venu, vous et voz gens, saufz et entiers jusques au fleuve du Tigre !

— Mais (dist il) que faict ce pendent la part de nostre armée qui desconfit ce villain humeux Grandgousier ?

— Ilz ne chomment pas (dirent ilz) ; nous les rencontrerons tantost. Ilz vous ont pris Bretaigne, Normandie, Flandres, Haynault, Brabant, Artoys, Hollande, Selande. Ilz ont passé le Rhein par sus le ventre des Suices et Lansquenetz, et part d’entre eulx ont dompté Luxembourg, Lorraine, la Champaigne, Savoye jusques à Lyon, auquel lieu ont trouvé voz garnisons retournans des conquestes navales de la mer Mediterranée, et se sont reassemblez en Boheme, après avoir mis à sac Soueve, Vuitemberg, Bavieres, Austriche, Moravie et Stirie ; puis ont donné fierement ensemble sus Lubek, Norwerge, Swedenrich, Dace, Gotthie, Engroneland, les Estrelins, jusques à la mer Glaciale. Ce faict, conquesterent les isles Orchades et subjuguerent Escosse, Angleterre et Irlande. De là, navigans par la mer Sabuleuse, et par les Sarmates, ont vaincu et dominé Prussie, Polonie, Litwanie, Russie, Valache, la Transsilvane et Hongrie, Bulgarie, Turquie, et sont à Constantinoble.

— Allons nous (dist Picrochole) rendre à eulx le plus toust, car je veulx estre aussi empereur de Thebizonde. Ne tuerons nous pas tous ces chiens turcs et Mahumetistes ?

— Que diable (dirent ilz) ferons nous doncques ? Et donnerez leurs biens et terres à ceulx qui vous auront servy honnestement.

— La raison (dist il) le veult ; c’est equité. Je vous donne la Carmaigne, Surie et toute Palestine.

— Ha ! (dirent ilz) Cyre, c’est du bien de vous. Grand mercy ! Dieu vous face bien tousjours prosperer ! » Là present estoit un vieux gentilhomme, esprouvé en divers hazars et vray routier de guerre, nommé Echephron, lequel, ouyant ces propous, dist : « J’ay grand peur que toute ceste entreprinse sera semblable à la farce du pot au laict, duquel un cordouannier se faisoit riche par resverie ; puis, le pot cassé, n’eut de quoy disner. Que pretendez vous par ces belles conquestes ? Quelle sera la fin de tant de travaulx et traverses ?

— Ce sera (dist Picrochole) que, nous retournez, repouserons à noz aises. » Dont dist Echephron : « Et, si par cas jamais n’en retournez, car le voyage est long et pereilleux, n’est ce mieulx que dès maintenant nous repousons, sans nous mettre en ces hazars ?

— O (dist Spadassin) par Dieu, voicy un bon resveux ! Mais allons nous cacher au coing de la cheminée, et là passons avec les dames nostre vie et nostre temps à enfiller des perles, ou à filler comme Sardanapalus. Qui ne se adventure, n’a cheval ny mule, ce dist Salomon.

— Qui trop (dist Echephron) se adventure, perd cheval et mulle, respondit Malcon.

— Baste ! (dist Picrochole) passons oultre. Je ne crains que ces diables de legions de Grandgousier. Ce pendent que nous sommes en Mesopotamie, s’ilz nous donnoient sus la queue, quel remede ?

— Très bon (dist Merdaille). Une belle petite commission, laquelle vous envoirez es Moscovites, vous mettra en camp pour un moment quatre cens cinquante mille combatans d’eslite. O, si vous me y faictes vostre lieutenant, je tueroys un pigne pour un mercier ! Je mors, je rue, je frappe, je attrape, je tue, je renye !

— Sus, sus (dict Picrochole), qu’on despesche tout, et qui me ayme, si me suyve. »