Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/23

Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 85-93).

Comment Gargantua feut institué par Ponocrates en telle discipline qu’il ne perdoit heure du jour.

Chapitre XXIII.



Quand Ponocrates congneut la vitieuse maniere de vivre de Gargantua, delibera aultrement le instituer en lettres, mais pour les premiers jours le tolera, considerant que Nature ne endure mutations soubdaines sans grande violence.

Pour doncques mieulx son œuvre commencer, supplia un sçavant medicin de celluy temps, nommé Maistre Theodore, à ce qu’il considerast si possible estoit remettre Gargantua en meilleure voye, lequel le purgea canonicquement avec elebore de Anticyre et par ce medicament luy nettoya toute l’alteration et perverse habitude du cerveau. Par ce moyen aussi Ponocrates luy feist oublier tout ce qu’il avoit apris soubz ses antiques precepteurs, comme faisoit Timothé à ses disciples qui avoient esté instruictz soubz aultres musiciens.

Pour mieulx ce faire, l’introduisoit es compaignies des gens sçavans que là estoient, à l’emulation desquelz luy creust l’esperit et le desir de estudier aultrement et se faire valoir.

Après en tel train d’estude le mist qu’il ne perdoit heure quelconques du jour, ains tout son temps consommoit en lettres et honeste sçavoir.

Se esveilloit doncques Gargantua environ quatre heures du matin. Ce pendent qu’on le frotoit, luy estoit leue quelque pagine de la divine Escripture haultement et clerement, avec pronunciation competente à la matiere, et à ce estoit commis un jeune paige, natif de Basché, nommé Anagnostes. Selon le propos et argument de ceste leçon souventesfoys se adonnoit à reverer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, duquel la lecture monstroit la majesté et jugemens merveilleux.

Puis alloit es lieux secretz faite excretion des digestions naturelles. Là son precepteur repetoit ce que avoit esté leu, luy exposant les poinctz plus obscurs et difficiles.

Eulx retornans, consideroient l’estat du ciel : si tel estoit comme l’avoient noté au soir precedent, et quelz signes entroit le soleil, aussi la lune, pour icelle journée.

Ce faict, estoit habillé, peigné, testonné, accoustré et parfumé, durant lequel temps on luy repetoit les leçons du jour d’avant. Luy mesmes les disoit par cueur, et y fondoit quelque cas practicques et concernens l’estat humain, lesquelz ilz estendoient aulcunes foys jusques deux ou troys heures, mais ordinairement cessoient lors qu’il estoit du tout habillé.

Puis par troys bonnes heures luy estoit faicte lecture.

Ce faict, yssoient hors, tousjours conferens des propoz de la lecture, et se desportoient en Bracque ou es prez, et jouoient à la balle, à la paulme, à la pile trigone, galentement se exercens les corps comme ilz avoient les ames auparavant exercé.

Tout leur jeu n’estoit qu’en liberté, car ilz laissoient la partie quant leur plaisoit et cessoient ordinairement lors que suoient parmy le corps, ou estoient aultrement las. Adoncq estoient très bien essuez et frottez, changeoient de chemise et, doulcement se pourmenans, alloient veoir sy le disner estoit prest. Là attendens, recitoient clerement et eloquentement quelques sentences retenues de la leçon.

Ce pendent Monsieur l’Appetit venoit, et par bonne oportunité s’asseoient à table.

Au commencement du repas estoit leue quelque histoire plaisante des anciennes prouesses, jusques à ce qu’il eust prins son vin.

Lors (si bon sembloit) on continuoit la lecture, ou commenceoient à diviser joyeusement ensemble, parlans, pour les premiers moys, de la vertus, proprieté, efficace et nature de tout ce que leur estoit servy à table : du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, poissons, fruictz, herbes, racines, et de l’aprest d’icelles. Ce que faisant, aprint en peu de temps tous les passaiges à ce competens en Pline, Athené, Dioscorides, Jullius Pollux, Galen, Porphyre, Opian, Polybe, Heliodore, Aristoteles, Aelian et aultres. Iceulx propos tenus, faisoient souvent, pour plus estre asseurez, apporter les livres susdictz à table. Et si bien et entierement retint en sa memoire les choses dictes, que pour lors n’estoit medicin qui en sceust à la moytié tant comme il faisoit.

Après, devisoient des leçons leues au matin, et, parachevant leur repas par quelque confection de cotoniat, se couroit les dens avecques un trou de lentisce, se lavoit les mains et les yeulx de belle eaue fraische, et rendoient graces à Dieu par quelques beaulx canticques faictz à la louange de la munificence et benignité divine. Ce faict, on apportoit des chartes, non pour jouer, mais pour y apprendre mille petites gentillesses et inventions nouvelles, lesquelles toutes yssoient de arithmetique.

En ce moyen entra en affection de icelle science numerale, et tous les jours, après disner et souper, y passoit temps aussi plaisantement qu’il souloit en dez ou es chartes. À tant, sceut d’icelle et theoricque, et practicque, si bien que Tunstal, Angloys, qui en avoit amplement escript, confessa que vrayement, en comparaison de luy, il n’y entendoit que le hault alemant.

Et non seulement d’icelle, mais des aultres sciences mathematicques, comme geometrie, astronomie et musicque ; car, attendens la concoction et digestion de son past, ilz faisoient mille joyeux instrumens et figures geometricques, et de mesmes pratiquoient les canons astronomicques.

Après, se esbaudissoient à chanter musicalement à quatre et cinq parties, ou sus un theme à plaisir de gorge.

Au reguard des instrumens de musicque, il aprint jouer du luc, de l’espinette, de la harpe, de la flutte de Alemant et à neuf trouz, de la viole et de la sacqueboutte.

Ceste heure ainsi employée, la digestion parachevée, se purgoit des excremens naturelz, puis se remettoit à son estude principal par troys heures ou davantaige, tant à repeter la lecture matutinale que à poursuyvre le livre entreprins, que aussi à escripre et bien traire et former les antiques et romaines lettres.

Ce faict, yssoient hors leur hostel, avecques eulx un jeune gentilhomme de Touraine, nommé l’escuyer Gymnaste, lequel luy monstroit l’art de chevalerie.

Changeant doncques de vestemens, monstoit sus un coursier, sus un roussin, sus un genet, sus un cheval barbe, cheval legier, et luy donnoit cent quarieres, le faisoit voltiger en l’air, franchir le fossé, saulter le palys, court tourner en un cercle, tant à dextre comme à senestre.

Là rompoit non la lance, car c’est la plus grande resverye du monde dire : « J’ay rompu dix lances en tournoy ou en bataille » — un charpentier le feroit bien — mais louable gloire est d’une lance avoir rompu dix de ses ennemys. De sa lance doncq asserée, verde et roide, rompoit un huys, enfonçoit un harnoys, acculoyt une arbre, enclavoyt un aneau, enlevoit une selle d’armes, un aubert, un gantelet. Le tout faisoit armé de pied en cap.

Au reguard de fanfarer et faire les petitz popismes sus un cheval, nul ne le feist mieulx que luy. Le voltiger de Ferrare n’estoit q’un singe en comparaison. Singulierement, estoit aprins à saulter hastivement d’un cheval sus l’aultre sans prendre terre, — et nommoit on ces chevaulx desultoyres, — et des chascun cousté, la lance au poing, monter sans estriviers, et sans bride guider le cheval à son plaisir, car telles choses servent à discipline militaires.

Un aultre jour ses exerceoit à la hasche, laquelle tant bien coulloyt, tant verdement de tous pics coulloyt, tant soupplement avalloit en tailles ronde, qu’il feut passé chevalier d’armes en campaigne et en tous essays.

Puis bransloit la picque, sacquoit de l’espée à deux mains, de l’espée bastarde, de l’espagnole, de la dague et du poignart, armé, non armé, au boucler, à la cappe, à la rondelle.

Couroit le cerf, le chevreuil, l’ours, le dain, le sanglier, le lievre, la perdrys, le faisant, l’otarde. Jouoit à la grosse balle et la faisoit bondir en l’air, autant du pied que du poing. Luctoit, couroit, saultoit, non à troys pas un sault, non à clochepied, non au sault d’Alemant, — car (disoit Gymnaste) telz saulx sont inutiles et de nul bien en guerre, — mais d’un sault persoit un foussé, volloit sus une haye, montoit six pas encontre une muraille et rampoit en ceste façon à une fenestre de la haulteur d’une lance.

Nageoit en parfonde eau, à l’endroict, à l’envers, de cousté, de tout le corps, des seulz pieds, une main en l’air, en laquelle tenant un livre, transpassoit toute la riviere de Seine sans icelluy mouiller, et tyrant par les dens son manteau, comme faisoit Jules Cesar. Puis d’une main entroit par grande force en basteau ; d’icelluy se gettoit de rechief en l’eaue, la teste premiere, sondoit le parfond, creuzoyt les rochiers, plongeoit es abymes et goufres. Puis icelluy basteau tournoit, gouvernoit, menoit hastivement, lentement, à fil d’eau, contre cours, le retenoit en pleine escluse, d’une main le guidoit, de l’aultre s’escrimoit avec un grand aviron, tendoit le vele, montoit au matz par les traictz, bourroit sus les brancquars, adjoustoit la boussole, contreventoit les bulines, bendoit le gouvernail.

Issant de l’eau, roidement montoit encontre la montaigne et devalloit aussi franchement ; gravoit es arbres comme un chat, saultoit de l’une en l’aultre comme un escurieux, abastoit les gros rameaulx comme un aultre Milo. Avec deux poignards asserez et deux poinsons esprouvez montoit au hault d’une maison comme un rat, descendoit puis du hault en bas en telle composition des membres que de la cheute n’estoit aulcunement grevé.

Jectoit le dart, la barre, la pierre, la javeline, l’espieu, la halebarde, enfonceoit l’arc, bandoit es reins les fortes arbalestes de passe, visoit de l’arquebouse à l’œil, affeustoit le canon, tyroit à la butte, au papeguay, du bas en mont, d’amont en val, devant, de cousté, en arriere comme les Parthes.

On luy atachoit un cable en quelque haulte tour, pendent en terre ; par icelluy avecques deux mains montoit, puis devaloit sy roidement et sy asseurement que plus ne pourriez parmy un pré bien éguallé.

On luy mettoit une grosse perche apoyée a deux arbres ; à icelle se pendoit par les mains, et d’icelle alloit et venoit sans des pieds à rien toucher, que à grande course on ne l’eust peu aconcepvoir.

Et, pour se exercer le thorax et pulmon, crioit comme tous les diables. Je l’ouy une foys appellant Eudemon, depuis la porte Sainct Victor jusques à Montmartre ; Stentor n’eut oncques telle voix a la bataille de Troye.

Et, pour gualentir les nerfz, on luy avoit faict deux grosses saulmones de plomb, chascune du poys de huyt mille sept cens quintaulx, lesquelles il nommoit alteres ; icelles prenoit de terre en chascune main et les elevoit en l’air au dessus de la teste, et les tenoit ainsi, sans soy remuer, troys quars d’heure et dadvantaige, que estoit une force inimitable.

Jouoit aux barres avecques les plus fors, et, quand le poinct advenoit, se tenoit sus ses pieds tant roiddement qu’il se abandonnoit es plus adventureux en cas qu’ilz le feissent mouvoir de sa place, comme jadis faisoit Milo, à l’imitation duquel aussi tenoit une pomme de grenade en sa main et la donnoit à qui luy pourroit ouster.

Le temps ainsi employé, luy froté, nettoyé et refraischy d’habillemens, tout doulcement retournoit, et, passans par quelques prez ou aultres lieux herbuz, visitoient les arbres et plantes, les conferens avec les livres des anciens qui en ont escript, comme Theophraste, Dioscorides, Marinus, Pline, Nicander, Macer et Galen, et en emportoient leurs plenes mains au logis, desquelles avoit la charge un jeune page, nommé Rhizotome, ensemble des marrochons, des pioches, cerfouettes, beches, tranches et aultres instrumens requis à bien arborizer.

Eulx arrivez au logis, ce pendent qu’on aprestoit le souper, repetoient quelques passaiges de ce qu’avoit esté leu et s’asseoient à table.

Notez icy que son disner estoit sobre et frugal, car tant seulement mangeoit pour refrener les haboys de l’estomach ; mais le soupper estoit copieux et large, car tant en prenoit que luy estoit de besoing à soy entretenir et nourrir, ce que est la vraye diete prescripte par l’art de bonne et seure medicine, quoy q’un tas de badaulx medicins, herselez en l’officine des sophistes, conseillent le contraire.

Durant icelluy repas estoit continuée la leçon du disner tant que bon sembloit ; le reste estoit consommé en bons propous, tous lettrez et utiles.

Après graces rendues, se adonnoient à chanter musicalement, à jouer d’instrumens harmonieux, ou de ces petitz passetemps qu’on faict es chartes, es dez et guobeletz, et là demouroient, faisans grand chere et s’esbaudissans aulcunes foys jusques à l’heure de dormir ; quelque foys alloient visiter les compaignies des gens lettrez, ou de gens que eussent veu pays estranges.

En pleine nuict, davant que soy retirer, alloient au lieu de leur logis le plus descouvert veoir la face du ciel, et là notoient les cometes, sy aulcunes estoient, les figures, situations, aspectz, oppositions et conjunctions des astres.

Puis avec son precepteur recapituloit briefvement, à la mode des Pythagoricques, tout ce qu’il avoit leu, veu, sceu, faict et entendu au decours de toute la journée.

Si prioient Dieu le createur, en l’adorant et ratifiant leur foy envers luy, et le glorifiant de sa bonté immense, et, luy rendant grace de tout le temps passé, se recommandoient à sa divine clemence pour tout l’advenir. Ce faict, entroient en leur repous.