Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/21

Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 77-79).

L’estude de Gargantua, selon la discipline de ses precepteurs sophistes.

Chapitre XXI.



Les premiers jours ainsi passez et les cloches remises en leur lieu, les citoyens de Paris, par recongnoissance de ceste honnesteté, se offrirent d’entretenir et nourrir sa jument tant qu’il luy plairoit, — ce que Gargantua print bien à gré, — et l’envoyerent vivre en la forest de Biere. Je croy qu’elle n’y soyt plus maintenant. Ce faict, voulut de tout son sens estudier à la discretion de Ponocrates ; mais icelluy, pour le commencement, ordonna qu’il feroit à sa maniere accoustumée, affin d’entendre par quel moyen, en si long temps, ses antiques precepteurs l’avoient rendu tant fat, niays et ignorant.

Il dispensoit doncques son temps en telle façon que ordinairement il s’esveilloit entre huyt et neuf heures, feust jour ou non ; ainsi l’avoient ordonné ses regens antiques, alleguans ce que dict David : Vanum est vobis ante lucem surgere.

Puis se guambayoit, penadoit et paillardoit parmy le lict quelque temps pour mieulx esbaudir ses esperitz animaulx ; et se habiloit selon la saison, mais voluntiers portoit il une grande et longue robbe de grosse frize fourrée de renards ; après se peignoit du peigne de Almain, c’estoit des quatre doigtz et le poulce, car ses precepteurs disoient que soy aultrement pigner, laver et nettoyer estoit perdre temps en ce monde.

Puis fiantoit, pissoyt, rendoyt sa gorge, rottoit, pettoyt, baisloyt, crachoyt, toussoyt, sangloutoyt, esternuoit et se morvoyt en archidiacre, et desjeunoyt pour abatre la rouzée et maulvais aer : belles tripes frites, belles charbonnades, beaulx jambons, belles cabirotades et forces soupes de prime.

Ponocrates luy remonstroit que tant soubdain ne debvoit repaistre au partir du lict sans avoir premierement faict quelque exercice. Gargantua respondit :

«  Quoy ! n’ay je faict suffisant exercice ? Je me suis vaultré six ou sept tours parmi le lict davant que me lever. Ne est ce assez ? Le pape Alexandre ainsi faisoit, par le conseil de son medicin Juif, et vesquit jusques à la mort en despit des envieux. Mes premiers maistres me y ont acoustumé, disans que le desjeuner faisoit bonne memoire ; pour tant y beuvoient les premiers. Je m’en trouve fort bien et n’en disne que mieulx. Et me disoit Maistre Tubal (qui feut premier de sa licence à Paris) que ce n’est tout l’advantaige de courir bien toust, mais bien de partir de bonne heure ; aussi n’est ce la santé totale de nostre humanité boyre à tas, à tas, à tas, comme canes, mais ouy bien de boyre matin ; unde versus :

Lever matin n’est poinct bon heur ;

Boire matin est le meilleur.

Après avoir bien à poinct desjeuné, alloit à l’église, et luy pourtoit on dedans un grand penier un gros breviaire empantophlé, pesant, tant en gresse que en fremoirs et parchemin, poy plus poy moins, unze quintaulx six livres. Là oyoit vingt et six ou trente messes. Ce pendent venoit son diseur d’heures en place empaletocqué comme une duppe, et très bien antidoté son alaine à force syrop vignolat ; avecques icelluy marmonnoit toutes ces kyrielles, et tant curieusement les espluchoit qu’il n’en tomboit un seul grain en terre.

Au partir de l’eglise, on luy amenoit sur une traine à beufz un faratz de patenostres de Sainct Claude, aussi grosses chascune qu’est le moulle d’un bonnet, et, se pourmenant par les cloistres, galeries ou jardin, en disoit plus que seze hermites.

Puis estudioit quelque meschante demye heure, les yeulx assis dessus son livre ; mais (comme dict le Comicque) son ame estoit en la cuysine.

Pissant doncq plein urinal, se asseoyt à table, et, par ce qu’il estoit naturellement phlegmaticque, commençoit son repas par quelques douzeines de jambons, de langues de beuf fumées, de boutargues, d’andouilles, et telz aultres avant coureurs de vin.

Ce pendent quatre de ses gens luy gettoient en la bouche, l’un après l’aultre, continuement, moustarde à pleines palerées. Puis beuvoit un horrificque traict de vin blanc pour luy soulaiger les roignons. Après, mangeoit, selon la saison, viandes à son appetit, et lors cessoit de manger quand le ventre luy tiroit.

À boyre n’avoit poinct fin ny canon, car il disoit que les metes et bournes de boyre estoient quand, la personne beuvant, le liege de ses pantoufles enfloit en hault d’un demy pied.