Galien-Oeuvres anatomiques physiologiques et médicales (trad. Daremberg)/Tome I/V/10

Galien-Oeuvres anatomiques physiologiques et médicales
Traduction par Charles Victor Daremberg.
Baillière (Ip. 607-651).
LIVRE DIXIÈME.


des yeux et de leurs annexes.


Chapitre premier. — Que les yeux ne peuvent pas être mieux placés qu’ils ne le sont. — Impossibilité d’avoir des yeux par derrière. — Que le cristallin est le principal organe de la vision. — Substances du cristallin, ses rapports avec l’humeur vitrée ; il ne reçoit aucun neef, et il est nourri par cette humeur. — Voy. Dissert. sur l’anatomie et sur la physiologie.


Il était mieux, avons-nous dit précédemment (VIII, v), que les yeux fussent établis sur une région élevée et protégés de toutes parts. Il n’est pas moins évident qu’ils doivent être placés à la partie antérieure du corps (voy. chap. vi), dans le sens où se produit le mouvement, et qu’il est préférable qu’il y ait deux yeux plutôt qu’un seul. Nous avons dit plus haut (VIII, x ; IX, viii, p. 584 ; cf. aussi XI, x) et nous redirons encore dans la suite (chap. xiv) qu’il faut que les organes des sens soient doubles et en sympathie. Si donc on devait observer toutes ces conditions : situation élevée, sûreté, position antérieure, organe double, on ne saurait les établir ailleurs dans un meilleur plan que là où ils sont. Si vous objectez qu’il serait préférable d’avoir aussi des yeux à la partie postérieure, vous oubliez que nous venons de démontrer que tous les organes des sens avaient besoin de nerfs mous et que de tels nerfs ne pouvaient naître du cervelet[1], et qu’à chacun des yeux aboutissent des prolongements de l’encéphale comprimés en traversant les os, pour être moins vulnérables, mais qui, arrivés aux yeux, se développent, s’étendent, embrassent circulairement en forme de tunique l’humeur vitrée et s’insèrent sur le cristallin. Nous avons expliqué tout cela précédemment (VIII, vi, p. 543), nous avons dit aussi (Ibid., p. 544, voy. aussi X, iv ; Meth. med., II, vi ; Instrum. odoratus, iii ; Sympt. caus., I, ii) ; que le cristallin est le principal organe de la vision. Ce qui le prouve évidemment, c’est l’effet produit par la maladie que les médecins appellent suffusions (cataracte, ὑπόχυματα)[2], suffusions qui viennent se placer entre le cristallin et la cornée et qui gênent la vision jusqu’à ce qu’elles soient rompues par la ponction.

Le cristallin étant une substance blanche, claire, brillante et pure (car à ces conditions seulement les couleurs ont action sur elle. — Voy. I, ix, p. 129), ne pouvait pas être nourri directement par le sang même, corps doué de propriétés si différentes, il avait besoin d’un aliment plus spécial[3].

Aussi la nature a-t-elle créé et préparé pour lui un aliment approprié, l’humeur vitrée : autant celle-ci est plus épaisse et plus blanche que le sang, autant elle est inférieure au cristallin pour la limpidité et le brillant. Ce dernier, en effet, est parfaitement blanc et médiocrement dur ; l’humeur vitrée est comme un verre liquéfié par la chaleur ; elle est blanche, si l’on suppose un peu de noir mêlé à beaucoup de blanc dont il altère la pureté dans toute cette humeur. Il n’existe aucune veine ni dans l’une ni dans l’autre de ces substances blanches. Évidemment donc elles sont nourries par transmission (κατὰ διάδοσιν)[4], le cristallin par l’humeur vitrée et celle-ci par le corps qui l’enveloppe, lequel est une portion épanouie descendue de l’encéphale.

Chapitre ii. — Du nom et de la substance de la rétine ; ce n’est pas une tunique, mais une portion épanouie du cerveau (voy. VIII, vi et Dogmes d’Hippocrate et de Platon, VII, iv). — La choroïde est bien une tunique ; sa structure et son origine. — La rétine a un double usage : transmettre au cerveau les impressions reçues par le cristallin ; nourrir l’humeur vitrée qui, à son tour, nourrit le cristallin. — Différences et ressemblances entre la rétine et l’encéphale. — Énumération des autres tuniques de l’œil. Galien en compte sept.


Il est des gens qui appellent proprement cet épanouissement de l’encéphale tunique rétiforme[5], car elle ressemble à un petit filet pour la forme, mais ce n’est en aucune façon une tunique ni pour la couleur, ni pour la substance. Si vous l’enlevez et que vous la ramassiez en boule, vous croirez voir précisément un morceau de l’encéphale détaché. La première utilité qu’elle présente et en vue de laquelle surtout elle a été tirée de l’encéphale, c’est de percevoir les altérations (sensations, affections) éprouvées par le cristallin et en outre d’apporter, de transmettre à l’humeur vitrée son aliment. En effet, elle paraît remplie d’artères et de veines beaucoup plus nombreuses et plus grandes qu’on ne le supposerait d’après son volume ; car avec tous les nerfs issus de l’encéphale se détache une partie de la membrane choroïde (portion de la pie-mère), amenant une artère et une veine. (Cf. IX, viii, p. 585.) Mais aucun des autres nerfs n’est accompagné de vaisseaux aussi considérables, la nature ayant dans ce cas préparé avec sollicitude des aliments, non pas aux nerfs seulement, mais encore aux humeurs des yeux.

De la tunique choroïde qui enveloppe la rétine [sans y adhérer] se détachent sur cette partie des cloisons minces semblables à des toiles d’araignée qui lui servent de ligaments et en même temps lui apportent des aliments (procès ciliaires). Car on voit que cette tunique choroïde renferme dans toutes ses parties de très-nombreux vaisseaux. Cela ressort de son nom même ; car on ne l’aurait pas ainsi appelée ni dénommée, si elle n’était pas le lien d’intrication de vaisseaux très nombreux comme le chorion [du fœtus][6]. C’est l’utilité même que présente cette tunique ; de plus, elle est véritablement une tunique, une enveloppe, un rempart pour les corps placés au dedans d’elle. Le principe de cette tunique est la pie-mère qui embrasse l’encéphale et qui, disions-nous un peu plus haut (p. 609, voy. aussi IX, viii), se détache avec tous les nerfs amenant avec elle une artère et une veine. Il faut ici encore admirer la sagesse du Créateur : tandis qu’en aucune autre région il ne sépare d’aucun nerf les membranes qui lui sont unies (névrilème), et qu’au contraire pour les nourrir et les protéger de tous côtés, il les conduit avec lui, ici seulement aussitôt que le nerf s’est inséré dans l’œil, le Créateur écarte et sépare du nerf les deux membranes (choroïde et sclérotique) et les rend épaisses et dures autant et plus même que la dure-mère qui enveloppe le cerveau même.

Il faut ici observer avec attention quelles ressemblances et quelles différences la nature attentive a établies entre la rétine et l’encéphale. Il est évident déjà que les autres prolongements nerveux se comportent d’une manière tout opposée, puisque, dans aucun d’eux la nature ne sépare jamais l’une de l’autre les membranes, tandis que dans les yeux elle les écarte l’une de l’autre et du prolongement supérieur (nerf optique). D’un autre côté, la portion de ce prolongement, située dans l’œil, est conforme à l’encéphale même, en ce qu’elle possède des artères et des veines qui l’enlacent tout entière, et en ce que la dure-mère, toujours en contact avec les os et s’y rattachant, s’éloigne beaucoup de cette portion du prolongement ; mais elle n’y ressemble plus en ce que la pie-mère, ou l’a quittée ou lui a transmis d’en haut des veines et des artères en s’en séparant.

Ce phénomène lui-même (c’est-à-dire la disposition même de la choroïde) vous prouvera clairement l’utilité d’une telle séparation, Seule en effet cette partie (la choroïde), quand elle se sépare, manque complétement de vaisseaux. Peu après, elle reparaît avec une apparence choroïdienne aussi prononcée que sur l’encéphale ; elle a reçu de toutes les régions supérieures de nombreuses insertions de veines, et vous diriez qu’étant allée pour se fournir d’aliments à un marché, elle en a transmis, avant de revenir, une portion par ces vaisseaux ténus, dont nous parlions à l’instant, comme par des serviteurs, et qu’elle rapporte avec elle tout le reste. Elle revient en effet amenant une foule considérable de vaisseaux déliés voisins les uns des autres, et avec tous ces vaisseaux elle s’insère de nouveau sur le prolongement supérieur (nerf optique ; c’est-à-dire, sur la rétine) ; cette insertion des vaisseaux ressemble, dirait-on, aux poils des paupières (ligament et corps ciliaires). C’est la comparaison faite, non à tort, selon moi, par ceux qui s’occupent d’histoire naturelle.

À l’endroit où il s’insère, le prolongement supérieur (rétine) s’arrête et cesse d’avancer ; car le but pour lequel il est envoyé est en ce moment atteint ; il est inséré sur [la capsule] du cristallin[7] et peut annoncer utilement à l’encéphale les sensations subies par celui-ci. Cette insertion présente avec raison un cercle parfait ; car la susdite insertion ayant lieu de toutes parts sur le milieu (circonférence) du cristallin, corps périphérique, il en résulte nécessairement un cercle, et c’est le plus grand cercle[8] engendré sur le cristallin, qu’il coupe en deux moitiés. De toutes les insertions sur des corps arrondis, la plus solide, en effet, est celle qui forme avec eux un grand cercle, parce que c’est elle qui unit par le plus de points les corps insérés. — Il était convenable que l’humeur vitrée ne dépassât pas ce cercle même en avant ; c’est ainsi qu’au centre flotte sur l’humeur vitrée le cristallin comme une sphère coupée en deux par l’eau. Ce cercle, dont nous avons dit qu’il est le plus grand du cristallin, a réuni pour cause de sûreté le cristallin et l’humeur vitrée à l’autre partie, celle qui est intérieure et qui constitue comme une demi-sphère du cristallin (?). Ce cercle (iris) sert de borne commune et de lien à ces deux corps aussi bien qu’à la rétine et en quatrième lieu à la tunique choroïde ; car, de toutes ces parties, la tunique choroïdienne est la plus forte et la plus capable de les consolider et de les soutenir. Mais si elle est forte pour les protéger, elle est faible pour se défendre elle-même et incapable de supporter sans être lésée la dureté des os environnants. Ici donc comme dans l’encéphale, elle est entourée par une tunique que fournit la dure-mère (sclérotique, voy. Cuvier, Anat. comp., t. III, p. 402). Cette tunique en est séparée dans toutes les parties, et, ne se rattachant à elle que par les vaisseaux intermédiaires, elle s’insère au cristallin par le cercle en question et forme au même point une cinquième insertion, outre les quatre précédentes. Cette cinquième insertion n’est pas d’un médiocre avantage à toutes les parties sous-jacentes en les défendant contre les os environnants et en prévenant dans les mouvements violents la rupture mutuelle de ces parties. La dure-mère est donc appliquée sur la choroïde pour la protéger, celle-ci sur la rétine, et la rétine sur l’humeur vitrée et sur le cristallin, sur l’humeur vitrée en l’embrassant tout entière, sur le cristallin, en s’arrêtant à l’iris (voy. p. 614, note 1). Ainsi, au moyen de corps intermédiaires, l’humeur vitrée est unie à la tunique extérieure générale, le corps le plus mou au corps le plus dur, résultat obtenu par la nature, grâce à cette disposition intermédiaire si favorable.

Sur le cercle même arrive extérieurement une sixième tunique[9] (épanouissement des tendons des muscles de l’œil), laquelle s’insère sur la membrane rude (la sclérotique), comme une aponévrose des muscles moteurs des yeux. Il en est une septième et dernière, c’est l’insertion du périoste[10] qui rattache à la fois tout l’œil aux os et recouvre les muscles moteurs de l’œil. Vous pouvez voir, même avant de disséquer l’œil, cette membrane manifestement blanche, se terminant à l’endroit où chacun des autres cercles est placé au-dessous, afin de rattacher le blanc au noir. Ce lien est nommé iris par les gens instruits en telle matière ; quelques-uns le nomment couronne.

Si vous parvenez à les séparer habilement et que vous les examiniez sans les mêler, vous verrez ces sept cercles placés les uns sur les autres, différents d’épaisseur et de couleur, en sorte que, même malgré vous, vous ne pouvez donner à ce lieu d’autre nom que celui d’iris[11].


Chapitre iii. — Des moyens que la nature a imaginés pour protéger le cristallin. — Origine et structure de la cornée transparente. — Comment le Créateur a pourvu aux inconvénients qui peuvent résulter de l’interposition de la cornée entre le cristallin et la lumière. — Que la cornée a surtout pour but de prévenir une impression trop vive de la lumière sur les yeux.


Ces œuvres ne témoignent pas seules de la sagesse du Créateur : celles dont nous allons parler sont bien plus importantes encore. Nous avons déjà conduit jusqu’à la circonférence du cristallin les sept cercles superposés et insérés les uns aux autres. Vous admirerez beaucoup ce qui vient ensuite, si avant d’entendre nos explications, vous tâchez par vous seul de saisir l’art qui s’y décèle. Qu’y avait-il donc de mieux à faire pour que le cristallin reçoive exactement les impressions qui lui sont propres, pour qu’il soit efficacement protégé, et ne soit aucunement lésé par les corps extérieurs ? Fallait-il le laisser complétement nu et découvert ? Dans cet état il n’eût pas subsisté un seul moment, il aurait péri à l’instant et aurait été détruit entièrement, ne pouvant résister à aucun des corps extérieurs qui l’auraient touché à cause de sa mollesse naturelle. Fallait-il établir devant lui quelque rempart épais capable de l’abriter efficacement ? Mais on devait craindre que sous un tel abri, il ne restât caché, plongé dans les ténèbres, et absolument insensible. Si donc la structure garantissant la perfection de la sensation laissait le cristallin exposé aux lésions, et si la structure qui le mettait à couvert des lésions en détruisait la perfection, cette structure des organes de la vision offrait des difficultés insolubles. Mais la nature ne pouvait, à cet égard, se trouver dans l’embarras comme nous y aurions été ; elle devait d’abord imaginer et prendre la meilleure décision, puis l’exécuter avec un art suprême.

Si une membrane épaisse et dure devait, en effet, gêner les yeux dans leur action même, et si, mince et molle, elle était complétement exposée aux lésions, la nature a prévu que, dure et très-mince, et, de plus, blanche, elle serait mieux appropriée au but. Attentive à sa création, elle devait absolument l’engendrer de l’un des sept cercles de l’iris. Or, les quatre cercles (tuniques) mous (voy. chap. ii fine, et la note de la page 614) ne pouvaient donner naissance à une tunique dure. Des trois autres cercles extérieurs (ibid.), le dernier de tous, le cercle du périoste, bien qu’étant beaucoup plus dur que les quatre cercles intérieurs, ne présentait pas l’utilité d’une enveloppe. Le second, provenant des muscles, avait besoin lui-même d’une autre protection. Restait donc la tunique dure (la sclérotique) provenant de la méninge (dure-mère), tunique qui embrasse la choroïde et qui est capable d’engendrer l’enveloppe.

Examinez ici la prévoyance et en même temps l’habileté de la nature. La dure-mère étant suffisamment épaisse, mais moins dense que l’utilité ne le réclamait, elle a commencé par en tirer la sclérotique à la fois plus mince et plus dense, et puis la prolongeant peu à peu, elle a fait sa partie centrale très-mince et dense. Vous trouverez qu’elle ressemble étonnamment à des lames de corne mince. Aussi les habiles anatomistes trouvant convenable une dénomination empruntée à cette ressemblance avec la matière cornée, l’ont ainsi désignée (membrane cornée, ou portion antér. de la sclérotique), et ce nom jusqu’ici lui est toujours resté. Cette tunique cornée étant mince, dure et dense, devait nécessairement aussi être brillante, pour être très-apte, comme les lames de corne polies avec soin, à transmettre la lumière.

En nous supposant capables d’imaginer ces œuvres comme les fait la nature, pourrions-nous, changeant d’avis, blâmer certaines de ces mêmes œuvres, prétendant qu’elles auraient été mieux construites autrement ? Pour moi je pense que la plupart des gens seront incapables même d’imaginer ces œuvres. En effet, ils ne se rendent pas compte de l’art de la nature, autrement ils auraient pour elle une admiration complète, ou du moins ils ne la blâmeraient pas. Maintenant il est juste ou de prouver qu’une structure autre que la structure actuelle était préférable, ou ne le pouvant faire, d’admirer celle-ci.

Sept cercles existant à l’iris, montrez-nous, vous qui insultez la nature, montrez-nous-en un autre plus apte à engendrer la cornée ? Ou si vous ne le pouvez pas, et qu’elle vous paraisse produite à tort par le plus dur de tous les cercles, montrez-nous comment, à la place de Prométhée, vous auriez modifié en mieux la production de cette tunique. Ne l’auriez-vous pas faite, mince et blanche, pour qu’elle transmette sans obstacle les impressions des objets, mais en même temps dure pour qu’elle préserve sûrement le cristallin ? Vous ne pouvez dire autrement, quoiqu’il soit bien plus facile de découvrir un détail négligé, de le blâmer et de le changer, que d’instituer de prime abord un ensemble irréprochable. Maintenant, revenant à des opinions plus sages, considérez de nouveau les autres œuvres de la nature.

Cette tunique cornée, mince et dense est un rempart très-bien adapté à l’organe de la vision, pour protéger les yeux contre les corps extérieurs ; mais il résulte nécessairement d’une semblable structure trois inconvénients que vous, très-sages accusateurs, avec la puissance de Prométhée, vous n’eussiez peut-être pas remarqués, et que Prométhée, si habile à prévoir, a vus très-clairement ; le premier, c’est que la nourriture manquerait à cette tunique cornée, attendu qu’elle ne pourrait en tirer de si loin, ni recevoir en elle de veines, à cause de sa densité, de sa dureté et de sa ténuité ; le second c’est qu’en abritant fort bien le cristallin contre les lésions du dehors, elle serait, par sa dureté, non moins gênante que les corps extérieurs pour ce même cristallin ; le troisième encore, c’est qu’elle dissiperait et laisserait passer la faculté visuelle arrivant d’en haut sur les yeux. Pour vous qui ignorez que sa substance est lumineuse, qui ignorez que cette faculté visuelle se perdrait en se dissipant, si elle rencontrait tout d’un coup une lumière plus éclatante et plus vive, vous auriez eu tort de l’environner d’une tunique si brillante qui, pour elle, eût été un fléau domestique. Ainsi n’a pas agi le Créateur des animaux. Mais grâce à sa prévoyance, d’abord la cornée a reçu des aliments, puis elle n’est jamais en contact avec le cristallin ; enfin elle ne laisse pas échapper la lumière.

Tous ces résultats, c’est par un seul moyen que le Créateur les a obtenus. Je vous le ferais peut-être connaître, ô habile accusateur de la nature, si je ne savais, à n’en pas douter, que vous attaquerez ces opinions reçues sur la vue. Mais supposez que vous n’en avez rien entendu, que je n’ai pas dit tout à l’heure que la substance visuelle est lumineuse, faites comme si elle était inexprimable et inconnue, et si vous voulez, apprenez à la connaître par ses effets mêmes. Ou plutôt, rappelez-vous comment une lumière vive et brillante fatigue les yeux.

Peut-être ignorez-vous à quel point furent incommodés les soldats qui marchaient, sous la conduite de Xénophon[12] par des chemins couverts d’une neige épaisse ; car je ne serais pas étonné que vous n’ayez pas souci des écrits de cet historien.

Vous ignorez également, je pense, que Denys, tyran de Sicile, avait fait élever au-dessus de la prison et enduire de plâtre une pièce d’ailleurs très-brillante et très-éclatante ; qu’après un long séjour au fond des cachots, il y faisait monter les prisonniers ; plongés si longtemps dans d’épaisses ténèbres, et revoyant un jour brillant, ils devaient contempler la lumière avec ravissement, mais ils perdaient bientôt les yeux, ne pouvant supporter l’éclat soudain d’une lumière éblouissante.

Laissant donc ces récits, je tâcherai de vous rappeler des faits journaliers. Voyez d’abord les peintres, surtout lorsqu’ils peignent sur des toiles blanches, comme leur vue se fatigue aisément, si elle est dépourvue de tout préservatif. Dans cette prévision, ils disposent des couleurs bleuâtres et foncées, et en y jetant les yeux de temps à autre, ils reposent leur vue. Voyez encore les gens atteints d’ophthalmie : la lumière accuse leur mal et les gêne, mais les objets de couleur sombre et foncée ne les incommodent pas. Si l’on veut voir de loin par un jour brillant, on place ses mains au-dessus des yeux, sur les sourcils mêmes ; ou l’on se sert de quelque objet plus large que les mains et qui abrite mieux[13]. Dans les grandes éclipses de soleil, les étoiles apparaissent par la même raison, fait que Thucydide[14] mentionne comme étant arrivé de son temps. En outre, au fond des puits[15] on aperçoit les étoiles, surtout quand le soleil n’est pas à son midi. Et cependant si l’on voulait contempler le soleil même sans cligner des yeux, on perdrait bientôt la vue, et dans les éclipses beaucoup de gens qui voulaient prendre une connaissance plus exacte du phénomène, en tenant les yeux fixés sur le soleil, sont devenus complètement aveugles sans s’en apercevoir[16]. Si vous n’en croyez pas Xénophon, vous pouvez apprendre par expérience combien un voyage dans des pays de neige est pernicieux pour les yeux. Vous plaît-il de connaître ce qui est encore plus du ressort de la physique, placez une torche allumée ou quelque autre substance enflammée en face d’un soleil brillant, vous la verrez s’évanouir à l’instant. Placez auprès de quelque large flamme une lampe ou une autre flamme moindre, elle est comme éteinte aussitôt, la lumière plus faible étant toujours vaincue et dissipée par la lumière plus forte.

La nature ne devait donc pas dissiper dans les yeux mêmes la lueur du cristallin. Mais pour que cette lueur, et avec elle celle de l’humeur vitrée se conservât soigneusement, elle a été concentrée et pressée de toutes parts au moyen de la tunique choroïde engendrée par la membrane mince (pie-mère), et à laquelle la nature a donné une couleur noire en beaucoup de places, foncée et bleuâtre en beaucoup d’autres. De l’iris elle a donc prolongé en même temps que la cornée cette tunique[17] qui remplit les trois fonctions utiles dont nous parlions, nourrissant la cornée qu’elle touche, l’empêchant d’effleurer le cristallin et de lui nuire, servant enfin à reposer la vue fatiguée. Involontairement aussi, quand nous souffrons de l’éclat de la lumière, nous fermons tous à l’instant les paupières, recourant en hâte au soulagement naturel. J’admire encore la couleur dont cette tunique est enduite. En effet, cette couleur ne se trouve dans aucune autre partie du corps que dans celle-là seule, et aucune autre ne paraît en avoir besoin que celle-là ; on reconnaît clairement, et c’est ce qui a été démontré dans tout le discours, que la nature n’a rien créé en moins ni en trop.


Chapitre iv. — De la pupille ; de ses rapports avec le cristallin ; de son utilité. — De l’humeur aqueuse. — Galien ne semble pas s’être rendu un compte exact des chambres antérieure et postérieure.


Les inégalités (couche vasculaire) qui existent intérieurement sur la tunique (rétine), où doit être enfermé le corps vitré, je ne les admire pas moins que la couleur bleue de l’iris. Humides elles-mêmes, molles, comme spongieuses, appliquées contre le cristallin, ces inégalités rendent exempt de gêne le voisinage de toute la tunique. J’admire encore plus la densité de sa partie externe qui est en contact avec la dure tunique cornée. Car non-seulement le cristallin ne devait être aucunement gêné par cette tunique noirâtre, mais elle-même ne devait pas être incommodée par la cornée.

Un plus grand sujet d’admiration, c’est l’ouverture de la pupille. L’omission de la pupille seule rendait complétement inutiles toutes les parties élaborées avec tant de soin. Mais la nature ne devait pas omettre cette partie non plus qu’aucune autre ; elle a percé en cet endroit cette tunique noirâtre, l’uvée (voy. p. 619, note 1). C’est le nom qu’on lui donne, la comparant, je pense, à un grain de raisin pour le poli extérieur (face antér. ou iris proprem. dit) et les inégalités intérieures (face postér. ou uvée) ; c’est à cette ouverture seulement qu’il n’existe aucune autre tunique entre la cornée et le cristallin, mais par le moyen d’une lame de corne blanche, s’opère entre la lumière du dedans et celle du dehors la communication et le mélange. Le Créateur de l’homme, voulant empêcher la cornée de toucher jamais le cristallin par cette ouverture, a écarté un peu en dehors cette partie de la cornée ; il a de plus versé autour, du cristallin un liquide ténu et pur (humeur aqueuse), comme il s’en trouve dans les œufs ; en troisième lieu, il a rempli toute la cavité de la pupille d’un air subtil et lumineux. Tel est l’état réel des choses.

Si le discours a encore besoin d’éclaircissement, c’est surtout pour ceux suivant qui on ne saurait découvrir ni fonction ni utilité aucune, et qui se hâtent de déclarer que toutes choses demeurent cachées et entièrement inconnues. Cette cornée, à l’endroit où elle dérive de l’iris, vous paraîtra très-proche du cristallin, toutes les humeurs et tuniques des yeux se rencontrant à cet endroit ; mais à mesure qu’elle avance vers l’extérieur, elle s’écarte toujours plus, son plus grand éloignement est en face de la pupille, comme on peut l’apprendre par les dissections et par les ponctions dans les suffusions (cataractes) ; car toutes les suffusions venant se loger dans l’espace situé entre la cornée et le cristallin, l’instrument qu’on y introduit pour les déplacer se promène dans un large espace, en haut, en bas, de droite à gauche, en un mot à l’entour et de tous côtés sans toucher ni l’un ni l’autre de ces corps, comme s’ils étaient séparés par un long intervalle.

Chapitre v. — Utilité de l’humeur aqueuse placée entre le cristallin et la tunique uvée. — De l’existence d’un fluide aérien dans l’ouverture de la pupille. — Faits (voy. Hoffmann, l. l., p. 230) et raisonnements qui prouvent leur existence.


Qu’une humeur ténue soit renfermée dans l’espace compris entre le cristallin et la tunique uvée (humeur aqueuse des chambres de l’œil), que la cavité de la pupille soit remplie de pneuma, c’est ce qu’indiquent surtout les faits suivants : D’abord, sur les animaux vivants, vous voyez l’œil parfaitement tendu et plein dans toutes ses parties, aucune d’elles n’étant ni ridée ni lâche, et si vous prenez, pour le disséquer, l’œil d’un animal mort, vous le trouverez déjà plus ridé que dans l’état naturel, même avant la dissection. Si vous enlevez la cornée, vous verrez à l’instant se répandre l’humeur ténue qu’on voit aussi souvent dans les ponctions s’écouler par la piqûre, et tout l’œil aussitôt deviendra ridé, contracté et lâche. Si, au contraire, vous distendez, vous écartez du cristallin les tuniques, vous trouverez vide un espace intermédiaire considérable. Si donc auparavant, pendant la vie de l’animal, cet espace était rempli et distendait les tuniques, s’il est vide quand l’animal est mort, et si dans ce cas les tuniques voisines deviennent lâches, cela prouve que l’espace est rempli ou d’air, ou d’humeur, ou de l’un et de l’autre. Que si nous fermons un œil en tenant l’autre ouvert, nous verrons la pupille élargie, dilatée et comme gonflée. Le raisonnement ne prouve pas seul qu’elle est ainsi affectée parce qu’elle est remplie de pneuma. Vous pouvez encore le démontrer par une expérience et vérifier le raisonnement par des faits mêmes évidents. Gonflez d’air la tunique uvée par le côté interne, vous verrez l’ouverture se dilater. L’expérience prouve donc que la pupille s’élargit parce qu’elle est remplie de pneuma. Du reste, le raisonnement ne dit rien de plus, sinon que l’uvée, étant remplie intérieurement, s’écarte et se distend beaucoup ; de cette façon son ouverture s’élargit comme il arrive à tous les autres corps de substance membraneuse et fine, pouvant se replier sur elle-même et qui sont percés de trous et d’ouvertures. C’est ainsi que les membranes des cribles ont besoin d’être tendues, autrement leurs trous s’affaissent.

Si donc, l’animal vivant encore, on peut voir les deux membranes tendues, et, l’un des yeux étant fermé, la pupille de l’autre élargie, et si, l’animal mort, on peut voir ces membranes déjà lâches avant que l’humeur ténue soit vidée, et extrêmement lâche quand cette humeur est évacuée, il est évident qu’elles étaient remplies à la fois d’humeur et de pneuma pendant que l’animal était en vie. Pour le pneuma, comme il est plus ténu et plus léger, il s’échappe aisément avant la dissection ; l’humeur, elle, persiste encore et ne cède qu’à une expulsion visible. Parfois même, chez les personnes d’un âge très-avancé, la cornée se ride à tel point que les unes perdent complètement la vue et que les autres n’y voient plus que mal et avec peine. En effet, les rides tombant les unes sur les autres et la tunique par là se doublant et acquérant une épaisseur inusitée, de plus, le pneuma arrivant d’en haut à la pupille en quantité moindre, la vue est gênée à proportion. Ce fait même qu’une plus faible quantité de pneuma arrive du principe (c.-à-d. du cerveau) est la cause principale des rides qui se forment au devant de la pupille. Toutes ces circonstances prouvent que tout l’espace situé devant le cristallin est rempli à la fois de pneuma et d’une humeur ténue, et que, dans les autres parties, c’est l’humeur, tandis que dans la pupille même, c’est le pneuma qui se trouve en plus grande quantité. Chez les vieillards donc les rides de la cornée sont un effet de la débilité sénile et du manque de pneuma qui arrive d’en haut.

L’affection nommée phthisie [de l’œil] n’est qu’un rétrécissement de la pupille et n’atteint en rien la cornée ; pour cette raison, elle attaque fréquemment l’un des deux yeux ; elle se reconnaît aisément et n’échappe à aucun médecin, car l’autre œil, étant sain, indique le trouble survenu dans l’œil malade. Chez les vieillards, ce symptôme, étant commun aux deux yeux, échappe à la plupart des médecins, car il y a non-seulement rides de la cornée, mais rétrécissement de la pupille. Parfois aussi ces rides viennent de ce que, faute de l’humeur ténue, l’uvée se relâche considérablement ; mais ce n’est pas le lieu maintenant de parler de cette affection.

Celle qui résulte du défaut de pneuma par obstruction des conduits supérieurs et de la faiblesse sénile indique que la pupille est remplie de pneuma. Cela est aussi prouvé quand on ferme un œil, par la dilation de la pupille de l’autre œil.

Chapitre vi. — Suite du même sujet : l’utilité de l’humeur aqueuse et du pneuma subtil. — De la disposition de la tunique propre (capsule) du cristallin (voy. Huschke, Splanchn., p. 695). — Récapitulation des diverses parties de l’œil. — Nouveaux motifs d’admirer la nature, quand on se représente l’ensemble de cet organe, où rien n’a été fait sans motifs, ni d’une forme imparfaite. — Du mode de protection de l’œil lui-même par les paupières, les cils l’arc sourcilier, et la saillie de l’os zygomatique.


Cette humeur ténue et le pneuma contenus dans la pupille n’ont-ils donc d’autre utilité que de séparer le plus possible la cornée du cristallin et de faire qu’il ne la touche jamais, ou bien offrent-ils encore d’autres avantages ? Quant au pneuma, il a été démontré dans les traités Sur l’optique qu’il est lumineux et qu’il a la plus grande influence sur l’action des yeux. Touchant l’humeur, vous apprendriez qu’elle est très-nécessaire, non-seulement pour remplir l’espace vide, mais encore pour empêcher que le cristallin et la partie interne de l’uvée (voy. p. 614, note 1) ne se dessèchent, si vous saviez d’abord qu’un écoulement trop considérable de cette humeur, pendant la ponction [pour la cataracte], est nuisible aux yeux, et que l’affection connue des médecins sous le nom de glaucôme dérive d’une sécheresse et d’une solidification excessive du cristallin, et amène la cécité plus qu’aucune autre affection des yeux ; ensuite si vous examiniez avec réflexion la nature de l’uvée. En effet, la partie de cette membrane, en contact avec le cristallin, ressemble à une éponge mouillée. Or, tous les corps analogues durcissent en se desséchant. C’est ce que montrent les éponges et aussi les raisins et la langue des animaux. Mais si cette partie de l’uvée se desséchait, elle perdrait ainsi toute l’utilité, en vue de laquelle elle a été créée ce qu’elle est. Elle doit donc être continuellement humectée pour être molle. Toutes ces dispositions portent la marque d’une prévoyance en même temps que d’un art admirables.

Il en est de même de la membrane propre qui revêt le cristallin (capsule). La cornée, en effet, est pour le cristallin comme un abri, un rempart recevant le choc des corps extérieurs : mais sa tunique propre ne ressemble pas seulement à la mince pelure de l’oignon[18], elle est encore plus ténue et plus blanche que le fil de l’araignée. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est qu’elle ne tapisse pas tout le cristallin ; la partie qui flotte sur l’humeur vitrée est complètement dépourvue de cette tunique et nue[19] ; car il était préférable que les deux humeurs s’unissent en ce point (communication prétendue entre les humeurs vitrée et cristalline) ; mais toute la partie antérieure qui fait saillie et qui est en contact avec l’uvée est enveloppée de cette mince et brillante tunique. Sur cette tunique, comme sur un miroir, se fixe l’image de la pupille. En effet, elle est plus lisse et plus brillante que tous les miroirs.

La nature a donc, en toutes ses parties, bien ordonné l’organe de la vision, pour le degré de la mollesse, l’opportunité de la position, l’éclat de la couleur et la force des enveloppes. La tunique propre (capsule) qui le recouvre est brillante et luisante comme un miroir. Celle qui vient ensuite (iris) est veineuse, molle, noire et percée : veineuse, pour fournir abondamment des aliments à la cornée ; molle, pour toucher le cristallin sans l’incommoder ; noire, pour rassembler la lumière et la transmettre à la pupille ; percée, pour donner une issue au dehors à la lumière qui vient du cerveau (voy. Dissert, sur la physiol.). L’enveloppe externe servant d’abri, de rempart à toutes les autres, ressemble à une lame de corne mince, blanche et dure. Elle est mince et blanche pour laisser aisément passer les rayons ; elle est dure pour protéger efficacement.

Cela suffit-il, ou bien est-il juste de louer aussi la forme du cristallin ? Il n’offre pas une sphère parfaite, égale de tous points (cf. chap. xv), bien que cette figure soit très-ordinaire dans l’économie animale et très-recherchée par la nature pour les motifs que souvent nous avons énoncés (cf. I, xi, xiv ; IV, vii ; VII, vii ; VIII, xi ; XI, xii). Mais il n’était pas prudent de la faire exactement sphérique ; car il n’aurait pas aussi bien accueilli la jonction et l’insertion des cercles (voy. p. 614, note 1) qui a lieu à l’endroit de l’iris (voy. p. 614, note 1), et il aurait couru risque dans le cas d’un mouvement brusque et violent et d’un coup reçu dans l’œil, comme cela arrive, d’être séparé du corps vitré. En effet, les objets insérés et appliqués sur un corps exactement sphérique sont plus mobiles que sur une surface plus plane, comme étant portés sur une surface convexe et par cela même glissante. C’est la cause même de la forme du cristallin.

Jusqu’ici nous voyons toutes les parties de l’œil efficacement protégées, à l’exception de la cornée même qui les recouvre. Celle-ci seule, en effet, est placée devant elles, seule exposée à tous les accidents, recevant la fumée, la poussière, le froid, le chaud, tous les corps qui compriment et qui coupent (voy. p. 612, n. 1) ; cependant elle est engendrée elle-même par la membrane épaisse (sclérotique). Instruit de cela et de la haute importance de la cornée, notre Créateur, s’il a dû la disposer devant les autres, n’ayant rien de plus convenable, du moins il l’a défendue de toutes parts au moyen des paupières, des cils, des os environnants et de la peau. Il a établi en avant d’abord les cils comme un retranchement contre les petits corps, pour qu’ils ne s’introduisent pas aisément dans les yeux ouverts, étant arrêtés par ces poils ; puis les paupières qui se rejoignent et ferment l’œil, si quelque corps plus gros arrive sur lui. Contre le choc de masses plus considérables encore, il a disposé à la partie supérieure l’arc sourcilier [du frontal], à la partie inférieure l’os malaire, au grand angle de l’œille nez, au petit la saillie de l’os malaire (arcade zygomat.). Placé au centre de tous ces remparts qui reçoivent d’abord les chocs des corps plus considérables, l’œil même n’éprouve aucun mal, le mouvement de la peau ne servant pas peu à le défendre aussi des lésions. En effet, cette peau contractée de toutes parts, comprime l’œil intérieurement, l’amenant à occuper le moindre espace possible. Capable en cet endroit de se rider comme les paupières, si quelque objet franchissant la convexité des os se porte à l’intérieur des yeux, la peau en reçoit le premier choc, c’est elle qui d’abord est lésée, qui court le premier danger et qui est compromise avant l’œil. Puis, après la peau, les paupières sont écrasées, coupées, déchirées, lésées de toutes façons, étant disposées comme des boucliers en avant de la cornée.

De quelle matière était-il convenable de créer ces boucliers ? Était-ce d’une substance très-molle et charnue ? Mais ainsi les paupières devaient être plus susceptibles que la cornée, et ressembler à toute autre chose, plutôt qu’à un rempart. Était-ce d’une substance complètement dure et osseuse ? Mais elles n’auraient pu se mouvoir facilement, ni toucher la cornée sans l’incommoder. Ainsi il était convenable que les paupières fussent composées d’une substance très-dure, mais capable de se mouvoir aisément et pouvant être en contact avec la cornée, sans la gêner.


Chapitre vii. Du mode de formation des paupières et de leur commissure. — Disposition de la conjonctive. — N’y aurait-il pas dans ce chapitre quelque trace de la 3e paupière des mammifères ? — De l’heureuse direction des cils.


Il était bon aussi de relier ces paupières aux os et aux yeux mêmes ; leur structure devait atteindre ce but ; mais elles devaient présenter d’abord la facilité de mouvement, la résistance aux lésions, enfin une communication exempte de gêne avec la cornée ; il est juste d’admirer la nature qui a obtenu tous ces résultats d’une manière si parfaite, qu’il n’est pas possible d’imaginer une autre structure préférable. Conduisant, en effet, et prolongeant la membrane dite périoste (conjonctive) du bord des sourcils dans l’étendue juste que devaient avoir les paupières, elle l’a ramenée par les parties inférieures de la paupière, sans placer l’une sur l’autre les deux lames comme cela a lieu pour un bouclier à double cuir, ainsi que le pensent quelques-uns, et sans l’amener à l’endroit d’où elle est dérivée, mais en l’insérant sur les muscles sous-jacents qui enveloppent l’œil, et en l’étendant de là jusqu’à l’iris (voy. p. 614, note 1), où elle l’a insérée au bord de la cornée. L’intervalle entre les deux portions de ce périoste est rempli par des matières visqueuses et grasses et par les aponévroses des muscles. C’est là que se forment les corps appelés hydatides (orgeolets ?), lorsque parfois ces corps graisseux que la nature a faits pour ramollir la paupière en la lubrifiant, ont acquis une grandeur excessive et contre nature. D’une manière analogue à cette structure, les paupières inférieures naissent du périoste malaire étendu jusqu’à un certain point et revenant également à la cornée.

À ce point de réflexion (c’est-à-dire au bord libre), il y a une substance plus dure que n’est une membrane. Cette substance, connue sous le nom de tarse, ferme, embrasse et resserre la convexité formée par le double repli [du périoste] ; elle a été créée pour cet usage et pour deux autres encore, dont j’exposerai tout à l’heure (chap. ix, p. 633, lignes 3 et suiv.) le plus important et le plus ingénieux. Quant au moindre, le voici : Ce tarse est percé de petits trous, d’où naissent les poils des paupières, poils auxquels le tarse, vu sa dureté, fournit une base et une position droite. Car s’il était mieux que les poils des sourcils fussent abaissés les uns sur les autres, il était préférable aussi de maintenir ceux des paupières toujours droits et rigides. Ils devaient surtout, avec leur structure actuelle, remplir l’un et l’autre usage pour lequel ils ont été créés, ceux des sourcils arrêtant les corps qui descendent le long du front et de la tête avant qu’ils tombent dans les yeux, ceux des paupières empêchant le sable, la poussière, les petits insectes, de pénétrer dans l’œil, sans que les uns ni les autres l’incommodent.

Une des choses les plus admirables dans la nature, c’est qu’elle n’a dirigé les poils des paupières, ni vers les paupières, ni vers les joues, ni vers l’intérieur des yeux mêmes. Dans le premier cas, l’utilité en vue de laquelle ils ont été créés n’existait plus ; dans le second, ils gênaient les yeux en empêchant que les objets ne soient vus en totalité. Eh quoi ! ne faut-il pas admirer aussi l’intervalle si exactement mesuré qui les sépare ; s’ils eussent été plus écartés, bien des objets seraient tombés dans les yeux dont ils les garantissent actuellement. S’ils se fussent touchés mutuellement, ils auraient offusqué les yeux ; or, ils ne devaient ni offusquer les yeux, ni perdre l’utilité en vue de laquelle ils avaient été créés.


Chapitre viii. — Le mouvement est la première condition de l’étendue de la vision. — Moyens que la nature a employés pour procurer ce mouvement à l’animal d’abord en créant le cou, en second lieu, en donnant des muscles nombreux à l’œil. — Énumération, origine, structure et utilité des muscles des yeux et en particulier du muscle choanoïde ou suspenseur.


Après avoir parlé des paupières et terminé la description de l’œil entier, il convient de dire d’où il tire le mouvement. En effet, le laisser complétement oisif et immobile serait le fait d’un créateur ignorant les causes de la vision ou peu soucieux d’obtenir le mieux en chaque chose. Mais ni l’ignorance, ni la négligence ne se peuvent trouver en Celui qui déploie tant de sagesse et à la fois tant de prévoyance dans toute la conformation de l’animal.

Quels sont donc, disons-nous, les principes de l’optique qu’il doit connaître et les moyens d’arriver au mieux ? Tout objet n’est pas visible à l’œil dans toute position, comme tout son est perçu par l’oreille dans toute position. En effet, un objet placé obliquement, en arrière, en haut, en bas, en un tout autre sens que droit devant la pupille, n’est pas visible. Si donc les yeux avaient été créés complétement immobiles ou voyant seulement en ligne droite, nous verrions excessivement peu. C’est pourquoi la nature les a faits capables de tourner dans un rayon étendu et en même temps a rendu le cou très-flexible ; c’est pour cela qu’il a été créé deux yeux et à une distance notable l’un de l’autre. Les personnes privées d’un œil ne voient donc pas les objets placés en face de cet œil, même s’ils sont proches.

Si donc les yeux devaient se mouvoir par notre volonté, si tous les mouvements de ce genre s’opèrent par des muscles, il convenait évidemment que le Créateur entourât les yeux de muscles ; or il ne nous sied pas de constater ainsi simplement leur utilité, nous devons encore indiquer leur nombre et rappeler leur grandeur et leur situation. Si donc il existe quatre mouvements des yeux, soit ramenés intérieurement du côté du nez, soit écartés extérieurement vers le petit angle, ou élevés en haut vers les sourcils, ou abaissés vers les joues, il était raisonnable que les muscles qui devaient présider à ces mouvements fussent en nombre égal. Il en existe en effet deux aux côtés (droits interne et externe), chacun à un angle ; deux autres, l’un en bas, l’autre en haut (droits inférieur et supérieur). Les aponévroses de tous ces muscles forment un cercle large, cercle tendineux, qui aboutit à l’iris (voy. chap. ii, p. 612 et la note, et p. 614, note 1).

Comme il était mieux que l’œil eût encore un mouvement de rotation, la nature a créé deux autres muscles situés obliquement chacun au milieu d’une paupière, s’étendant d’en haut et d’en bas vers le petit angle (obliques supér. et infér.). Aussi avec l’aide de ces muscles nous tournons et nous portons aisément l’œil de tous les côtés. Il existe encore à leur racine un autre grand muscle (suspenseur ou choanoïde) qui serre et qui protège l’attache du nerf mou (nerf optique), relevant, haussant l’œil et le roulant un peu[20]. En effet ce nerf mou se fût aisément rompu, étant violemment ébranlé en cas de fortes chutes sur la tête, s’il n’eût été consolidé de toutes parts, environné et protégé de toutes façons.

Quelqu’un se montre-t-il à vous avec un œil saillant, s’il voit encore et que l’accident ne résulte pas d’un coup, sachez que le nerf mou chez cette personne s’est allongé, attendu que le muscle paralysé est incapable de le maintenir, de l’arrêter, de le presser. Si l’individu ne voit plus, c’est que déjà le nerf optique est affecté. Quand l’œil fait saillie par suite d’un coup violent, et s’il voit encore c’est que le muscle est rompu ; s’il ne voit plus, c’est que le nerf est rompu également. Ce muscle donc créé pour cet usage, embrassant circulairement toute la racine de l’œil, est regardé comme triple par certains anatomistes, comme double par d’autres ; ils le divisent d’après certaines insertions et certaines cloisons fibreuses. Mais qu’on veuille regarder ce muscle comme formé de plusieurs muscles, qu’on dise qu’il y a trois muscles ou deux, l’unique usage de ce muscle ou de ces muscles est celui que nous venons d’indiquer.


Chapitre ix. — De l’artifice employé par la nature pour opérer le mouvement de la paupière supérieure. — Sortie contre les sophistes qui, niant les phénomènes les plus manifestes, osent soutenir que le mouvement de la paupière supérieure est involontaire. — Des deux muscles (moitiés droite et gauche du segment supérieur de l’orbiculaire des paupières ?) chargés de relever et d’abaisser cette paupière. — Galien n’a pas reconnu l’élévateur propre dont le ventre charnu est très-mince et dont la terminaison aponévrotique se confond facilement avec les diverses membranes qui constituent ou doublent la paupière ; il soutient même qu’une telle disposition ne saurait avoir lieu (voy. p. 632).


Telle est la grandeur et l’importance des œuvres de la nature dans la structure des yeux. Il nous reste encore à parler d’un fait aussi digne d’admiration que tous ceux que nous avons décrits. Le mouvement des paupières devait aussi nécessairement dépendre de la volonté, autrement elles auraient été sans utilité aucune. Or la nature a disposé les muscles comme organes de tous les mouvements volontaires, et ces muscles meuvent les parties au moyen de tendons insérés sur les parties elles-mêmes. Nous avons démontré dans le traité Sur le mouvement des muscles (I, iv, suiv.) que toutes les parties mues par la volonté ont besoin, pour le moins, de deux muscles antagonistes, l’un capable de tendre, l’autre de fléchir. Aucun muscle, nous l’avons démontré aussi (cf. XI, x ; XII, viii), ne peut seul effectuer les deux mouvements parce qu’il tire à lui complétement la partie qu’il doit mouvoir, et s’il est unique, il ne peut occuper qu’une position.

S’il en est ainsi, comment les paupières seront-elles mues ? En effet la paupière inférieure est absolument immobile[21]. Quant à la paupière supérieure, on la voit, il est vrai, se mouvoir ; mais des sophistes[22] ne découvrant ni les muscles qui la meuvent, ni son mode de mouvement ont poussé l’impudence jusqu’à prétendre que le mouvement de cette paupière, loin d’être volontaire, était physique (c’est-à-dire naturel ou involontaire), comme les mouvements de l’estomac, des intestins, des artères, du cœur et de beaucoup d’autres organes sont indépendants de la volonté et de la décision. Mieux vaut, en effet, selon eux, mentir qu’avouer son ignorance ; sur certains sujets le mensonge n’est pas découvert par la foule. Mais quand le soleil brille sur la terre, à tous les yeux, si on prétend qu’il n’y a ni clarté, ni jour, on passera pour un fou. Et si quelqu’un vient dire qu’en marchant ce n’est pas volontairement que nous avançons les jambes, mais involontairement et mécaniquement, cet homme ne paraîtra pas moins fou que le précédent ; car s’il est possible de les mouvoir plus vite ou plus lentement, en faisant des pas plus ou moins grands, en arrêtant tout à fait le mouvement ou en le reprenant, comment n’y aurait-il pas de la folie à prétendre que l’action est involontaire et mécanique ? Si donc il nous est impossible, nos yeux étant fermés, de les maintenir en cet état autant que nous voulons, puis de les ouvrir à notre gré, puis de les refermer encore, et de faire alternativement ces choses autant qu’il nous plaît, le mouvement des paupières ne dépend pas de nous. Mais si nous pouvons sans empêchement accomplir ces actions comme nous voulons et autant que nous voulons, pourvu que nos paupières soient dans leur état normal, évidemment le mouvement des paupières supérieures s’opère par notre volonté. En effet c’est inutilement qu’elles nous auraient été données par la nature, si lorsqu’un corps extérieur se dirige contre l’œil pour le frapper et le blesser, nous ne pouvions volontairement fermer les paupières.

De telles assertions ne doivent pas étonner de la part de sophistes, qui n’ont pas souci de la vérité mais seulement du bruit qu’ils font. Une pareille impudence est une preuve éclatante des artifices habiles de la nature. En effet, le mouvement des paupières supérieures étant visible à nos yeux sans que nous puissions indiquer comment il s’accomplit, ni découvrir les muscles qui l’opèrent, si nous eussions eu nous-mêmes à façonner les animaux, comme la fable le raconte de Prométhée, qu’aurions-nous fait ? Évidemment nous aurions laissé privée de tout mouvement la paupière supérieure ; mais diront-ils peut-être, on eût inséré sur tout le bord de la paupière les muscles engendrés par le sourcil. De cette façon, ô gens habiles, toute la paupière aurait été née, renversée, relevée vers le sourcil ! Accordons ce point, la paupière s’ouvrira sans peine ; mais dites-nous un peu comment elle se fermera ? On ne peut, en effet, engendrer un autre muscle de la paupière inférieure pour l’insérer sur le tarse [de la paupière supérieure], ceci serait un grand bavardage, ni des parties internes [et supérieures] fixer ce muscle en dessous à la paupière supérieure. Car d’abord, dans cette supposition, la paupière tendue par un semblable muscle loin de se fermer, se replierait vers l’intérieur et formerait un double repli ; ensuite le muscle même aurait une position très-étrange, comprimant l’œil et par lui comprimé, resserré, gêné dans son mouvement. Il est donc juste, ce me semble, de s’étonner que des sophistes incapables de pénétrer, d’expliquer les œuvres de la nature, l’accusent néanmoins d’inhabileté. Ils auraient dû, je pense, au nom de l’équité, prouver qu’il valait mieux que les yeux ne fussent pas pourvus de paupières, que d’en avoir d’immobiles, ou qu’elles eussent un mouvement mais involontairement, ou que leur mouvement fût volontaire, mais que les muscles fussent disposés de telle ou telle façon. Mais ils sont si habiles que le mouvement des paupières étant manifeste, ils ne comprennent pas comment il s’opère et ne peuvent imaginer quelque autre mouvement ! Ils sont si fous qu’ils ne reconnaissent pas encore un artiste dans celui qui a façonné et combiné des parties si nombreuses et si importantes !

S’il y avait discussion parmi des artisans touchant une maison, une porte, un lit ou quelque autre objet semblable, sur la meilleure disposition à lui donner pour l’usage auquel il est destiné et que tous les autres étant embarrassés, un seul d’entre eux trouvât un heureux expédient, il serait admiré justement et réputé un artisan habile. Et les œuvres de la nature que nous sommes incapables, je ne dis pas d’imaginer d’avance, mais même de connaître à fond en les voyant réalisées, nous ne leur accorderons pas une admiration plus grande qu’aux inventions humaines ! Mais laissons là ces sophistes et considérons ce qu’il y a d’admirable dans le mouvement des paupières, en expliquant d’abord les opinions de nos devanciers les plus instruits.

Il a été déjà dit précédemment quelque part (chap. vii), que sous la peau qui recouvre la paupière, il existe des membranes minces. C’est le point de départ de mon raisonnement, En effet, ces membranes recouvrent elles-mêmes les muscles qui meuvent la paupière, muscles excessivement petits, et elles sont tendues elles-mêmes par les aponévroses insérées sur le tarse. Nous avons dit précédemment (ibid., p. 627) que le tarse est cartilagineux, placé comme un ligament sur le corps membraneux qui engendre la paupière, mais jusqu’ici nous n’avions pas encore dit nettement qu’il reçoit les prolongements de ces petits muscles élargis et amincis. Apprenez donc maintenant ce fait même, et sachez que l’un des muscles, établi latéralement dans le grand angle, vers le nez (moitié droite de l’orbiculaire super. interne ?), occupe la moitié du tarse située de ce côté, que l’autre muscle, latéral aussi, mais s’étendant du côté du petit angle (moitié gauche de l’orbic. int. sup. ?), occupe l’autre moitié du tarse avoisinant. Quand le premier agit, il tire en bas la partie de la paupière qui lui fait suite du côté du nez ; quand c’est le second qui entre en action, il tire en haut l’autre partie. En effet, le sommet du premier étant placé dans le grand angle, et celui du second au sourcil, et la tension pour tous les muscles s’opérant vers leur principe, il en résulte nécessairement que pour une partie de la paupière, celle du côté du nez, le mouvement s’accomplit de haut en bas, et pour l’autre, celle du côté du petit angle, de bas en haut. Si donc dans le même temps, l’un et l’autre tendent également la paupière, la partie du petit angle sera tirée en haut, et celle du grand angle sera tirée en bas, en sorte que l’œil ne sera pas plus ouvert que fermé. C’est ce qu’Hippocrate nomme paupière plissée[23] ; c’est l’indice, selon lui, d’une grande gravité dans les maladies, il appelle aussi distorsion cette déformation de la paupière (cf. Aph., IV, 49). Cette affection des muscles résulte de ce que chacun d’eux, affecté de spasme, tire la partie du tarse qui est voisine. Si l’un des muscles agit, tirant à lui la paupière, et que l’autre reste dans un entier repos, il arrive alors que toute la paupière s’ouvre et se ferme. En effet, toujours la partie du tarse qui est mue, tire avec elle l’autre partie. La cause en est la dureté du tarse. En effet, s’il était membraneux, charnu, ou mou de toute autre façon, le mouvement d’une partie n’entraînerait pas celui de l’autre : dans cette prévision, la nature munissant la paupière du tarse dur et cartilagineux y a attaché les extrémités des deux muscles. De même que si vous prenez par n’importe quel bout une baguette recourbée, et que vous la tiriez, elle obéit tout entière à ce mouvement de traction ; de même le tarse obéit à la tension de l’un ou l’autre muscle. C’est la troisième et la plus grande utilité de la génération du tarse, dont tout à l’heure (chap. vii, p. 627) j’avais ajourné l’explication. Telles sont les parties de la paupière supérieure.


Chapitre x. — Que la paupière inférieure est dépourvue de muscle propre et par conséquent de mouvement d’élévation et d’abaissement, raison de cette particularité (voy. p. 630 et note 1 ; cf. Hoffmann, l. l., p. 234). — Pourquoi la paupière inférieure est plus petite que la supérieure.


Pourquoi le mouvement n’existe-t-il pas aussi dans la paupière inférieure, créée pour le même usage [que la supérieure], et offrant aux muscles une place non moins convenable ? La nature paraîtrait injuste à cet égard, si, pouvant attribuer à chacune des paupières la moitié de tout le mouvement, elle l’eût donné sans partage à l’une d’elles ; elle ne paraîtrait pas injuste en cela seulement, elle le paraîtrait non moins encore en créant beaucoup plus petite la paupière inférieure ; car il semblerait nécessaire que les paupières, comme les oreilles, les lèvres et les ailes du nez, jouissent toutes deux d’une grandeur et d’un mouvement égal ; leur position motive la différence : en effet, si la paupière inférieure était plus haute qu’elle n’est effectivement, elle ne serait pas en même temps fixe, mais, se repliant sur elle-même, elle se plisserait, deviendrait lâche, s’écarterait de l’œil, et, ce qu’il y a de plus grave, il s’y accumulerait de la chassie, des larmes, et toute autre matière semblable difficile à expulser. Il était donc préférable qu’elle fut créée petite, car ainsi faite elle presse toujours l’œil, se moulant sur lui, l’embrassant exactement et en exprimant sans peine toutes les superfluités. Dans ces conditions, la paupière inférieure évidemment n’avait en rien besoin de mouvement.

Les plus habiles anatomistes paraissent avoir, dans ce que j’ai rapporté plus haut, reconnu et exposé convenablement l’art déployé par la nature dans les paupières.

Je leur donnerais mon entier assentiment, si j’étais sûr d’avoir nettement distingué moi-même le muscle du grand angle. Jusqu’ici, en effet, je ne l’ai pas clairement aperçu en traitant des fistules lacrymales, où non-seulement on coupe souvent, mais encore où l’on brûle cette partie au point que parfois des esquilles des os sous-jacents se détachent, sans que la paupière soit en rien gênée dans son mouvement. Ainsi, il me semble qu’il faut examiner encore [ces explications des anatomistes]. Si je suis certain un jour d’avoir éclairci toute cette question, je le ferai connaître dans le traité Sur les mouvements obscurs[24], que j’ai résolu d’écrire. Maintenant il me suffit de dire que l’habileté de la nature est si profonde, que, scrutée depuis si longtemps par des hommes d’un si grand mérite, elle n’a pu être encore découverte dans toute son étendue.


Chapitre xi. — De l’utilité de la caroncule lacrymale, des points lacrymaux, des glandules, de la graisse, et du canal lacrymal.


Examinons maintenant ce qui a rapport aux angles de l’œil. Si le corps charnu (caroncule lacrymale), situé au grand angle est utile, la nature paraîtrait faire tort au petit en le privant d’une protection utile. Si, au contraire, ce corps est dénué d’utilité, la nature lèse le grand angle en le surchargeant sans profit. Qu’est-ce donc que cela, et comment ne fait-elle tort ni à l’un ni à l’autre ? Elle a établi le corps charnu au grand angle pour recouvrir l’ouverture des fosses nasales (canal lacrymal). L’utilité de cette ouverture était double pour l’animal : l’une, que nous signalions plus haut (IX, xvi), lorsque nous parlions des nerfs issus de l’encéphale ; l’autre, qu’il convient d’indiquer maintenant : Toutes les superfluités des yeux coulent par ces ouvertures dans les narines, et souvent l’on rend en crachant ou en se mouchant les médicaments dont on vient d’enduire l’œil. En effet, le conduit de l’angle dans le nez a été percé en face de celui du nez même dans la bouche. Donc, quand on se mouche, l’humeur s’écoule par le nez, et par la bouche quand on crache. C’est pour prévenir l’écoulement des superfluités par les angles et un larmoiement continuel, que sur les susdits conduits ont été insérés les corps charnus qui empêchent l’évacuation des superfluités des yeux par les angles, et qui les poussent dans les conduits qui leur sont destinés.

La plus grande preuve de cette assertion, ce sont les erreurs fréquentes des médecins qui s’intitulent oculistes. Il en est qui, dissolvant avec des collyres mordants, ce qu’on nomme ptérygions, grandes aspérités (granulations)[25], fics et cals des paupières, ont aussi dissout à leur insu cette caroncule membraneuse du grand angle. D’autres, dans leurs opérations chirurgicales sur cette partie, en ont retranché plus qu’il ne convenait, et de cette manière les superfluités (c’est-à-dire les larmes), coulent le long des joues. Ils appellent cette affection écoulement (ῥοιάς, larmoiement, épiphora). Qu’est-il besoin de faire ressortir l’absurdité d’une pareille conduite ?

Mais la nature a ménagé soigneusement ces dispositions ; elle a de plus encore établi aux paupières mêmes de très-petits trous (points lacrymaux), un peu en dehors du grand angle. Ils s’étendent jusqu’au nez et versent ou reçoivent tour à tour une humeur ténue. Leur utilité n’est pas médiocre en déversant cette humeur quand elle est abondante, et en la reprenant quand elle fait défaut, pour maintenir la mesure naturelle convenable à la facile exécution des mouvements des paupières. En effet, la sécheresse excessive les rend, en augmentant leur dureté, difficiles à fléchir et à mouvoir, et l’abondance de l’humeur les rend débiles et molles. La consistance moyenne seule est la meilleure pour toutes les actions naturelles.

Pour la facilité des mouvements, il existe aussi deux glandes à chaque œil, l’une à la partie inférieure, l’autre à la partie supérieure (glandes lacrymales inférieure et supérieure) ; ces glandes versant l’humeur par des conduits visibles (conduits lacrymaux), comme les glandes situées à la racine de la langue versent la salive dans la bouche. La nature n’a pas disposé non plus pour un autre but la graisse qui entoure les yeux. Sa dureté en est une preuve. En effet étant, vu cette dureté, difficile à dissoudre, elle protège perpétuellement les yeux par son onctuosité.

Chapitre ii. — Théorie de la vision. — Que cette théorie exige pour être comprise l’intervention de la géométrie. — Voy. Dissertation sur la physiologie.


Nous avons exposé presque tout ce qui concerne les yeux, excepté un point que j’avais l’intention d’omettre pour épargner au vulgaire l’obscurité des explications et la longueur du sujet. Comme il fallait, en effet, entrer dans des considérations géométriques et que ces considérations non-seulement sont ignorées de la plupart des gens qui se donnent pour instruits, mais que ces gens mêmes évitent et supportent difficilement les hommes versés dans la géométrie, il me semblait préférable de laisser complètement de côté cette question. Cependant ayant été accusé en songe[26] d’être injuste envers l’organe le plus divin, et impie envers le Créateur, si je laissais sans explication une œuvre importante témoignant de sa prévoyance à l’égard des animaux, je me suis décidé à reprendre la question omise, et à l’ajouter à la fin du livre.

En effet, les nerfs sensitifs qui descendent de l’encéphale aux yeux (nerfs optiques), et qu’Hérophile nommait conduits parce qu’eux seuls présentent des canaux visibles, manifestes aux sens et destinés au parcours du pneuma, non-seulement offrent cette particularité qui les distingue des autres nerfs, mais encore ils naissent de régions différentes, et après s’être unis en avançant, se séparent ensuite et se divisent. Pourquoi la nature n’a-t-elle pas fait partir du même point le principe de leur prolongement supérieur ? Pourquoi les ayant créés l’un à droite l’autre à gauche, au lieu de les conduire directement dans la région des yeux, a-t-elle commencé par les courber intérieurement, les rejoindre, unir leurs conduits, les amenant ensuite aux yeux, chacun selon la direction du prolongement supérieur ? En effet, loin de les transposer en dirigeant celui du côté droit sur l’œil gauche, et celui du côté gauche vers l’œil droit, elle a donné à ces nerfs une figure très-semblable au chi (Χ).

À moins d’une dissection minutieuse, on croirait peut-être que ces nerfs sont transposés et qu’ils passent l’un sur l’autre. Il n’en est pas ainsi. Après s’être rencontrés dans le crâne et avoir uni leurs conduits, à l’instant ils se séparent, montrant clairement qu’ils ne se sont rapprochés que pour rattacher leurs conduits[27].

Je dirai, obéissant aux ordres de la Divinité, quel est l’avantage de cette disposition, quelle utilité elle procure aux organes de la vue ; j’engage d’abord ceux de mes lecteurs qui possèdent les notions ordinaires de la géométrie et des autres sciences, qui savent ce que c’est qu’un cercle, un cône, un axe et autres figures semblables, à prendre un peu patience et à me permettre, vu l’ignorance du plus grand nombre, d’expliquer le sens de ces termes le plus brièvement possible. Pour ces lecteurs mêmes cette explication ne sera pas complétement dénuée d’utilité ; s’ils y font attention, ils apprendront avec quelle netteté il faut instruire les ignorants dans ces notions. À ces notions je rattache immédiatement les explications sur la vision afin d’atteindre plus promptement le but indiqué (Voy. fig. 3).

Soit un cercle (βγ — j’appelle cercle une figure dont tous les points sont également distants du centre), regardé par un seul œil (α), l’autre œil étant encore fermé, du point (x), milieu du cercle (c’est centre qu’on le nomme), jusqu’à la pupille qui le contemple, supposez une ligne droite (xα) ne déviant en aucun sens, et ne s’écartant pas de sa direction rectiligne ; considérez cette ligne comme un cheveu fin ou un fil d’araignée tendu exactement de la pupille au centre du cercle. Supposez encore de la pupille à la ligne qui limite le cercle (on l’appelle circonférence) un grand nombre d’autres lignes droites, tendues avec ordre comme des fils d’araignée (αβ, αγ), et appelez cône la figure limitée par toutes ces droites et par ce cercle ; appelez la pupille le sommet de ce cône, et le cercle, appelez-le base. Appelez axe la ligne droite tirée de la pupille au centre du cercle, et placée au centre de toutes les autres et de tout le cône.

Quand vous imaginez la surface convexe et concave, ce que vous nommez solide, vous imaginez aussi très-certainement la surface plane intermédiaire, dénuée de toute convexité ou concavité. Nommez plan la partie supérieure de ce solide. Maintenant, supposez qu’à l’axe du cône s’étendant à travers l’espace, de la pupille au centre du cercle, soit suspendu un grain de millet, ou quelque autre petit corps semblable ; il cachera le centre du cercle et empêchera la pupille de le voir.

Si vous vous représentez cela il vous est très-facile de comprendre que tout corps quelconque interposé entre l’objet extérieur et l’œil qui voit fera ombre et empêchera de voir encore l’objet placé devant l’œil, que si ce corps est enlevé complètement, ou s’il est rejeté de côté, il sera de nouveau possible d’apercevoir l’objet. Si vous comprenez aussi cela, vous pouvez conclure que l’objet pour être vu doit être dégagé de toute obscurité, aucun corps n’étant interposé sur la ligne droite tirée de l’œil à cet objet. Si vous êtes convaincu de cela, vous ne trouverez pas mal fondée la proposition des mathématiciens que les objets se voient en ligne droite.

Appelez rayons visuels ces lignes droites ; et ces minces fils d’araignée tendus de la pupille à la circonférence du cercle, ne les nommez plus fils mais rayons visuels et dites que la circonférence se voit par ces rayons et que son centre se voit par un autre rayon, dirigé selon l’axe du cône, et que toute la surface du cercle se voit par un grand nombre de rayons qui y aboutissent. Tous ceux de ces rayons qui s’écartent également de l’axe, et qui sont situés selon un même plan, quels qu’ils soient, nommez-les rayons situés dans le même ordre ; pour les autres disposés autrement, nommez-les rayons non situés dans le même ordre.

Vous avez vu parfois, je pense, des rayons du soleil, pénétrant par une fente étroite projetés en avant sans réfraction, ni courbure aucune et suivant une ligne rigoureusement droite et inflexible. Telle est la direction suivie par les rayons visuels.

Après avoir clairement compris ces explications, soit que vous les ayez ainsi comprises tout d’abord, soit qu’il vous faille y revenir à plusieurs fois, si vous voulez passer à ce qui suit, sachez d’abord que chacun des objets vus, n’est pas vu seul ni isolé, mais qu’on aperçoit quelque chose autour de lui, une partie des rayons qui l’enveloppent (αβ, αγ), tombant parfois [en se prolongeant βζ, γη] sur un des corps placés au delà de l’objet en question (δε), et parfois sur un corps situé près de lui. Sachez encore que l’objet vu par l’œil droit seul, si cet objet est proche, paraît plutôt situé du coté gauche ; s’il est éloigné, plutôt du côté droit ; que l’objet vu par l’œil gauche seul, s’il est proche, se voit plutôt à droite, et plutôt à gauche, s’il est éloigné [bien que dans les deux cas l’objet soit sur la même ligne] ; que l’objet vu par les deux yeux paraît au milieu. Il faut savoir en troisième lieu que si la pupille d’un des yeux est comprimée, ou déviée soit en haut soit en bas, on aperçoit doubles les objets que jusqu’alors on voyait simples.

Que, les mathématiciens, qui savent ces choses déjà depuis longtemps, me permettent en faveur du grand nombre, d’expliquer brièvement chacune de ces propositions, soit d’abord la première : Qu’on aperçoit absolument quelque chose tout autour de l’objet [fixé] et que tous les autres objets [visibles] se voient auprès (voy. la fig. 3).

Supposez la pupille au point α, l’objet vu est βγ ; de la pupille α tombent les rayons sur chaque côté βγ. Placez au delà de βγ l’objet δε. Prolongez les rayons αβ αγ, et qu’ils tombent sur δε en ζη, il est évident qu’on verra l’objet βγ dans la direction de l’objet ζη. Pour cette raison l’objet ζη sera si bien caché qu’on ne le verra en aucune façon. Mais les objets situés de chaque côté, savoir δζ et εη paraissent visibles à côté de βγ, et, d’une autre façon, nous dirons que βγ se voit encore près de l’un et de l’autre. Telle est l’explication de la première des questions proposées.

Nous arrivons à la seconde : Que l’objet n’est pas vu par un œil au même endroit que par l’autre œil, ni par les deux yeux au même endroit que par un seul œil, mais que l’œil droit voit à un endroit, l’œil gauche à un autre, et que les deux ensemble voient encore à un troisième. Voilà ce que nous allons exposer maintenant (voy. fig. 4). Soit en effet la pupille droite au point α ; la pupille gauche au point β, et soit γδ l’espace vu par chacune des pupilles. Les rayons tombent en γδ, et une fois tombés sont prolongés [en θη et εζ]. L’espace γδ sera vu par la pupille droite selon la direction de l’espace εζ, et par la pupille gauche selon la direction de ζθ, par les deux à la fois selon la direction de ηε, en sorte que, ni l’une ni l’autre ne verra l’objet dans le même lieu que l’autre, ni toutes deux ensemble dans le même lieu que chacune d’elles.

Fig.3.[28]

Fig.4.

Si quelqu’un ne comprenait pas ces démonstrations par lignes, il peut se convaincre nettement, en vérifiant le raisonnement par une expérience personnelle : Qu’il se tienne près d’une colonne, et qu’ensuite il ferme alternativement chaque œil, certaines parties à droite de la colonne qu’il voit avec l’œil droit, il ne les verra pas avec l’œil gauche, et quelques-unes de ces parties, situées de l’autre côté, (c’est-a-dire, à gauche) de la colonne qu’il voit avec l’œil gauche, il ne les verra pas avec l’œil droit. En ouvrant les deux yeux à la fois, il verra les deux parties (c’est-à-dire, aussi bien les parties qu’il ne voyait qu’avec l’œil gauche, que celles qu’il ne voyait qu’avec l’œil droit). En effet, plus de parties se dérobent à la vue quand nous regardons avec un œil, que quand nous regardons avec les deux à la fois. Tout ce qu’on voit de l’objet apparaît comme étant situé dans la ligne droite des yeux, et c’est là précisément ce qui cache [les objets situés par derrière]. Donc, tous les [autres] objets vus sur le côté paraissent disposés les uns à la droite, les autres à la gauche de l’objet [principal]. Il en résulte que les choses seules qu’on ne voit pas seront situées dans la ligne droite de l’objet qu’on voit ; mais les unes seront visibles pour l’œil droit, les autres pour l’œil gauche, de sorte que la disposition de l’objet vu sera saisie par chaque œil en particulier, et que pour les deux yeux regardant simultanément, les parties qu’un œil seul ne voyait pas deviendront parfaitement visibles ; c’est pourquoi, quand on regardera un objet avec les deux yeux à la fois, cet objet dérobera moins de choses à la vue que si on regarde avec un seul œil, quel qu’il soit. Si, vous éloignant davantage de la colonne vous ouvrez et fermez alternativement chaque œil en regardant la colonne, vous la verrez se déplacer soudainement. Si vous fermez l’œil droit, elle semblera passer de son côté (c’est-à-dire, à gauche), et si vous fermez l’œil gauche, ce sera de l’autre côté. La colonne paraîtra passer du côté gauche si vous ouvrez l’œil droit, et du côté droit, si vous ouvrez l’œil gauche. Pour l’œil droit, la colonne paraît située plutôt à gauche, et pour l’œil gauche plutôt à droite. Pour les deux yeux, quand on regarde en même temps, elle paraît occuper une place intermédiaire entre celle qu’elle semblait occuper quand on regardait avec l’un des deux yeux.

S’il vous plaît de contempler de la même façon quelqu’un des astres, ou même la lune, surtout quand elle est dans son plein et arrondie de tous côtés, elle vous paraîtra soudain passer à droite, si vous ouvrez l’œil gauche en fermant l’œil droit, et passer à gauche, si vous faites le contraire.

Que les choses se montrent ainsi, c’est ce qui est évident pour tous ceux qui en ont fait l’expérience. Quant à la cause nécessaire de cette disposition nous la démontrions tout à l’heure à l’aide des lignes. D’un autre côté, si vous tournez un des yeux et que la pupille se trouve tirée en bas, l’objet vu paraît abaissé, si elle est tirée en haut, le contraire a lieu ; vous pouvez vous en assurer aussi par expérience. Vous ne sauriez, sans les explications précédentes, comprendre la cause de ces phénomènes. En effet, si les axes des cônes visuels ne sont pas situés dans un même plan, de toute nécessité l’objet paraîtra plus élevé à un œil et plus abaissé à l’autre. Car, dans un cône dont l’axe est plus élevé que celui d’un autre cône, le cône tout entier lui-même est plus élevé aussi. Quand le cône tombe de l’œil qui est abaissé sur les objets, tous les rayons du même ordre sont aussi plus abaissés ; quand il tombe de l’œil qui est plus haut, le contraire a lieu. Mais si, vu par les rayons plus élevés, l’objet paraît être plus élevé, et s’il paraît plus bas, vu par des rayons plus bas, naturellement l’objet paraîtra plus haut quand il est vu par un cône plus élevé, et plus bas quand ce sera par un cône plus bas. Vous aurez une preuve évidente de cette assertion, si, après avoir regardé avec un seul œil déprimé (c’est-à-dire, de façon que la pupille soit ou plus haute ou plus basse), un objet qui, alors, par erreur, vous paraissait double, vous fermez cet œil et vous le regardez avec l’autre. Il se forme, dans ce cas, une image complète de la situation de l’objet qu’on regarde ; c’est celle qui existait dans l’oeil actuellement fermé lorsqu’il était ouvert. L’autre apparence reste immuable conservant la situation qu’elle avait dès le principe. Cependant, lorsque les deux yeux, étant à l’état naturel, n’apercevaient qu’un objet (c’est-à-dire, ne le voyaient pas double), l’image de la position changeait à l’instant dès qu’on fermait l’un des deux ; l’objet semblait sauter à une autre place, et, si on l’ouvrait de nouveau, changer encore ; jamais il ne restait au même endroit, qu’on fermât ou qu’on ouvrît un œil n’importe lequel.

Si, lorsque par compression on relève ou l’on abaisse la pupille, une image de la position disparaît complètement, et que l’autre demeure immuable, quand on a fermé un œil, il en résulte que toute déviation de la pupille ne fait pas paraître double l’objet regardé, mais celle seulement qui l’élève ou l’abaisse plus qu’elle n’est dans l’état naturel. Les déviations vers le grand ou le petit angle nous font paraître l’objet plus à droite ou plus à gauche, mais non pas double. En effet, les axes des cônes restant dans un seul plan, ceux qui ont les yeux tournés soit après la naissance, soit dès le temps de la vie fœtale sans que l’une ou l’autre pupille soit relevée, et dont l’œil seulement se rapproche ou s’écarte du nez (strabisme), ne commettent pas d’erreurs de vision. Mais ceux dont la pupille incline trop bas ou trop haut, ont beaucoup de peine à les fléchir et à les maintenir sur une même ligne afin de voir nettement les objets.

La preuve que chaque objet est vu à la place qu’il occupe, c’est que le toucher, guidé par les yeux ne se trompe pas et ne cherche pas ailleurs les objets qui lui sont clairement montrés. Sans parler des autres preuves de ce fait, nous dirons que les personnes privées d’un œil, ou que celles qui font usage de leurs deux yeux à la fois, passent aisément un fil à travers les plus fines aiguilles, ce qu’elle ne pourraient faire si elles ne distinguaient nettement les objets. Mais puisque tout objet, comme nous l’avons dit, est vu à côté de quelque autre, il est naturel que si on le compare aux objets qui l’environnent, il nous apparaisse, situé tantôt à droite, et tantôt à gauche, et tantôt en ligne droite ; il n’y a pas contradiction dans ces raisonnements.

Il existe des milliers d’autres preuves des problèmes d’optique que nous ne pouvons énumérer maintenant. Ce que je viens d’en dire n’a même pas été écrit spontanément, mais, comme je l’ai dit (chap. xii, init.), par l’ordre d’une Divinité. C’est à elle de juger si en traitant ce sujet nous avons gardé une mesure convenable eu égard à tout notre traité.


Chapitre xiii. — Suite de la théorie de la vision. — Des axes visuels et de leurs positions. — Rapports géométriques des deux nerfs optiques.


Terminons donc ce livre en rappelant qu’il est nécessaire que les axes des cônes optiques soient situés dans un seul et même plan pour qu’un seul objet ne paraisse pas double. Or, ces axes ont pour point de départ les conduits (nerfs optiques) qui viennent du cerveau. Il fallait donc qu’au temps où l’animal séjourne encore dans le sein maternel et s’y développe, ils fussent établis sur un même plan. Quel devait donc être le plan immuable sur lequel la nature, en modelant les animaux, établissait les conduits ? Était-ce une membrane dure, une tunique, un cartilage, ou un os ? car un organe mou et cédant au contact des objets n’aurait pu se maintenir fixe ; et de plus où l’aurait-elle établi et comment l’aurait-elle étendu solidement et de manière à n’être pas comprimé sous les deux conduits ? Ceux qui pratiquent les dissections savent parfaitement qu’une telle disposition dans cet endroit était difficile à effectuer. Je ne dis pas maintenant que la nature n’aurait pu imaginer quelque procédé de génération et d’arrangement tel qu’il n’y aurait eu lésion ni pour un des corps voisins, ni pour l’organe lui-même, s’il eût été absolument nécessaire de le créer, et si, par un moyen aisé et facile, il n’eût été possible de disposer sur un seul plan les deux conduits.

Quel est donc ce moyen si aisé et si facile que dès le principe nous avons l’intention d’expliquer ? c’est la rencontre des conduits (chiasma ou commissure des nerfs optiques). En effet, deux lignes droites se rencontrant en un point commun, qui constitue pour ainsi dire leur sommet, sont toujours dans un seul plan, même si, à partir de cet endroit, elles se prolongent de chaque côté à l’infini ; les lignes droites qui réunissent en un point quelconque ces deux lignes prolongées indéfiniment occupent le même plan que ces deux lignes elles-mêmes, et par conséquent tout triangle est nécessairement contenu dans un seul plan.

Pour ne pas comprendre ces propositions, il faut évidemment ne pas connaître même les principes de la géométrie. Il serait trop long pour moi d’en donner les démonstrations qui d’ailleurs ne seraient point comprises, à moins de connaissances nombreuses préalables. Euclide, dans le onzième livre de ses Éléments, démontre le présent théorème, qui est le second dans ce livre (Prop. 2, éd. d’Oxford, p. 330) ; ce théorème est ainsi énoncé : Deux lignes droites qui se coupent sont dans un seul plan, et tout triangle est dans un seul plan. Il faut apprendre la démonstration dans Euclide ; quand vous la saurez, revenez à nous et nous vous montrerons sur l’animal ces deux lignes droites, c’est-à-dire les conduits venant du cerveau.

Chacun d’eux de son côté, pénétrant dans un œil comme il a été dit précédemment, s’étale circulairement et en voûte comme un réseau jusqu’au (rétine) cristallin, enveloppant à l’intérieur le corps vitré, de sorte que sur la même ligne droite se trouvent la pupille, toute la racine de l’œil où le nerf commence à s’épanouir, et, en troisième lieu, la réunion des nerfs optiques à la partie qui est en avant de l’encéphale, point à partir duquel ces nerfs commencent à se trouver sur le même plan. La nature a disposé les yeux dans une position convenable et n’a pas placé l’une des deux pupilles plus haute que l’autre. Aussi était-il préférable que les nerfs qui procurent aux yeux la sensation de la vue, surgissent de la même source.

Chapitre xiv. — Raisons pour lesquelles la nature a fait partir les nerfs optiques de deux points du cerveau, pourquoi les a-t-elle ensuite réunis pour les séparer de nouveau ? — Opinions diverses sur la jonction (chiasma ou commissure) des nerfs optiques ; fausseté ou insuffisance de ces opinions. — La vraie raison révélée à Galien par un Dieu, c’est que les objets auraient été vus doubles si le chiasma des nerfs optiques n’eût pas existé.


Pourquoi la nature n’a-t-elle pas immédiatement donné aux conduits (nerfs optiques) un seul principe à l’encéphale même ? pourquoi, après avoir engendré l’un à sa partie droite, l’autre à sa partie gauche, les a-t-elle réunis et anastomosés au milieu de la région ? C’est ce qu’il faut expliquer à présent.

Il n’était pas possible d’engendrer en cet endroit, je ne dis pas des nerfs aussi grands que sont chacun de ceux-ci, mais même des nerfs beaucoup plus petits. En effet, l’entonnoir (infundibulum), décrit dans un des livres précédents (IX, iii), renfermant le conduit qui attire chez lui (c.-à-d., sur l’entonnoir même) les impuretés de l’encéphale, se trouve en cet endroit, et il était impossible qu’il fût plus avantageusement placé ailleurs, puisqu’il doit verser dans le palais toutes les superfluités ; d’après le même raisonnement il n’était pas possible non plus que les conduits qui se rendent de l’encéphale aux narines fussent établis en un autre lieu, ni qu’ils prissent naissance de parties différentes de l’encéphale ; en effet, le nez étant situé au milieu de la face, il fallait assurément que les conduits qui s’y rendent occupassent le centre de la partie antérieure de l’encéphale.

Si donc il n’était préférable d’établir ailleurs ni ces conduits, ni l’entonnoir, et si avec la place qu’ils occupent actuellement, il n’était pas possible que les nerfs dérivassent de la région moyenne de l’encéphale, il est dès lors évident qu’il valait mieux les faire partir isolément d’un autre endroit pour les réunir ensuite a un même point, après leur avoir fait parcourir un court trajet. Vous apprendrez à propos de leur production une autre œuvre plus admirable de la nature, qu’il m’a paru plus convenable d’expliquer au livre XVI [chap. iii.], dans l’anatomie des nerfs.

Quant à moi, j’ai accompli l’ordre de la Divinité (voy. chap. xii, p. 637, l. 9 et p. 644 l. 15), et ce développement, loin d’être inutile, aura un résultat avantageux, si, un jour, il fait abjurer aux hommes cette indifférence dont ils sont possédés au sujet des choses les plus belles.

Peut-être ne serait-il pas sans intérêt de rapporter les opinions de nos devanciers sur la jonction des nerfs : Les uns prétendent que c’est pour n’éprouver aucune lésion, étant situés en ligne droite, que les nerfs, après avoir subi d’abord une flexion à l’intérieur, s’écartent en dehors ; — d’autres pensent que c’est pour se communiquer leurs affections et partager la douleur éprouvée par l’un d’eux ; — d’autres disent que les sources de toutes les sensations devaient remonter à une source unique. Si on se contentait de soutenir qu’il faut que la vision remonte à un seul principe, en montrant la grandeur du mal, s’il n’en était pas ainsi, évidemment on aurait dans ce cas énoncé la vérité, et nous n’aurions pas eu besoin d’imaginer la démonstration que nous venons de donner ; mais maintenant après avoir dit, et dit avec raison, que le sensorium principal recevant toutes les sensations doit être unique, on se persuade ensuite que c’est pour cette raison que les nerfs mous se rencontrent, et en cela on commet une très-grande erreur.

L’encéphale, il est vrai, est le réservoir commun de toutes les sensations, autrement il faudrait supposer que ni les nerfs des oreilles et de la langue, ni ceux de toutes les autres parties de l’animal ne remontent à un principe unique ; de même imaginer que les nerfs se rejoignent pour partager leurs affections, c’est aller à l’encontre de la prévoyance de la nature, laquelle se propose habituellement un but tout différent, comme nous l’avons déjà démontré à plusieurs reprises (voy. particul., liv. VI, chap. xvii, p. 442). Il est préférable, en effet, si cela est possible qu’aucune partie ne participe en rien à la douleur d’une autre.

Si l’on trouve juste ce raisonnement on peut en faire usage comme de cet autre, savoir : que les nerfs se seraient aisément rompus, s’ils eussent été étendus en ligne droite. Pour moi, ce dernier raisonnement même ne me satisfait pas. Les nerfs qui aboutissent à l’estomac, tirés en bas par le poids de l’estomac, auraient été, il est vrai, plus d’une fois rompus, s’ils ne se fussent d’abord enroulés autour de l’œsophage ; mais les conduits qui viennent aux yeux (nerfs optiques) n’auraient rien eu de semblable à souffrir, car les yeux sont loin d’être aussi pesants que l’estomac chargé d’aliments liquides et solides ; ils ne sont pas flottants et ne sont pas distants de leur principe. Si même une de ces conditions existait, du moins les muscles qui enveloppent les nerfs, et avant eux le prolongement de la dure-mère ayant plus d’épaisseur et de dureté sur ces nerfs que sur tout autre, suffiraient à les protéger. En effet, avant de sortir du crâne, les nerfs n’auraient pas eu à souffrir, non plus que l’encéphale lui-même, bien que perpétuellement ébranlé, ni les apophyses qui se rendent au nez (nerfs olfactifs), quoique minces, molles et allongées.

Ces raisonnements, comme je le disais, peuvent être employés par quiconque le veut. Pour moi qui n’y avais pas grande confiance, étant convaincu que la nature ne fait rien en vain, je cherchai longtemps la cause d’une position semblable des nerfs et je crois l’avoir trouvée, d’autant plus qu’un Dieu a jugé cette découverte digne d’être révélée (voy. p. 646). Avant d’avoir reçu son ordre, car la vérité est exigée d’un homme qui prend à témoin les Dieux mêmes, je ne voulais pas publier ce raisonnement, afin de ne pas m’attirer le ressentiment de la multitude disposée à tout plutôt qu’à prêter son attention à la géométrie ; j’avais l’intention après avoir énoncé les trois opinions décrites, de désigner comme la plus plausible celle qui affirme que c’est pour éviter une rupture que les conduits sont obliques, et d’ajouter moi-même à ce fait comme expression de la vérité qu’il était préférable, que le pneuma, dérivant de l’encéphale dans chaque œil, se rendît, au cas où l’un de ces yeux serait ou fermé ou complètement perdu, tout entier dans l’autre œil. La puissance visuelle étant, en effet, ainsi doublée, l’œil devait mieux voir. C’est ce qui paraît évidemment avoir lieu, car si vous voulez étendre sur votre nez dans sa longueur entre les yeux une planchette de bois ou votre main même, ou toute autre chose qui puisse empêcher les yeux de voir à la fois chacun des objets extérieurs, vous ne verrez qu’imparfaitement avec l’un ou l’autre œil. Fermez un œil, vous verrez beaucoup plus nettement, comme si la puissance visuelle jusqu’alors partagée passait dans l’autre œil. Je ne voulais citer que cette utilité de l’union des conduits, utilité elle aussi bien réelle. Mais comme je l’ai déjà démontré par maints exemples (voy. particul. livre VI, chap. iii ; VII, xxii, et VIII, i), la nature a créé certaines choses dans un but principal et d’autres dans un but accessoire ; ainsi dans ce cas encore, l’utilité première et indispensable, c’est que l’œil ne voie pas double chacun des objets extérieurs ; l’utilité dont il s’agit maintenant est la seconde.

Un Dieu, comme je l’ai dit, m’a enjoint de décrire aussi la première. Il sait comment j’ai évité tout ce qu’il y a d’obscur dans cette question. Il sait encore que non-seulement en cette occasion mais en beaucoup de passages de mes Commentaires, j’ai sciemment omis des démonstrations tirées de l’astronomie, de la musique ou de quelque autre science spéculative, afin que mes livres ne soient pas complètement en horreur aux médecins. En effet dans toute ma vie j’ai éprouvé mille fois ce désagrément ; c’est que des personnes qui me voyaient avec joie à raison de mes bons offices vis-à-vis des malades, venant à apprendre que j’étais aussi versé dans les mathématiques m’évitèrent le plus souvent ou ne me rencontrèrent plus avec plaisir. Aussi me suis-je toujours gardé d’entamer de pareils sujets ; et ce n’est ici, comme je l’ai dit, que par respect pour l’ordre de la Divinité que j’ai employé des théorèmes mathématiques.


Chapitre xv. — Galien donne la démonstration géométrique de cette proposition : qu’un corps exactement sphérique communique avec l’objet perçu par moins de ses points qu’avec un corps plan.


Mais peut-être m’interrompra-t-on pour me demander comment, si j’ai omis volontairement beaucoup de choses, ce traité est assez complet, pour que je n’y aie passé sous silence l’utilité d’aucune partie, et même pour qu’à l’égard de certaines parties, je ne me sois pas contenté d’exposer une seule utilité, mais plusieurs. À cela la réponse est facile en même temps qu’elle s’appuie sur l’objection même. En effet, si telle est l’habileté de notre Créateur qu’il n’est aucune de ses œuvres qui ne présente qu’une seule utilité, mais que chacune en offre deux, trois et un plus grand nombre, par cela même il est très-aisé d’en omettre quelques-unes des plus obscures pour le vulgaire. Ainsi au sujet du cristallin j’ai décrit précédemment (chap vi) une des utilités de sa forme, mais j’ai omis en cet endroit la première, la principale parce que la démonstration exigeait l’emploi des lignes. Indiquons-la maintenant. Car puisque une fois j’ai été obligé de dire quelque chose des principes de l’optique, le raisonnement suivant ne saurait plus être obscur.

Puisque les objets sont vus en ligne droite et qu’en avant du cristallin se trouve l’ouverture de l’uvée (pupille, voy. chap. iv, p. 619, note 1) par laquelle il devait percevoir les sensations, il est clair déjà, pour qui se rappelle les explications antérieures, que le corps exactement sphérique, communiquera par moins de ses parties et le corps plan par plus de ses parties avec les objets perçus. Si vous ne comprenez pas encore, je vais vous expliquer cela par des lignes (voy. fig. 5). Soit le diamètre de la pupille (x), cercle parfait, αβ, et le diamètre du cristallin, γδ, et soit γεζδ la partie du cristallin tournée du côté de la pupille. Menez de la pupille au cristallin les tangentes βε, αζ, il est clair que la portion εζ sera en communication avec les objets, et que de chaque côté les parties γ, n’auront par aucun de leurs points communication avec les objets perçus.

Fig.5.

Fig.6.

Si le cristallin était moins convexe (voy. fig. 6), il communiquerait par plus de ses parties, attendu que les tangentes circonscrivent une moindre partie des corps convexes et une plus grande des plans. En effet, supposez dans le cristallin plus aplati, la portion γδηθ tournée du côté de la pupille, et des extrémités de la pupille, menez les tangentes βη, αθ, la portion ηθ du cristallin percevra les objets, il n’y a de chaque côté des tangentes qu’une partie très-petite qui soit privée de cette communication. Car si le cristallin était exactement un plan, il aurait tout entier participé à la communication. Mais il a été démontré que pour être à l’abri des lésions le cristallin doit être périphérique. C’est encore là l’œuvre admirable de la nature qui l’a créé périphérique et en même temps susceptible de communiquer avec les objets sensibles par le plus grand nombre de ses parties. Voilà ce qui concerne les yeux. Je vais immédiatement traiter des autres parties de la face.



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  1. Voy. IX, xiv. — Ajoutez que suivant Galien, ainsi qu’il le rappelle quelques lignes plus bas, les nerfs mous ne paraissent naître que de la partie antérieure du cerveau et que les yeux devaient avoir dès nerfs mous. — Aristote (Part. anim., II, x fine), avait dit : « La vue est en avant, car on voit en droite ligne ; le mouvement se fait aussi en avant, car il faut voir d’abord le point vers lequel tend le mouvement. »
  2. Voy. la Dissertation sur la pathologie. — On remarquera toutefois que Galien regarde à tort le cristallin, comme l’organe essentiel de la vue, puisque la vue peut être à peu près complétement rétablie après l’abaissement ou l’extraction du cristallin dans l’opération de la cataracte ; mais on peut dire pour sa défense qu’il avait une idée fausse de la maladie elle-même et des opérations qu’elle réclame, ainsi qu’on le verra dans la même Dissertation. — Voy. aussi Adams, Notes sur Paul d’Égine, t. II, p. 280-283.
  3. Fabrice d’Aquapendente, comme nous le montrerons dans la Dissertation sur la physiologie est un des premiers qui aient réfuté toute cette théorie sur l’alimentation du cristallin. On verra dans cette même Dissertation à quelles longues et nombreuses discussions les anatomistes et physiologistes du xvie siècle se sont livrés sur les usages et l’utilité du corps vitré.
  4. Voy. Hoffmann, l. l., p. 221 et la Dissertation sur la physiologie.
  5. Voy. la Dissertation sur les termes anatomiques.
  6. Voy. la Dissertation sur les termes anatomiques. — Galien a très-bien reconnu la texture vasculeuse de la choroïde, mais il a cru à tort que cette membrane était en communauté directe de vaisseaux avec la rétine. Le système vasculaire de ces deux membranes, bien qu’il provienne pour la plus grande partie de l’artère ophthalmique ou qu’il retourne au même point, la veine ophthalmique, est assez indépendant dans l’une et dans l’autre pour qu’on ne puisse pas dire dans le sens ancien que la rétine est nourrie par la choroïde. Galien trompé par les apparences les plus grossières que présente, soit la membrane vasculaire interne, soit même le tissu cellulo-pigmentaire, aura cru qu’il y avait une communication vasculaire directe entre la choroïde et la rétine, et il a fait de ces prétendues communications un moyen de sustentation et une voie pour l’alimentation. On conçoit du reste que la disposition pavimenteuse de la couche pigmentaire lui ait donné l’idée de ces cloisons minces semblables à des toiles d’araignée qui unissent, suivant lui, la choroïde à la rétine.
  7. Cette proposition n’est pas exacte : ce sont les procès ciliaires dépendance des couches profondes de la choroïde qui embrassent la circonférence de la capsule du cristallin, tandis que c’est au niveau de ces procès ciliaires que la rétine s’unit intimement à la choroïde, sur laquelle elle cesse brusquement en formant ce qu’on appelle à tort le bord dentelé.
  8. C’est-à-dire celui dont le centre est le centre de la sphère elle-même.
  9. Cette description des tuniques et des humeurs de l’œil est fort obscure. Tâchons de l’éclaircir un peu, nous réservant de reprendre encore cette question à propos des livres inédits du Manuel des dissections, lesquels contiennent la description de l’œil. Il n’est pas besoin de dire que Galien ne savait rien ou presque rien sur la structure des tuniques ou des humeurs de l’œil, et qu’il a une idée très-inexacte de la manière dont les tuniques se comportent les unes par rapport aux autres ou avec les humeurs, à la face antérieure du globe de l’œil, au niveau du cristallin, de l’iris et de la cornée. Il n’a pas distingué la membrane hyaloïde de la rétine, il ne parle pas ici de la capsule du cristallin (cf. p. 623), et il compte comme deux tuniques propres de l’œil, la conjonctive et l’aponévrose oculaire, qui ne sont que des membranes accessoires. D’un autre côté il semble tantôt mettre au nombre des tuniques le corps vitré et le cristallin, et tantôt les regarder comme de simples humeurs. En tout cas ces humeurs, comme les tuniques, concourent à former ce cercle fictif qu’il appelle iris ou couronne (voy. p. 614, note 1) ou plutôt c’est au niveau de ce cercle qu’il fait se terminer les tuniques pour enchatonner comme dans un trou fait à l’emporte-pièce (qu’on me passe cette expression), le corps vitré (l’on ne sait trop comment), le cristallin, l’uvée (voy. p. 619, note 1), et peut-être la cornée ; je dis peut-être, car on verra par le chap. iii qu’il ne paraît pas s’être fait une idée bien exacte de la ligne si tranchée d’intersection de la sclérotique et de la cornée. Ajoutez enfin que, d’une part (p. 611, ligne 20-21), Galien dit que la rétine s’arrête sur la circonférence du cristallin tandis qu’un peu plus bas (p. 612, l. 25 ; cf., p. 624, note 1, et chap. iv, init.) il assure que la rétine embrasse toute l’humeur vitrée et par conséquent passe entre elle et le cristallin, erreur partagée par beaucoup d’anatomistes anciens. — Voy. Cuvier, Anat. comp., t. III, p. 437, et Huschke, Splanchn., p. 656, dans Encyclop. anatom. — Ces incertitudes, ces contradictions, peut-être plus apparentes que réelles, ces rapports si mal déterminés, n’ont rien du reste qui doive étonner dans la description d’un organe si compliqué, et dont les anatomistes modernes ont à peine encore débrouillé les divers éléments.
  10. Il s’agit bien évidemment ici de la conjonctive ; aussi ne faut-il pas prendre περιόστιον dans son sens propre de périoste, mais dans celui de membrane qui tapisse les os. — On remarquera encore que Galien ne paraît pas avoir connu la conjonctive cornéenne, puisqu’il arrête la conjonctive scléroticienne au niveau même de la cornée (anneau de la conj., voy. p. 625). — Comment a-t-il pu dire, si ce n’est pour faire plier les faits à la théorie, que la conjonctive est plus dure que la sclérotique ? Du reste, il avait dit avant (p. 610, l. 11), que la choroïde, aussi dure que la sclérotique, l’est autant si ce n’est plus que la dure-mère.
  11. Galien appelle iris ou couronne le cercle au niveau duquel se réunissent toutes les tuniques de l’œil (Meth. med., XIV, xix ; Introd. seu med., cap. x), tandis que pour nous l’iris est la portion antérieure des membranes vasculaires, qui, s’insinuant entre le cristallin et la cornée, au milieu de l’humeur aqueuse, divise la chambre de l’œil en deux compartiments (chambre antérieure et chambre postérieure). — Quant au mot cercle (κύκλος) on ne doit pas le prendre dans un sens trop rigoureux ; on peut l’entendre des membranes elles-mêmes aussi bien que de leur terminaison ou point d’intersection à la partie antérieure du globe de l’œil. — Les sept cercles de l’iris sont donc de dedans en dehors la rétine, la choroïde, le cristallin, l’humeur vitrée (cercles mous), la sclérotique, l’épanouissement du tendon des muscles de l’œil, et la conjonctive (cercles durs). — Voy. p. 612, note 1.
  12. Cyropédie IV, v ; cf. particul. § 13. Voy. aussi Hoffmann, l. l., p. 225. — Il ne paraît pas que le trait de cruauté raffinée que Galien attribue à Denys, tyran de Sicile, ait été rapporté par un autre auteur.
  13. On peut rapprocher de ce passage celui où Aristote (De gener. anim., V, i fine) dit que, soit en mettant sa main devant les yeux, soit en se servant d’un tube, on ne juge ni mieux ni plus mal de la différence des couleurs, mais qu’on voit de plus loin. — Les astronomes arabes faisaient un fréquent usage de ces tubes pour leurs observations. Voy. de Humboldt, Kosmos, t. III, p. 60 suiv., et dans les Remarques, note 5, p. 106 suiv.
  14. De bello pelop., II, xxviii.
  15. Aristote (l. l.) dit aussi qu’en plein jour on voit quelquefois les étoiles au fond des puits ou des fosses ; et il ajoute un peu plus loin que les yeux à fleur de tête voient moins bien que les yeux enfoncés, parce que dans le premier cas la faculté visuelle se dissipe moins aisément et moins vite que dans le second où elle se dirige en droite ligne et en faisceau pendant quelque temps.
  16. À la suite de deux éclipses observées à Paris, j’ai vu, soit à l’hôpital, soit en ville, plusieurs personnes attaquées d’ophthalmies très-graves, pour avoir regardé le soleil à l’œil nu. — Cf. aussi Hoffmann (l. l., p. 226) qui rapporte plusieurs exemples de personnages qui ont perdu la vue pour avoir regardé directement le soleil.
  17. On a vu plus haut (voy. p. 614, note 1) ce que Galien appelle iris ; ici il mentionne ce que les anatomistes modernes désignent sous le nom d’iris, espèce de diaphragme vasculaire dépendant de la choroïde et dans lequel on distingue une face antérieure nommée iris proprement dit, et une face postérieure tapissée par le pigmentum choroïdien et connue sous le nom d’uvée ; or c’est précisément le nom que Galien donne à tout le diaphragme iridien. Voy. chap. iv, init., p. 620.
  18. Ce membre de phrase est en partie la reproduction de ces vers d'Homère (Odyssée, XIX, 232-3), mis dans la bouche d’Ulysse :

    Τὸν, δὲ χιτῶν᾽ ἐνόησα περὶ χροὶ σιγαλόεντα
    Οἷόν τε κρομύοιο λοπὸν κατὰ ἰσχαλέοιο

  19. Galien n’est peut-être pas bien d’accord avec lui-même, car s’il refuse une tunique propre à la partie postérieure du cristallin, il admet cependant, du moins cela paraît à peu près certain (voy. p. 612, note 1), que la rétine passe entre le cristallin et l’humeur vitrée, ce qui doit gêner un peu la prétendue communication entre l’humeur cristalline et la vitrée, communication dont il parle un peu plus bas.
  20. Ce muscle propre aux mammifères est une conséquence de leur position penchée qui expose ainsi le globe de l’œil à des déplacements hors de l’orbite. Chez les ruminants et les chevaux il forme un entonnoir et s’étend dans tout l’intervalle qui est entre les quatre muscles droits. Chez les singes (excepté les orangs chez lesquels ce muscle n’existe pas) il est très-mince et se compose d’un petit nombre de fibres. Plusieurs espèces d’animaux, par exemple, les carnassiers, ont le suspenseur divisé en quatre faisceaux (voy. Cuvier, Anat. comp., t. III, p. 447). — Il me paraît évident, d’après la description de Galien, qu’il a décrit ce muscle sur de grands mammifères, et que la divergence d’opinions qu’il signale sur la division du muscle tient aux diverses espèces sur lesquelles l’ont étudié les anatomistes ses contemporains ou ses prédécesseurs.
  21. C’est là une assertion complétement fausse, et qui, je crois, vient des idées préconçues de Galien sur les mouvements des paupières. Cette même assertion se retrouve fortifiée dans le chapitre x. En la reproduisant avec une telle persévérance, Galien ne se montre pas moins aveugle que ces sophistes qu’il tourne si bien en ridicule.
  22. « Nescio, an non tangere velit Aristotelem ? Cum enim is doceat, Part. Anim., II, xiii, palpebras sola cute constare et moveri motu non voluntario, sed necessario et naturali : videtur impingere in hoc saxum. Sed defendit Aristotelem D. ab Aquapendente motum scilicet palpebrarum eatenus esse naturalem, quatenus servit affectioni corporis, quemadmodum et egestio excrementorum et respiratio ; qua de re Galenus, Mot. muscul., II, vi. Erit igitur inter motus dubios, a qua sententia non videtur obesse Galenus in fine cap. x. Verum tamen, quo minus, putem, Aristotelem heie commemorari, facit quod Galenus de sophistis istis scribit, illos negare naturam quid quam fecisse artificiose. Hoc vero de Aristotele dici neutiquam potest. » Hoffmann, l. l., p. 234. — Quoi qu’il en soit, Galien et Aristote ont raison chacun de son côté, mais incomplètement, car en réalité les paupières jouissent des deux espèces de mouvements, le volontaire et l’involontaire.
  23. Pronostic, § 2 fine ; voy. la note 12 correspondante dans mon édition d’Hippocrate. Il me paraît que la définition du καμπύλον donnée ici par Galien est la plus naturelle et la plus compréhensible.
  24. Ce traité est perdu, ou n’a jamais été composé. Voy. dans le Ier vol. la bibliographie de Galien. — Cf. Hoffmann, l. l., p. 235.
  25. Voy. Sichel, Cachets d’oculistes romains ; Paris, 1845, p. 9.
  26. Voy. sur la croyance de Galien aux songes, Œuvres d’Oribase, Paris, 1854, p. 787, la note de la p. 53, l. 7.
  27. Sur la question de l’entre-croisement des nerfs optiques les anatomistes modernes sont à peu près de l’avis de Galien : les fibres les plus internes passent du côté opposé, les externes restent accolées au même tronc dans toute leur étendue, depuis les tubercules quadrijumeaux jusqu’au globe oculaire correspondant. On invoque, à l’appui de cet entre-croisement partiel, les faits empruntés à la dissection, à l’anatomie comparée, à l’anatomie pathologique (voy. Sappey, t. II, Ire part., p. 199). — Voy. aussi Hoffmann, p. 237. — Si l’on compare ma traduction de ces derniers chapitres du livre X avec le texte imprimé, on trouvera des désaccords assez considérables ; ils tiennent à ce que j’ai, le plus ordinairement, suivi les leçons de deux de nos manuscrits, du n°2134, et surtout de l’excellent manuscrit 2253.
  28. J’ai construit les figures 3 à 6 d’après le texte, surtout d’après celui des mss. ; celles qu’on trouve dans les éditions sont inexactes. — Voy. Eucl. Optica.