Galien-Oeuvres anatomiques physiologiques et médicales (trad. Daremberg)/Tome I/V/1

Galien-Oeuvres anatomiques physiologiques et médicales
Traduction par Charles Victor Daremberg.
Baillière (Ip. 111-167).
V.


DE L’UTILITÉ[1] DES PARTIES DU CORPS HUMAIN.


LIVRE PREMIER.
de la main.


Chapitre ier. — De ce qu’on doit entendre par les mots un et partie.


On dit que tout animal est un, parce qu’il se présente avec une certaine circonscription propre et qu’il n’a aucun point de jonction avec les autres animaux ; de même on dit que chacune des parties de l’animal, par exemple l’œil, le nez, la langue, l’encéphale, est une, attendu qu’elle se présente aussi avec une circonscription propre. Si ces parties ne tenaient point par quelques côtés à ce qui les avoisine, et si au contraire elles étaient complétement isolées, alors elles ne seraient pas du tout parties, mais simplement unes ; de sorte que tout corps qui n’a pas une circonscription propre complète, mais qui n’est pas non plus uni de tous côtés à ceux qui l’environnent, est appelé partie. S’il en est ainsi, il y aura beaucoup de parties dans les animaux, celles-ci plus grandes, celles-là plus petites, et celles-là enfin tout à fait indivisibles en d’autres espèces.


Chapitre ii. — Que les parties des animaux diffèrent selon leurs mœurs et leurs facultés.


L’utilité de toutes ces parties est sous la dépendance de l’âme, car le corps est l’instrument de l’âme[2] ; aussi les mêmes parties sont-elles très-dissemblables les unes des autres chez les divers animaux, parce que les âmes elles-mêmes diffèrent. Ainsi il y a des âmes fortes, il y en a de lâches, de sauvages, il y en a d’apprivoisées ; d’autres sont pour ainsi dire civilisées et propres à diriger les affaires ; d’autres ont des goûts solitaires. Chez tous, donc, le corps est accommodé aux habitudes et aux facultés de l’âme. Chez le cheval le corps est pourvu de forts sabots et de crinière, car c’est un animal rapide, fier, et non sans courage. Chez le lion, animal hardi et vaillant, le corps tire sa force des dents et des ongles. Il en est de même pour le taureau et le sanglier : chez celui-là des cornes, chez celui-ci les dents proéminentes (défenses), sont des armes naturelles. Chez le cerf et le lièvre, animaux lâches, le corps est prompt à la course, mais tout à fait nu et désarmé. Il convenait en effet, ce me semble, de départir la vitesse aux animaux lâches, et les armes aux animaux vaillants. Ainsi la nature n’a ni armé la lâcheté, ni désarmé le courage ; à l’homme, animal doué de sagesse et le seul être divin parmi ceux qui vivent sur la terre, elle a donné pour toute arme défensive les mains, instrument nécessaire pour exercer toute espèce d’industrie, et non moins convenable en temps de paix qu’en temps de guerre. Il n’était donc pas besoin de donner une corne naturelle à celui qui pouvait à son gré manier avec ses mains une arme meilleure qu’une corne ; car l’épée et la lance sont des armes à la fois plus grandes et plus propres à couper qu’une corne. Il n’avait pas besoin non plus de sabots, car le bois et la pierre blessent plus fortement que toute espèce de sabots. De plus, avec la corne et le sabot on ne peut rien faire si on n’arrive près de son adversaire, tandis que les armes de l’homme agissent aussi bien de loin que de près : le javelot et la flèche mieux que la corne, la pierre et le bois mieux que le sabot. Mais le lion est plus rapide que l’homme. Qu’est-ce que cela fait ? puisque l’homme a dompté par sa sagesse et avec ses mains le cheval qui est plus rapide que le lion et dont il se sert pour fuir, ou pour poursuivre cet animal ; du haut du cheval sur lequel il est monté, l’homme frappe le lion qui est à ses pieds. Ainsi l’homme n’est ni nu, ni sans armes, ni facilement vulnérable[3], ni sans chaussures ; mais quand il le veut, une cuirasse de fer devient pour lui un moyen de protection plus invulnérable que toute espèce de peau ; il peut avoir aussi des chaussures, des armes et des vêtements de tout genre. Ce n’est pas seulement sa cuirasse, mais sa maison, ses murs, ses tours qui mettent l’homme à l’abri. S’il avait eu une corne, ou toute autre arme défensive, naturellement attachée à ses deux mains, il ne pourrait se servir de ses mains, ni pour bâtir des maisons et des tours, ni pour fabriquer une lance, ou une cuirasse, ou tout autre objet semblable. Avec les mains l’homme tisse un manteau, entrelace les mailles d’un rets, confectionne une nasse, un filet, un réseau ; par conséquent il est le maître, non-seulement des animaux qui vivent sur la terre, mais de ceux qui sont dans la mer, ou dans les airs[4]. Telle est l’arme que l’homme trouve dans ses mains pour se défendre. Mais l’homme, fait pour la paix aussi bien que pour la guerre, avec les mains écrit les lois, élève aux Dieux des autels et des statues, construit un navire, façonne une flûte, une lyre, forge un couteau, des tenailles, produit les instruments de tous les arts ; dans ses écrits, il laisse des mémoires sur la partie théorique de ces arts ; de sorte que, grâce aux ouvrages écrits et à l’usage des mains, vous pouvez encore vous entretenir avec Platon, Aristote, Hippocrate et les autres anciens.


Chapitre iii. — Que les facultés des animaux viennent de leur propre essence et ne sont pas une suite de la structure de leurs parties.


Ainsi l’homme est le plus sage de tous les animaux, ainsi les mains sont des instruments qui conviennent à un être sage, car l’homme n’est pas le plus sage des animaux parce qu’il a des mains, comme le dit Anaxagore, mais il a des mains parce qu’il est le plus sage, comme le proclame Aristote (De part. anim., IV, x), qui juge très-judicieusement. En effet, ce n’est pas par ses mains, mais par sa raison, que l’homme a appris les arts : les mains sont un instrument, comme la lyre pour le musicien, comme la tenaille pour le forgeron ; de même que la lyre n’a pas formé le musicien (voy. Arist. l. l.), ni la tenaille le forgeron, mais que chacun d’eux est artiste en raison de l’intelligence dont il est doué, et qu’il ne peut pas exercer son art sans instruments, de même toute âme est douée, en vertu de son essence, de certaines facultés ; mais il lui est impossible d’exécuter ce à quoi sa nature la destine si elle est privée d’instruments[5]. On voit évidemment, en observant les animaux nouveau-nés qui cherchent à agir avant que leurs parties soient entièrement formées, que les parties du corps n’excitent pas l’âme à être lâche, courageuse, ou sage. Ainsi j’ai souvent vu un veau frapper à coups de tête avant que ses cornes fussent poussées ; un poulain ruer, bien que ses sabots fussent encore mous, et un tout petit porc chercher à se défendre avec son groin dépourvu de ses grandes dents ; enfin un petit chien s’efforçant de mordre avec ses dents encore tendres, car tout animal a en lui, sans qu’on le lui ait appris, le sentiment des facultés de son âme et de la puissance des parties de son corps. Pourquoi donc le jeune porc pouvant mordre avec ses petites dents, les laisse-t-il en repos et ne les emploie-t-il pas à combattre, tandis qu’il cherche à se servir de celles qu’il n’a pas encore ? Comment peut-on dire que les animaux apprennent des parties elles-mêmes la manière de s’en servir, puisque avant de posséder ces parties, ils en connaissent déjà la destination ? Prenez donc, si vous voulez, trois œufs, un d’aigle, un de canard, un de serpent, échauffez-les vous-mêmes modérément et brisez la coquille ; vous verrez parmi les animaux qui vous sont éclos, les uns chercher à se servir de leurs ailes avant de pouvoir voler, l’autre se traîner et chercher à ramper, bien qu’il soit encore mou et impuissant à le faire ; et si après les avoir élevés tous trois dans la même maison, vous les emportez dans un lieu découvert et les laissez en liberté, l’aigle s’élèvera dans les airs, le canard volera vers quelque bourbier, et le serpent se cachera dans la terre. Enfin ce n’est pas, je pense, pour l’avoir appris, que l’aigle chassera, que le canard nagera et que le serpent se tapira dans un trou, car, suivant le dire d’Hippocrate (De alim., p. 382, l. 35, éd. de Foës) : « Les natures des animaux ne reçoivent pas d’enseignement[6]. » D’où il me semble, du reste, que les animaux exercent certains arts plutôt par instinct que par raison. Ainsi on voit les abeilles construire des ruches, les fourmis se creuser des espèces de greniers et des souterrains tortueux, et les araignées filer et tisser des toiles, et cela sans avoir eu de maîtres, je le suppose.


Chapitre iv. — Que la raison et la main de l’homme lui tiennent lieu de tout art et de tout moyen de défense naturels.


L’homme, de même qu’il a un corps privé d’armes, a également une âme dépourvue d’arts[7] ; c’est pourquoi il a reçu les mains et la raison pour compenser la nudité de son corps et l’absence d’arts dans son âme. Usant donc de ses mains et de sa raison, il arme et protège son corps de toute façon ; il orne son âme de tous les arts ; car s’il eût possédé une arme naturelle, il n’aurait toujours eu que celle-là ; de même s’il avait su quelque art naturellement, il ne posséderait pas les autres. Comme il était mieux de se servir de toutes les armes et d’exercer tous les arts, l’homme n’en a point reçu de la nature. Aristote a donc dit excellemment que la main est, en quelque sorte, un certain instrument qui tient lieu d’instruments[8]. À l’imitation d’Aristote, nous pourrions aussi très-bien soutenir que la raison est un certain art qui tient lieu des autres arts. En effet, comme la main, n’étant aucun des instruments particuliers, tient lieu de tous les instruments, puisqu’elle peut très-bien les manier tous, de même la raison, qui n’est aucun des arts particuliers, puisqu’elle est capable de les recevoir tous, serait un art qui tiendrait lieu des arts. L’homme donc, étant de tous les animaux le seul qui possède dans son âme un art qui tient lieu des arts, jouit en conséquence dans son corps d’un instrument qui tient lieu des instruments.


Chapitre v. — De l’utilité de la division de la main en doigts et de l’opposition du pouce avec les autres.


Examinons d’abord cette partie de l’homme (c’est-à-dire la main)[9], et voyons non pas seulement si elle est simplement utile, ni si elle convient à un animal doué de sagesse, mais si elle a dans tous ses détails une structure telle qu’elle n’en pourrait avoir une meilleure, si elle était autrement construite. Une condition première et capitale que doit remplir, pour être parfaitement construit, un instrument de préhension[10], c’est de pouvoir toujours facilement prendre tous les objets que l’homme est dans le cas de remuer, de quelque forme et de quelque grandeur qu’ils soient. Valait-il donc mieux pour cela que la main fût divisée en parties de formes diverses, ou qu’elle fût faite absolument d’une seule pièce[11] ? Certes il n’est pas besoin d’un long raisonnement pour établir que la main, étant indivise, n’eût pu toucher les corps avec lesquels elle se serait trouvée en contact, que par une surface égale à sa largeur réelle ; mais que divisée en plusieurs parties, elle peut embrasser facilement des objets beaucoup plus volumineux qu’elle, et parfaitement attraper les objets les plus petits. Lorsqu’elle saisit des objets volumineux, elle augmente son étendue par l’écartement des doigts ; et pour les petits, elle n’essaye pas de les prendre en agissant tout entière, car ces objets lui échapperaient, mais il lui suffit d’employer l’extrémité de deux doigts. La main a donc la structure la plus parfaite pour saisir avec fermeté aussi bien les grands que les petits objets ; et, afin de pouvoir saisir des objets de figure variée, il était très-bon que la main fût divisée, comme elle est maintenant, en parties de formes diverses. Or, pour remplir ce but, la main est évidemment de tous les instruments de préhension celui qui est le mieux construit ; pour les objets sphériques, elle peut se plier en rond et les embrasser circulairement de tous côtés ; avec la même sûreté, elle peut saisir les corps planes et ceux qui sont creux ; s’il en est ainsi, elle s’adapte à toutes les formes, puisque toutes les formes résultent de l’assemblage de trois espèces de lignes, convexe, concave ou droite. Comme beaucoup de corps ont un volume trop considérable pour qu’une seule main suffise, la nature a fait l’une auxiliaire de l’autre, de sorte que toutes deux, en saisissant les objets volumineux par deux côtés opposés, ne le cèdent pas à une main qui serait très-grande. Les mains ont donc été tournées en regard l’une de l’autre[12], car elles ont été faites l’une pour l’autre, et elles ont été construites absolument semblables ; cela était convenable pour des organes qui doivent agir de la même manière. Après vous être représenté les plus gros objets que l’homme est appelé à remuer avec ses deux mains, tels que le bois ou la pierre ; reportez aussitôt votre esprit vers les objets les plus petits, comme un grain de millet, une épine tout à fait mince, un cheveu ; pensez ensuite à la multitude des degrés de volume entre les plus grands et les plus petits, songez à tout cela, vous trouverez que l’homme manie si bien tous ces objets, que les mains vous sembleront faites exprès pour chacun d’eux pris à part. En effet, les très-petits objets, on les saisit avec l’extrémité des deux doigts, l’index et le pouce ; les objets un peu plus gros, on les prend avec les mêmes doigts ; mais non pas avec l’extrémité ; pour les objets encore plus volumineux, on se sert de trois doigts, le pouce, l’index et le médius ; pour ceux qui sont encore plus gros, on met quatre doigts en œuvre, puis les cinq doigts, puis toute la main ; puis on ajoute la deuxième main pour les objets encore plus volumineux. La main n’eût pu remplir aucun de ces offices, si elle n’eût été divisée en parties de diverses formes. — Mais il ne suffisait pas que la main fût simplement divisée en doigts : en effet, à quoi cela eût-il servi, si un des cinq doigts n’eût pas été opposé aux quatre autres comme cela a lieu, et si tous avaient été placés sur le même rang les uns à côté des autres ? N’est-il pas évident que le nombre des doigts deviendrait inutile ? car, pour être maintenu fermement, tout corps doit être saisi de tous côtés circulairement, ou, du moins, par deux points opposés. Cet avantage eût été perdu si les cinq doigts eussent été rangés sur la même ligne à la suite les uns des autres ; mais dans l’état actuel des choses, il est conservé, un des doigts pouvant être opposé aux autres ; car ce doigt est placé et se meut de telle façon, qu’au moyen d’un mouvement de rotation très-limité, il peut agir de concert avec chacun des doigts qui lui est opposé[13]. Comme il était mieux que les mains pussent remplir les fonctions qu’elles remplissent maintenant, la nature leur a donné une structure qui les rend aptes à ces opérations.


Chapitre vi. — De l’utilité de la structure des doigts telle qu’elle existe.


Il ne suffisait pas que deux doigts opposés l’un à l’autre pussent agir par leurs extrémités, pour attraper les objets d’un petit volume ; mais il fallait que ces extrémités fussent comme elles sont actuellement, c’est-à-dire molles, arrondies et pourvues d’ongles. En effet, si elles n’étaient pas charnues, mais osseuses, il ne serait jamais possible de prendre de petits objets tels que des épines ou des cheveux ; il ne le serait pas davantage si, tout en étant charnues, ces extrémités étaient plus molles et plus humides qu’elles ne le sont, car il importe que l’objet saisi soit, autant que possible, embrassé de tous côtés, afin que la préhension soit plus ferme. Rien de ce qui est dur et osseux ne peut se replier autour d’un objet, mais bien ce qui est modérément mou et qui, par conséquent, cède dans une juste mesure ; car ce qui est démesurément mou et semblable à une substance diffluente, cède plus qu’il ne convient au contact des corps durs et laisse facilement échapper l’objet saisi. Donc tout ce qui, par nature, tient le milieu entre les substances démesurément molles et les substances démesurément dures, comme sont les extrémités des doigts, constitue particulièrement un organe très-sûr de préhension.


Chapitre vii. — De l’utilité des ongles, et des avantages de leur conformation actuelle.


Mais comme les objets à saisir sont eux-mêmes d’une consistance très-différente, et qu’ils se trouvent plus ou moins mous et plus ou moins durs, la nature a donné aux doigts une structure qui les rend propres à saisir tous ces objets. Pour remplir ce but, les extrémités des doigts ne sont donc pas constituées exclusivement par les ongles, ou par la chair, mais par ces deux substances dont chacune occupe la place la plus convenable. En effet, la partie charnue occupe la face par laquelle les doigts se regardent, et dont l’extrémité doit servir à ramasser les objets. L’ongle est placé en dehors pour servir de soutien ; les corps mous sont donc saisis à l’aide de la seule partie charnue des doigts ; les corps durs, attendu qu’ils refoulent et contondent la chair, ne peuvent être pris sans le secours des ongles, car la chair repoussée avait besoin d’un soutien ; mais aucun objet dur ne pourrait être pris avec les ongles seuls, car les objets durs glissent facilement sur les corps durs [comme sont les ongles]. Ainsi donc, à l’extrémité des doigts la partie charnue corrigeant ce qu’il y a de glissant dans les ongles, et les ongles soutenant la chair refoulée, le doigt devient un instrument de préhension pour tous les objets qui sont petits ou durs. Vous comprendrez du reste manifestement ce que je dis, en considérant les inconvénients de l’extrême longueur ou de l’extrême petitesse des ongles, car s’ils sont démesurément longs de façon à se heurter [lorsque les doigts se rapprochent], on ne peut prendre ni une petite épine, ni un cheveu, ni quelque autre objet semblable ; si, au contraire, à cause de leur petitesse ils n’arrivent pas jusqu’au niveau de l’extrémité des doigts, ils laissent la pulpe sans soutien et la rendent incapable de prendre quoi que ce soit. Quand les ongles sont de niveau avec l’extrémité de la pulpe, c’est alors seulement qu’ils accomplissent parfaitement l’office pour lequel ils ont été créés. Aussi Hippocrate (De l’officine, § 4, t. III, p. 284) disait : « Les ongles ne doivent ni dépasser la pulpe des doigts, ni la laisser à nu. » En effet, c’est quand ils ont une juste longueur, qu’ils servent le mieux aux usages pour lesquels ils ont été créés. Les ongles sont encore très-utiles pour une foule d’opérations ; par exemple, s’il faut, ou racler, ou gratter, ou écorcher, ou déchirer, car nous avons besoin des ongles dans presque toutes les circonstances de la vie, pour tous les arts, et surtout pour ceux qui réclament un emploi industrieux de la main. Comme organe de préhension pour les objets petits ou durs, la main avait particulièrement besoin des ongles.


Chapitre viii. — Des opinions de Platon et d’Aristote sur les ongles. — De la méthode qu’on doit employer pour la recherche de l’utilité des parties. Qu’il faut avant tout bien connaître les fonctions des organes. — Motifs qui ont engagé Galien à écrire son traité.


Comment se fait-il que Platon, imitateur d’Hippocrate, s’il en fut jamais, et qui lui a emprunté ses plus grands dogmes, ait traité des ongles avec si peu de soin ? Comment Aristote, si habile cependant à expliquer beaucoup de choses, et en particulier l’artifice de la nature, s’est-il montré si négligent en parlant de l’utilité des ongles ? Le premier nous représente les Dieux qui ont créé l’homme comme des artisans inhabiles faisant pousser les ongles aux doigts de l’homme, parce qu’ils s’exerçaient à faire des ongles qui devaient un jour servir aux autres animaux[14]. Quant à Aristote[15], il dit que les ongles ont été faits comme moyen de protection ; mais contre quoi ? Est-ce contre le froid, le chaud, les corps vulnérants ou contondants ? On ne pourra pas penser que les ongles ont été faits pour défendre d’aucune de ces choses, ni d’aucune autre. Si j’ai rappelé l’opinion d’Aristote et de Platon, ce n’est pas dans l’unique dessein de blâmer ce qu’ils ont dit de mal, mais pour faire connaître les motifs qui m’ont conduit à entreprendre ce traité[16]. Comme il existe en effet un grand désaccord entre les médecins et les philosophes anciens sur l’utilité des parties, les uns prétendent que le corps humain a été fait sans but et sans l’intervention d’aucun art[17] ; d’autres, au contraire, soutiennent que le corps a été fait dans un but et avec art ; et parmi ces derniers, ceux-ci attribuent une utilité à telle partie, et ceux-là une autre. J’ai donc cherché d’abord une règle fixe pour juger ce désaccord, et j’ai voulu ensuite établir une certaine méthode ayant un caractère général et à l’aide de laquelle nous puissions trouver l’utilité de chaque partie du corps considérée en elle-même et dans ses accessoires. En entendant Hippocrate (De alim., p. 381, l. 39, éd. de Foës) dire : « Tout est en sympathie dans l’universalité des parties, et dans les parties tout conspire pour l’opération de chacune d’elles, » il m’a paru convenable de soumettre d’abord à l’examen les parties dont les fonctions nous sont parfaitement connues, car nous pourrons ensuite passer de là à d’autres parties. Je dirai donc comment j’ai procédé dans mon examen, en commençant par interpréter la sentence d’Hippocrate, laquelle est assez obscure pour la plupart des lecteurs, parce que l’auteur s’est énoncé dans le vieux langage et avec sa concision habituelle. Voici le sens de sa proposition : Toutes les parties du corps sont en sympathie, c’est-à-dire que toutes coopèrent à l’accomplissement d’une opération. Ainsi les grandes parties de tout l’animal, comme les mains, les pieds, les yeux, la langue, ont été ordonnées en vue des fonctions générales de l’animal, et toutes concourent à ces fonctions ; les parties plus petites qui entrent dans la composition des parties susdites, coopèrent à l’accomplissement de l’acte de tout l’organe ; par exemple, l’œil, organe de la vue, est composé de plusieurs parties qui, toutes, s’accordent pour accomplir un seul office, la vision : les unes, à l’aide desquelles nous voyons, les autres sans lesquelles il est impossible de voir, celles-ci qui nous font mieux voir, celles-là qui servent à protéger toutes les autres. Il en est de même pour toutes les autres parties, le ventre, la bouche, la langue, les pieds, enfin les mains dont je vais m’occuper maintenant, et dont personne n’ignore les fonctions, car il est évident qu’elles ont été créées pour être un organe de préhension ; mais que la forme et la grandeur de toutes les parties qui entrent dans leur composition, sont telles, qu’elles concourent à l’accomplissement d’une action unique de tout l’organe, c’est ce que tout le monde ne sait pas ; cependant Hippocrate l’entendait ainsi, et c’est maintenant la démonstration de ce fait que nous nous proposons. En effet, cette règle qui nous fournit la méthode pour la recherche de l’utilité des parties, nous donne en même temps le moyen de réfuter ceux qui professent des opinions contraires à la vérité. Si les fonctions du thorax, du poumon, du cœur et de toutes les autres parties étaient aussi bien connues de tout le monde que celles des yeux, des mains et des pieds, on ne différerait pas beaucoup d’opinion sur l’utilité des parties ; mais comme la fonction de la plupart des organes est obscure, et qu’il est impossible sans cette connaissance de trouver les utilités particulières, il est évident que tous ceux qui se sont trompés sur les fonctions des organes se sont également trompés sur l’utilité des parties. Comme ni Aristote, ni aucun de ceux qui nous ont précédé, n’ont traité de toutes les fonctions des organes, il nous était donc permis d’entreprendre nous-même un traité Sur l’utilité des parties. Ajoutez encore que certains auteurs, qui ont parlé convenablement des fonctions de la plupart des organes, mais qui ne s’étaient pas exercés dans la méthode de la recherche de l’utilité des parties, ont erré sur beaucoup de points de détails, comme je l’ai prouvé un peu plus haut à propos des ongles ; car les meilleurs philosophes paraissent avoir méconnu leur utilité et n’avoir pas compris, comme je l’ai avancé, les écrits d’Hippocrate. Si donc, lorsqu’il s’agit de la main, dont nous connaissons les fonctions, nous avons besoin d’une certaine méthode pour trouver l’utilité de ses parties, comment pourrait-on s’en passer pour trouver l’utilité des parties du cerveau, du cœur et de presque tous les autres grands viscères ? En effet, les uns regardent le cœur, les autres les méninges, les autres le cerveau, comme le siége du principe qui dirige l’âme[18], en sorte que les uns attribuent une utilité aux parties qui composent ces organes, les autres une autre. Nous discuterons ces questions dans la suite de notre traité, car en les soulevant ici, nous n’avions d’autre but que de faire connaître le motif pour lequel nous avons entrepris d’écrire Sur l’utilité des parties quoique beaucoup de bonnes choses aient été dites par Aristote, et aussi, bien que peut-être ils n’aient pas égalé Aristote, par un assez grand nombre de médecins et de philosophes, parmi lesquels on doit compter Hérophile de Calcédoine ; enfin que les écrits d’Hippocrate ne sont pas suffisants, attendu qu’il exprime obscurément certaines choses et qu’il omet tout à fait certaines autres, car, d’après mon opinion, Hippocrate n’a rien écrit de mauvais[19] ; pour toutes ces causes, nous avons été poussé à écrire sur l’utilité des parties ; nous interpréterons ce qu’Hippocrate a laissé d’obscur, et nous ajouterons ce qu’il a omis, en nous conformant à la méthode qu’il nous a transmise.


Chapitre viii. — Explication d’un passage d’Hippocrate sur la division de la main en doigts. — Que la connaissance de la bonne construction du corps est une suite de la recherche de l’utilité des parties, et que cette bonne constitution est le criterium de la vraie beauté. — Opinion de Socrate sur la beauté. — De la considération de l’essence propre et des dispositions accidentelles des parties dans la recherche de leur utilité.


Reprenons maintenant, pour démontrer toute là structure de la main, le discours, là où nous l’avons interrompu ; car si nous nous exerçons avec succès dans la partie de notre traité qui regarde la main, laquelle a une fonction évidente, nous transporterons facilement cette méthode dans le reste de l’ouvrage. Commençons donc par interpréter les paroles d’Hippocrate, comme sortant de la bouche d’un Dieu ; car dans le même passage, où il nous démontre l’utilité des ongles, en nous apprenant quelle doit être leur longueur, il nous enseigne en même temps pourquoi la main a été divisée en doigts, et pourquoi le pouce a été opposé aux quatre autres doigts, lorsqu’il dit : « C’est une heureuse disposition naturelle des doigts, qu’il existe entre eux une division profonde, et que le grand soit opposé à l’index (De l’offic., § 4, t. III, p. 226). » En effet, c’est pour que les doigts puissent se séparer le plus possible l’un de l’autre, disposition utile dans une infinité de circonstances, que la division des doigts a été opérée. C’est donc avec raison qu’Hippocrate déclare particulièrement cette disposition très-heureusement trouvée, puisqu’elle répond à la destination des doigts ; en effet, par suite de cette disposition, il arrive que le pouce est opposé aux autres doigts, de telle façon que si la main était simplement divisée, et si le pouce n’était pas séparé des autres autant que possible, il ne pourrait pas s’opposer aux autres. Ainsi, dans ce passage, Hippocrate apprend en peu de mots beaucoup de choses à ceux qui savent comprendre ses paroles. Il était donc peut-être bon, qu’imitant non-seulement les autres bonnes qualités de ce médecin, mais aussi celle même qui consiste à dire beaucoup de choses en peu de mots, nous nous abstinssions de descendre aux particularités, après avoir indiqué la manière d’interpréter tout ce qu’il a écrit brièvement ; car il n’entre pas dans notre plan de dire, si ce n’est en passant, qu’Hippocrate connaissait très-bien ces questions, mais de montrer l’utilité de toutes les parties, ne voulant, des enseignements que donne Hippocrate dans le passage précité, faire ressortir qu’une seule chose qu’il est très-nécessaire au médecin de connaître, mais qu’on ne peut pas trouver sans examiner avec soin l’utilité des parties. Quelle est donc cette chose ? Savoir quelle est la meilleure construction de notre corps. Il est évident, en effet, que la meilleure construction est celle qui fournit à toutes les parties un moyen suffisant de concourir à l’accomplissement des fonctions des organes. Hippocrate (l. l.) dit en effet : « C’est une heureuse disposition naturelle des doigts que la division entre les doigts soit profonde et que le pouce soit opposé à l’index. » Si vous demandez pourquoi, vous avez la réponse écrite : « Tout est en sympathie dans l’universalité des parties, et dans les parties tout est en sympathie pour l’opération de chacune d’elles (voy. chap. viii). » — Quelle est donc l’opération d’une de nos parties, de la main ? La préhension, évidemment. Comment donc tous les doigts concourraient-ils à cet acte s’ils n’étaient pas séparés entre eux par un grand intervalle et si le pouce n’était pas opposé à l’index ? tandis que disposés de cette façon toutes les opérations des doigts s’exécuteront très-bien. Si vous cherchez à connaître la bonne disposition des yeux et du nez, vous la découvrirez en comparant la structure de ces parties avec leurs fonctions. C’est là la règle, la mesure, le criterium de la bonne disposition naturelle et de la beauté véritable. En effet, la beauté véritable n’est autre chose qu’une excellente structure. Sur la foi d’Hippocrate, vous jugerez de cette excellence par les fonctions et non par la blancheur, la mollesse et certaines autres qualités semblables qui nous représentent une beauté fardée, empruntée, et non la beauté naturelle et vraie. Il en résulte qu’un vendeur d’esclaves vanterait des corps et qu’Hippocrate en vanterait d’autres. Peut-être pensez-vous que Socrate, dans Xénophon[20], plaisantait en disputant de beauté avec ceux qui passaient pour les plus beaux de son temps. S’il eût parlé simplement de la beauté sans la rapporter aux fonctions et sans les faire entièrement servir de mesure à la beauté, peut-être ses discours ne seraient-ils qu’un jeu ; mais puisque dans tout cet entretien il rapporte la beauté de la structure des formes à la régularité de la fonction, non-seulement il ne faut pas croire qu’il plaisante, mais on doit admettre qu’il parle très-sérieusement. C’est le propre de la Muse de Socrate de mêler tour à tour le plaisant au sérieux. — Ce que je viens de dire est suffisant pour montrer l’utilité du sujet en discussion, et pour enseigner comment il faut entendre les opinions et le dire des anciens. Mais reprenons l’exposition de toute la structure de la main, ne laissant, autant que possible, rien qui ne soit approfondi. Afin que mon discours se déroule avec méthode, nous examinerons successivement tout ce qui est commun aux corps. Au premier rang se placent particulièrement les tempéraments, car ce sont eux qui donnent aux parties leur essence propre. En effet, c’est parce que le corps est un mélange déterminé de chaleur et de froid, de sécheresse et d’humidité, qu’il est par nature de telle ou telle façon, car si la chair est chair, le nerf, nerf, et si chaque autre partie est ce qu’elle est, cela tient à un certain mélange des qualités susnommées. Ces qualités existent donc dans les parties à titre de substance ; l’odeur, la saveur, la couleur, la dureté, la mollesse, en sont des conséquences nécessaires : il y a de plus des accidents nécessaires : la position, la grandeur, la contexture, la conformation. Ainsi donc, si l’on veut approfondir exactement l’utilité de tout ce qui entre dans la composition des organes, il faut d’abord rechercher en raison de quoi ils exercent leurs fonctions ; on trouvera, en effet, que pour la plupart c’est en raison de leur propre essence, mais que quelquefois aussi c’est en vertu de certaines dispositions accessoires consécutives, comme dans les yeux, en vertu de la couleur. On recherchera ensuite l’utilité de chacune des parties qui entrent dans la composition de l’organe, si elles sont utiles pour la fonction [de cet organe], ou pour quelques-unes des manières d’être dépendant des tempéraments ; par exemple, l’os qui est utile pour la solidité. Après cela, il faut examiner les manières d’être accidentelles propres à l’ensemble de l’organe, ou à ses parties. Ces manières d’être sont, comme je l’ai dit un peu plus haut, la position, la grandeur, la contexture, la conformation. Celui qui pense avoir bien traité de l’utilité des parties avant d’avoir approfondi toutes ces questions et de s’être assuré si tout est bien, ou si quelque chose pèche, se trompe étrangement[21].

Chapitre x. — Que la structure de la main est dans un rapport exact avec sa fonction qui est la préhension. — Que les muscles jouent le rôle principal dans cet acte. — De la nécessité des ongles.


Ne méritons donc pas, par notre faute, le même reproche, mais examinons d’abord la main, puisque c’est d’elle que nous devons parler en premier lieu, puis les autres parties, en prenant pour toutes, ainsi que nous l’avons enseigné plus haut, la fonction comme point de départ de nos recherches et comme criterium de nos découvertes. Puisque la préhension est l’acte de la main et qu’il eût été impossible de rien prendre si elle fût restée immobile (dans ce cas, en effet, elle n’eût en rien différé d’une main de pierre, ou d’une main morte), il est évident que la partie principale pour cette fonction sera la partie par laquelle on trouvera que la main se meut. Comme nous avons démontré que tous les mouvements volontaires, comme sont ceux de la main, ont les muscles pour agents, les muscles seront le premier organe de mouvement pour la main. Toutes les autres parties ont été faites, celles-ci pour que la fonction s’accomplît mieux, celles-là, parce qu’elle ne pouvait pas s’accomplir sans elles, les autres pour protéger le tout. Ainsi les ongles ont été faits, ainsi qu’on l’a vu (chapp. vii et viii) pour le meilleur accomplissement de la fonction ; sans eux, il est vrai, la main eût pu saisir les objets, mais elle n’eût pu, comme elle le fait maintenant, ni les saisir tous, ni les saisir aussi bien. On a démontré que les objets petits et durs lui échapperaient facilement, si l’extrémité des doigts n’était pas munie de quelque substance dure et pouvant soutenir la chair. Jusqu’ici on a dit en quoi sont utiles la dureté des ongles et leur position.


Chapitre xi. — Des avantages de la dureté moyenne des ongles et de la faculté qu’ils ont de croître sans cesse.


On n’a pas encore dit, pourquoi les ongles sont doués d’une certaine dureté, et non pas d’une dureté plus grande[22], et pourquoi ils sont ronds de tous côtés ; il est donc temps de traiter ce sujet. S’ils avaient été plus durs qu’ils ne le sont maintenant et semblables à l’os, ils seraient moins propres à la préhension, car ils ne pourraient pas se plier un peu, et surtout ils seraient facilement brisés, comme tous les autres corps durs. Pourvoyant donc à leur sûreté, la nature les a faits modérément durs, pour que rien ne nuise à l’utilité en vue de laquelle ils ont été créés, et qu’eux-mêmes ne puissent pas être facilement lésés. La structure de toutes les autres parties semblables devra vous montrer avec quelle précaution la nature a fait les ongles plus mous que les os, dans une proportion telle qu’ils peuvent, en cédant un peu aux corps qui les frappent avec force, atténuer le choc ; car toutes les parties saillantes et nues des animaux, la nature les a faites d’une substance telle, qu’ils ne sont facilement ni meurtris, à cause de leur mollesse, ni brisés à cause de leur sécheresse : tels sont le sabot, qu’il soit d’une seule pièce ou fendu, l’éperon et la corne. Il eût été bon que ces parties, en tant qu’armes défensives, fussent plus dures qu’elles ne sont maintenant, afin qu’elles pussent contondre et couper plus facilement, mais pour leur propre conservation, il convenait qu’elles ne fussent pas assez dures pour être brisées aisément. Ainsi, nous estimons que la meilleure épée n’est pas celle qui est fabriquée avec du fer très-cassant, comme est surtout le fer de l’Inde, bien qu’elle coupe avec rapidité, mais celle qui est d’une dureté telle qu’on ne peut pas la briser facilement, et qu’elle peut très-bien couper. Toutes les parties résistantes du corps, analogues aux armes défensives, et saillantes à l’extérieur, sont plus dures que les enveloppes de protection, mais pas assez pour être brisées facilement. Les parties qui n’ont point été créées pour être des armes défensives, mais qui doivent être simplement des parties proéminentes du corps, comme les oreilles, le nez, l’olécrâne, les genoux, ont une substance plus molle encore ; afin qu’en cédant davantage, ils amortissent davantage aussi les chocs qu’ils éprouvent. L’ongle de l’homme est dans ce cas ; c’est pourquoi il est beaucoup plus mou et plus mince que ceux des loups, des lions et des léopards : en effet, c’est l’ongle d’un animal doux et civilisé, fait pour saisir exactement les objets ; ce n’est point l’arme défensive d’une bête féroce. Mais pourquoi l’ongle de l’homme est-il rond de tous les côtés ? Certes c’est pour sa sûreté, car la forme ronde est de toutes les formes la mieux faite pour supporter les chocs, puisqu’elle n’offre aucun angle saillant qui puisse être brisé. D’un autre côté, comme l’extrémité des ongles pouvait être usée, soit en grattant, soit en nous en servant de toute autre façon, la nature a donné à ces parties seules la faculté de croître, lors même que le corps a acquis son entier développement ; mais les ongles ne croissent pas en longueur, en profondeur et en largeur, comme les autres parties ; à l’instar des cheveux, ils ne croissent qu’en longueur, les nouveaux ongles poussant toujours sous les anciens et les chassant en avant. En cela la nature n’a pas agi vainement, mais dans le dessein de remplacer perpétuellement tout ce qui peut s’user de l’extrémité des ongles. Ces dispositions pour les ongles démontrent combien est grande la prévoyance de la nature.


Chapitre xii. — De l’utilité des os des doigts en général, et des avantages qui résultent de leur multiplicité dans chaque doigt.


Par ce qui suit vous apprendrez que les os des doigts ont été créés également pour le mieux. A la vérité les doigts pourraient, sans le secours des os, se mouvoir de diverses manières, comme les bras des poulpes, mais ils n’auraient aucun soutien, s’ils étaient privés d’une partie résistante et dure. Les os offrent précisément ces conditions dans le corps des animaux ; voilà pourquoi on trouve des os dans les doigts, dans les bras, dans les jambes et dans beaucoup d’autres parties du corps. La suite du traité montrera bientôt de quelle utilité est le soutien fourni par les os à chaque partie. On peut voir que les os servent à beaucoup des opérations des doigts, en réfléchissant que si nous n’avions pas d’os nous ne ferions pas mieux, soit en écrivant, soit en coupant, soit en nous livrant à tout autre travail, que ceux qui tremblent ; car les inconvénients qui résultent, pour ces derniers, d’une maladie, tous nous les éprouverions naturellement, si les doigts étaient flexibles et mobiles à cause de leur mollesse. Mais la nature des os a été formée comme un soutien par le Créateur pour donner de la force aux doigts dans chacune des formes qu’ils prennent. En effet, cette faculté, très-utile du reste, de pouvoir prendre des formes diverses, résulte de ce que les doigts sont composés de plusieurs os, et n’existerait pas, s’ils n’en avaient qu’un seul ; dans ce cas, en effet, on ne pourrait exécuter convenablement que les actes réclamant l’emploi des doigts dans l’extension. Il faut admirer en cela l’artifice de la nature, construisant les doigts de façon qu’ils soient aptes à toutes les fonctions ; en effet, privés d’os ils n’eussent pu agir avec efficacité que dans les cas où nous sommes obligés de les plier en rond autour de l’objet à saisir ; s’ils n’avaient eu qu’un seul os ils n’eussent pu nous bien servir que dans le cas où il faut agir avec les doigts étendus ; n’étant ni privés d’os, ni pourvus d’un seul os, mais construits avec trois os qui s’articulent les uns avec les autres, ils prennent facilement toutes les formes exigées pour l’accomplissement de leurs fonctions. Quand les articulations sont toutes fléchies, nous nous servons des doigts comme s’ils n’avaient point d’os ; quand elles sont toutes étendues, les doigts sont comme s’ils n’avaient qu’un os. Souvent nous n’avons pas besoin que les articulations soient toutes étendues, ou toutes fléchies ; alors fléchissant ou étendant soit la première articulation seulement, soit la seconde, ou la troisième, quelquefois la première avec la seconde, ou la seconde et la troisième, ou la première et la troisième, nous produisons six figures. Il est impossible de dire, mais on peut facilement se représenter pour chacune de ces figures, quel nombre de figures intermédiaires donne le plus ou le moins ; car l’extrême flexion et l’extrême extension ne souffrent pas une division en plus ni en moins, mais les mouvements intermédiaires produisent un nombre en quelque sorte indéterminé de figures par la flexion et l’extension successives, tantôt en plus, tantôt en moins. Ainsi, par suite de cette structure, les doigts ne prennent pas seulement six formes, mais six formes générales, les particulières étant infinies. Les deux autres modes de construction, je veux dire l’absence d’os, ou la présence d’un seul os, ne peuvent donner aux doigts que deux figures, la ronde et la droite, mais maintenant ils ne sont pas privés de ces deux figures ; et de plus ils en ont six générales et une foule de particulières. — Si les doigts eussent été faits seulement d’os disposés en ligne droite, ils eussent pu prendre exactement une figure rectiligne, mais jamais ils n’eussent pu se former exactement en rond.


Chapitre xiii. — De l’utilité propre de la chair des doigts ; de la manière dont elle y est disposée. — Utilité commune de la chair considérée dans tout le corps. — Texte de Platon sur ce sujet.


C’est donc en vue de la forme circulaire que la nature a formé la chair des doigts ; comme il ne convenait pas de la placer à la face externe des os, car c’eût été un poids inutile, elle en a muni leur face interne, afin que le cas échéant où il faut prendre un objet en l’entourant, la chair, molle par consistance, cédant doucement sous la pression de l’objet avec lequel elle est en contact, corrige ce qu’il y a de droit dans les os. Voilà pourquoi la nature a mis très-peu de chair au niveau des articulations et en a placé davantage entre chacune d’elles, attendu que les articulations, créées pour se mouvoir, n’avaient pas besoin, comme les os, d’un pareil auxiliaire ; la chair, outre qu’elle ne servait à rien, devenait ici un empêchement à leur mouvement, d’un côté, en les chargeant inutilement, de l’autre, en remplissant la région interne de la jointure. Telles sont les raisons pour lesquelles la nature n’a pas fait naître du tout de chair à la partie externe des doigts, et en a pourvu abondamment la face interne entre les articulations ; enfin n’en a presque point mis au niveau des articulations elles-mêmes. Elle a placé sur les faces latérales des doigts autant de chair qu’il en fallait pour remplir les espaces vides entre chaque doigt, afin que de cette façon la main pût agir aussi bien comme un instrument très-divisé, que comme un instrument non divisé ; car les doigts étant rapprochés les uns des autres, tout l’espace qui les sépare est si bien effacé par la chair, que si on veut prendre quelque substance liquide, en plaçant la main en supination, on ne laisse rien échapper. Tels sont les avantages nombreux et variés que la main retire de la chair ; de plus elle peut encore malaxer et écraser tous les corps qui réclament des instruments modérément mous pouvant malaxer et briser : or dans tous les arts beaucoup de choses sont dans ce cas. Tels sont les divers genres d’utilité propre de la chair des mains. — Les genres d’utilité commune (car elle n’en jouit pas moins que les autres chairs) seront révélés par le texte suivant. Platon dit dans le Timée (p. 74 c.) : « La chair a été créée comme un préservatif des chaleurs de l’été, comme un abri contre le froid de l’hiver et aussi contre les coups ; c’est comme une toison de laine, cédant mollement et doucement au contact des corps, possédant en elle une humidité chaude qui pendant l’été s’évaporant et se réduisant en sueur, procure à toute la surface externe du corps une fraîcheur convenable ; en hiver, au contraire, par sa chaleur propre elle sert à repousser convenablement le froid qui nous environne et nous frappe à l’extérieur. » — Pour prouver que la chair nous protége comme le ferait une toison de laine, il n’est pas besoin de raisonnement ; on voit également avec évidence qu’elle possède une humidité chaude, laquelle vient du sang ; mais que toute humidité modérément chaude, comme est celle de la chair, sert également bien contre le froid et contre le chaud extrêmes, c’est ce dont le vulgaire ne convient pas aussi volontiers. Toutefois on sera bientôt convaincu, si nous rappelons la vertu des bains et si nous expliquons ensuite la nature même de ce qui est en discussion. Vous ne trouverez rien de plus propre que le bain pour refroidir ceux qui sont en proie à une forte chaleur, ni rien de plus prompt à réchauffer ceux qui souffrent d’un grand froid ; car le bain, étant humide par nature et en même temps modérément chaud, arrose par son humidité la sécheresse qui vient de la chaleur, et en même temps il corrige par sa chaleur le refroidissement causé par le froid intense[23]. Cela suffit pour les chairs.


Chapitre xiv. — Du nombre des os des doigts, de leur grandeur, de leur figure.


Reprenons ce que nous disions de la nature des articulations et des os des doigts au point où nous nous étions auparavant arrêtés. En effet, il a été suffisamment démontré que nous avions besoin des os pour prêter un ferme soutien à l’exécution des fonctions, et qu’ils devaient être nombreux pour répondre à la multiplicité des formes ; mais nous n’avons indiqué ni leur nombre et quel il devait être, ni la grandeur de chacun d’eux et quelle elle devait être, ni leur forme, ni leur mode d’articulation. Disons donc tout de suite qu’il ne fallait ni plus ni moins de trois os par chaque doigt ; car un plus grand nombre, outre qu’il n’aurait favorisé en rien aucune fonction (on a suffisamment démontré, chap. xii, qu’elles pourraient s’accomplir toutes avec trois os seulement), eût peut-être empêché une extension complète, en la rendant moins ferme qu’elle n’est maintenant ; car les organes composés de beaucoup de parties plient plus facilement que ceux qui ont peu de parties. S’il y avait moins de trois os, les doigts ne pourraient pas prendre une aussi grande multitude de formes particulières. Ainsi donc le nombre trois était suffisant pour la multiplicité des mouvements et pour éviter la facilité à se plier[24]. Quant à la grandeur, il est évident pour tous que l’os placé en avant doit être plus long que celui qui vient après lui ; le premier porte, le second est porté : or, il est convenable que ce qui porte soit plus grand que ce qui est porté[25]. Il a été démontré plus haut (chapp. v et vi) que les extrémités des doigts devaient être le plus petites possible et rondes ; il était impossible qu’il en fût ainsi autrement que par la diminution graduelle du volume des os des doigts. Pour cela, il faut toujours que le second os soit plus petit que le premier. Quant à leur forme, de ce qu’ils ont une base plus large à la partie supérieure et une base moins large à l’extrémité inférieure, il résulte la même utilité que celle reconnue pour la grandeur. Il faut attribuer à ce qu’ils sont arrondis la difficulté d’être lésés, car de toutes les formes, la ronde est celle qui est le moins exposée, attendu qu’elle n’offre aucune partie saillante qui puisse être brisée par les chocs extérieurs (chap. xi). Mais pourquoi chaque os est-il exactement convexe sur la face externe et ne l’est-il exactement ni sur la face interne, ni sur les côtés ? Assurément cela a été fait aussi pour le mieux : en effet, c’est par leur partie interne que les doigts broient, malaxent et prennent tous les objets ; il eût donc été mauvais que les os eussent été arrondis sur cette face ; par la face externe, les doigts ne font rien de semblable, et ne remplissent aucune autre fonction ; cette face réclamait donc une structure qui pût seulement la protéger avec sûreté contre tout dommage. Sur les côtés, le mutuel rapprochement des doigts les mettait à l’abri de toute lésion, et ils ne devaient laisser quand ils sont rapprochés, aucun intervalle entre eux ; il ne convenait donc pas qu’ils fussent arrondis de ce côté. Une confirmation suffisante de ce que j’avance est fournie par le grand doigt (pouce) et par le petit doigt : la circonférence supérieure du premier, la circonférence inférieure du second sont exactement convexes[26]. Par cette face, en effet, rien ne les protège et ils ne sont unis à aucun autre doigt. Il faut donc admirer la nature dans la construction des os.


Chapitre xv. — Excellence du mode d’articulation des doigts.


Le mode d’articulation des os n’est pas moins admirable, car les doigts ne sont pas formés de trois os simplement unis et joints au hasard ; mais, comme les gonds des portes, chaque articulation présente des saillies reçues dans des cavités[27]. Cela, peut-être, n’est pas ce qu’il y a de plus admirable ; mais si vous considérez l’union de tous les os dans tout le corps, vous trouverez toujours que les saillies ont des dimensions égales aux cavités qui les reçoivent ; disposition qui, je le sais bien, vous paraîtra déjà un très-grand sujet d’admiration. En effet, supposez la cavité plus large qu’il ne fallait, l’articulation était lâche et sans fixité ; supposez-la plus étroite, le mouvement devenait difficile, l’os ne pouvait en aucune façon se retourner, et, de plus, il y avait grand danger que les éminences des os, resserrées dans d’étroits espaces, ne se brisassent. Rien de cela n’eut lieu ; des espèces de crêtes entourent en cercle toutes les cavités articulaires, et garantissent sûrement les articulations contre toute luxation, à moins d’un choc violent et irrésistible. Comme, par suite de cette structure, il y avait danger que les mouvements ne devinssent difficiles et que les éminences osseuses ne se brisassent, la nature a derechef trouvé un double remède à cet inconvénient. D’abord elle a revêtu les deux os de cartilages, puis elle a versé sur ces cartilages une humeur grasse, visqueuse, ressemblant à de l’huile, de sorte que toute articulation des os pût se mouvoir facilement et sans danger de se briser. L’artifice de la nature, qui consistait à munir les articulations de rebords, était déjà suffisant pour empêcher les articulations de se luxer, mais elle ne confia pas le soin de les maintenir à ce seul moyen, sachant que l’animal avait souvent à faire des mouvements nombreux, violents et rapides. Afin donc que toute articulation fût fortifiée de tous les côtés, la nature a fait naître de chacun des deux os certains ligaments ; elle les a étendus de l’un à l’autre : quelques-uns sont en quelque sorte comme des nerfs, ronds et épais ; d’autres sont comme des membranes, longs et minces. Ces deux espèces ont toujours été faites telles qu’il était requis pour l’utilité des articulations : les ligaments les plus épais et les plus forts protègent les articulations les plus importantes et les plus grandes ; les autres sont réservés pour les articulations moins importantes et plus petites. Toutes ces dispositions sont communes à toutes les articulations, se retrouvent dans toutes et aussi dans celles des doigts, comme cela leur convenait particulièrement. Ce sont, il est vrai, des articulations petites, mais parfaitement creusées, couronnées de tous côtés par de petits rebords, revêtues de cartilages minces et maintenues par des ligaments membraneux. C’est aussi une très-grande sagesse de la nature dans la construction des doigts, que de n’avoir pas fait les rebords des os égaux de tous les côtés, mais les externes beaucoup plus grands et les internes beaucoup plus petits. Si à la partie externe (face dorsale) ils eussent été petits, les doigts auraient pu se renverser au delà des limites de l’extension ; s’ils eussent été grands à la face interne (face palmaire), la flexion extrême eût été gênée. Ainsi, dans les deux cas, il y aurait eu des inconvénients, en ôtant la fermeté à l’extension et en empêchant la variété des mouvements de flexion ; mais comme le contraire a eu lieu, aucun dommage n’en est résulté ; il y a même une grande sûreté pour les mouvements des doigts. Mais pourquoi les os des doigts sont-ils denses, durs et sans moelle ? C’est sans doute parce qu’ils sont nus, et par conséquent très-exposés ; or pour des corps exposés aux lésions par suite de l’absence de protection extérieure, c’était un très-grand correctif qu’une structure particulière qui les rend plus difficilement vulnérables[28].

Chapitre xvi. — Récapitulation des principes qui doivent présider à la recherche de l’utilité des parties.


Telle est la manière dont les os des doigts se comportent. Nous parlerons, dans la suite, des os des autres parties. Je rappellerai d’abord, comme cela a été démontré, qu’on ne peut pas bien trouver l’utilité des parties avant d’en avoir déterminé les fonctions[29]. La fonction de la main est la préhension ; cela est évident, reconnu par tous, et n’a besoin d’aucune démonstration. Mais on ne s’accorde pas sur les fonctions des artères, des nerfs, des muscles, des tendons, et elles ne sont pas évidentes ; c’est pourquoi ces parties exigent un plus long discours. Toutefois ce n’est pas le moment de faire des recherches sur les fonctions, car nous nous proposons de parler non des fonctions, mais de l’utilité des parties. Il est donc nécessaire de poursuivre ce traité en prenant maintenant et dans tout le reste de l’ouvrage, comme fondements de notre raisonnement, les conclusions des démonstrations faites dans d’autres traités. Ainsi il a été démontré, dans le traité Des opinions d’Hippocrate et de Platon, que le cerveau et la moelle épinière sont le principe de tous les nerfs ; que le cerveau l’est à son tour de la moelle ; que le cœur est celui de toutes les artères, le foie celui des veines ; que les nerfs tirent du cerveau leur faculté psychique ; que la faculté sphygmique vient du cœur aux artères, et que le foie est la source de la faculté végétative des veines[30]. L’utilité des nerfs consistera donc à conduire de leur principe aux diverses parties la faculté sensitive et motrice ; celle des artères à entretenir la chaleur naturelle et à alimenter le pneuma psychique ; les veines ont été créées en vue de la génération du sang et pour le transmettre à tout le corps. Dans le traité Du mouvement des muscles (I, i et ii) on a dit en quoi diffèrent les tendons, les nerfs et les ligaments ; on sait aussi que dans ce traité il a été parlé de la nature des muscles, qu’il y a été établi qu’ils sont les organes du mouvement volontaire, et que leur aponévrose est appelée tendon.


Chapitre xvii. — De l’utilité des tendons des doigts ; de leur nature, de leur mode d’action, de leur insertion, de leur forme, de leur nombre. — De la disposition particulière des tendons du pouce.


Ainsi donc, pour le sujet qui nous occupe, et dans la suite de tout ce discours, prenant ces faits comme point de départ de nos démonstrations, nous nous en servirons pour établir l’utilité de chaque organe, et nous commencerons par les doigts. Comme la nature a donné aux os la structure la plus convenable pour des organes de préhension, mais qu’il était impossible que les os étant terreux et pierreux participassent au mouvement volontaire, elle a trouvé un moyen de les mouvoir à l’aide d’autres parties. Ayant fait produire des tendons par les muscles de l’avant-bras, elle les a étendus en droite ligne le long des doigts ; car les parties visibles à l’extérieur, qui meuvent les doigts et que les anciens appellent nerfs[31], sont les tendons, lesquels naissent des membranes et des nerfs dispersés dans les muscles[32] et qui s’entrelacent. Leur utilité est en raison des éléments dont ils sont composés : ils sentent ; ils sont doués du mouvement volontaire ; ils fixent les muscles aux os. Il est évident que c’est des nerfs qu’ils tirent leurs premières propriétés, sentir et mouvoir, et que c’est des ligaments que leur vient celle d’unir les os aux muscles. En effet le ligament étant, comme le nerf, blanc, exsangue et sans cavité, a, pour cette raison, passé pour un nerf auprès de beaucoup de gens inexperts ; mais le ligament ne vient ni du cerveau, ni de la moelle ; il va d’un os à un os, aussi est-il beaucoup plus dur qu’un nerf ; il est tout à fait insensible, et ne peut rien mouvoir. Ainsi la nature, en tirant des muscles de l’avant-bras pour les porter aux doigts tous ces tendons qu’on voit au carpe, les a fixés sur chacune des articulations, non certes en vue d’attacher les os les uns aux autres ; car à quoi cette disposition eût-elle servi ? Elle ne les a pas fixés non plus sur l’extrémité de l’os placé en avant de l’articulation[33], il n’en fut résulté aucun avantage ; mais elle les a insérés sur la tête du deuxième os qui devait être mû. Cela se passe, je suppose, de la même manière, pour les marionnettes mises en mouvement à l’aide de ficelles[34]. En effet, pour les marionnettes, on fait passer la ficelle par-dessus les jointures et on la fixe à la base des parties situées au-dessous, afin que le membre obéisse facilement quand on tire cette ficelle. Si jamais vous avez vu des marionnettes, vous vous ferez une idée claire du mouvement imprimé à chaque articulation par chaque tendon. En effet, l’os postérieur à l’articulation se mouvant autour de celui qui est en avant et qui reste immobile, le doigt est étendu quand c’est le tendon externe qui agit ; il est fléchi quand c’est le tendon interne.

Pourquoi la nature a-t-elle produit de longs tendons et n’a-t-elle pas implanté les muscles sur le carpe ? Parce qu’il était préférable que la main fût légère et mince, et qu’elle ne fût pas surchargée d’une masse de chairs qui l’aurait rendue lourde et épaisse, car elle eût fait plus mal et plus lentement beaucoup des choses qu’elle fait maintenant promptement et bien. Comme d’un côté il était nécessaire d’amener les tendons de loin, et que, de l’autre, il y avait du danger pour ces tendons nus et placés dans une région dépourvue de chair, d’être facilement contus ou coupés, échauffés ou refroidis, elle les a protégés en fabriquant une membrane dure dont elle les a entourés de tous côtés, de telle façon qu’elle ne les a pas seulement mis à l’abri des chocs extérieurs, mais aussi du contact des os. Chaque tendon est exactement rond depuis sa sortie des muscles jusqu’aux articulations, afin de n’être pas sujet aux lésions ; mais au moment où il s’insère sur la phalange qu’il doit mettre en mouvement, il s’élargit, car il devait la mouvoir plus aisément en l’embrassant par un plus grand nombre de points d’insertion. Puisqu’il convenait que chaque doigt ne pût accomplir que quatre mouvements, un de flexion, un d’extension, deux latéraux, il était rationnel, ce me semble, qu’il y eût sur les quatre côtés des tendons à chaque articulation ; car s’il manquait un tendon d’un côté, le membre serait estropié. En conséquence, on voit des tendons sur les quatre côtés, les fléchisseurs nés des muscles situés à la partie interne de l’avant-bras ; les extenseurs, produits par les muscles externes ; ceux qui opèrent les mouvements dans le sens du petit doigt (extenseurs propres des doigts), provenant des muscles [externes] qui sont chargés des mouvements latéraux ; ceux qui exécutent l’autre mouvement oblique dans le sens du grand doigt (lombricaux)[35] fournis par les petits muscles situés à la main ; de sorte que la nature n’a refusé aucun mouvement à aucun doigt et n’a oublié aucun des tendons qui devaient accomplir ce mouvement. Cela suffirait pour démontrer son très-grand art ; mais comme il y a des choses beaucoup plus importantes, il ne faut pas les passer sous silence, car la nature, juste en tout (chap. xxii in fine, et II, xvi), non-seulement n’a refusé aux doigts aucun des mouvements possibles, mais elle a encore proportionné exactement le volume des tendons à l’utilité des mouvements.

Le plus grand des doigts, celui qu’on appelle anti-main (pouce, ἀντίχειρ), possède à la partie interne un tendon grêle[36] ; à la partie externe deux assez forts (long extens., et faisceau métacarp. du long abduct.) ; latéralement, du côté de l’index, un muscle petit et mince (adducteur) ; du côté opposé, un autre beaucoup plus fort situé à l’éminence thénar (court abduct.). Les quatre autres doigts ont chacun deux grands tendons en dedans (fléchiss. profond et superfic.) ; un en dehors (extens. commun) qui égale le plus petit des deux internes ; un troisième plus grêle ; celui-là est placé latéralement à la partie externe (extenseurs propres) ; enfin un autre, le plus grêle de tous, placé latéralement à la partie interne (lombricaux)[37]. Tout cela, ainsi que je l’ai dit, est très-rationnellement disposé. Comme les opérations de la main les plus nombreuses et qui réclament le plus de force, s’accomplissent avec les doigts fléchis, il fallait qu’ils eussent des tendons fléchisseurs qui fussent non-seulement grands, mais doubles ; car, soit que nous prenions avec une seule main ou avec les deux réunies, soit qu’il faille tirer, briser, broyer ou malaxer, nous le faisons en pliant les doigts. Le contraire a lieu pour le grand doigt, car, à l’exception des cas où nous devons le placer sur les autres doigts fléchis, nous n’avons besoin de le plier pour aucune fonction ; mais sa première articulation, celle qui l’unit au carpe, reste tout à fait oisive dans ce mouvement, car si elle se fléchissait, ce mouvement ne serait d’aucun secours ; les deux autres articulations agissent seulement avec efficacité lorsque nous portons le pouce sur les doigts repliés en dedans pour les comprimer ou les serrer. Il en résulte qu’il n’y a aucun tendon fixé au côté interne sur la première articulation du pouce ; mais pour la seconde et la troisième[38] un petit tendon (faisceau du fléchis. profond) a été attaché à la partie interne, et un autre, le plus mince de tous, sur les parties latérales (court abducteur ?). D’un autre côté, pour les autres doigts, les tendons extenseurs [communs] qui ont un volume notablement plus petit que les fléchisseurs, sont beaucoup plus gros que les tendons placés sur les côtés (extenseurs propres et lombricaux). Opposés aux muscles internes très-forts et très-épais, ils seraient incapables de maintenir les doigts dans toutes les positions entre l’extrême flexion et l’extension parfaite, s’ils avaient été créés tout à fait faibles et grêles. En effet, il a été démontré dans le traité Du mouvement des muscles, que toutes les fonctions que nous accomplissons au moyen des positions moyennes, réclament l’action simultanée des deux muscles antagonistes[39].

Pour le grand doigt il n’y a point de tendon qui soit primitivement un antagoniste direct de celui qui fléchit, car, pour cela, il devrait arriver nécessairement sur le milieu même de la face externe ; mais on voit à l’extérieur deux tendons qui ont été placés de chaque côté de la région moyenne (longs extenseur et abducteur) ; si tous deux sont tendus, ils mettent le pouce dans l’extension parfaite ; s’ils agissent isolément, ils attirent le doigt latéralement, chacun de son côté. L’action de porter le pouce vers l’indicateur est confiée, en outre, au petit muscle placé de ce côté (adducteur), et l’action opposée s’accomplit aussi par le grand muscle de la paume de la main (court abducteur). Il était rationnel que le pouce pût s’éloigner le plus possible de l’indicateur, et que, dans ce sens, son mouvement fût le plus fort ; il l’était aussi que ce fut le mouvement contraire pour les quatre autres doigts, car ils devaient pouvoir s’éloigner le plus possible du pouce, Il a été dit précédemment (chapp. v et ix) combien cela était utile aux opérations de la main ; en conséquence, parmi les tendons qui s’insèrent sur les côtés des doigts, celui qui les éloigne du pouce (extenseurs propres) est beaucoup plus grand que celui qui les en rapproche (lombricaux). Toutes ces choses ont donc été faites avec artifice par la nature, aussi bien les quatre principes de mouvements latéraux accordés au pouce seul que les deux donnés à chacun des autres doigts ; car, pour le pouce seul, la principale fonction était de s’éloigner et de se rapprocher des autres doigts. Afin donc que ces mouvements aient le plus d’étendue possible, la nature a ajouté de chaque côté deux principes de mouvements [latéraux] : pour celui qui s’opère vers l’index, le tendon et le muscle qui se trouvent dans cette région (adducteur) ; pour l’autre, l’autre tendon externe et le muscle du thénar (court abducteur). Ainsi, les tendons ont été créés, l’un pour rapprocher, l’autre pour éloigner le pouce de l’index ; les muscles qui continuent l’action des tendons sont créés, l’un pour rapprocher, l’autre pour éloigner le plus possible. Les muscles et les tendons qui meuvent les doigts sont donc dans les meilleures conditions quant à leur volume, à leur nombre et à leur position ; si nous avons oublié quelque petite chose, par exemple en ce qui touche les tendons internes et particulièrement celui du pouce (faisceau dit fléch. profond., voy. p. 145, note 1), nous allons y revenir.

Il a déjà été dit (p. 145) que ce dernier tendon devait être simple, plus mince que les autres, et qu’il devait se fixer à la deuxième articulation du grand doigt ; mais ce qui n’a pas encore été dit, c’est que chaque tendon étant fait pour tirer vers sa tête les parties qu’il doit mouvoir, et que cette tête se trouvant justement placée au milieu de l’articulation du carpe, si le pouce était tendu vers cette partie, il lui arriverait toute autre chose que d’être fléchi. Ici l’art de la nature est merveilleux, et vous l’admirerez comme il convient si vous réfléchissez que la tête du tendon chargé de fléchir le grand doigt, devait se trouver au centre et dans le creux de la main. Mais s’il en eût été ainsi, le muscle qui fait suite à cette tête du tendon pour continuer sa direction, après lui, aurait dû arriver jusqu’au petit doigt et prendre, de cette façon, une position étrange et peu convenable pour plusieurs raisons : et d’abord la main eût été privée de la cavité qui sert en beaucoup de circonstances ; en second lieu, sa légèreté eût été détruite ; en troisième lieu, la flexion des doigts eût été gênée ; enfin, en quatrième lieu, et c’est là ce qu’il y aurait eu de plus étrange et de plus impossible, c’est que la tête du muscle eût été placée sur le petit doigt ; or s’il en eût été ainsi, l’insertion sur la tête de ce muscle, du nerf venant d’en haut, eût été difficile ou plutôt impossible, puisqu’il pénétrerait d’abord dans ce muscle par l’extrémité, ou du moins par le milieu. D’un côté, s’il n’était pas possible de placer dans cet endroit Je tendon qui devait présider pour le pouce au mouvement de flexion, et si, de l’autre, ce mouvement ne pouvait s’accomplir, le tendon n’occupant pas cette position, il y avait danger que le mouvement de flexion fût supprimé ou tout à fait gêné. Comment la nature a-t-elle triomphé d’une si grande difficulté ? Elle a fait naître le tendon de l’aponévrose[40] qui est à la région du carpe, car comment pouvait-elle faire autrement ? Mais elle ne l’étendit pas directement vers le pouce, et ne le fit pas non plus partir des parties qui font directement suite à ce doigt : il prend son origine au même point que celui qui se rend vers le doigt du milieu (portion du fléchisseur profond) sur lequel il repose longtemps, et auquel il est accolé par de fortes membranes ; il s’en sépare en traversant ces membranes quand il est arrivé au creux de la main, de la même manière que les rênes des attelages s’échappent à travers certains anneaux fixés sur le joug ; car de même que les rênes, en opérant une certaine flexion et en faisant une espèce d’angle dans les anneaux, tournent, en les tirant, les animaux du côté des anneaux, de même le tendon, lorsqu’il est tendu par le muscle qui le tire, ne porte pas le doigt vers ce muscle, mais vers le point où il se recourbe après avoir percé la membrane[41]. C’est pour cela qu’il tire son origine de la tête commune aux autres tendons, et qu’il a une direction telle que je l’ai indiquée. Pourquoi est-il superposé à d’autres tendons ? Certes, c’est évidemment parce qu’il est un organe d’un mouvement moins important ; la nature place toujours ce qu’il y a de plus important dans le fond et ce qui l’est moins à la superficie (cf. II, vii). C’est par suite de la même prévoyance que pour les tendons externes de la main, ceux des doigts sont superficiels et que ceux du pouce sont placés au-dessous[42]. De même, pour les tendons internes qui s’insèrent aux quatre doigts, ceux qui traversent les parties profondes de la main sont beaucoup plus grands que ceux qui sont en avant ; ils fléchissent en s’insérant, ceux-ci (le fléchisseur profond-perforant) à la première et à la troisième articulation, après s’être divisés ; ceux-là (fléchisseur superficiel-perforé) à la deuxième seulement. L’insertion des tendons sur les os et leur connexion les uns avec les autres, sont donc admirables et inénarrables ; aucun discours ne serait capable d’expliquer exactement ce qu’on reconnaît par les sens seuls[43].

Il faut cependant tenter de dire comment les choses se passent, car il n’est pas possible d’admirer l’art de la nature avant d’avoir étudié la structure des parties. On voit, là où nous fléchissons le carpe, deux aponévroses provenant des muscles et superposées[44] : la plus grande est placée profondément, c’est-à-dire sur les os ; la plus petite est superficielle. L’aponévrose la plus grande, celle qui est profonde, est divisée en cinq tendons ; la plus petite, celle qui est superficielle, se divise en quatre, car elle ne fournit aucun prolongement au pouce ; tous les tendons se portant alors en ligne droite aux doigts, les plus petits sont placés sur les plus grands, et chacune des quatre paires est protégée dans tout son trajet par une forte membrane. Lorsqu’ils sont arrivés aux premières articulations des doigts, chacun des tendons profonds s’aplatit et fléchit la tète de la première phalange au moyen du ligament membraneux qui l’environne, puis chaque paire continue sa route primitive vers l’extrémité des doigts, également sous-jacents aux autres tendons comme à leur origine, et également protégés par des membranes (gaines). Lorsqu’ils sont arrivés au niveau de la seconde articulation, le tendon supérieur s’étant à son tour bifurqué contourne par ses bifurcations élargies le tendon sous-jacent, vient se fixer sur les parties [latérales] internes de la tête de la deuxième phalange. De là le tendon sous-jacent s’avance seul vers la troisième articulation, s’insère sur la tète du troisième et dernier os du doigt. Chaque articulation des doigts est fléchie à l’aide des insertions dont j’ai parlé, et étendue par les tendons externes du carpe ; bien qu’ils soient beaucoup plus petits que les tendons internes, nous les reconnaissons même sans dissection, parce qu’ils sont nus, saillants et recouverts seulement par des membranes et par une peau mince, tandis que les tendons internes sont recouverts par une chair assez épaisse faite pour l’utilité que nous avons indiquée plus haut (chap. xiii). Ainsi parmi les tendons internes qui fléchissent les doigts, ceux qui marchent profondément (fléch. prof.), mettent en mouvement la première et la troisième articulation de chaque doigt, parce que ces articulations sont plus importantes pour les fonctions des doigts que celle du milieu, et parce que la grandeur de ces tendons leur permettait de servir deux articulations. C’est pour des motifs analogues que les petits tendons (fléch. superf.) sont insérés sur une seule articulation, celle du milieu, attendu que leur volume ne leur permettait pas de se distribuer à deux articulations, et que si les deux autres mouvements sont intacts, tandis que celui de la seconde est aboli, l’articulation du milieu est entraînée par les deux articulations extrêmes. Il a été dit que cette articulation moyenne était la moins importante des trois ; en effet, nous ne pouvons fléchir cette articulation sans entraîner les deux autres placées de chaque côté, et quand celles-ci sont fléchies, il est impossible que l’autre ne le soit pas[45]. De sorte que si le tendon qui meut l’articulation du milieu est lésé et que l’autre soit sain, le mouvement n’en est pas moins en partie conservé à l’articulation du milieu ; mais si l’autre tendon est lésé, le mouvement de la première et de la troisième phalange est perdu, même quand le tendon de la phalange du milieu est intact. Il est donc évident que cette espèce moins importante de tendons a été à bon droit placée superficiellement. Ainsi le nombre, la grandeur, la position, la division et l’insertion des tendons sont pour le mieux.


Chapitre xvii. — De l’utilité de la distribution des nerfs dans la chair de la main. — Avantages qui résultent de la disposition des tendons chargés de mouvoir les doigts. — Antagonisme des mouvements directs de flexion et d’extension, et des deux espèces de mouvements latéraux.


Comme aucune chair ne possède par elle-même la faculté de sentir, et qu’il était absurde qu’un organe de préhension fût recouvert par une partie insensible, la nature a prolongé dans les chairs mêmes de la main, une portion considérable des nerfs qui, venant d’en haut, se distribuent dans tout le membre. Après que cela eut été accompli, la chair est aussitôt devenue muscle, s’il est vrai que la dispersion des nerfs dans la chair engendre les muscles[46]. La nature a usé utilement de ces muscles, car ayant tiré d’eux des tendons, elle les a fixés le long des parties latérales de chaque doigt, au côté gauche ceux de la main droite, au côté droit ceux de la main gauche[47] (lombricaux). Les autres tendons placés sur les côtés de chaque doigt, la nature les a fait naître des muscles qui se trouvent à l’avant-bras, et cela non sans raison, comme la suite du discours le montrera ; mais d’abord revenons au point dont nous nous sommes écartés. Comme il importait qu’on pût fléchir les quatre doigts ensemble, non quand nous voulons saisir un gros objet, mais quand nous devons prendre un liquide ou un petit objet, il était très-utile que cette flexion pût s’opérer les doigts étant exactement rapprochés, de façon à ne laisser entre eux aucun espace vide. Or, on voit que cela se passe ainsi ; mais il n’en serait pas de même si les doigts n’avaient pas de chair sur les côtés, et si les tendons qui les mettent en mouvement ne partaient pas d’une tête unique. En effet, cette tête placée vers la ligne de flexion du carpe et, pour ainsi dire, au milieu de la région qui se trouve là, tirant à elle tous les doigts ensemble ou chacun en particulier, force leurs extrémités à se replier vers elle, et à cause de cela, lorsque la première et la deuxième articulation se fléchissent seules et que la troisième (métac.-phal.) reste étendue, les extrémités des doigts demeurent unies, bien qu’elles soient plus grêles que le reste des doigts, et qu’ainsi il devrait exister un intervalle entre elles ; mais elles demeurent exactement unies parce qu’elles sont toutes rendues convergentes vers un seul point, la tête des tendons ; car ces tendons procèdent tous de cette même tête et marchent en droite ligne vers les doigts en inscrivant, à leur point de départ, des angles égaux. Il est donc de toute nécessité que le doigt tiré par le tendon vers sa tête, vienne se placer sur le tendon et s’incline, pour ainsi dire, vers cette tête ; à cause de cela, on ne pourra, malgré tous les efforts, fléchir les doigts écartés les uns des autres[48] : la nature s’est décidée de suite à rendre impossible ce qui ne devait nous servir à rien. Mais comme, d’un autre côté, il nous faut prendre des objets volumineux avec les deux mains ou avec une seule ; et que, dans ce cas, il est nécessaire d’étendre les doigts et de les écarter le plus possible les uns des autres, la nature n’a pas négligé de pourvoir à cette action, car en produisant les mouvements latéraux [qui ont été indiqués, p. 146], elle a permis aux doigts, par ce moyen, de se séparer, autant que nous voulons ; en effet, si les doigts eussent été dépourvus de ces mouvements latéraux, ils auraient dû s’écarter en s’étendant, leurs tendons extenseurs étant semblables aux fléchisseurs, partant également d’une tête unique et se divisant suivant des angles égaux ; car tous les tendons qui partent d’un même point et qui se prolongent en droite ligne, s’écartent nécessairement d’autant plus les uns des autres qu’ils vont en s’éloignant davantage de leur point de départ. Or, on voit que cela se passe ainsi pour les doigts ; en effet, si on ne se sert pas des mouvements latéraux, mais plutôt de ceux d’extension et de flexion, dans le mouvement d’extension les doigts s’écarteront, ils se rapprocheront dans celui de flexion[49]. Ainsi la nature n’a pas donné les mouvements latéraux pour écarter simplement les doigts, mais pour les écarter le plus possible. Une fois que les doigts eurent ces avantages, la nature leur en donna encore un autre qui n’est pas sans utilité : en effet nous pouvons rapprocher les doigts [écartés] quand ils sont étendus, en tendant pour le doigt qui est à droite [de l’axe de la main] le tendon latéral gauche, et pour le doigt de gauche le tendon latéral droit. Au contraire, quand nous voulons écarter le plus possible les doigts nous tendons le tendon droit pour les doigts de droite et pour les doigts de gauche le tendon gauche. Si nous ne faisons agir aucun des tendons latéraux, mais seulement les tendons externes, les doigts auront une position moyenne entre celles qui viennent d’être dites. Chez les individus qui ont la main maigre, tous ces tendons apparaissent alors tendus en ligne droite depuis leur origine jusqu’au bout des doigts. De même que les tendons externes, les internes sont également tendus en ligne droite dans tous les mouvements où les tendons latéraux sont en repos ; quand ces derniers agissent, les tendons internes ne sont plus droits, mais un peu obliques[50]. Voyez donc ici l’admirable sagesse du Créateur : en effet, comme il était meilleur que dans l’action de fléchir les doigts les mouvements latéraux cessassent, puisqu’ils ne devaient être d’aucun secours, et qu’ils entrassent en action dans l’extension, puisque alors ils étaient grandement utiles, il a donné aux tendons qui effectuent les mouvements latéraux une structure qui les rend prêts à agir pour le mieux et qui leur ôte la possibilité d’agir dans un mauvais sens. Et d’abord, puisqu’il a fait naître les tendons latéraux, les uns des petits muscles situés à la partie interne de la main, les autres des grands muscles externes de l’avant-bras, il était nécessaire que les premiers fussent plus petits et plus faibles et les autres plus grands et plus forts ; il les a attachés à chaque doigt à la place la plus convenable ; à la main droite il a placé les plus faibles à gauche (eu égard à l’axe du corps ; voy. p. 151), et les plus forts à droite, et pour la main gauche les plus faibles à droite et les plus forts à gauche : de plus, il n’a conduit ni les uns ni les autres, juste sur le milieu de la face latérale des doigts, mais les externes, il les a placés un peu plus haut, c’est-à-dire en les rapprochant des extenseurs et les éloignant des fléchisseurs. A cause de cela donc, le mouvement latéral externe devait l’emporter [sur l’interne], et ensuite ce mouvement devait cesser quand nous fléchissons les doigts. Mais nous avons dit en quoi il était bon que ce mouvement cessât ; maintenant nous dirons en quoi il est bon qu’il soit le plus fort.


Chapitre xix. — De l’utilité du mouvement latéral des doigts, eu égard au mouvement d’opposition du pouce. — Résumé des propositions fondamentales sur les mouvements des muscles ; exemple tiré du mouvement d’un vaisseau. — Comment on doit mesurer l’étendue d’un mouvement.


Nous avions besoin de ces mouvements latéraux des doigts afin de pouvoir les écarter le plus possible les uns des autres, de sorte que si nous n’avions jamais dû nous trouver dans le cas d’écarter ainsi les doigts, nous n’en aurions pas eu besoin ; mais comme la nature a opposé le pouce aux autres doigts, elle savait qu’il serait très-important que les doigts pussent se porter latéralement vers lui ; en effet, si dans les ouvrages où nous avons à remuer des corps volumineux, nous devons écarter le plus possible les doigts les uns des autres, il était utile que les quatre doigts pussent avoir un mouvement de circumduction externe, et le pouce un interne ; à ce dernier la nature a donné un tendon assez gros (long extens.) qui dirige le mouvement latéral interne ; elle a réduit la grandeur des autres, non-seulement parce qu’il ne convenait pas à un sage ordonnateur de faire quelque chose d’inutile, mais encore parce que la force eût été amoindrie dans le mouvement interne [de flexion], si un mouvement [externe] équivalent lui eût été opposé comme antagoniste ; la faiblesse, en effet, n’est pas inutile pour qu’il puisse être annulé complétement lorsque nous fléchissons les doigts[51].

Pour que notre discours soit démonstratif et ne devienne pas trop long, il faut reprendre quelques-unes des propositions établies dans le traité Du mouvement des muscles ; ces propositions sont les suivantes[52] : Pour toute articulation il y a, ainsi que nous l’avons dit, une position indolente et moyenne ; toutes les autres en deçà ou au delà sont moins douloureuses si elles se rapprochent de la moyenne, et plus si elles s’en éloignent : sont tout à fait douloureuses les positions extrêmes au delà desquelles on ne peut ni fléchir, ni étendre, car ces positions ont lieu quand les muscles qui les produisent prennent une tension extrême. Il est naturel qu’il existe de la douleur, puisque le muscle qui opère le mouvement entre dans une extrême contraction, et le muscle antagoniste dans une extrême distension. Dans les positions qui s’écartent de la moyenne d’un côté ou de l’autre, ou bien les deux muscles agissent, ou du moins l’un des deux agit seul ; dans la position moyenne il peut se faire qu’aucun des deux n’agisse. Cela a lieu aussi pour les doigts ; si on laisse tomber le bras inactif et relâché, comme font les gens très-fatigués, aucun des muscles des doigts n’entrant en action, la main sera placée dans une position moyenne ; si de cette position on veut passer à l’une ou à l’autre, si c’est vers l’extension, on tendra nécessairement les tendons et les muscles externes ; si c’est vers la flexion, on tendra les muscles et les tendons internes. Si on veut étendre et en même temps opérer un mouvement latéral, il est évident qu’on agira à la fois par les tendons qui étendent et par ceux qui meuvent latéralement. De même donc, si on veut fléchir et mouvoir obliquement vers les côtes, on agira sur les tendons qui peuvent fléchir et sur ceux qui peuvent opérer un mouvement de latéralité. Mais comme il y a deux mouvements latéraux, le lieu d’insertion du tendon rend nécessairement impossible l’un des deux, l’externe, lorsque nous fléchissons les doigts, car ce tendon ne s’insère pas directement sur les côtés, mais plutôt un peu plus haut, près des tendons extenseurs. En effet, il a été démontré en outre dans le traité Du mouvement des muscles, qu’on ne peut pas opérer en même temps deux mouvements opposés[53]. Quant à l’autre mouvement (l’interne), ce n’est pas la position du tendon qui empêche l’exécution, car il a en dedans son point d’origine libre, là où sont les tendons fléchisseurs, mais c’est, comme il a été dit plus haut (p. 154-5), sa faiblesse. En effet, si parmi les tendons externes ceux qui opèrent l’extension sont plus gros que ceux qui meuvent latéralement, ils ne les surpassent pas assez en volume pour abolir tout à fait la fonction de ces derniers ; mais il n’est pas facile de dire combien les tendons internes surpassent les latéraux, car il faut plutôt apprendre par les sens que par le raisonnement, que les tendons qui s’implantent latéralement sont faibles, difficiles à voir à cause de leur petitesse, et que les autres, non-seulement sont les plus grands de tous les tendons de la main, mais encore qu’ils sont doubles. Il est donc nécessaire, quand les grands tendons fléchissent les doigts, que les petits soient entraînés par la force du mouvement. En général, lorsqu’un corps est sollicité par deux principes de mouvements qui ont une direction latérale l’un par rapport à l’autre, et qu’il y en a un beaucoup plus fort que l’autre, il est nécessaire que le plus faible soit annulé, mais si la supériorité est petite, ou si tous deux ont une force égale, il résulte pour le corps un mouvement combiné de l’action des deux. On a presque chaque jour mille exemples de cela, et pour en donner un immédiatement, supposez des vaisseaux qui marchent à la rame et qui, en même temps, reçoivent le vent sur le côté ; si la force des rameurs et celle du vent sont égales, il en résulte nécessairement un mouvement composé ; ils ne seront portés, ni absolument en avant, ni absolument sur les côtés, mais dans une direction moyenne ; si, au contraire, la force des rameurs surpasse celle du vent, le vaisseau se portera plus en ayant que sur les côtés, si c’est celle du vent, il se portera plus sur les côtés qu’en avant : si l’une des deux l’emporte tellement sur l’autre, que celle-ci soit complétement vaincue, il en résultera, si c’est la force des rameurs qui est annulée, que le vaisseau ira de côté, et si c’est la force du vent, qu’il ira en avant. Quoi donc ? Si le vent n’était qu’une brise légère, si le vaisseau était long et léger, s’il était pourvu de beaucoup de rameurs, il ne pourrait certes y avoir aucun mouvement produit par le vent ; mais si le vent était très-fort, si le vaisseau était très-grand et lourd, possédant seulement deux ou trois rameurs, il serait impossible de s’apercevoir de l’action des rameurs. Ainsi donc, le mouvement des petits tendons est tellement faible que s’ils agissent sans le concours des grands tendons, ils ne peuvent faire mouvoir les doigts que dans un espace très-restreint, et leur action ne se manifestera jamais quand les grands tendons agiront en même temps.

Mais puisque la plupart des médecins ignorent combien le mouvement des petits muscles est faible par lui-même, ils ne pouvaient naturellement pas arriver par le raisonnement à constater que ce mouvement devait être nécessairement annulé par son union avec un très-fort. La cause de cette ignorance, c’est que le mouvement externe qui porte les doigts latéralement étant très-prononcé, on pense que tout le mouvement qui ramène les doigts de cette position extrême vers une position opposée provient du tendon interne. Il ne fallait donc pas mesurer l’étendue de chacun des mouvements latéraux en partant des points extrêmes, mais de la position moyenne : la position est dite moyenne quand les tendons extenseurs apparaissent exactement droits. En effet, si les tendons latéraux étaient coupés, les mouvements d’extension ou de flexion ne seraient nullement compromis. En partant de cette position, qui maintient les doigts droits, on reconnaîtra clairement quelle est la la puissance de chacun des mouvements latéraux. En jugeant de cette façon, la brièveté du mouvement latéral interne sera manifeste pour vous.


Chapitre xx. — Des mouvements du pouce ; en quoi ils diffèrent de ceux des autres doigts.


Ce qui regarde les mouvements latéraux a été suffisamment démontré. Nous avons dit (chapp. xviii et xix) que l’interne devait être le plus faible, et que tous deux coexistaient avec celui d’extension, mais cessaient dans la flexion, tout ce discours s’appliquant aux quatre derniers doigts ; car le pouce qui leur est opposé, ayant une position particulière, possède par cette raison des fonctions et des insertions tendineuses que n’ont pas les autres doigts. Le mouvement interne [de flexion], qui est le plus fort pour les autres doigts, est le plus faible pour lui ; les mouvements latéraux, les plus faibles pour les autres, sont les plus forts pour lui ; le tendon le plus grêle (faisceau du fléchisseur profond) est placé en dedans ; les plus larges sont situés sur les côtés (adducteur et court abducteur), à l’opposite des autres doigts. Comme pour les quatre derniers doigts, la fonction la plus puissante devait être la flexion, il fallait deux tendons ; de même le mouvement latéral externe étant au pouce le plus important des mouvements latéraux (voy. pp. 146 et 154-5), il est opéré par le muscle situé de ce côté (court abducteur) et aussi par le tendon fixé sur la première phalange (long abducteur). De quel muscle vient ce tendon et comment il se porte au commencement du grand doigt ? Nous le dirons quand nous traiterons de tous les autres tendons qui s’insèrent aux doigts (II, iv).


Chapitre xxi. — Que les tendons ont été faits tels qu’ils sont antérieurement aux fonctions, contre les sectateurs d’Epicure et d’Asclépiade (voy. aussi VI, xiii). — Que les insertions tendineuses doivent différer dans le pouce et, dans les autres doigts, rester les mêmes.


Maintenant il importe de ne pas passer sous silence ce que disent, en discutant sur ce sujet, quelques-uns de ceux qui embrassent les opinions d’Épicure, le philosophe, et d’Asclépiade, le médecin, mais d’examiner avec soin leurs discours et de montrer en quoi ils se trompent. Suivant ces auteurs, ce n’est pas parce que les tendons sont épais que les fonctions sont énergiques, ni parce qu’ils sont grêles que les fonctions sont faibles ; mais elles deviennent forcément de telle ou telle façon par les usages qu’elles remplissent dans la vie, et le volume des tendons est une conséquence nécessaire de la quantité du mouvement : quand on s’exerce, ils sont mieux nourris et se développent, comme cela est naturel ; quand on mène une vie oisive, ils s’atrophient et deviennent grêles. Ce n’est pas parce qu’il était meilleur que des fonctions énergiques fussent remplies par des tendons forts et épais, et que des fonctions faibles le fussent par des tendons grêles et peu robustes, que les tendons ont été construits tels qu’ils sont par la nature (autrement les singes n’auraient pas les doigts tels qu’ils les ont[54]) ; mais, comme il a été dit avant, l’épaisseur est une suite nécessaire de l’exercice, parce que les parties sont bien nourries ; la gracilité est une suite du repos, parce que les parties sont mal nourries. Mais, ô hommes admirables ! nous vous répondrons : il fallait puisque vous entrepreniez de démontrer que le volume des tendons ne tenait ni à l’art, ni à l’absence d’art, parler de la même manière, sur leur nombre, leur situation, leurs insertions, et ensuite considérer un peu l’âge, et, de plus encore, ne pas affirmer avec tant de hardiesse, à propos des singes, des choses que vous ne connaissez pas du tout ; car vous trouvez non-seulement les tendons forts, mais doubles, pour chacune des fonctions énergiques. Aux différents âges, nous ne trouvons aucune différence pour le nombre ; au contraire, chez les enfants nouveau-nés, et même chez le fœtus, bien qu’ils[55] ne remplissent aucune fonction à l’aide de ces tendons, on trouve doubles les tendons qui doivent être doubles, et volumineux ceux qui doivent être volumineux, à moins que vous ne pensiez que les parties deviennent doubles chez ceux qui s’exercent et que la moitié disparaît chez ceux qui sont oisifs. S’il en est ainsi ceux qui se fatiguent beaucoup auront sans doute quatre pieds et quatre mains, tandis que ceux qui gardent le repos n’auront qu’un pied et qu’une main ! Ou plutôt cela n’est-il pas un grand bavardage de gens qui ne cherchent pas la vérité, mais qui s’efforcent, au contraire, de voiler et de cacher les belles découvertes qu’on a pu faire ? Comment vous expliquez-vous en effet cette particularité : les doigts des deux mains réunies offrent trente articulations, chaque articulation a des insertions et des applications de tendons sur ses quatre faces, ainsi qu’il a été dit, tandis que, seule, parmi toutes les articulations des doigts, la première articulation du pouce (métacarpo-carpienne des modernes) n’a d’insertion tendineuse que sur les côtés et à l’extérieur, mais aucune interne (voy. p. 145) ? Or, si on supputait le nombre total des insertions tendineuses, on en trouverait cent vingt[56] ; cela résulte, en effet, de ce qu’il y a trente articulations et, pour chacune, quatre insertions ; mais comme une insertion manque à chaque pouce, il reste cent dix-huit. Par les Dieux, puisque vous n’avez rien à reprendre dans la production d’un aussi grand nombre de tendons, ni leur volume, ni leur lieu et leur mode d’implantation, tandis que vous trouvez une analogie admirable [pour chaque doigt] dans toutes ces insertions, une seule insertion faisant défaut pour le pouce, et cela non sans raison, puisque nous n’en avions pas besoin ; comment, dis-je, soutenez-vous que toutes ces choses ont été faites au hasard et sans art ? Certes si nous eussions fléchi cette articulation du pouce comme les autres, je sais que vous eussiez amèrement et vivement blâmé la nature d’avoir fait un travail inutile, en créant un mouvement qui ne sert à rien et un tendon superflu. Eh bien, puisqu’elle a pourvu de toute façon cent dix-huit régions qui avaient besoin de tendons et qu’elle a laissé vide aux deux pouces une seule place qui n’en avait pas besoin, comment ne l’admirerez-vous pas ? Il eût été beaucoup mieux d’être plus prêt à louer ce qui est bien, qu’à blâmer ce qui est mal, si vous ne pouviez pas nous faire part de la grande utilité qu’il y aurait à une flexion exagérée de la première articulation du pouce ; car c’est seulement dans ce cas, c’est-à-dire si vous montriez qu’un mouvement utile a été oublié, que vous pourriez accuser la nature d’impéritie ; mais vous n’en avez pas un exemple à alléguer. En effet, quand nous portons la flexion des quatre doigts à son extrême limite, ainsi que nous avons dit plus haut (chap. xvii, et partic. p. 145), nous avons besoin dans toutes ces fonctions, de deux mouvements du pouce, un pour combler, en quelque sorte, l’espace vide qui existe vers l’indicateur, l’autre, lorsque nous plaçons le pouce sur les autres, les serrant et les comprimant vers le dedans de la main (Cf. chap. xxiii). Le premier de ces mouvements est sous la dépendance de l’un des deux tendons qui opèrent les mouvements obliques du pouce (long extenseur) ; le second est accompli par celui qui peut fléchir la deuxième articulation et que nous avons dit (p. 147) provenir de la tête commune des tendons des fléchisseurs [profonds] des doigts, et s’insérer à la partie interne du deuxième os du pouce. Ce qui a déjà été dit (Cf. I, xvii) et la suite de ce discours (II, iii-iv) dévoilent la structure de ce tendon et aussi celle de tous les autres.


Chapitre xxii. — De l’utilité du pouce ; origine de son nom (anti-main, ἀντίχειρ). — Comparaison du pouce chez l’homme et chez le singe. — Ce chapitre est encore dirigé contre Épicure et Asclépiade.


Mais rappelons-nous maintenant les fonctions du grand doigt dont nous avons parlé plus haut (chap. v). Nous avons démontré à cette occasion qu’il présente une utilité équivalente à celle des quatre doigts réunis qui lui sont opposés. C’est, il me paraît, pour avoir songé à cette utilité du pouce, que le vulgaire l’a appelé anti-main comme s’il équivalait à toute la main ; car on voyait que les fonctions de cette partie étaient abolies aussi bien par l’ablation du pouce que par celle des quatre autres doigts[57]. De même, si la moitié du pouce est détruite d’une manière quelconque, la main devient aussi inutile, aussi difforme que par une mutilation semblable des quatre autres doigts. Eh bien, fameux sophistes, habiles contempteurs de la nature, avez-vous donc jamais vu chez les singes ce doigt que généralement on appelle anti-main, et qu’Hippocrate[58] nommait le grand doigt ? Si vous ne l’avez pas vu, comment osez-vous dire que le singe ressemble en tout à l’homme ; si vous l’avez vu, il vous a paru court, grêle, estropié et tout à fait risible, comme du reste l’animal tout entier. « Le singe est toujours beau pour les enfants, » nous dit un ancien[59], nous avertissant en cela que cet animal est un joujou risible pour les enfants qui s’amusent, car il cherche à imiter toutes les actions des hommes ; mais il se trompe toujours et prête à rire. N’avez-vous jamais vu un singe s’évertuant à jouer de la flûte, à danser et à écrire ; en un mot, à faire tout ce que l’homme accomplit parfaitement ? Eh bien, que vous en semble ? Réussit-il entièrement comme nous, ou bien n’est-il qu’un imitateur ridicule ? Peut-être rougiriez-vous de dire qu’il en est autrement. Toutefois, ô très-sages accusateurs ! la nature vous répondrait qu’il fallait donner à un animal risible par l’essence de son âme, un corps d’une structure risible : or, la suite de ce discours montrera comment tout le corps du singe est une imitation risible de celui de l’homme (voy. XIII, xi). Mais voyez maintenant combien sa main est ridicule, en songeant avec moi que si un peintre ou un modeleur imitant la main de l’homme, se trompait dans sa représentation d’une manière risible, sa bévue n’aurait pas un autre résultat que de produire une main de singe ; car nous trouvons surtout plaisantes les imitations qui tout en conservant la ressemblance dans la plupart des parties, se trompent gravement dans les plus importantes. Quelle utilité retirera-t-on donc des quatre autres doigts bien conformés, si le pouce est si mal construit qu’il ne peut plus recevoir l’épithète de grand ? Telle est sa disposition chez le singe ; de plus, il est tout à fait ridicule et s’éloigne peu de l’index. Aussi, dans cette circonstance, la nature s’est montrée juste, comme Hippocrate a coutume de l’appeler souvent[60], en enveloppant une âme ridicule dans un corps ridicule. C’est donc avec raison qu’Aristote[61] déclare tous les animaux d’une structure aussi belle et aussi bien ordonnée que possible, et qu’il cherche à démontrer l’art qui a formé chacun d’eux ; mais ils sont dans la mauvaise voie, ceux qui ne comprennent pas l’ordre qui a présidé à la création des animaux, et particulièrement de celui qui est le mieux construit de tous, mais qui livrent un grand combat, et qui craignent qu’on ne leur démontre qu’ils ont une âme plus sage que les animaux sans raison, ou un corps construit comme il convient à un animal doué de sagesse. Mais laissons ces gens-là !

Chapitre xx. — De l’utilité du nombre des doigts.


Il me reste, pour achever mon premier livre, à parler de l’utilité du nombre et de l’inégalité des doigts, et alors je m’arrêterai. Cela n’est pas difficile à trouver si nous considérons l’utilité que nous retirons de la disposition actuelle. Si les doigts étaient moins nombreux qu’ils ne le sont, ils eussent rempli plus imparfaitement la plupart de leurs fonctions, tandis que nous n’avions besoin pour aucune d’elles qu’ils fussent plus nombreux. Vous reconnaîtrez facilement qu’ils eussent compromis plusieurs de leurs fonctions s’ils avaient été moins nombreux, en examinant chacun d’eux par le raisonnement. Certes, en supprimant le pouce[62], nous supprimerions tous les autres dans leur puissance, car sans celui-là aucun ne pourrait rien faire de bien. L’index et le médius, comme venant après le pouce par leur position, viennent aussi après lui pour leur utilité ; car la préhension des petits objets, presque tout ce qui tient à l’exercice des arts, et les ouvrages dans lesquels il faut recourir à la force, réclament évidemment leur emploi. Les doigts qui viennent après celui du milieu ont une utilité moindre que les autres, mais elle apparaît clairement quand il faut envelopper circulairement l’objet saisi, car si l’objet est petit ou liquide, il faut fléchir les doigts et les serrer de tous côtés autour de lui. Dans cette opération le pouce est le plus utile de tous, étant fait pour recouvrir tous les autres[63] ; le second doigt (index) vient après lui par sa puissance. S’il faut saisir un objet dur et volumineux, on doit l’embrasser en écartant le plus possible les doigts les uns des autres. Dans ce cas, les doigts étant nombreux, embrassent mieux l’objet en multipliant les points de contact. Il a été, je pense, établi plus haut (chap. xix) que les mouvements latéraux des doigts sont très-efficaces pour ces fonctions ; le grand doigt se portant en dedans et tous les autres en dehors par un mouvement de circumduction, il arrive que de cette façon le volume du corps est circonscrit de tous côtés en cercle ; et si le cercle est complet, il est évident qu’un plus grand nombre de doigts serait superflu ; en effet cinq suffisent pour remplir ce but, et la nature ne fait rien de superflu, car elle a un soin égal de ne rien faire en moins et rien en plus[64] ; le manque rend l’opération impossible, et le superflu est un empêchement pour les parties qui suffisent à l’opération, en devenant un poids étranger qui par cela même est gênant. Enfin l’existence d’un sixième doigt contre nature confirme notre raisonnement[65].


Chapitre xx. — De l’utilité de l’inégalité des doigts. — Comparaison des doigts avec les rames des trirèmes.


Pourquoi les doigts sont-ils inégaux[66] ? Pourquoi celui du milieu est-il plus long que les autres ? C’est sans doute parce qu’il était plus convenable que leurs extrémités arrivassent toutes sur la même ligne, lorsqu’ils embrassent certains corps volumineux, et quand on veut retenir entre les doigts quelques objets liquides ou petits, car soit qu’on veuille tenir fortement quelque objet volumineux ou le lancer violemment, la préhension égale de tous les côtés est très-efficace. Dans ces sortes d’opérations, les cinq doigts paraissent former la circonférence d’un cercle, surtout quand ils embrassent un corps exactement rond. En effet, pour ces corps vous aurez une connaissance très-exacte de ce fait qui a lieu pour les autres, mais avec moins d’évidence, à savoir que les extrémités des doigts arrivant à être opposées de tous côtés sur la même ligne, rendent la préhension plus ferme et la projection plus vigoureuse. Il en est de même, je pense, sur les trirèmes où les extrémités des rames arrivent sur la même ligne, bien qu’en réalité les rames elles-mêmes ne soient pas égales[67]. C’est pour la même raison qu’on a fait les rames du milieu les plus longues. Je crois avoir démontré dans ce qui précède, que si la main veut se fermer pour saisir exactement un corps petit ou liquide, l’inégalité est d’une utilité évidente, lorsque je disais[68] que le grand doigt, jeté sur l’index, devenait une sorte de couvercle pour l’espace vide. En ajoutant ici quelques mots, j’espère le démontrer entièrement. En effet, si pour toutes ces opérations on suppose que le petit doigt, celui qui est inférieur (auriculaire), est devenu plus long, ou qu’un de ceux du milieu est raccourci, ou enfin que le pouce qui est opposé aux autres doigts a changé soit de position, soit de volume, on connaîtra manifestement combien la structure actuelle est la meilleure, et quel grand inconvénient résulterait pour les fonctions, si la moindre des dispositions qui existent dans les doigts, venait à être modifiée ; car nous ne pourrions manier convenablement ni les grands, ni les petits objets, ni retenir les substances liquides, la grandeur d’un des doigts étant changée d’une manière quelconque ; d’où l’on peut voir évidemment combien leur structure actuelle est excellente.


Chapitre xxv. — Sommaire des livres suivants.


Il est temps de clore ici mon premier livre. — Dans le second, je traiterai des autres parties du membre supérieur, à savoir du carpe, de l’avant-bras et du bras. — Dans le troisième je montre l’artifice de la nature dans la construction des jambes. — Après cela, dans le quatrième et le cinquième, je parlerai des organes de la nutrition, et dans les deux suivants je traiterai du poumon. — Dans deux autres je m’occuperai de la tête. — Dans le dixième j’exposerai seulement la structure des yeux. — Le livre suivant comprendra les organes de la face. — Le douzième commencera la description de la région du rachis. — Le treizième achèvera ce qui regarde le rachis, et complétera ce qui restait à dire sur les épaules. — Dans les deux qui viennent après, je démontrerai les organes génitaux et tout ce qui regarde la région ischiale. — Le seizième comprendra les organes communs à tout l’animal, je veux dire les artères, les veines et les nerfs. — Le dix-septième sera comme l’épode de tout le traité, en exposant la manière d’être de toutes ces parties, en rapport avec leur propre grandeur, et en démontrant l’utilité de l’ensemble de tout mon ouvrage.



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  1. Περὶ χρείας μωρίων. Ordinairement on traduit De l’usage des parties ; mais pour peu qu’on lise ce traité avec quelque attention, on reconnaîtra bien vite que Galien s’attache moins à faire connaître les fonctions des parties qu’à montrer les rapports de leur organisation avec les fonctions qu’elles ont à remplir. En un mot il s’agit moins d’un ouvrage de physiologie que d’un traité d’anatomie composé d’après la doctrine des causes finales. En rejetant ce mot trop précis d’usage (emploi d’une chose) et en choisissant le mot plus vague utilité, qui peut signifier à la fois ce à quoi sert une chose, et comment elle est utile étant de telle ou telle façon, j’ai cru mieux rendre la pensée de l’auteur. Du reste dans mes Études sur Galien je reviens sur l’idée générale qui a présidé à la rédaction du traité De l’utilité des parties. — Voy. aussi, p. 522, note 1.
  2. On lit dans Aristote (De l’âme, II, iv, 15, édit. B. Saint-Hilaire ; voy. aussi la note) : « L’âme est cause en tant que cause finale, car de même que l’intelligence agit en vue de quelque fin, de même aussi agit la nature ; c’est une fin qu’elle poursuit et précisément cette fin c’est l’âme selon la nature. Ainsi tous les corps formés par la nature sont les instruments de l’âme. » — Voy. encore I, i, 9 et 10, sur l’union de l’âme et du corps. Cf. aussi Phys. auscult., II, viii, p. 198, édit. de Berlin, et Polit., I, ii, 10.
  3. Ceci n’est qu’une paraphrase de ce passage d’Aristote (Part. anim., IV, x, p. 290, l. 25, éd. Bussemaker, Collect. Didot) : « L’homme étant le plus sage des animaux pouvait se servir avec habileté de plusieurs instruments, car la main semble non un instrument, mais plusieurs instruments ; c’est, en effet, un instrument qui tient lieu d’instruments (La main est l’instrument des instruments, De anim., III, viii, 2). Donc, à l’être qui pouvait apprendre la plupart des arts, la nature a donné les mains comme un instrument extrêmement utile. Ceux qui soutiennent que l’homme n’a pas été bien constitué, mais qu’il a de tous les animaux la pire condition, attendu, prétendent-ils, qu’il naît sans chaussures, nu et dépourvu d’armes pour se défendre, ne disent pas vrai ; car les animaux n’ont qu’un moyen de protection, et ils ne peuvent pas le changer pour un autre. Ils sont forcés de dormir et de faire toutes choses en étant, pour ainsi dire, chaussés ; ils ne peuvent ni déposer ce qui couvre leur corps, ni changer les armes qu’ils ont une fois reçues. L’homme, au contraire, a plusieurs moyens de défense et il peut en changer comme il lui plaît ; il a les armes qu’il veut, et il les prend où il veut. La main devient ongle, sabot, corne, lance, épée et quelque autre arme ou instrument que ce soit ; en effet, elle est tout cela, puisqu’elle peut saisir toutes ces armes. » — Les anciens, et Aristote à leur tête, se sont plu à répéter que la raison tenait lieu pour l’homme de force physique et d’armes défensives ou offensives — Voy. C. Hoffmann, Comment., p. 7. Voy. aussi plus loin, chap. iv.
  4. Voy. dans ce volume, Exhortation à l’étude des arts, p. 9, note 2.
  5. Cette proposition sur la préexistence des instincts aux organes, et de la puissance déterminatrice de la nature, ou de l’âme sur la forme typique des animaux est une partie de la doctrine générale des causes finales ; je renvoie donc le lecteur à l’Introduction où j’examine cette doctrine sous le rapport historique et dogmatique, du moins en ce qui touche l’organisation de l’homme ; c’est aussi dans cette Introduction qu’on trouvera les autres passages de Galien qui sont relatifs à cette question. — Voy. encore dans l’Appendice, le chap. vi du traité De la formation du fœtus.
  6. Φύσιεις ζῴων ἀδίδακτοι. Le texte hippocratique porte φ. πάντων ἀδίδ. ; mais il est évident, par ce qui précède, qu’il s’agit des animaux ; aussi Galien, quand il cite ce membre de phrase isolément, écrit-il toujours ζῴων. — On lit aussi dans Epid., VI, sect. v, 31, t. V, p. 314 : « La nature trouve par elle-même, et non par raisonnement les moyens d’agir, par exemple, cligner des yeux, mouvoir la langue et toutes les autres choses semblables. La nature, sans être instruite et sans avoir appris, fait tout ce qui convient. » — Dans son Commentaire (in Epid., VI, v, 2, t. XVIIb, p. 233 et suiv.) Galien a longuement développé la pensée d’Hippocrate (on la retrouve à peu près textuellement dans le poëte Épicharme : Diog. Laert., III, xii, 16), en ajoutant aux exemples allégués dans les Épidémies, celui du mouvement des muscles qu’on accomplit sans savoir même qu’il y a des muscles, ignorance d’autant moins étrange, ajoute-t-il, que beaucoup de muscles, découverts par moi, étaient inconnus aux plus habiles anatomistes. Galien revient souvent sur la spontanéité des actes instinctifs des animaux. Voy. par ex. De facult. nat., I, xiii, t. II, p. 38 ; Dogm., Hipp. et Plat., IX, viii, t. V, p. 790 ; De semine, II, vi, t. IV, p. 643 ; De loc. aff., VI, vi, t. VIII, p. 443 ; Comm. V, in Epid. VI, § 4, t. XVIIb, p. 244 suiv. (là il rapporte le fait d’un chevreau qui extrait, par une sorte d’opération césarienne, du ventre de sa mère, exécuta immédiatement, à la grande admiration des spectateurs, tous les mouvements propres aux chevreaux sans avoir été instruit par sa mère) ; An animal sit id, quod in utero, cap. iv, t. XIX, p. 168, et chap. v, p. 165. — Cf. aussi Utilité des parties, XIV, vii, et Exhort. à l’étude des arts, p. 9, note 1.
  7. C. Hoffmann (p. 8) fait remarquer, avec raison, que cette doctrine est tout aristotélique, et s’éloigne notablement de celle de Platon pour qui savoir c’est se souvenir. On lit dans le traité De l’âme (III, iv, 11, éd. Barthél. Saint-Hilaire) : « L’intelligence est en puissance comme les choses mêmes qu’elle pense, sans en être aucune en réalité, en entéléchie, avant de les penser. Évidemment il en est ici comme d’un feuillet où il n’y a rien d’écrit en réalité, en entéléchie, et c’est là le cas même de l’intelligence. » Quelques commentateurs anciens ont voulu, par des raisons plus spécieuses que solides, ramener cette doctrine à celle de Platon (voy. les notes de M. Barthél. Saint-Hilaire). — Le feuillet, ou plutôt, la tablette sur laquelle il n’y a rien d’écrit est devenue pour les modernes la tabula rasa, la table rase. — Alexandre d’Aphrodise, dans son traité qui a pour titre Premier livre sur l’âme, s’était servi des mots πινακὶς ἄγραφος. Voy. tout le passage d’Alexandre, et l’interprétation de celui d’Aristote, dans les notes de Trendelenburg, sur le traité De l’âme, p. 485. — Voy. aussi le traité Des facultés de l’âme, par M. Garnier, t. III, p. 249 et suiv.
  8. Ὄργάνον τι πρὸ ὀργάνων. C. Hoffmann (p. 8) après Piccart, entend : Instrumentum omnium primum, seu perfectissimum, mais dans Aristote le contexte oblige je crois à traduire πρό ainsi que je l’ai fait, bien que le sens d’Hoffmann soit peut-être plus naturel. Du reste, au fond, ces deux sens reviennent à peu près au même. — Voy. aussi dans ce volume p. 113, note 1.
  9. Galien commence par la main, parce qu’elle est en quelque sorte l’organe caractéristique de l’être humain, et qu’elle a les fonctions les plus apparentes, en sorte qu’on passe, dans la recherche de l’utilité des parties, des phénomènes les plus manifestes aux plus cachés. Voy. aussi le commencement des chap. viii et ix. — J’avais résolu d’ajouter au texte de Galien des notes tirées des auteurs ecclésiastiques qui ont traité de la nature de l’homme au point de vue des causes finales ; mais ces notes sont devenues si nombreuses, et forment d’ailleurs un tel ensemble de doctrine, que j’ai préféré les réunir dans une dissertation qui fait partie de mon Introduction.
  10. Le premier caractère que Galien reconnaisse ici dans la main (voy. aussi chap. ix, medio), c’est d’être un organe de préhension. De ce caractère il déduit l’usage et l’utilité de presque toutes les parties qui la constituent essentiellement. C’est même en sa qualité d’organe de préhension que la main a pu devenir, en quelque sorte, secondairement un organe de toucher, attendu que pour remplir cette dernière fonction il lui fallait pouvoir se mouler exactement sur les objets avec lesquels elle se mettait en contact. Voy. à ce sujet Utilité des parties, I, xviii ; II, vi ; V, ix, et De temperamentis, I, ix, t. I, p. 567.
  11. Aristote (Part. anim., IV, x, p. 290, l. 46, éd. Bussem.) dit avec beaucoup plus de précision : « La main est fendue et divisée en plusieurs parties. Le fait d’être divisé implique la possibilité de se réunir en une seule pièce ; mais ne former qu’une seule pièce ne permet pas de se diviser. »
  12. Quand les bras pendent et que tous les muscles sont dans le relâchement, les mains se regardent par leur face interne. Toutes les parties du squelette du bras, et son mode d’attache au thorax, la direction et la forme des muscles, concourent à favoriser cette disposition qui est aussi celle que les mains prennent le plus ordinairement dans les mouvements actifs. - Voy. liv. II, chap. ii, in fine.
  13. Tout ce que Galien dit ici et plus loin (chap. xvii, xix ; II, iv, ix, x) du pouce, n’est qu’un commentaire du passage suivant d’Aristote (Part. anim., IV, x, p. 290, l. 50, éd. Bussem.). « Il y a un doigt latéral qui est court, épais et peu allongé. De même que la préhension n’aurait pas lieu si la main n’existait pas, de même aussi la préhension n’aurait pas lieu s’il n’y avait pas de doigt sur le côté ; en effet, ce doigt presse de bas en haut les objets que les autres pressent de haut en bas. Or, il doit en être ainsi s’il s’agit de serrer fortement comme avec un nœud vigoureux, afin que la puissance du pouce égale celle de plusieurs doigts. Il est court afin que sa force soit plus grande, et parce qu’il n’y avait aucun avantage à ce qu’il fût plus long. »
  14. Le passage duquel Galien se moque bien à tort se trouve dans le Timée, p. 76. En voici la traduction ; j’ai cru devoir modifier celle de M. H. Martin : « Cet entrelacement aux doigts des nerfs avec la peau et les os, ce mélange de trois substances, forme en se desséchant un tout qui est une peau dure fabriquée d’après ces causes accessoires, mais formée par l’Intelligence qui est la cause suprême, en vue des choses futures, car ceux qui nous ont organisés savaient bien qu’après les hommes viendraient les femmes et les autres animaux, et ils ont prévu que beaucoup d’animaux auraient besoin des ongles dans beaucoup de circonstances. C’est pour cette raison que chez les hommes aussitôt qu’ils ont été formés, les Dieux ont créé le type (ὑπετυπώσαντο) des ongles. » C’est là un passage des plus importants pour l’histoire de la philosophie des sciences naturelles, on y trouve en germe une partie de la doctrine de G. Saint-Hilaire, sur la persistance du type dans la série animale. L’expression σημείου χάριν qui se lit dans Aristote (Part. anim., III, vii) rappelle aussi cette théorie. — M. H. Martin n’a peut-être pas entièrement saisi la signification du texte de Platon, et C. Hoffmann (Variæ lectiones, VI, xix, p. 305) s’est complètement écarté de la véritable interprétation. — Dans son Commentaire sur le Timée (voy. les Fragments que j’ai publiés, pour la première fois, en grec et en français ; Paris, 1848, 8o, p. 7), Galien compare la peau qui entoure les ongles à celle qui forme les gencives, il pense que les ongles sont formés par un mélange d’os, de nerfs, de peau, de chair, de veines, de membranes et de ligaments, et il ajoute qu’il a longuement traité de ce sujet dans un livre aujourd’hui perdu, Sur l’anatomie d’Hippocrate. Dans la collection hippocratique on trouve, en effet, quelques passages sur la formation des ongles. Ainsi, dans le traité De la nature de l’enfant, § 19, t. VII, p. 506, il est dit que les ongles viennent des os, des veines et des nerfs, qu’ils sont denses, attendu qu’ils sont formés par des tissus denses, enfin qu’ils servent à fermer les vaisseaux de l’extrémité des doigts et les empêchent d’aller plus loin et de se dépasser l’un l’autre, Voy. aussi De carnibus où il paraît que l’auteur attribue la production des ongles à la partie humide et glutineuse qui, s’échappant des os et des articulations, se dessèche et se durcit (p. 251, l. 40, éd. de Foës). Dans le centon De ossium natura (initio) les ongles sont compris au nombre des os. — Empédocle a dit que les ongles se formaient en dernier lieu (c’est aussi l’avis de Galien, De temper., II, ii, init. — Les anatomistes modernes ont reconnu que l’ongle ne commence à se distinguer de l’épiderme qu’au cinquième mois) et qu’ils provenaient des nerfs (Voy. Arist. De spiritu, cap. vi, éd. Tauchnitz ; Plut. De plac. philos., V, xxii. Cf. aussi Karsten, in Emped., p. 451 et 475-6). On peut consulter sur le mode de formation des ongles et sur leur nature Arist. De gener. anim., II, vi, in fine ; Galien De temp., I, vi ; II, ii ; II, iii, t. I, p. 539, 578, 603 ; De simplic., V, iv, t. XI, p. 714 ; Ars med., cap. v, t. I, p. 319. Cf. enfin De l’utilité des parties, III, ii ; XI, viii et ix, in fine, et voy. dans l’Appendice le chap. xi, du IIe liv. du Manuel des dissections. — La nature des ongles est restée longtemps méconnue : Malpighi (De org. tact., dans Oper., t. II, p. 202, éd. de 1687 ; Opp. posthuma, éd. de 1743, p. 99-100), combattu par Albinus (Acad. anat., II, xv, p. 59), croyait encore que les ongles proviennent soit d’un épanouissement des nerfs, soit du corps réticulaire et de l’épiderme induré. Aujourd’hui les anatomistes s’accordent à les regarder comme une dépendance de l’épiderme durci et rendu plus cassant par une forte proportion de phosphate calcaire. — Voy. Henle, Anatom. génér., trad. franc., t. I, p. 281 et suiv. ; Mandl, Anatom. génér., p. 319 et suiv. ; Béclard, Anatom. génér., 2e édit., 1852, p. 231 et suiv. — La théorie de l’opuscule hippocratique De carnibus est encore celle qui se rapproche le plus des notions modernes.
  15. « La nature, dit Aristote (Part. anim., IV, v, p. 291, l. 8, éd. Bussem.), a construit aussi les ongles avec art. Les autres animaux ont les ongles pour s’en servir ; chez l’homme ils constituent un couvercle, car ils sont un moyen de protection pour l’extrémité des doigts. » Il est évident, comme le fait remarquer C. Hoffmann (Variæ lect., VI, xx, p. 306), que Galien a lu ici Aristote avec distraction, ou l’a blâmé sans motif, pour se donner à lui-même un mérite de plus. Suivant Aristote, les ongles chez les animaux servent d’abord comme chez les hommes de couvercle, et de plus ils servent directement et activement, tandis que chez l’homme, leur principale fonction consiste à protéger la pulpe des doigts ; or, c’est précisément ce que Galien a soutenu dans le chapitre précédent (voy. aussi chap. x). C. Hoffmann (l. l.) a donc eu raison de s’écrier : « Interprete oculato opus est, non censore lippiente. »
  16. Voy. aussi livre II, chap. iii, à la fin.
  17. Ceci regarde surtout les sectateurs d’Épicure et du médecin Asclépiade, et sans doute aussi Démocrite. De son côté, Lactance (De opif. Dei, cap. vi) adresse de vifs reproches à Épicure. Voy. aussi plus loin chap. xxi et xxii. — Je traite ce sujet dans ma dissertation préliminaire.
  18. Voy. Dissertation sur la psychol. de Galien.
  19. Cf. le commencement du chapitre suivant, et voy. sur les éloges outrés qu’on a donnés à Hippocrate, Houdart, Études sur Hippocrate, 2e éd., Paris, 1840, p. 297 et mon Introduction à la traduction des Œuvres choisies d’Hippocrate. — Si on rapproche de ces deux passages de Galien (auxquels on pourrait ajouter plusieurs autres analogues), un passage du chap. ix du traité Que les mœurs de l’esprit suivent les tempéraments du corps (p. 79 dans ce volume), on verra que Galien n’a pas toujours professé un culte aussi idolâtrique envers Hippocrate, et qu’il le juge quelquefois avec une certaine indépendance.
  20. Convivium, cap. v, § 2. Ce chapitre où les considérations scientifiques se mêlent habilement aux plaisanteries du meilleur goût, est un des plus curieux monuments de l’esthétique socratique.
  21. « In eodem Galeno (VII, xii), invenies, quasdam ad actionem conferre utile quid, quasdam nihil conferre, sed agentibus subservire tantum, verbi gratia quæ ἀσφάλειαν, h. e., securitatem præbent, ut est III, iii. In eodem iterum (IV, xii) primum omnium inquirere oportet in partem principem, hoc est illam a qua præcipue pendet actio, ut est in oculo humor crystallinus. Hac tandem methodo non tantum invenire licebit actiones partium obscuras, sed et de inventis dextre judicaxe (lib. V, cap. v). » C. Hoffmann, Comment., p. 13.
  22. Galien se livre à des considérations analogues pour les côtes (VII, xxi), pour le nez et pour les oreilles (XI, xii).
  23. Voy. sur l’action des bains, Oribase, X, i, et suiv., ainsi que les notes correspondantes.
  24. Il résulte de ce passage et aussi de quelques autres (voy. partie. II, iv, init. et viii ; De ossibus ad tirones, xix, et la note de Van Horne dans son édit., Lugd. Batav., 1665, p.  112), que Galien regardait l’os par lequel le pouce s’attache au carpe comme une phalange et non comme un métacarpien ; il se fonde sur ce que cet os est complétement mobile à ses deux extrémités, disposition qui n’a pas lieu pour les vrais étacarpiens. On voit aussi par le chapitre du traité De ossibus auquel je viens de renvoyer, que les anatomistes ses prédécesseurs (au nombre de ceux-ci on pourrait citer Aristote, Hist. anim., I, xv, 2. Voy. aussi plus loin pour Eudême, III, viii), ou ses contemporains ne partageaient pas tous cette manière de voir. La question, quoique tranchée de nos jours en faveur du métacarpe, ne parait pas encore jugée d’après un débat contradictoire. M. Bluff, dans une note intéressante (Archives de Meckel, année 1826, p. 112-116) s’est rangé de l’avis de Galien. Outre la raison déjà donnée par cet auteur, M. Bluff invoque la forme générale de l’os, la disposition des ligaments latéraux internes et de la membrane capsulaire, enfin le mode comparatif d’insertions tendineuses sur les doigts et sur le pouce. Ces motifs sont spécieux, il est vrai, mais non pas décisifs, puisqu’ils sont tirés de circonstances accessoires, secondaires ou contingentes. L’analogisme du pied et de la main, du moins chez l’homme, l’anatomie comparée, la forme des os, quoi qu’en dise M.Bluff, me paraissent contraires à l’opinion de Galien. Ajoutez encore ceci : le métacarpe dans l’homme et dans les animaux analogues a pour but de présenter une surface étendue et résistante aux corps que doivent embrasser les doigts, en un mot de constituer la paume de la main ; si le métacarpien du pouce est détaché des autres et tout à fait mobile, c’est dans le but, d’une part, d’étendre la surface de la paume ; d’une autre part, de permettre que cette partie se forme en creux ; enfin, de rendre le pouce opposable, et d’en faire comme une branche de compas, suivant l’heureuse expression de M. Broc (Traité d’anat., t. II, p. 119). La brièveté comparative du pouce par le retranchement d’une phalange, et par l’insertion abaissée de son métacarpien est encore chez l’homme une des conditions essentielles de la sûreté et de la variété des fonctions qui tiennent à la préhension. De cette manière d’être résultent nécessairement des dispositions spéciales dans les parties molles, dispositions auxquelles M. Bluff attache une valeur déterminative qu’elles n’ont pas. C’est ainsi qu’il n’est pas difficile de reconnaître des interosseux pour le pouce comme pour les autres doigts, et que le court abducteur du pouce est symétrique du petit muscle latéral de l’auriculaire (pisi-phalang.). Après tout, si on considère à la fois le pouce et le petit doigt, eu égard au métacarpe, on verra que le mouvement du métacarpien du pouce (qui n’a qu’une ressemblance éloignée avec celui d’une phalange) n’est qu’une exagération du mouvement du métacarpien du petit doigt, l’un et l’autre os remplissant, par rapport à la paume de la main, les mêmes usages, à des degrés différents. — Je regarde donc, en considérant l’appareil musculaire (et particulièrement le long fléchisseur), les usages, la forme, la situation, le mode de connexion et les analogies, le premier os du pouce comme un os de la paume de la main, et par conséquent comme un métacarpien. M. Bluff a cité le nom de quelques anatomistes qui ont partagé l’opinion qu’il défend, je pourrais augmenter de beaucoup cette liste, et à mon tour j’opposerais facilement une longue liste d’auteurs d’un avis opposé, mais cela n’avancerait guère la question, attendu qu’en général, d’un côté comme de l’autre, on ne donne pas les motifs de sa préférence. Toutefois je m’empresse de faire une exception pour M. Duchesne (Recherches sur les muscles de la main, Paris, 1852, p. 25) qui trouve dans la physiologie quelques raisons en faveur de l’assimilation du premier métacarpien à une phalange ; mais ses raisons ne m’ont pas convaincu.
  25. Ces expressions ne sont pas très-exactes, et la position des phalanges est mal déterminée. Les premières phalanges ou mieux les phalanges métacarpiennes (phalanges proprement dites), sont, suivant qu’on les considère à partir de l’une ou l’autre extrémité du membre, soit en avant, soit en arrière par rapport au métacarpe et aux autres phalanges. Si on commence à compter par l’extrémité des doigts (ainsi que Galien le fait, chap. xvii, init. et fine, et chap. xviii, init.), les phalanges sont bien en avant, mais alors on ne peut pas dire que les phalangines (ph. moyennes) et les phalangettes (ph. unguéales) viennent après les phalanges et sont supportées par elles ; d’un autre côté, si on procède par la partie supérieure du membre, ce qui est l’habitude des modernes, les phalanges supportent, il est vrai, les phalangines, mais alors il n’est pas juste de dire, du moins eu égard aux phalangines et phalangettes, que les phalanges sont en avant.
  26. Galien aurait pu étendre le même raisonnement au bord libre du doigt indicateur. On voit du reste qu’il considère ici la main allongée, en pronation (l’avant-bras étant fléchi sur le bras), et présentant par conséquent deux faces latérales par rapport à l’axe du corps, et deux bords, un supérieur et un inférieur. — Voy. dans la Dissertation sur l’anatomie de Galien, le chapitre consacré aux muscles du membre thoracique.
  27. Dans le traité De ossibus (xix, t. II, p. 771) Galien précise encore davantage cette disposition, en disant que les éminences des premières phalanges (il commence encore ici par l’extrémité des doigts) sont toujours reçues dans les cavités (sillon de la poulie) des phalanges correspondantes (articulation trochléenne, ou ginglyme angulaire). Cette remarque est très-juste pour l’articulation des phalanges entre elles, mais elle ne l’est plus, si on considère l’articulation des phalanges avec le métacarpe ; le mode d’union se fait en sens contraire, c’est-à dire que la cavité siège sur la phalange, et l’éminence sur les os du métacarpe, disposition qu’on remarque aussi pour le pouce, ce qui, pour le dire en passant, est une nouvelle preuve de l’opinion que j’ai défendue dans une des notes précédentes. Il faut ajouter avec Columbus (De re anatom., I, xxvii), que l’articulation métacarpo-phalangienne constitue une énarthrose et non une variété de ginglyme. Il serait d’ailleurs possible que Galien, ainsi que le croit Hoffmann (l. l., p. 16), n’entendît parler que des articulations des phalanges entre elles. — Quoi qu’il en soit, il est peu exact de comparer les articulations inter-phalangiennes ou métacarpo-phalangiennes à un gond ; les premières ne jouissent que de mouvements angulaires de flexion et d’extension ; les secondes ont les deux premiers mouvements et en outre un mouvement latéral. De ce triple mouvement résulte une circumduction plus ou moins limitée suivant les doigts, mais non une véritable rotation.
  28. Vésale (De Corp. hum. fabrica, I, xxvii) et après lui Columbus (l. l., I, xxvii) reprochent avec raison à Galien d’avoir cru que les os des doigts n’ont pas de moelle ; ils sont à cet égard dans la même condition que tous les os longs, et il est difficile de comprendre comment il a pu commettre une pareille erreur, puisqu’il lui suffisait de briser une phalange de singe, ainsi que le fait remarquer Columbus. Mais voici venir un intrépide champion à la défense de Galien : J. Du Bois (autrement dit Sylvius) s’est chargé de confondre les calomniateurs du médecin de Pergame, et en particulier Vésale (qu’il appelle vesanus, par un jeu de mot qui peint les aménités des érudits de l’époque) ; il a trouvé en faveur de l’opinion de son héros cette raison vraiment sublime et bien digne d’être citée textuellement, à savoir, que du temps de Galien les os des doigts n’étaient pas faits comme maintenant : « Ossa digitorum solida, et cavitatis ac medullæ manifeste expertia, Galenum semper vidisse non dubito ( !), ac eo priores medicos, ob robur scilicet harum partium quæ nunc sunt cavaparum, et nonnihil medullata ob infirmitatem… sic igitur ossa digitorum nostrorum majoribus solida fuisse et nihil omnino velparum admodum (admirez cette concession) cavitatis et medullæ : habuisse est intelligendum. » Calumniarum depulsio nona, dans Opp., p. 140, éd. de R. Moreau. ― Sylvius ajoute pour preuve, et en invoquant assez maladroitement Aristote (Hist. anim., III, vii), que les os des animaux faibles sont délicats, creux et pourvus de moelle, tandis que ceux des animaux vigoureux sont résistants et à peu près complétement privés de moelle. — Le proverbe populaire est plus sensé que l’explication de Sylvius, car on dit encore d’un homme robuste qu’il a de la moelle dans les os.
  29. L’opposition entre χρεία (utilité) et ἐνέργεια (fonction) est ici bien frappante, et vient à l’appui de ce que j’ai dit dans la première note de ce traité. Ma manière de voir me semble encore confirmée par les phrases qui suivent (Voy. encore I, viii). — Ainsi, pour prendre un exemple, rechercher en quoi telle ou telle disposition générale ou spéciale des muscles est utile, ou quelles sont les fonctions générales ou particulières des muscles, constitue deux questions fort différentes ; c’est de la première que Galien s’occupe particulièrement dans ce traité, et c’est la seconde qu’il étudie in extenso et dogmatiquement dans l’ouvrage Sur le mouvement des muscles. Toutefois, j’ai relevé plusieurs passages où χρεία est pris isolément dans le sens d’usage proprement dit et presque de fonction ; mais ce sont là des faits exceptionnels, et il me serait facile, en rassemblant ces passages sous les yeux des lecteurs, de prouver qu’ils ne contredisent en rien la modification que j’ai fait subir au titre qu’on donne constamment en français au traité Περὶ χρείας μορίων.
  30. On trouvera, soit dans l’Appendice, soit dans la Dissertation sur la physiologie de Galien, les passages auxquels il est fait allusion ici.
  31. Je renvoie à la Dissertation précitée et à l’Appendice pour l’exposition détaillée de la doctrine de Galien sur la nature et les fonctions des muscles et des tendons. — Voy. aussi livre XII, chap. ii et iii.
  32. Toutes ces questions sont étudiées dans la partie de mon travail où je traite d’une manière générale de l’anatomie de Galien.
  33. Ici, et plus bas, comme je l’ai fait remarquer dans une des notes précédentes (voy. p. 137, note 1), Galien procède de l’extrémité des doigts vers le carpe. — La disposition qu’il signale pour l’insertion des tendons sur les phalanges est très-exacte ; elle repose d’ailleurs sur les lois de la mécanique générale des leviers. Voy. Dissertation sur la physiologie de Galien.
  34. M. Magnin dans son Histoire des Marionnettes (p. 35), ouvrage rempli d’intérêt et d’érudition (qualités très-rarement réunies), a mis ce texte à profit, et aussi celui qui se trouve au chap. xvi du livre II. — Voy. aussi Hoffmann, l. l., p. 18.
  35. J’avertis, une fois pour toutes, que dans la section de la Dissertation sur l’anatomie de Galien consacrée à la myologie, j’ai donné, en rapprochant tous les passages, les motifs de la détermination de chacun des muscles dont je place le nom moderne entre parenthèses dans le cours de ma traduction.
  36. Il s’agit ici du tendon que le fléchisseur profond envoie chez les singes au pouce pour tenir lieu du long fléchisseur propre qui manque chez ces animaux.
  37. Voy. pour tout ce paragraphe la Dissertation sur l’anatomie de Galien.
  38. Ici Galien compte les phalanges, en partant du carpe. Cf. p. 137, note 2, et p. 136, note 1. — Les parties interne et externe sont les faces palmaire et dorsale.
  39. Voy. dans la Dissertation sur la physiologie de Galien, le section consacrée à la physiologie générale des muscles.
  40. Voy. note 3 de la page 149.
  41. Je renvoie à la Dissertation précitée pour la théorie des mouvements obliques. — La disposition que Galien décrit avec tant de soin pour le tendon envoyé au pouce par le fléchisseur profond (voy. p. 145, note 1) est, à de très-légères modifications près, celle qu’on constate chez l’homme pour le long fléchisseur du pouce. On remarquera aussi que Galien a indiqué ici, mais très-vaguement, les prolongements que l’aponévrose antibrachiale et le ligament annulaire envoient autour des fléchisseurs. — Suivant Hoffmann (Commentaire, p. 19), on ne voit les anneaux dont parle Galien ni sur les chars des triomphateurs, ni sur ceux du cirque ; ils existaient sans doute sur les chars ordinaires.
  42. L’extenseur propre et le long abducteur du pouce sont en partie recouverts et croisés par l’extenseur commun des doigts. Voy. aussi la Dissertation précitée sur la prééminence des muscles eu égard à l’importance des mouvements.
  43. Galien recommande en plusieurs endroits de préférer les dissections aux descriptions écrites, il veut qu’on s’en rapporte bien plus à ses propres yeux qu’aux récits des anatomistes ; sans doute cette recommandation regarde plutôt les ouvrages de ses confrères que les siens propres. — Quoiqu’il en soit voy. particulièrement II, iii, in fine ; VII, i ; XIV, vi ; voy. aussi Admin. anatom. II, i et ii, et la Dissertation sur l’anatomie de Galien.
  44. Galien ne parle ici ni du ligament annulaire antérieur du carpe, ni de l’aponévrose palmaire, mais bien du tissu fibreux qui termine les fibres musculaires des deux fléchisseurs, et d’où se détachent les tendons proprement dits, un peu au-dessus du carpe, c’est ce qu’on pourrait appeler une aponévrose d’origine pour les tendons. La diversité d’acception du mot aponévrose est souvent une source de confusion. Je me suis expliqué sur ce point dans la Dissertation précitée. — Toutefois on admirera avec quelle précision et quelle exactitude Galien a décrit la disposition des tendons des muscles fléchisseur superficiel (fléch. perforé) et fléchisseur profond (fléch. perforant) le long des phalanges, sans oublier la gaîne tendineuse qui les maintient en place avec tant de solidité.
  45. Cette proposition pour être trop absolue n’est pas exacte : il est bien évident qu’on ne peut mouvoir la seconde phalange sans entraîner la phalange unguéale, mais on peut, quand on le veut, d’une part, fléchir la seconde phalange, tout en laissant l’unguéale dans une extension à peu près parfaite et privée de tout mouvement actif, et de l’autre, fléchir cette même seconde phalange, la phalange métacarpienne restant étendue et dans une immobilité complète. Cela a lieu aussi bien pour les quatre doigts réunis que pour un seul. Enfin on peut fléchir à l’aide des interosseux l’articulation métacarpo-phalangienne, les deux autres demeurant étendues par l’action simultanée des lombricaux et des interosseux. — Dans la Dissertation sur l’anatomie de Galien on verra ce qu’il faut penser de l’action qui est attribuée au fléchisseur profond sur la première phalange.
  46. Voy. dans la Dissert. précitée, ce qui regarde l’anatomie générale des tissus.
  47. La main est supposée en pronation et sur un plan horizontal.
  48. Encore une proposition inexacte : s’il est vrai qu’on ne puisse pas fléchir ensemble et entièrement toutes les phalanges ou seulement les phalanges métacarpiennes sans que les extrémités des doigts se rapprochent complétement, il est du moins possible d’imprimer à ces mêmes phalanges, surtout aux deux dernières séries, un mouvement de flexion assez étendu, les doigts étant plus ou moins écartés, surtout à leur partie moyenne. On pourra se convaincre de ce fait en faisant les doigts crochus ou la griffe, alors l’articulation métacarpo-phalangienne est dans l’extension, ou dans un très-faible degré de flexion.
  49. Il est vrai de dire (sauf les réserves faites dans la note précédente) que la flexion entraîne le rapprochement des doigts, il est vrai aussi que le mouvement d’écartement suit naturellement le mouvement d’extension, mais ces deux derniers mouvements ne sont pas nécessairement liés l’un à l’autre. Il eût été plus exact de dire que les mouvements complets d’écartement ne peuvent s’accomplir que dans l’extension ; c’est alors, en effet, qu’ils ont le plus d’utilité et d’efficacité. — Voy. dans la Dissertation précitée ce qui regarde les mouvements latéraux.
  50. Quoi qu’en dise Hoffmann (l. l. p. 20), par ces derniers, il faut entendre les lombricaux et les extenseurs propres, mais non les interosseux. Voy. ce que Galien dit des interosseux, livre II, chap. iii, et la Dissertation précitée.
  51. Voy. pour ce paragraphe assez obscur la Dissertation précitée.
  52. Voy. le chapitre x du livre I, et presque dans tout le livre II du traité Du mouvement des muscles. — Cf. ma Dissertation sur la physiologie de Galien.
  53. Galien a sans doute voulu dire que dans la flexion, si le tendon latéral externe (extenseurs propres) entrait en action, il agirait plutôt dans le sens de l’extension que dans celui d’un mouvement latéral eu égard à son point d’insertion, en sorte que les deux tendons fléchisseur et latéral externe agiraient dans un sens opposé s’ils entraient simultanément en action. — Voyez, pour le passage auquel il est fait ici une allusion directe, la partie de la Dissertation sur la physiologie de Galien consacrée aux muscles.
  54. Οὐ γὰρ ἂν καὶ πιθήκοις γενέσθαι τοιούτους δακτύλους. Cette parenthèse que Galien met dans la bouche de ses adversaires est fort obscure, et les passages de ce chapitre et du chapitre suivant, où Galien lui-même parle des singes, comme pour réfuter indirectement cette parenthèse, ne la rendent guère plus claire. « Ce passage, dit Deleschamps, à la marge de son édition in-4o, p. 43, semble estre corrompu, et est mal aisé d’en tirer le sens, ie pense qu’il faut lire πιθανόν pour πιθήκοις et traduire [τοιούτους] par débiles ; comme aussi il n’est probable les doigts pour cette raison auoir esté faits gros ou minces. » Mais cette explication est loin de me satisfaire ; il n’y a aucune correction certaine à faire, et tous les mss. sont d’accord. Il me semble qu’on doit rétablir ainsi la suite de ce raisonnement un peu bizarre, il faut bien l’avouer : Les tendons, disaient les sectateurs d’Épicure, n’ont pas été faits tels qu’ils sont pour les fonctions, mais par les fonctions, les singes en sont la preuve ; car si les tendons avaient été créés d’une certaine façon en vue des fonctions, les singes n’auraient pas les doigts semblables à ceux des hommes, car primitivement leur main ne devait pas remplir les mêmes fonctions, et elle ne les remplit que par imitation ; c’est donc l’exercice qui a rendu les tendons tels qu’ils sont. — Ce à quoi Galien répond : La main des singes n’est pas identique à celle de l’homme (voy. p. 162), bien que par une imitation grossière, elle remplisse à peu près les mêmes fonctions ; par conséquent les tendons sont chez les singes tels qu’on les voit, non par accident, mais primitivement.
  55. J’ai suivi le ms. 985 qui a καίτοι, au lieu de καὶ τοῖς du texte vulg.
  56. Voy. sur ce calcul la Dissertation sur l’anatomie de Galien.
  57. Voy. p. 120, note, ce qu’Aristote dit à ce sujet, et Cf. chap. xxiii, init. - Hoffmann (l. l., p. 22), dont l’érudition est variée, étendue, mais non pas toujours discrète, emprunte, pour illustrer, dit-il, ces passages de Galien, à l’histoire profane et sacrée une foule d’exemples qui prouvent combien l’ablation du pouce est désavantageuse ; et il montre qu’on la pratiquait souvent chez les prisonniers de guerre !
  58. De l’officine, § 4, t. III, p. 226. — Cf. aussi I, ix initio, p. 127. — Aristote (Part. Anim. p. 291, l. 7. éd. Bussem.) dit que le pouce a été appelé grand, bien qu’il soit petit, parce que les autres doigts sont inutiles sans lui.
  59. Pindare, Pyth. Carm. II, v. 131-133, éd. Heyne (v. 72-3, éd. Bergk). — Voy. aussi les Scholies, T. II, p. 519, éd. Heyne.

    …καλός τοι
    πίθων, παρὰ παισὶν αἰεὶ
    καλός…

    On trouvera dans le Commentaire d’Hoffmann (p. 20) quelques développements curieux, et entre autres cette pensée d’Héraclite, rapportée par Platon (Hipp. maj. p. 289 b), « que si le singe est un être ridicule par rapport à l’homme, l’homme, l’être le plus sage, est, par rapport à Dieu, un singe pour la sagesse, la beauté et les autres avantages. »

  60. On trouvera dans l’Œconomie de Foës (voce δίκαιον) l’indication de plusieurs passages ou les auteurs hippocratiques donnent à la nature l’épithète de juste. — Voy. aussi chap. xvii, p. 144.
  61. Cf. particulièrement Part. anim. I, v ; IV, x ; De juv. et senect. iv, § 1 ; De anima, II, iv, 5 (voy. p. 112, et la note) ; III, xii, 3. — Je citerai entre autres ces passages, tirés du traité Des parties des animaux (IV, x, éd. Bussemaker ; p. 290, l. 16 et suiv.) : « La nature, comme un homme prudent, a toujours coutume de distribuer chaque organe aux animaux qui peuvent s’en servir… Parmi les choses convenables, elle fait toujours les meilleures. »
  62. Voy. chap. xxii, et la note 1, p. 162.
  63. Voy. la fin du chap. xxi, p. 161, et le chap. xxiv, p. 166.
  64. Galien exprime la même pensée à la fin du chapitre vi, du premier livre Des facultés naturelles (t. II, p. 15), et il ajoute que le traité De l’utilité des parties est la démonstration de cette sagesse de la nature.
  65. Dans le traité De Differ. morb. cap., viii, t. VI, p. 862, Galien considère aussi comme une monstruosité gênante la présence d’un sixième doigt.
  66. Aristote ajoute à ce que j’ai rapporté plus haut (note de la page 120) : « C’est avec raison que le dernier doigt est petit, et que le doigt du milieu est grand, de la même manière que la rame du milieu dans un vaisseau (c’est aussi la comparaison employée indirectement par Galien) ; car le corps qui doit être embrassé en cercle doit l’être surtout par la partie moyenne, pour que l’office de la main soit mieux rempli. » Cf. Hoffmann, Variæ lect. II, xxiv.
  67. Voy. sur les trirèmes la note d’Hoffmann l. l. p. 23, et Jal, Dictionnaire nautique, voce τριήρης. Le mode de construction de ces espèces de vaisseaux, et la disposition des trois rangs de rames est encore un problème pour les gens du métier. Peut-être le texte de Galien, et celui d’Aristote cité dans la note précédente, pourraient-ils servir à en préparer la solution.
  68. Voy. chap. xxiii, p. 164, et la note 2.