Herhan (p. 343-359).

FRAGMENT

DE

GALATÉE.

AVERTISSEMENT

Je n’ai point commencé cet ouvrage dans le dessein d’en faire un opéra avec les accompagnements ordinaires, qui sont le spectacle et les autres divertissements. Je n’ai eu pour but que de m’exercer en ce genre de comédie ou de tragédie mêlé de chansons, qui me donnait alors du plaisir. L’inconstance et l’inquiétude qui me sont si naturelles m’ont empêché d’achever les trois actes à quoi je voulais réduire ce sujet. Si l’on trouve quelque satisfaction à lire ces deux premiers, peut-être me résoudrai-je à y ajouter le troisième.

PERSONNAGES

GALATÉE, nymphe, fille de Nérée ;
ACIS, berger aimé de Galatée ;
NÉRÉE, père de Galatée ;
POLYPHÈME, cyclope amoureux de Galatée ;
CLYMÈNE, bergère et confidente de Galatée ;
TIMANDRE, berger amant de Clymène et confident d’Acis
CHŒURS

GALATÉE



ACTE PREMIER





Scène I


TIMANDRE, seul

Brillantes fleurs, naissez,
Herbe tendre, croissez
Le long de ces rivages ;
Venez, petits oiseaux,
Accorder vos ramages
Au doux bruit de leurs eaux.

Clymène sur ces bords
Vient chercher les trésors
De la saison nouvelle ;
Messagers du matin,
Si vous voyez la belle,
Chantez sur son chemin.

Et vous, charmantes fleurs,
Douces filles des pleurs
De la naissante Aurore,
Méritez que la main

De celle que j’adore
Vous moissonne en chemin.

Mais j’aperçois Acis : il aime Galatée.
Son ardeur pourrait bien être enfin écoutée.
Il est beau, c’est assez ; et les filles des dieux
Ne consultent que leurs yeux.

Scène II

Acis, Timandre.

ACIS

Soleil, hâte tes pas ; amène ma déesse.
Ô qu’heureux sont les amants
Qui te reprochent sans cesse
La vitesse des moments !

TIMANDRE

Acis !

ACIS

J’entends la voix de l’amant de Clymène.
Cher Timandre, à qui seul j’ai découvert ma peine,
N’as-tu point rencontré celle dont les beautés
Ont même sur Vénus la victoire emportée ?

TIMANDRE

Je viens de la quitter ; elle aide Galatée
À se parer des trésors de ces prés.

ACIS

C’est Galatée elle-même
Que je viens chercher en ces lieux.
Tu t’es trompé, Timandre, et crois trop à tes yeux
Quand on dit la beauté suprême, On dit la Nymphe…


TIMANDRE

On dit la bergère que j’aime.
Nous en croirons les yeux de tout autre que vous.

CHŒUR

Vous ne vous trompez point, bergers : ce que l’on aime
Est toujours l’objet le plus doux.

ACIS

La voici, cette Nymphe ; elle vient, laissez-nous,
Bergers : ce n’est qu’au seul Timandre
Que mes secrets se font entendre.

Scène III

Acis, Timandre, Galatée, Clymène.

ACIS

Déesse des appas, si quelqu’un des mortels
Mettait son cœur au pied de vos autels,
Que feriez-vous ?

GALATÉE

Ce don ne se refuse guère.

ACIS

S’il était fait par un amant ?

GALATÉE

Je ne l’en croirais pas moins capable de plaire.

ACIS

Si c’était un berger qui vous dît son tourment ?

GALATÉE

Il pourrait être si charmant,
Qu’on l’écouterait sans colère.

ACIS

Déesse des appas, écoutez les soucis
D'Acis

Je vous aime ; et non pas comme les immortelles,
Par crainte, par devoir, sans transports, sans désir,
Sans plaisir ;
Mais comme il faut aimer les belles ;
Il faut auprès de la beauté
Oublier la divinité.

GALATÉE

Berger, je vous trouve sincère ;
Vous pouviez autrement témoigner votre amour
Je devais m’en douter ; vous deviez me le taire.

ACIS

Et ne l’ayant pas fait, je dois perdre le jour.
J’y cours, et je vous vais venger de cette offense,
Indigne que je suis de mourir à vos yeux.

GALATÉE

Ne bougez, mortel ; c’est aux dieux
Que l’on doit réserver le soin de la vengeance.

ACIS

Je suis mortel, il est vrai ; mais aussi
Je puis par mon trépas faire honneur à vos charmes.
Les dieux n’en usent pas ainsi :
Leur ardeur est légère ; ils aiment sans alarmes ;
Et vous méritez un amant
Qui s’abandonne à son tourment.

TIMANDRE, ACIS ET CLYMÈNE, ensemble.

Il n’est que d’avoir un amant
Qui s’abandonne à son tourment.

TIMANDRE, à Clymène.

Le mien n’a point d’égal ; et cependant, Clymène,
Qu’avez-vous fait encor pour soulager mes maux ?
Que sert de dire à tous propos :
« Je suis contente de sa peine » ?

Payez-la donc, ingrate, insensible, inhumaine !

CLYMÈNE

Toujours les bergers
Nous nomment cruelles,
Et toujours leurs belles
Les nomment légers.
On leur est sévère ;
On fait prudemment
Cruelle bergère
Craint volage amant.

GALATÉE

Retirez-vous tous deux ; toi, Clymène, demeure.
Acis, on vous pardonne ; allez, et dans ces lieux
Ne revenez de plus d’une heure.

Scène IV

Galatée, Clymène.

GALATÉE

Ils sont partis ; je ne crains plus leurs yeux.
M’ont-ils point vu rougir ? Clymène, cette offense
Méritait un courroux plus prompt et plus puissant
Ah ! qu’il est malaisé de cacher ce qu’on pense,
Et plus encor ce que l’on sent !
Cruelle loi qui veux que notre gloire
Soit de n’aimer jamais, ou n’aimer que des dieux,
Est-il juste de te croire
Plutôt que ses propres yeux ?
Dès qu’un berger m’a su plaire,
Il n’est plus berger pour moi ;
Tu m’ordonnes de le taire ;
Injuste et cruelle loi !

Hélas ! il n’est plus temps, et déjà malgré toi
J’ai flatté ce berger dans l’ardeur qui le presse.

CLYMÈNE

Vous craignez de parler, et vous êtes déesse !
Quand on est de ce rang, l’on doit encourager
Son berger.
Pour moi, je dis au mien sans cesse
Qu’il m’a touché le cœur aussi bien que les yeux.
Je n’en dirais pas tant au plus puissant des dieux.

Le silence en amour est une erreur extrême
Souffrez, mais déclarez vos maux ;
Car qui les sait mieux que vous-même ?
Que sert d’en parler aux Échos ?
Il faut les dire à ce qu’on aime.

GALATÉE ET CLYMÈNE, ensemble.

Hélas ! pourquoi soumit-on notre cœur
À ce tyran que l’on appelle honneur ?
Tous nos amants nous content leur martyre,
Et nos désirs n’oseraient s’exprimer !
Il faut nous empêcher d’aimer,
Ou nous permettre de le dire.

CHŒUR

Aimez, déclarez vos désirs,
Car qui les sait mieux que vous-même ?
Que sert d’en parler aux Zéphyrs ?
Il faut les dire à ce qu’on aime.


ACTE II

Scène I

POLYPHÈME

Que vous êtes heureux, troupeaux ! vous ne songez
Qu’à satisfaire vos envies.
Si l’amour vous contraint d’oublier les prairies,
Vos feux sont bientôt soulagés ;
Et j’ai pour tout plaisir mes tristes rêveries
Vain et cruel recours des amants affligés.
Que vous êtes heureux, troupeaux ! vous ne songez
Qu’à satisfaire vos envies.

GALATÉE

J’aime la déité de ces rives fleuries :
Hélas ! à quoi mes soins se sont-ils engagés ?
J’ai beau lui tout offrir, et prés et bergeries ;
Ainsi que mes soupirs mes dons sont négligés.
Que vous êtes heureux, troupeaux ! vous ne songez
Qu’à satisfaire vos envies.

Mais n’aperçois-je pas celle pour qui je meurs ?
La voilà, l’inhumaine : autour d’elle Zéphire
Soupire ;
Son teint de lis et de roses l’attire.
Jeune et folâtre dieu, va chercher d’autres fleurs ;
Laisse en repos son sein d’albâtre ;
En vain tu fais la cour à cet objet charmant

Je dois seul en être idolâtre ;
Il n’est pas fait pour un volage amant.
Hélas ! que me sert-il de l’aimer constamment ?

Scène II

Polyphème, Galatée.

POLYPHÈME

Venez-vous augmenter mes peines ?
Cruelle, ai-je à souffrir quelque nouveau mépris ?

GALATÉE

Tâchez de vous guérir ; vos poursuites sont vaines,
Je vous donne un sincère avis.

POLYPHÈME

Quoi ! c’est le fruit de ma souffrance !
C’est le fruit de mes soins si longs et si constants !

GALATÉE

Notre amour ne sert pas toujours de récompense
Et ce n’est pas toujours un ouvrage du temps.

POLYPHÈME

Vous écoutez les vœux d’un insolent, sans doute ;
Un berger vous parlait tout à l’heure en ce lieu.

GALATÉE

Ne pouvant vous aimer, qu’importe qui j’écoute ?
Un berger qui me plaît peut passer pour un dieu.

POLYPHÈME

Acis un dieu ! Je tiens ce dieu bien téméraire.
Qu’il évite ma colère !
Polyphème est son prince ; et j’ai dans ces hameaux
Cent bergers comme lui qui gardent mes troupeaux.
Ils font de votre nom résonner ces coteaux.
Si rien de moi vous pouvait plaire,

Ma voix se mêlerait avec leurs chalumeaux.
L’autre jour je surpris au nid une fauvette,
Un rossignol, et deux autres oiseaux :
Je les instruis pour vous ; ils suivent ma musette,
Et chantent sans faillir déjà deux airs nouveaux.
Peut-être aimez-vous mieux de cruels animaux
Si ce don vous plaît davantage,
J’apprivoise deux jeunes ours :
Je n’en puis faire autant de votre humeur sauvage ;
Mes dons vous irritent toujours.
J’ai des forêts, j’ai des campagnes,
Des parcs où vous et vos compagnes
Pourrez chasser : tous ces biens sont à vous.
Recevez-les, beauté céleste,
Avec un autre don que je préfère à tous
C’est mon cœur percé de vos coups.

GALATÉE

Je ne veux ce cœur, ni le reste.

POLYPHÈME

Ah ! cruelle ! c’est trop : gardez que le courroux
Ne me porte à la fin à quelque violence.

GALATÉE

Une déesse ne craint rien.

POLYPHÈME

Qu’Acis craigne du moins, lui de qui l’insolence
Ose me disputer ce qui fait tout mon bien.

GALATÉE

Moi, le bien d’un Cyclope ?

POLYPHÈME

Un Cyclope possède
Ce que l’Olympe a de plus beau.
Il est vrai que Vénus vous cède ;

Mais je vaux bien Vulcan ; je me suis vu dans l’eau.
Je vaux peut-être mieux que votre Acis lui-même :
Du moins par mes transports j’ai ses feux surpassés.

GALATÉE

Eh bien, je crois Acis moins beau que Polyphème :
Cependant il me plaît, je l’aime, c’est assez.
L’amour a ses raisons ; mais j’ai beau vous les dire.

POLYPHÈME

L’amour est sans raison ; mais j’ai beau me le dire.
J’aimerai malgré moi.

GALATÉE

J’aimerai malgré vous.

POLYPHÈME ET GALATÉE, ensemble.

Heureux ceux que ce dieu blesse des mêmes coups !
Heureux les cœurs unis sous un commun martyre !
Tous leurs tourments leur semblent doux.

POLYPHÈME

Ma présence vous irrite ;
Je le vois bien, cruelle. Adieu. Qu’Acis évite
Mon courroux :
S’il approche jamais de vous,
S’il vous parle, s’il vous regarde,
S’il ose seulement prononcer votre nom
Voyez cet abîme profond,
C’est ce que ma fureur lui garde.

Scène III

Galatée, Clymène.

GALATÉE

Ses menaces me font trembler.
Acis n’osera plus me voir ni me parler.

Ô dieux ! il l’ose encor : le voici ; c’est lui-même.
Malheureux, fuis Polyphème :
Fuis vite ; il n’est pas loin ; s’il te voit… Mais, hélas !
Je parle aux vents ; Acis ne m’entend pas.
Clymène, cours à lui.

GALATÉE, demeurée seule.

Que l’amour a d’alarmes !
Que de soucis rendent amers ses charmes !
Quel dieu jaloux, corrompant ce plaisir,
Voulut qu’il fût mêlé de peines,
Et de ses plus aimables chaînes
Fit un sujet de crainte, ainsi que de désir ?

Scène IV

Galatée, Acis, Clymène, Timandre.

GALATÉE

Fuyez, Acis, fuyez ; je frémis quand je pense
Au sort dont un tyran menace nos amours.

ACIS

Est-il d’autre danger pour moi que votre absence ?
Laissez là le soin de mes jours.

GALATÉE

Qui le prendra que celle qui vous aime ?
Encor si je pouvais vous suivre chez les morts !
Mais vous irez sans moi trouver la Parque blême
Elle rira de mes efforts.

ACIS

Zéphyrs, portez aux dieux ces paroles charmantes.
Citoyens de l’Olympe, avez-vous des amantes,
En avez-vous qui d’un mot seulement
Puissent de Jupiter faire ainsi la fortune ?

Allez, votre ambroisie est chose trop commune ;
Je ne la daignerais souhaiter un moment.

Après cette gloire suprême,
Si je ne meurs de plaisir et d’amour,
Je mérite que Polyphème
À son rival ôte le jour
Aux yeux de sa maîtresse même.

GALATÉE

Berger, vous prodiguez mon bien
Votre vie est à moi. Cherchez quelque retraite
Qui de nos feux ne dise rien,
Quelque grotte sourde et muette
Galatée, Hymen, et ]’Amour
S’y rendront sur la fin du jour
Par la route la plus secrète.
Cependant je prierai le Sort
Qu’il vous accorde l’ambroisie.
Ne la méprisez plus si fort :
Elle vous ôtera la crainte de la mort,
Sans qu’il vous en coûte la vie.
J’ai découvert à mon père nos feux
Il y consent ; il veut ce que je veux.
Le voilà qui sort de son onde.
Peut-être à nos désirs a-t-il déjà pourvu,
Et déjà du Sort obtenu
Ce qu’il refuse à tout le monde.
Mais que ne fait-on point pour les filles des dieux ?
Cependant gardez-vous d’approcher ce rivage.
Allez ; et vous, Timandre, arrachez-le à ces lieux
Si vous m’aimez, s’il m’aime, arrêtez son courage.
Je vous confie Acis, conservez-moi ce gage ;
Je n’ai rien de plus précieux.


Scène V

Nérée, Galatée.

NÉRÉE

Ma fille, votre amant doit perdre la lumière.
Le Sort m’a répondu : " Vous me pressez en vain ;
Si j’écoutais quelque prière,
Je cesserais d’être Destin.
Je viens d’abandonner la trame d’un monarque
Aux ciseaux de la Parque.
Afin de la fléchir, il offrait des trésors
Mais l’or n’a point de cours au royaume des morts ;
Caron passe à présent ce prince dans sa barque.
Et vous me voulez obliger
À rendre immortel un berger ! "

GALATÉE

Quoi ! mon berger mourra ! Destin, pour toute grâce,
Je te demande qu’il ne passe
Qu’après mille soleils le fleuve sans retour.
Je te demande, au moins, que dans le noir séjour
Tu me permettes de le suivre.
Ne me condamne point au supplice de vivre
Après avoir perdu l’objet de mon amour.

GALATÉE ET NÉRÉE, ensemble.

Aveugle enfant, que sert qu’on te révère ?
Affranchis-tu tes sujets de la mort ?
Elle les prend ; et si tu t’en sais faire
D’autres nouveaux, elle les prend encor.
Vos déités sont un mal nécessaire.

NÉRÉE

Allons trouver Acis.


GALATÉE

Allons. Puisqu’il n’espère
Contre Pluton nulle faveur,
Faisons qu’il cache son ardeur ;
Empêchons-le au moins de paraître,
Si l’Amour laisse entrer la peur
Dans les cœurs dont il est le maître.

CHŒUR DE BERGERS ET DE NAÏADES, UN BERGER ET UNE BERGÈRE

Pluton a son heure
Ainsi que l’Amour ;
Il faut que tout meure,
Que tout aime un jour.
L’un et l’autre Cour
En sujets abonde ;
Deux rois sont au monde,
Pluton et l’Amour.

CHŒUR

Deux rois sont au monde,
Pluton et l’Amour.

LE BERGER ET LA BERGÈRE

Humains, qui devez tous un voyage à Cythère,
Ne laissez point passer la saison des beaux jours
Le temps d’aimer ne dure guère,
Et celui de mourir, hélas ! dure toujours.

DEUX AUTRES BERGERS

Le plus beau de l’âge
Le premier s’enfuit
C’est être peu sage
D’en perdre le fruit ;

Car tout ce qui suit
N’est que soins et peine,
Douleur et chagrin ;
Et puis à la fin
La mort nous entraîne.

CHŒUR

Goûtons la saison des fleurs ;
Usons des lis et des roses :
Bientôt la saison des pleurs
Viendra finir toutes choses.