Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène 5-9

Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 46-47).


Scène IX.

Sur le pont Saint-Ange. Quatre heures du matin.


GABRIEL, suivi de mosca, GIGLIO.
GABRIEL, marchant avec agitation et s’arrêtant au milieu du pont.

Le suicide !… Cette pensée ne me sort pas de l’esprit. Pourtant je me sens mieux ici !… J’étouffais dans cette petite chambre, et je craignais à chaque instant que mes sanglots ne vinssent à réveiller mon pauvre Marc, fidèle serviteur dont mes malheurs avancent la décrépitude, et que ma tristesse a vieilli plus que les années ! (Mosca fait entendre un hurlement prolongé.) Tais-toi, Mosca ! je sais que tu m’aimes aussi. Un vieux valet et un vieux chien, voilà tout ce qui me reste !… (Il fait quelques pas.) Cette nuit est belle ! et cet air pur me fait du bien !… Ô splendeur des étoiles ! ô murmure harmonieux du Tibre !… (Mosca pousse un second hurlement.) Qu’as-tu donc, frêle créature ? Dans mon enfance, on me disait que, lorsque le même chien hurle trois fois de la même manière, c’est signe de mort dans la famille… Je ne pensais pas qu’un jour viendrait où ce présage ne me causerait aucun effroi pour moi-même… (Il fait encore quelques pas et s’appuie sur le parapet.)

GIGLIO, se cachant dans l’ombre que le château Saint-Ange projette sur le pont, s’approche de Gabriel.

C’était bien sa demeure, et c’est bien lui ; je ne l’ai pas perdu de vue depuis qu’il est sorti. Ce n’est pas le vieux serviteur dont on m’a parlé… Celui-ci est un jeune homme.

(Mosca hurle pour la troisième fois en se serrant contre Gabriel.)
GABRIEL.

Décidément, c’est le mauvais présage. Qu’il s’accomplisse, ô mon Dieu ! Je sais que, pour moi, il n’est plus de malheur possible.

GIGLIO, se rapprochant encore.

Le diable de chien ! Heureusement il ne paraît pas y faire attention… Par le diable ! c’est si facile, que je n’ai pas le courage !… Si je n’avais pas femme et enfants, j’en resterais là !

GABRIEL.

Cependant avec la liberté… (et ma démarche auprès du pape doit me mettre à l’abri de tout), la solitude pourrait être belle encore. Que de poésie dans la contemplation de ces astres, dont mon désir prend possession librement, sans qu’aucune vile passion l’enchaîne aux choses de la terre ! Ô liberté de l’âme ! qui peut t’aliéner sans folie ? (Étendant les bras vers le ciel.) Rends-moi cette liberté, mon Dieu ! mon âme se dilate rien qu’à prononcer ce mot : liberté !…

GIGLIO, le frappant d’un coup de poignard.

Droit au cœur, c’est fait !

GABRIEL.

C’est bien frappé, mon maître. Je demandais la liberté, et tu me l’as donnée.

(Il tombe, Mosca remplit l’air de ses hurlements.)

GIGLIO.

Le voilà mort ! Te tairas-tu, maudite bête ? (Il veut le prendre, Mosca s’enfuit en aboyant.) Il m’échappe, Hâtons-nous d’achever la besogne. (Il s’approche de Gabriel, et essaie de le soulever.) Ah ! courage de lièvre ! Je tremble comme une feuille ! Je n’étais pas fait pour ce métier-là.

GABRIEL.

Tu veux me jeter dans le Tibre ? Ce n’est pas la peine. Laissez-moi mourir en paix à la clarté des étoiles. Tu vois bien que je n’appelle pas au secours, et qu’il m’est indifférent de mourir.

GIGLIO.

Voilà un homme qui me ressemble. À l’heure qu’il est, si ce n’était l’affaire de comparaître au jugement d’en haut, je voudrais être mort. Ah ! j’irai demain à confesse !… Mais, par tous les diables ! j’ai déjà vu ce jeune homme quelque part… Oui, c’est lui ! Oh ! je me briserai la tête sur le pavé !

(Il se jette à genoux auprès de Gabriel et veut retirer le poignard de son sein.)
GABRIEL.

Que fais-tu, malheureux ? Tu es bien impatient de me voir mourir !

GIGLIO.

Mon maître ! mon ange !… mon Dieu ! Je voudrais te rendre la vie. Ah ! Dieu du ciel et de la terre, empêchez qu’il ne meure !…

GABRIEL.

Il est trop tard, que t’importe !

GIGLIO, à part.

Il ne me reconnaît pas ! Ah ! tant mieux ! S’il me maudissait à cette heure, je serais damné sans rémission !

GABRIEL.

Qui que tu sois, je ne t’en veux pas, tu as accompli la volonté du ciel.

GIGLIO.

Je ne suis pas un voleur, non. Tu le vois, maître, je ne veux pas te dépouiller.

GABRIEL.

Qui donc t’envoie ? Si c’est Astolphe… ne me le dis pas… Achève-moi plutôt…

GIGLIO.

Astolphe ? Je ne connais pas cela…

GABRIEL.

Merci ! Je meurs en paix. Je sais d’où part le coup… Tout est bien.

GIGLIO.

Il meurt ! Ah ! Dieu n’est pas juste ! Il meurt ! Je ne peux pas lui rendre la vie… (Mosca revient et lèche la figure et les mains de Gabriel.) Ah ! cette pauvre bête ! elle a plus de cœur que moi.

GABRIEL.

Ami, ne tue pas mon pauvre chien…

GIGLIO.

Ami ! il m’appelle ami !

(Il se frappe la tête avec les poings.)
GABRIEL.

On peut venir… Sauve-toi !… Que fais-tu là ?… Je ne peux en revenir. Va recevoir ton salaire… de mon grand-père !

GIGLIO.

Son grand-père ! Ah ! voilà les gens qui nous emploient ! voilà comme nos princes se servent de nous !…

GABRIEL.

Écoute !… je ne veux pas que mon corps soit insulté par les passants… Attache-moi à une pierre… et jette-moi dans l’eau…

GIGLIO.

Non ! tu vis encore, tu parles, tu peux en revenir. Ô mon Dieu ! mon Dieu ! personne ne viendra-t-il à ton secours ?

GABRIEL.

L’agonie est trop longue… Je souffre. Arrache-moi ce fer de la poitrine. (Giglio retire le poignard.) Merci, je me sens mieux… je me sens… libre !… mon rêve me revient. Il me semble que je m’envole la-haut ! tout en haut !

(Il expire.)
GIGLIO.

Il ne respire plus ! J’ai hâté sa mort en voulant le soulager… Sa blessure ne saigne pas… Ah ! tout est dit !… C’était sa volonté… Je vais le jeter dans la rivière… (Il essaie de relever le cadavre de Gabriel.) La force me manque, mes yeux se troublent, le pavé s’enfuit sous mes pieds !… Juste Dieu !… l’ange du château agite ses ailes et sonne la trompette… C’est la voix du jugement dernier ! Ah ! voici les morts, les morts qui viennent me chercher.

(Il tombe la face sur le pavé et se bouche les oreilles.)