Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène 5-7

Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 44-46).


Scène VII.


LE PRÉCEPTEUR, GABRIEL, MARC.
LE PRÉCEPTEUR.

Ô mon cher enfant ! mon noble Gabriel ! Je vous remercie de ne pas vous être méfié de moi. Hélas ! que de chagrins et de fatigues se peignent sur votre visage !

MARC.

N’est-ce pas, monsieur l’abbé ? C’est ce que je disais tout à l’heure.

GABRIEL.

Ce brave serviteur ! Son dévouement est toujours le même. Va te jeter sur ton lit, mon ami, je t’appellerai pour reconduire l’abbé quand il sortira.

MARC.

J’irai pour vous obéir, mais je ne dormirai pas.

(Il sort.)
LE PRÉCEPTEUR.

Oh ! ce pauvre petit Mosca ! que de chemin il m’a fait faire ! Depuis le Colisée, où il a découvert vos traces, jusqu’ici, il m’a promené durant toute la soirée. D’abord il m’a mené au Vatican… puis à un cabaret, vers la place Navone ; là j’avais renoncé à vous trouver, et lui-même s’était couché, harassé de fatigue, lorsque tout à coup il est parti en faisant entendre ce petit cri que vous connaissez, et il s’est tellement obstiné à votre porte, qu’à tout hasard je l’ai fait passer par le guichet.

GABRIEL.

Je l’aime cent fois mieux depuis qu’il m’a fait retrouver un ami. Mais qui vous amène à Rome, mon cher abbé ?

LE PRÉCEPTEUR.

Le désir de vous porter secours et la crainte qu’il ne vous arrive malheur.

GABRIEL.

Mon grand-père est fort irrité contre moi ?

LE PRÉCEPTEUR.

Vous pouvez le penser. Mais vous ête bien caché, et maintenant vous êtes entouré de protecteurs dévoués. Astolphe est ici.

GABRIEL.

Je le sais bien.

LE PRÉCEPTEUR.

Je me suis lié avec lui ; je voulais savoir si cet homme vous était véritablement attaché… Il vous aime, j’en suis certain.

GABRIEL.

Je sais tout cela, mais ne me parlez pas de lui.

LE PRÉCEPTEUR.

Je veux vous en parler, au contraire, car il mérite son pardon à force de repentir.

GABRIEL.

Oui, je sais qu’il se repent beaucoup !

LE PRÉCEPTEUR.

L’excès de l’amour a pu seul l’entraîner dans les fautes dont votre abandon l’a trop sévèrement puni.

GABRIEL.

Écoutez, mon ami, je sais mieux que vous les moindres démarches, les moindres discours, les moindres pensées d’Astolphe. Depuis trois mois, j’erre autour de lui comme son ombre, je surveille toutes ses actions, et j’ai même entendu mot pour mot de longs entretiens que vous avez eus avec lui…

LE PRÉCEPTEUR.

Quoi ! vous me saviez ici, et vous n’osiez pas vous confier à moi ?

GABRIEL.

Pardonnez-moi, le malheur rend farouche…

LE PRÉCEPTEUR.

Et vous étiez ce soir au Colisée en même temps que nous ?

GABRIEL.

Non, mais je vous écoutai la semaine dernière aux Thermes de Dioclétien. Ce soir, j’ai bien été au Colisée, mais je n’y ai rencontré qu’Antonio Vezzonila. Je me suis pris de querelle avec lui, parce qu’il avait à peu près deviné mon sexe. Je ne sais s’il ne mourra pas du coup que je lui ai porté. En toute autre circonstance, il m’eût ôté la vie ; mais j’avais quelque chose à accomplir, la destinée me protégeait. Je jouais mon dernier coup de dé. J’ai gagné la partie contre le malencontreux obstacle qui venait se jeter dans mon chemin. C’est une victime de plus sur laquelle Astolphe asseoira l’édifice de sa fortune.

LE PRÉCEPTEUR.

Je ne vous comprends pas, mon enfant !

GABRIEL.

Astolphe vous expliquera tout ceci demain matin. Demain je quitterai Rome.

LE PRÉCEPTEUR.

Avec lui, sans doute ?

GABRIEL.

Non, mon ami ; je quitte Astolphe pour toujours.

LE PRÉCEPTEUR.

Ne savez-vous point pardonner ? c’est vous-même que vous allez punir le plus cruellement.

GABRIEL.

Je le sais, et je lui pardonne dans mon cœur ce que je vais souffrir. Un jour viendra où je pourrai lui tendre une main fraternelle ; aujourd’hui je ne saurais le voir.

LE PRÉCEPTEUR.

Laissez-moi l’amener à vos pieds : quoique l’heure soit fort avancée, je sais que je le trouverai debout ; il a pris un déguisement pour vous chercher.

GABRIEL.

À l’heure qu’il est, il ne me cherche pas. Je suis mieux informé que vous, mon cher abbé ; et, lorsque vous entendez ses paroles, moi j’entends ses pensées. Écoutez bien ce que je vais vous dire. Astolphe ne m’aime plus. La première fois qu’il m’outragea par un soupçon injuste, je compris qu’il blasphémait contre l’amour, parce que son cœur était las d’aimer. Je luttai longtemps contre cette horrible certitude. À présent, je ne puis plus m’y soustraire. Avec le doute, l’ingratitude est entrée dans le cœur d’Astolphe, et, à mesure qu’il tuait notre amour par ses méfiances, d’autres passions sont venues chez lui peu à peu, et presque à son insu, prendre la place de celle qui s’éteignait. Aujourd’hui son amour n’est plus qu’un orgueil sauvage, une soif de vengeance et de domination ; son désintéressement n’est plus qu’une ambition mal satisfaite, qui méprise l’argent parce qu’elle aspire à quelque chose de mieux… Ne le défendez pas ! Je sais qu’il se fait encore illusion à lui-même, et qu’il n’a pas encore envisagé froidement le crime qu’il veut commettre ; mais je sais aussi que son inaction et son obscurité lui pèsent. Il est homme ! une vie toute d’amour et de recueillement ne pouvait lui suffire. Cent fois dans notre solitude il a rêvé, malgré lui, à ce qu’eût été son rôle dans le monde si notre grand-père ne m’eût substitué à lui ; et aujourd’hui, quand il songe à m’épouser, quand il songe à proclamer mon sexe, il ne songe pas tant à s’assurer ma fidélité qu’à reconquérir une place brillante dans la société, un grand titre, des droits politiques, la puissance en un mot, dont les hommes sont plus jaloux que de l’argent. Je sais qu’encore hier, encore ce matin peut-être, il repoussait la tentation et frémissait à l’idée de commettre une lâcheté ; mais demain, mais ce soir peut-être il a déjà franchi ce pas, et le plus grossier appât offert à sa jalousie lui servira de prétexte pour fouler aux pieds son amour et pour écouter son ambition. J’ai vu venir l’orage, et, voulant préserver son honneur d’un crime et ma liberté d’un joug, j’ai trouvé un expédient. J’ai été trouver le pape ; j’ai feint une grande exaltation de piété chrétienne ; je lui ai déclaré que je voulais vivre dans le célibat, et j’ai obtenu de lui que, pour ne pas exposer mon héritage à sortir de la famille, Astolphe serait mis en possesion à ma place à la mort de mon grand-père. Le pape m’a écouté avec bienveillance ; il a bien voulu tenir compte des préventions de mon grand-père contre Astolphe, et de la nécessité de ménager ces préventions. Il m’a promis le secret, et m’a donné une garantie pour l’avenir. Ce papier, signé ce soir même, est déjà dans les mains d’Astolphe.



Marc…, une lanterne à la main… (Page 47.)

LE PRÉCEPTEUR.

Astolphe n’en fera point usage, et viendra le lacérer à vos pieds. Laissez-moi l’aller chercher, vous dis-je. Il est possible que vos prévisions soient justes, et qu’un jour vienne où vous aurez raison de vous armer d’un grand courage et d’une rigueur inflexible. Mais en attendant, ne devez-vous pas tenter tous les moyens de relever cette âme abattue, et de reconquérir ce bonheur si chèrement disputé jusqu’à présent ? L’amour, mon enfant, est une chose plus grave à mes yeux (aux yeux d’un pauvre prêtre qui ne l’a pas connu !) qu’à ceux de tous les hommes que j’ai rencontrés dans ma vie. Je vous dirais presque, à vous autres qui êtes aimés, ce que le Seigneur disait à ses disciples : « Vous avez charge d’âmes. » Non, vous n’avez pas possédé l’âme d’un autre sans contracter envers elle des devoirs sacrés, et vous aurez un jour à rendre compte à Dieu des mérites ou des fautes de cette âme troublée, dont vous étiez vous-même devenu le juge, l’arbitre et la divinité ! Usez donc de toute votre influence pour la tirer de l’abîme où elle s’égare ; remplissez cette tâche comme un devoir, et ne l’abandonnez que lorsque vous aurez épuisé tous les moyens de la relever.

GABRIEL.

Vous avez raison, l’abbé, vous parlez comme un chrétien, mais non comme un homme ! Vous ignorez que, là où l’on a régné par l’amour, on ne peut plus régner par la raison ou la morale. Cette puissance qu’on avait alors, c’était l’amour qu’on ressentait soi-même, c’est-à-dire la foi, et l’enthousiasme qui la donnait et qui la rendait infaillible. Cet amour, transformé en charité chrétienne ou en éloquence philosophique, perd toute sa puissance, et l’on ne termine pas froidement l’œuvre qu’on a commencée dans la fièvre. Je sens que je n’ai plus en moi les moyens de persuader Astolphe, car je sens que le but de ma vie n’est plus de le persuader. Son âme est tombée au-dessous de la mienne ; si je la relevais, ce serait mon ouvrage. Je l’aimerais peut-être comme vous m’aimez ; mais je ne serais plus prosternée devant l’être accompli, devant l’idéal que Dieu avait créé pour moi. Sachez, mon ami, que l’amour n’est pas autre chose que l’idée de la supériorité de l’être qu’on possède, et, cette idée détruite, il n’y a plus que l’amitié.

LE PRÉCEPTEUR.

L’amitié impose encore des devoirs austères ; elle est capable d’héroïsme, et vous ne pouvez abjurer dans le même jour l’amour et l’amitié !

GABRIEL.

Je respecte votre avis. Cependant vous m’accorderez le reste de la nuit pour réfléchir à ce que vous me demandez. Donnez-moi votre parole de ne point informer Astolphe du lieu de ma retraite.

LE PRÉCEPTEUR.

J’y consens, si vous me donnez la vôtre de ne point quitter Rome sans m’avoir revu. Je reviendrai demain matin.

GABRIEL.

Oui, mon ami, je vous le promets. L’heure est avancée, les rues sont mal fréquentées, permettez que Marc vous accompagne.

LE PRÉCEPTEUR.

Non, mon enfant, cette nuit de carnaval tient la moitié de la population éveillée ; il n’y a pas de danger. Marc a probablement fini par s’endormir. N’éveillez pas ce bon vieillard. À demain ! que Dieu vous conseille !…

GABRIEL.

Que Dieu vous accompagne ! À demain !

(Le précepteur sort. Gabriel l’accompagne jusqu’à la porte et revient.)