Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène 5-4

Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 39-42).

Scène IV.

Devant un cabaret. Onze heures du soir. Des tables sont dressées sous une tente décorée de guirlandes de feuillages et de lanternes de papier colorié. On voit passer des groupes de masques dans la rue, et on entend de temps à autre le son des instruments.


ASTOLPHE, en domino bleu ; FAUSTINA, en domino rose.
(Ils sont assis à une petite table et prennent des sorbets. Leurs masques sont posés sur la table.)
UN PERSONNAGE, en domino noir, et masqué.
(Il est assis à quelque distance à une autre table, et lit un papier.)
FAUSTINA, à Astolphe.

Si ta conversation est toujours aussi enjouée, j’en aurai bientôt assez, je t’en avertis.

ASTOLPHE.

Reste, j’ai à te parler encore.

FAUSTINA.

Depuis quand suis-je à tes ordres ? Sois aux miens si tu veux tirer de moi un seul mot.

ASTOLPHE.

Tu ne veux pas me dire ce qu’Antonio est venu faire à Rome ? C’est que tu ne le sais pas ; car tu aimes assez à médire pour ne pas te faire prier si tu savais quelque chose.

FAUSTINA.

S’il faut en croire Antonio, ce que je sais t’intéresse très-particulièrement.

ASTOLPHE.

Mille démons ! tu parleras, serpent que tu es ! (Il lui prend convulsivement le bras.)

FAUSTINA.

Je te prie de ne pas chiffonner mes manchettes. Elles sont du point le plus beau. Ah ! tout inconstant qu’il est, Antonio est encore l’amant le plus magnifique que j’aie eu, et ce n’est pas toi qui me ferais un pareil cadeau.

(Le domino noir commence à écouter.)
ASTOLPHE, lui passant un bras autour de la taille.

Ma petite Faustina, si tu veux parler, je t’en donnerai une robe tout entière ; et, comme tu es toujours jolie comme un ange, cela te siéra à merveille.

FAUSTINA.

Et avec quoi m’achèteras-tu cette belle robe ? Avec l’argent de ton cousin ?

(Astolphe frappe du poing sur la table.)

Sais-tu que c’est bien commode d’avoir un petit cousin riche à exploiter ?

ASTOLPHE.

Tais-toi, rebut des hommes, et va-t’en ! tu me fais horreur !

FAUSTINA.

Tu m’injuries ? Bon ! tu ne sauras rien, et j’allais tout te dire.

ASTOLPHE.

Voyons, à quel prix mets-tu ta délation ?

(Il tire une bourse et la pose sur la table.)
FAUSTINA.

Combien y a-t-il dans ta bourse ?

ASTOLPHE.

Deux cents louis… Mais si ce n’est pas assez…

(Un mendiant se présente.)
FAUSTINA.

Puisque tu es si généreux, permets-moi de faire une bonne action à tes dépens ! (Elle jette la bourse au mendiant.)

ASTOLPHE.

Puisque tu méprises tant cette somme, garde donc ton secret ! Je ne suis pas assez riche pour le payer.

FAUSTINA.

Tu es donc encore une fois ruiné, mon pauvre Astolphe ? Eh bien ! moi, j’ai fait fortune. Tiens ! (Elle tire une bourse de sa poche.)

Je veux te restituer tes deux cents louis. J’ai eu tort de les jeter aux pauvres. Laisse-moi prendre sur moi cette œuvre de charité ; cela me portera bonheur, et me ramènera peut-être mon infidèle.

ASTOLPHE, repoussant la bourse avec horreur.

C’est donc pour une femme qu’il est ici ? Tu en es certaine ?

FAUSTINA.

Beaucoup trop certaine !

ASTOLPHE.

Et tu la connais, peut-être ?

FAUSTINA.

Ah ! voilà le hic ! Fais apporter d’autres sorbets, si toutefois il te reste de quoi les payer.

(À un signe d’Astolphe on apporte un plateau avec des glaces et des liqueurs.)
ASTOLPHE.

J’ai encore de quoi payer tes révélations, dussé-je vendre mon corps aux carabins ; parle… (Il se verse des liqueurs et boit avec préoccupation.)

FAUSTINA.

Vendre ton corps pour un secret ? Eh bien, soit : l’idée est charmante : je ne veux de toi qu’une nuit d’amour. Cela t’étonne ? Tiens, Astolphe, je ne suis plus une courtisane ; je suis riche, et je suis une femme galante. N’est-ce pas ainsi que cela s’appelle ? Je t’ai toujours aimé, viens enterrer le carnaval dans mon boudoir.

ASTOLPHE.

Étrange fille ! tu te donneras donc pour rien une fois dans ta vie ?

(Il boit.)
FAUSTINA.

Bien mieux, je me donnerai en payant, car je te dirai le secret d’Antonio ! Viens-tu ?

(Elle se lève.)
ASTOLPHE, se levant.

Si je le croyais, je serais capable de te présenter un bouquet et de chanter une romance sous tes fenêtres.

FAUSTINA.

Je ne te demande pas d’être galant. Fais seulement comme si tu m’aimais. Être aimée, c’est un rêve que j’ai fait quelquefois, hélas !

ASTOLPHE.

Malheureuse créature ! j’aurais pu t’aimer, moi ! car j’étais un enfant, et je ne savais pas ce que c’est qu’une femme comme toi… Tu mens quand tu exprimes un pareil regret.

FAUSTINA.

Oh ! Astolphe ! je ne mens pas. Que toute ma vie me soit reprochée au jour du jugement, excepté cet instant où nous sommes et cette parole que je te dis : Je t’aime !

ASTOLPHE.

Toi ?… Et moi, comme un sot, je t’écoute partagé entre l’attendrissement et le dégoût !

FAUSTINA.

Astolphe, tu ne sais pas ce que c’est que la passion d’une courtisane. Il est donné à peu d’hommes de le savoir, et pour le savoir il faut être pauvre. Je viens de jeter tes derniers écus dans la rue. Tu ne peux te méfier de moi, je pourrais gagner cette nuit cinq cents sequins. Tiens, en voici la preuve.

(Elle tire un billet de sa poche et le lui présente.)


Appelez du secours… (Page 42.)

ASTOLPHE, le lisant.

Cette offre splendide est d’un cardinal tout au moins.

FAUSTINA.

Elle est de monsignor Gafrani.

ASTOLPHE.

Et tu l’as refusée ?

FAUSTINA.

Oui, je t’ai vu passer dans la rue, et je t’ai fait dire de monter chez moi. Ah ! tu étais bien ému quand tu as su qu’une femme te demandait ! Tu croyais retrouver la dame de tes pensées ; mais te voici du moins sur sa trace, puisque je sais où elle est.

ASTOLPHE.

Tu le sais ! que sais-tu ?

FAUSTINA.

N’arrive-t-elle pas de Calabre ?

ASTOLPHE.

Ô furies !… qui te l’a dit ?

FAUSTINA.

Antonio. Quand il est ivre, il aime à se vanter à moi de ses bonnes fortunes.

ASTOLPHE.

Mais son nom ! A-t-il osé prononcer son nom ?

FAUSTINA.

Je ne sais pas son nom, tu vois que je suis sincère ; mais si tu veux je feindrai d’admirer ses succès, et je lui offrirai généreusement mon boudoir pour son premier rendez-vous. Je sais qu’il est forcé de prendre beaucoup de précautions, car la dame est haut placée dans le monde. Il sera donc charmé de pouvoir l’amener dans un lieu sûr et agréable.

ASTOLPHE.

Et il ne se méfiera pas de ton offre ?

FAUSTINA.
Il est trop grossier pour ne pas croire qu’avec un peu d’argent tout s’arrange…


Giglio, se cachant dans l’ombre… (Page 46.)

ASTOLPHE, se cachant le visage dans les mains, et se laissant tomber sur son siège.

Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !

FAUSTINA.

Eh bien, es-tu décidé, Astolphe.

ASTOLPHE.

Et toi, es-tu décidée à me cacher dans ton alcôve quand ils y viendront et à supporter toutes les suites de ma fureur ?

FAUSTINA.

Tu veux tuer ta maîtresse ? J’y consens, pourvu que tu n’épargnes pas ton rival.

ASTOLPHE.

Mais il est riche, Faustina, et moi je n’ai rien.

FAUSTINA.

Mais je le hais, et je t’aime.

ASTOLPHE, avec égarement.

Est-ce donc un rêve ? La femme pure que j’adorais le front dans la poussière se précipite dans l’infamie, et la courtisane que je foulais aux pieds se relève purifiée par l’amour ! Eh bien ! Faustina, je te baignerai dans un sang qui lavera tes souillures !… Le pacte est fait ?

FAUSTINA.

Viens donc le signer. Rien n’est fait si tu ne passes cette nuit dans mes bras ! Eh bien ! que fais-tu ?

ASTOLPHE, avalant précipitamment plusieurs verres de liqueur.

Tu le vois, je m’enivre afin de me persuader que je t’aime.

FAUSTINA.

Toujours l’injure à la bouche ! N’importe, je supporterai tout de ta part. Allons !

(Elle lui ôte son verre et l’entraîne. Astolphe la suit d’un air égaré et s’arrêtant éperdu à chaque pas. Dès qu’ils sont éloignés, le domino noir, qui peu à peu s’est rapproche d’eux et les a observés derrière les rideaux de la tendine, sort de l’endroit où il était caché, et se démasque.)

GABRIEL, en domino noir, le masque à la main, ASTOLPHE et FAUSTINA, gagnant le fond de la rue.
GABRIEL.

Je courrai me mettre en travers de son chemin, je l’empêcherai d’accomplir ce sacrilège !… (Elle fait un pas et s’arrête.)

Mais me montrer à cette prostituée, lui disputer mon amant !… ma fierté s’y refuse… Astolphe !… ta jalousie est ton excuse ; mais il y avait dans notre amour quelque chose de sacré que cet instant vient de détruire à jamais !…

ASTOLPHE, revenant sur ses pas.

Attends-moi, Faustina ; j’ai oublié mon épée là-bas.

(Gabriel passe un papier plié dans la poignée de l’épée d’Astolphe, remet son masque et s’enfuit, tandis qu’Astolphe rentre sous la tente.)

ASTOLPHE, reprenant son épée sur la table.

Encore un billet pour me dire d’espérer encore, peut-être !

(Il arrache le papier, le jette à terre et veut le fouler sous son pied. Faustina, qui l’a suivi, s’empare du papier et le déplie.)

FAUSTINA.

Un billet doux ? Sur ce grand papier et avec cette grosse écriture ? Impossible ! Quoi ! la signature du pape ! Que diantre sa sainteté a-t-elle à démêler avec toi ?

ASTOLPHE.

Que dis-tu ! rends-moi ce papier !

FAUSTINA.

Oh ! la chose me paraît trop plaisante ! Je veux voir ce que c’est et t’en faire la lecture.

(Elle le lit.)

« Nous, par la grâce de Dieu et l’élection du sacré collège, chef spirituel de l’église catholique, apostolique et romaine… successeur de saint Pierre et vicaire de Jésus-Christ sur la terre, seigneur temporel des États romains, etc., etc., etc., permettons à Jules-Achille-Gabriel de Bramante, petit-fils, héritier présomptif et successeur légitime du très-illustre et très-excellent prince Jules de Bramante, comte de, etc., seigneur de, etc., etc., de contracter, dans le loisir de sa conscience ou devant tel prêtre et confesseur qu’il jugera convenable, le vœu de pauvreté, d’humilité et de chasteté, l’autorisant par la présente à entrer dans un couvent ou à vivre librement dans le monde, selon qu’il se sentira appelé à travailler à son salut, d’une manière ou de l’autre ; et l’autorisant également par la présente à faire passer, aussitôt après la mort de son illustre aïeul, Jules de Bramante, la possession immédiate, légale et incontestable de tous ses biens et de tous ses titres à son héritier légitime Octave-Astolphe de Bramante, fils d’Octave de Bramante et cousin germain de Gabriel de Bramante, à qui nous avons accordé cette licence et cette promesse, afin de lui donner le repos d’esprit et la liberté de conscience nécessaires pour contracter, en secret ou publiquement, un vœu d’où il nous a déclaré faire dépendre le salut de son âme.

« En foi de quoi nous lui avons délivré cette autorisation revêtue de notre signature et de notre sceau pontifical… »

Comment donc ! mais il a un style charmant, le saint-père ! Tu vois, Astolphe ? rien n’y manque !… Eh bien ! cela ne te réjouit pas ? Te voilà riche, te voilà prince de Bramante !… Je n’en suis pas trop surprise, moi ; ce pauvre enfant était dévot et craintif comme une femme… Il a, ma foi, bien fait ; maintenant tu peux tuer Antonio et m’enlever dans le repos de ton esprit et le loisir de ta conscience !

ASTOLPHE, lui arrachant le papier.

Si tu comptais là-dessus, tu avais grand tort.

(Il déchire le papier et en fait brûler les morceaux à la bougie.)
FAUSTINA, éclatant de rire.

Voilà du don Quichotte ! Tu seras donc toujours le même ?

ASTOLPHE, se parlant à lui-même.

Réparer de pareils torts, effacer un tel outrage, fermer une telle blessure avec de l’or et des titres… Ah ! il faut être tombé bien bas pour qu’on ose vous consoler de la sorte.

FAUSTINA.

Qu’est-ce que tu dis ? Comment ! ton cousin aussi t’avait…

(Elle fait un geste significatif sur le front d’Astolphe.)

Je vois que ta Calabraise n’en est pas avec Antonio à son début.

ASTOLPHE, sans faire attention à Faustina.

Ai-je besoin de cette concession insultante ? Oh ! maintenant rien ne m’arrêtera plus, et je saurai bien faire valoir mes droits… Je dévoilerai l’imposture, je ferai tomber le châtiment de la honte sur la tête des coupables… Antonio sera appelé en témoignage…

FAUSTINA.

Mais que dis-tu ? Je n’y comprends rien ! Tu as l’air d’un fou ! Écoute-moi donc, et reprends tes esprits !

ASTOLPHE.

Que me veux-tu, toi ? Laisse-moi tranquille, je ne suis ni riche ni prince ; ton caprice est déjà passé, je pense ?

FAUSTINA.

Au contraire, je t’attends !


ASTOLPHE.

En vérité ! il paraît que les femmes pratiquent un grand désintéressement cette année : dames et prostituées préfèrent leur amant à leur fortune, et, si cela continue, on pourra les mettre toutes sur la même ligne.

FAUSTINA, remarquant Gabriel en domino, qui reparaît.

Voilà un monsieur bien curieux !

ASTOLPHE.

C’est peut-être celui qui a apporté cette pancarte ?… (Il embrasse Faustina.) Il pourra voir que je ne suis point, ce soir, aux affaires sérieuses. Viens, ma chère Fausta. Auprès de toi je suis le plus heureux des hommes.

(Gabriel disparaît. Astolphe et Faustina se disposent à sortir.)