Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène 5-10

Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 47-48).


Scène X.


ASTOLPHE, LE PRÉCEPTEUR, GABRIEL, mort, GIGLIO, étendu à terre.
ASTOLPHE, en marchant.

Eh bien ! ce n’est pas vous qui aurez manqué à votre promesse. Ce sera moi qui aurai forcé votre volonté.

LE PRÉCEPTEUR, s’arrêtant irrésolu.

Je suis trop faible… Gabriel ne voudra plus se fier à moi.

ASTOLPHE, l’entraînant.

Je veux la voir, la voir ! embrasser ses pieds. Elle me pardonnera ! Conduisez-moi.

MARC, venant à leur rencontre, une lanterne à la main, l’épée dans l’autre.

Monsieur l’abbé, est-ce vous ?

LE PRÉCEPTEUR.

Où cours-tu, Marc ? ta figure est bouleversée ! Où est ton maître ?

MARC.

Je le cherche ! il est sorti… sorti pendant que je m’étais endormi ! Malheureux que je suis !… J’allais voir chez vous.

LE PRÉCEPTEUR.

Je ne l’ai pas rencontré… Mais il est sorti armé, n’est-ce pas ?

MARC.

Il est sorti sans armes pour la première fois de sa vie, il a oublié jusqu’à son poignard. Ah ! je n’ose vous dire mes craintes. Il avait tant de chagrin ! Depuis quelques jours il ne mangeait plus, il ne dormait plus, il ne lisait plus, il ne restait pas un instant à la même place.

ASTOLPHE.

Tais-toi, Marc, tu m’assassines. Cherchons-le !… Que vois-je ici ?… (Il lui arrache la lanterne, et l’approche de Giglio.) Que fait là cet homme ?

GIGLIO.

Tuez-moi ! tuez-moi !

LE PRÉCEPTEUR.

Et ici un cadavre !

MARC, d’une voix étouffée par les cris.

Mosca !… voici Mosca qui lui lèche les mains !

(Le précepteur tombe à genoux. Marc, en pleurant et en criant, relève le cadavre de Gabriel. Astolphe reste pétrifié.)

GIGLIO, au précepteur.

Donnez-moi l’absolution, monsieur le prêtre ! Messieurs, tuez-moi. C’est moi qui ai tué ce jeune homme, un brave, un noble jeune homme qui m’avait accordé la vie, une nuit que, pour le voler, j’avais déjà tenté, avec plusieurs camarades, de l’assassiner. Tuez-moi ! J’ai femme et enfants, mais c’est égal, je veux mourir !

ASTOLPHE, le prenant à la gorge.

Misérable ! tu l’as assassiné !

LE PRÉCEPTEUR.

Ne le tuez pas. Il n’a pas agi de son fait. Je reconnais ici la main du prince de Bramante. J’ai vu cet homme chez lui.

GIGLIO.

Oui, j’ai été à son service.

ASTOLPHE.

Et c’est lui qui t’a chargé d’accomplir ce crime ?

GIGLIO.

J’ai femme et enfants, monsieur ; j’ai porté l’argent que j’ai reçu à la maison. À présent livrez-moi à la justice ; j’ai tué mon sauveur, mon maître, mon Jésus ! Envoyez-moi à la potence ; vous voyez bien que je me livre moi-même. Monsieur l’abbé, priez pour moi !

ASTOLPHE.

Ah ! lâche, fanatique ! je t’écraserai sur le pavé.

LE PRÉCEPTEUR.

Les révélations de ce malheureux seront importantes ; épargnez-le, et ne doutez pas que le prince ne prenne dès demain l’initiative pour vous accuser. Du courage, seigneur Astolphe ! Vous devez à la mémoire de celle qui vous a aimé, de purger votre honneur de ces calomnies.

ASTOLPHE, se tordant les bras.

Mon honneur ! que m’importe mon honneur ?

(Il se jette sur le corps de Gabriel. Marc le repousse.)
MARC.

Ah ! laissez-la tranquille à présent ! C’est vous qui l’avez tuée.

ASTOLPHE, se relevant avec égarement.

Oui, c’est moi ! oui, c’est moi ! Qui ose dire le contraire ? C’est moi qui suis son assassin !

LE PRÉCEPTEUR.

Calmez-vous et venez ! Il faut soustraire cette dépouille sacrée aux outrages de la publicité. Le jour est loin de paraître, emportons-la. Nous la déposerons dans le premier couvent. Nous l’ensevelirons nous-mêmes, et nous ne la quitterons que quand nous aurons caché dans le sein de la terre ce secret qui lui fut si cher.

ASTOLPHE.

Oh ! oui, qu’elle l’emporte dans la tombe, ce secret que j’ai voulu violer !

LE PRÉCEPTEUR, à Giglio.

Suivez-nous, puisque vous éprouvez des remords salutaires, je tâcherai de faire votre paix avec le ciel ; et, si vous voulez faire des révélations sincères, on pourra vous sauver la vie.

GIGLIO.

Je confesserai tout, mais je ne veux pas de la vie, pourvu que j’aie l’absolution.

ASTOLPHE, en délire.

Oui, tu auras l’absolution, et tu seras mon ami, mon compagnon ! Nous ne nous séparerons plus, car nous sommes deux assassins !

(Marc et Giglio emportent le cadavre, l’abbé entraîne Astolphe.)