Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène 2-7

Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 19-20).


Scène VII.

Toujours chez Ludovic. — Un jardin ; illumination dans le fond.


ASTOLPHE, très-agité ; GABRIEL, courant après lui.
GABRIEL, toujours en femme, avec une grande mantille de dentelle blanche.

Astolphe, où vas-tu ? qu’as-tu ? pourquoi sembles-tu me fuir ?

ASTOLPHE.

Mais rien, mon enfant ; je veux respirer un peu d’air pur, voilà tout. Tout ce bruit, tout ce vin, tous ces parfums échauffés me portent à la tête, et commencent à me causer du dégoût. Si tu veux te retirer, je ne te retiens plus. Je te rejoindrai bientôt.

GABRIEL.

Pourquoi ne pas rentrer tout de suite avec moi ?

ASTOLPHE.

J’ai besoin d’être seul ici un instant.

GABRIEL.

Je comprends. Encore quelque femme ?

ASTOLPHE.

Eh bien ! non ; une querelle, puisque tu veux le savoir. Si tu n’étais pas déguisé, tu pourrais me servir de témoin ; mais j’ai appelé Menrique.

GABRIEL.
Et tu crois que je te quitterai ? Mais avec qui t’es-tu donc pris de querelle ?
ASTOLPHE.

Tu le sais le bien : avec Antonio.

GABRIEL.

Alors c’est une plaisanterie, et il faut que je reste pour lui apprendre que je suis ton cousin, et non pas une femme.

ASTOLPHE.

Il n’en sera que plus furieux d’avoir été mystifié devant tout le monde, et je n’attendrai pas qu’il me provoque, car c’est à lui de me rendre raison.

GABRIEL.

Et de quoi, mon Dieu ?

ASTOLPHE.

Il t’a offensé, il m’a offensé aussi. Il t’a embrassé de force devant moi, quand je jouais le rôle de jaloux, et que je lui ordonnais de te laisser tranquille.

GABRIEL.

Mais, puisque tout cela est une comédie inventée par toi, tu n’as pas le droit de prendre la chose au sérieux.

ASTOLPHE.

Si fait, je prends celle-ci au sérieux.

GABRIEL.

S’il a été impertinent, c’est avec moi, et c’est à moi de lui demander raison.

ASTOLPHE, très ému, lui prenant le bras.

Toi ! jamais tu ne te battras tant que je vivrai ! Mon Dieu ! si je voyais un homme tirer l’épée contre toi, je deviendrais assassin, je le frapperais par derrière. Ah ! Gabriel, tu ne sais pas comme je t’aime, je ne le sais pas moi-même.

GABRIEL, troublé.

Tu es très-exalté aujourd’hui, mon bon frère.

ASTOLPHE.

C’est possible. J’ai été pourtant très-sobre au souper. Tu l’as remarqué ? Eh bien, je me sens plus ivre que si j’avais bu pendant trois nuits.

GABRIEL.

Cela est étrange ! quand tu as provoqué Antonio, tu étais hors de toi, et j’admirais, moi aussi, comme tu joues bien la comédie.

ASTOLPHE.

Je ne la jouais pas, j’étais furieux ! Je le suis encore. Quand j’y pense, la sueur me coule du front.

GABRIEL.

Il ne t’a pourtant rien dit d’offensant. Il riait ; tout le monde riait.

ASTOLPHE.

Excepté toi. Tu paraissais souffrir le martyre.

GABRIEL.

C’était dans mon rôle.

ASTOLPHE.

Tu l’as si bien joué que j’ai pris le mien au sérieux, je te le répète. Tiens, Gabriel, je suis un peu fou cette nuit. Je suis sous l’empire d’une étrange illusion. Je me persuade que tu es une femme, et, quoique je sache le contraire, cette chimère s’est emparée de mon imagination comme ferait la réalité, plus peut-être ; car, sous ce costume, j’éprouve pour toi une passion enthousiaste, craintive, jalouse, chaste, comme je n’en éprouverai certainement jamais. Cette fantaisie m’a enivré toute la soirée. Pendant le souper, tous les regards étaient sur toi ; tous les hommes partageaient mon illusion, tous voulaient toucher le verre où tu avais posé tes lèvres, ramasser les feuilles de rose échappées à la guirlande qui ceint ton front. C’était un délire ! Et moi j’étais ivre d’orgueil, comme si en effet tu eusses été ma fiancée ! On dit que Benvenuto, à un souper chez Michel-Ange, conduisit son élève Ascanio, ainsi déguisé, parmi les plus belles filles de Florence, et qu’il eut toute la soirée le prix de la beauté. Il était moins beau que toi, Gabriel, j’en suis certain…Je te regardais à l’éclat des bougies, avec ta robe blanche et tes beaux bras languissants dont tu semblais honteux, et ton sourire mélancolique dont la candeur contrastait avec l’impudence mal replâtrée de toutes ces bacchantes !… J’étais ébloui ! Ô puissance de la beauté et de l’innocence ! cette orgie était devenue paisible et presque chaste ! Les femmes voulaient imiter ta réserve, les hommes étaient subjugués par un secret instinct de respect ; on ne chantait plus les stances d’Arétin, aucune parole obscène n’osait plus frapper ton oreille… J’avais oublié complètement que tu n’es pas une femme… J’étais trompé tout autant que les autres. Et alors ce fat d’Antonio est venu, avec son œil aviné et ses lèvres toutes souillées encore des baisers de Faustina, te demander un baiser que, moi, je n’aurais pas osé prendre… Alors mille furies se sont allumées dans mon sein : je l’aurais tué certainement, si on ne m’eût tenu de force, et je l’ai provoqué… Et à présent que je suis dégrisé, tout en m’étonnant de ma folie, je sens qu’elle serait prête à renaître, si je le voyais encore auprès de toi.

GABRIEL.

Tout cela est l’effet de l’excitation du souper. La morale fait bien de réprouver ces sortes de divertissements. Tu vois qu’ils peuvent allumer en nous des feux impurs, et dont la seule idée nous eût fait frémir de sang-froid. Ce jeu a duré trop longtemps, Astolphe ; je vais me retirer et dépouiller ce dangereux travestissement pour ne jamais le reprendre.

ASTOLPHE.

Tu as raison, mon Gabriel. Va, je te rejoindrai bienlôt.

GABRIEL.

Je ne m’en irai pourtant pas sans que tu me promettes de renoncer à cette folle querelle et de faire la paix avec Antonio. J’ai chargé la Faustina de le détromper. Tu vois qu’il ne vient pas au rendez-vous, et qu’il se tient pour satisfait.

ASTOLPHE.

Eh bien, j’en suis fâché ; j’éprouvais le besoin de me battre avec lui ! Il m’a enlevé la Faustina : je n’en ai pas regret ; mais il l’a fait pour m’humilier, et tout prétexte m’eût été bon pour le châtier.

GABRIEL.

Celui-là serait ridicule. Et, qui sait ? de méchants esprits pourraient y trouver matière à d’odieuses interprétations.

ASTOLPHE.

C’est vrai ! Périsse mon ressentiment, périssent mon honneur et ma bravoure, plutôt que cette fleur d’innocence qui revêt ton nom… Je te promets de tourner l’affaire en plaisanterie.

GABRIEL.

Tu m’en donnes ta parole ?

ASTOLPHE.

Je te le jure !

(Ils se serrent la main.)
GABRIEL.

Les voici qui viennent en riant aux éclats. Je m’esquive. (À part.) Il est bien temps, mon Dieu ! Je suis plus troublé, plus éperdu que lui.

(Il s’enveloppe dans sa mantille. Astolphe l’aide à s’arranger.)
ASTOLPHE, le serrant dans ses bras.

Ah ! c’est pourtant dommage que tu sois un garçon ! Allons, va-t’en. Tu trouveras ta voiture au bas du perron, par ici ?…

(Gabriel disparaît sous les arbres, Astolphe le suit des yeux et reste absorbé quelques instants. Au bruit des rires d’Antonio et de Faustina, il passe la main sur son front comme au sortir d’un rêve.)