Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène 2-6

Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 18-19).


Scène VI.

Chez Ludovic. — Un boudoir à demi éclairé, donnant sur une galerie très-riche, et au fond un salon étincelant.


GABRIEL, déguisé en femme, est assis sur un sofa ; ASTOLPHE entre, donnant le bras à la FAUSTINA.
FAUSTINA, d’un ton aigre.

Un boudoir ? Oh ! qu’il est joli ! mais nous sommes trop d’une ici.

GABRIEL, froidement.

Madame a raison, et je lui cède la place.

(Il se lève.)
FAUSTINA.

Il paraît que vous n’êtes pas jalouse !

ASTOLPHE.

Elle aurait grand tort. ! Je le lui ai dit, elle peut être bien tranquille.

GABRIEL.

Je ne suis ni très-jalouse ni très-tranquille ; mais je baisse pavillon devant madame.

FAUSTINA.

Je vous prie de rester, madame…

ASTOLPHE.

Je te prie de l’appeller mademoiselle, et non pas madame.

FAUSTINA, riant aux éclats.

Ah bien ! oui, mademoiselle ! Tu serais un grand sot, mon pauvre Astolphe !…

ASTOLPHE.

Ris tant que tu voudras ; si je pouvais t’appeler mademoiselle, je t’aimerais peut-être encore.

FAUSTINA.

Et j’en serais bien fâchée, car ce serait un amour à périr d’ennui. (À Gabriel.) Est-ce que cela vous amuse, l’amour platonique ?

(À part.)

Vraiment, elle rougit comme si elle était tout à fait innocente. Où diable Astolphe l’a-t-il pêchée ?

ASTOLPHE.

Faustina, tu crois à ma parole d’honneur ?

FAUSTINA.

Mais, oui.

ASTOLPHE.

Et bien ! je te jure sur mon honneur (non pas sur le tien) qu’elle n’est pas ma maîtresse, et que je la respecte comme ma sœur.

FAUSTINA.

Tu comptes donc en faire ta femme ? En ce cas, tu es un grand sot de l’amener ici ; car elle y apprendra beaucoup de choses qu’elle est censée ne pas savoir.

ASTOLPHE.

Au contraire, elle y prendra l’horreur du vice en vous voyant, toi et tes semblables.

FAUSTINA.

C’est sans doute pour lui inspirer cette horreur bien profondément que tu m’amenais ici avec des intentions fort peu vertueuses ? Madame… ou mademoiselle… vous pouvez m’en croire, il ne comptait pas vous trouver sur ce sofa. Je n’ai pas de parole d’honneur, moi, mais monsieur votre fiancé en a une ; faites-la lui donner !… qu’il ose dire pourquoi il m’amène ici ! Or, vous pouvez rester ; c’est une leçon de vertu qu’Astolpbe veut vous donner.

GABRIEL, à Astolphe.

Je ne saurais souffrir plus longtemps l’impudence de pareils discours ; je me retire.

ASTOLPHE, bas.

Comme tu joues bien la comédie ! On dirait que tu es une jeune lady bien prude.

GABRIEL, bas à Astolphe.

Je t’assure que je ne joue pas la comédie. Tout ceci me répugne, laisse-moi m’en aller. Reste ; ne te dérange pas de tes plaisirs pour moi.

ASTOLPHE.

Non, par tous les diables ! Je veux châtier l’impertinence de cette pécore ! (Haut.) Fausta, va-t’en, laisse-nous. J’avais envie de me venger d’Antonio ; mais j’ai vu ma fiancée ; je ne songe plus qu’à elle. Grand merci pour l’intention ; bonsoir.

FAUSTINA, avec fureur.

Tu mériterais que je foulasse aux pieds la couronne de fleurs de cette prétendue fiancée, déjà veuve sans doute de plus de maris que tu n’as trahi de femmes.

(Elle s’approche de Gabriel d’un air menaçant.)
ASTOLPHE, la repoussant.

Fausta ! si tu avais le malheur de toucher à un de ses cheveux, je t’attacherais les mains derrière le dos, j’appellerais mon valet de chambre, et je te ferais raser la tête.

(Faustina tombe sur le canapé, en proie à des convulsions. Gabriel s’approche d’elle.)
GABRIEL.

Astolphe, c’est mal de traiter ainsi une femme. Vois comme elle souffre !

ASTOLPHE.

C’est de colère, et non de douleur. Sois tranquille, elle est habituée à cette maladie.

GABRIEL.

Astolphe, cette colère est la pire de toutes les souffrances. Tu l’as provoquée, tu n’as plus le droit de la réprimer avec dureté. Dis-lui un mot de consolation. Tu l’avais amenée ici pour le plaisir, et non pour l’outrage.

(La Faustina feint de s’évanouir.)

Madame, remettez-vous ; tout ceci est une plaisanterie. Je ne suis point une femme ; je suis le cousin d’Astolphe.

ASTOLPHE.

Mon bon Gabriel, tu es vraiment fou !

FAUSTINA, reprenant lentement ses esprits.

Vraiment ! vous êtes le prince de Bramante ? ce n’est pas possible !… Mais si fait, je vous reconnais. Je vous ai vu passer à cheval l’autre jour, et vous montez à cheval mieux qu’Astolphe, mieux qu’Antonio lui-même, qui pourtant m’avait plu rien que pour cela.

ASTOLPHE.

Eh bien ! voici une déclaration. J’espère que tu comprends, Gabriel, et que tu sauras profiter de tes avantages. Ah çà ! Faustina, tu es une bonne fille, ne va pas trahir le secret de notre mascarade. Tu en as été dupe. Tâche de n’être pas la seule, ce serait honteux pour toi.

FAUSTINA.

Je m’en garderai bien ! je veux qu’Antonio soit mystfié, et le plus cruellement possible ; car il est déjà éperdument amoureux de monsieur. (À Gabriel.) Bon ! je l’aperçois qui vous lorgne du fond du salon. Je vais vous embrasser pour le confirmer dans son erreur.

GABRIEL, reculant devant l’embrassade.

Grand merci ! je ne vais pas sur les brisées de mon cousin.

FAUSTINA.

Oh ! qu’il est vertueux ! Est-ce qu’il est dévot ? Eh bien, ceci me plaît à la folie. Mon Dieu, qu’il est joli ! Astolphe, tu es encore amoureux de moi, car tu ne me l’avais pas présenté ; tu savais bien qu’on ne peut le voir impunément. Est-ce que ces beaux cheveux sont à vous ? et quelles mains ! c’est un amour !

ASTOLPHE, à Faustina.

Bon ! tâche de le débaucher. Il est trop sage, vois-tu (À Gabriel.) Eh bien ! voyons ! Elle est belle, et tu es assez beau pour ne pas craindre qu’on t’aime pour ton argent. Je vous laisse ensemble.

GABRIEL, s’attachant à Astolphe.

Non, Astolphe, ce serait inutilement ; je ne sais pas ce que c’est que d’offenser une femme, et je ne pourrais pas la mépriser assez pour l’accepter ainsi.

FAUSTINA.

Ne le tourmente pas, Astolphe, je saurai bien l’apprivoiser quand je voudrai. Maintenant songeons à mystifier Antonio. Le voilà, brûlant d’amour et palpitant d’espérance, qui erre autour de cette porte. Qu’il a l’air lourd et souffrant ! Allons un peu vers lui.

GABRIEL, à Astolphe.

Laisse-moi me retirer. Cette plaisanterie me fatigue. Cette robe me gêne, et ton Antonio me déplaît !

FAUSTINA.

Raison de plus pour te moquer de lui, mon beau chérubin ! Oh ! Astolphe, si tu avais vu comme Antonio poursuivait ton cousin pendant que tu dansais la tarentelle ! Il voulait absolument l’embrasser, et cet ange se défendait avec une pudeur si bien jouée !

ASTOLPHE.

Allons, tu peux bien te laisser embrasser un peu pour rire ; qu’est-ce que cela te fait ? Ah ! Gabriel, je t’en prie, ne nous quitte pas encore. Si tu t’en vas, je m’en vais aussi ; et ce serait dommage, j’ai si bonne envie de me divertir !

GABRIEL.

Alors je reste.

FAUSTINA.

L’aimable enfant !

(Ils sortent. Antonio les accoste dans la galerie. Après quelques mots échangés, Astolphe passe le bras de Gabriel sous celui d’Antonio et les suit avec Faustina en se moquant. Ils s’éloignent.)