Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène 2-2

Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 15).


Scène II.


ASTOLPHE, seul.

Avec Menrique ! à qui j’ai eu la sottise d’avouer que j’avais pris cette fille presque au sérieux… Je n’aurais qu’un mot à dire pour la retenir… (Il va vers la porte, et revient.) Oh ! non, pas de lâcheté. Gabriel me mépriserait, et il aurait raison. Bon Gabriel ! le charmant caractère ! l’aimable compagnon ! comme il cède à tous mes caprices, lui qui n’en a aucun, lui si sage, si pur ! Il me voit sans humeur et sans pédanterie continuer cette folle vie. Il ne me fait jamais de reproche, et je n’ai qu’à manifester une fantaisie pour qu’aussitôt il aille au-devant de mes désirs en me procurant argent, équipage, maîtresse, luxe de toute espèce. Je voudrais du moins qu’il prit sa part de mes plaisirs ; mais je crains bien que tout cela ne l’amuse pas, et que l’enjouement qu’il me montre ne soit l’héroïsme de l’amitié. Oh ! si j’en étais sûr, je me corrigerais sur l’heure ; j’achèterais des livres, je me plongerais dans les auteurs classiques ; j’irais à confesse ; je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour lui !… Mais il est bien longtemps à sa toilette. (Il va frapper à la porte de l’appartement de Gabriel.) Eh bien ! ami, es-tu prêt ? Pas encore. Laisse-moi entrer, je suis seul. Non ? Allons ! comme tu voudras. (Il revient). Il s’enferme vraiment comme une demoiselle. Il veut que je le voie dans tout l’éclat de son costume. Je suis sûr qu’il sera charmant en fille ; la Faustina ne l’a pas vu, elle y sera prise, et toutes en crèveront de jalousie. Il a eu pourtant bien de la peine à se décider à cette folie. Cher Gabriel ! c’est moi qui suis un enfant, et lui un homme, un sage, plein d’indulgence et de dévouement ! (Il se frotte les mains.) Ah ! je vais me divertir aux dépens de la Faustina ! Mais quelle impudente créature ! Antonio la semaine dernière, Menrique aujourd’hui ! Comme les pas de la femme sont rapides dans la carrière du vice ! Nous autres, nous savons, nous pouvons toujours nous arrêter ; mais elles, rien ne les retient sur cette pente fatale, et quand nous croyons la leur faire remonter, nous ne faisons que hâter leur chute au fond de l’abîme. Mes compagnons ont raison ; moi qui passe pour le plus mauvais sujet de la ville, je suis le moins roué de tous. J’ai des instincts de sentimentalité, je rêve des amours romanesques, et, quand je presse dans mes bras une vile créature, je voudrais m’imaginer que je l’aime. Antonio a dû bien se moquer de moi avec cette misérable folle ! J’aurais dû la retenir ce soir, et m’en aller avec Gabriel déguisé et avec elle, en chantant le couplet : Deux femmes valent mieux qu’une. J’aurais donné du dépit à Antonio par Faustina, à Faustina par Gabriel… Allons ! il est peut-être temps encore… Elle a menti, elle n’aurait pas osé aller trouver ainsi Menrique… Elle n’est pas si effrontée ! En attendant que Gabriel ait fini de se déguiser, je puis courir chez elle ; c’est tout près d’ici. (Il s’enveloppe de son manteau.) Une femme peut-elle descendre assez bas pour n’être plus pour nous qu’un objet dont notre vanité fait parade comme d’un meuble ou d’un habit !

(Il sort.)