Gómez Arias/Tome 3/06

Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Troisièmep. 122-133).

CHAPITRE VI.


Cielos en que ha separar
Tan dificultosa empresa.

Lope de Vega.

Quoi, tant de perfidie avec tant de courage ?
De crimes, de vertus, quel horrible assemblage !
Voltaire.


Après la défaite de ses compagnons à Alhacen, et l’anéantissement de toutes leurs espérances, Bermudo le Renégat s’était prudemment sauvé à Grenade. Il savait que dans cette ville, où les Maures et les Chrétiens vivaient ensemble, il serait bien plus tranquille qu’en continuant à errer dans les montagnes ; car ce genre de vie devenait de plus en plus dangereux, à cause des recherches actives que faisaient les Chrétiens pour s’emparer de tout rebelle qui serait surpris dans quelqu’une de ces retraites. Beaucoup de Maures dispersés avaient suivi le même parti, tandis que d’autres, moins entreprenans ou plus prévoyans, s’étaient cachés dans de sombres cavernes.

Le Renégat arriva des premiers à Grenade, et, se mêlant adroitement à la foule joyeuse des Chrétiens, il feignit d’être fort occupé de la solennité de la fête, tandis que toute son attention se portait sur une cavalcade où il apercevait quelqu’un qu’il reconnaissait. Bientôt il ne put plus douter, malgré l’excès de sa surprise, que ce ne fût Theodora, la belle captive de Cañeri, qui s’offrait à sa vue. La curiosité le porta à la suivre, et il apprit ainsi qu’elle était logée au palais de Aguilar. Depuis ce moment Bermudo consacra tout son temps à trouver l’explication de cet événement. Il eut le plaisir d’apprendre que son ennemi abhorré n’était pas mort, il le vit même ; et en recherchant avec ardeur tout moyen probable de satisfaire sa vengeance, ses premières démarches avaient réussi au gré de ses désirs. Il apprit le prochain mariage de Gómez Arias, et se ressouvenant alors des plaintes et du désespoir de Theodora, lorsqu’on croyait ce guerrier mort, il conclut de ce rapprochement qu’il existait quelque mystère dont la découverte pourrait lui être bien avantageuse.

Ce fut alors qu’il chercha à se lier avec Roque, connu comme valet de Gómez Arias, et que, servi par des questions insidieuses et sa propre pénétration, il demeura persuadé que Theodora était une maîtresse abandonnée de Gómez Arias ; amenée par hasard aux lieux mêmes où il comptait se venger, elle devait être un grand obstacle aux projets de son amant si elle apprenait sa trahison. Cette occasion qui se présentait pour effectuer la ruine de son ennemi exécré était trop favorable pour que le Renégat ne la saisît pas, et il résolut de faire tous ses efforts pour accomplir une vengeance qui était son unique but depuis tant d’années. Mais son plan d’attaque était aussi astucieux que le motif qui le faisait agir était diabolique. Quand il vit que Roque refusait absolument de parler de lui à son maître, il résolut de l’aborder lui-même, et le suivit dans cette intention aux promenades publiques. Ainsi, par sa conduite adroite, le Renégat, secondé par le trouble que causait à Don Lope le mauvais état de ses affaires, entraînait ce dernier dans un piège conçu avec tant d’art, qu’il devenait pour l’imprudent Gómez Arias un labyrinthe où sa perte était assurée, si le succès accompagnait son ennemi.

Bermudo ne put cacher sa joie lorsqu’il se vit maître de cette bague, dont la Reine Isabelle avait fait don à Gómez Arias, parcequ’il sentait que ce gage précieux pouvait contribuer à l’heureux accomplissement de ses manœuvres. Tandis que d’un côté le Renégat attendait avec anxiété le résultat de chacun de ses coups, et que de l’autre Don Lope se félicitait sur la prompte terminaison de son cruel arrangement, l’objet infortuné de ces deux complots était heureux et calme dans le palais de son libérateur.

Pour obéir aux ordres réitérés de son amant, Theodora était restée enfermée dans son appartement. Toute confiante dans les promesses de Don Lope, elle s’abandonnait à l’espoir d’un bonheur futur ; et cependant elle ressentait une sorte de trouble qui était une suite naturelle des fortes émotions qu’elle avait éprouvées. Enfin arriva le matin de ce jour si important ; et l’attention de Theodora fut attirée par le bruit qui régnait dans tout le palais, et dont la cause pouvait être diversement interprétée. Tantôt elle s’imaginait que Gómez Arias avait déjà obtenu de Aguilar l’audience nécessaire pour lui tout avouer ; puis elle frémissait à l’idée que les rêves agréables dont elle s’occupait pourraient ne jamais se réaliser.

Elle fut heureusement distraite de cet état d’anxiété par l’arrivée subite de Lisarda, qui, entrant sans cérémonie, et paraissant fort agitée, s’écria avant que Theodora eût le temps de la questionner sur son trouble :

Santos Cielos ! Voilà de belles choses ! Aurait-on pu présumer cela ? Quelle honte ! Précisément au moment où… Oh bien ! je me serais laissé crever les yeux, arracher la langue, avant de consentir à être traitée de la sorte. Après tant de préparatifs ! Ah ! mon Dieu ! manquer de parole à toute une famille et troubler une société si honorable !

Ici, Lisarda fut forcée de s’arrêter pour reprendre haleine, et Theodora s’empressa de profiter de cela pour la questionner.

— Hé bien ! ma bonne Lisarda, lui dit-elle, apprenez-moi donc ce qui est arrivé ? Aucun malheur pour la famille, j’espère.

— Hélas ! Madame, reprit Lisarda, vos espérances ne peuvent malheureusement pas empêcher ce malheur ; car vraiment c’en est un bien terrible ! Je suis sûre qu’il y a là-dedans de la fourberie, de l’insolence et un abominable parjure.

Oui, la famille a été traitée ce matin de la manière la plus humiliante. Jamais je n’avais vu manquer ainsi de délicatesse et d’usage. Virgen Santa ! Comment tout cela finira-t-il ? Le ciel sait que, pour ma part, je n’ai jamais eu confiance dans le galant. — Non, non ; je l’ai toujours dit à Don Rodrigo. — Mais il n’est plus question de cela ; le mal est fait, il faut maintenant attendre les résultats. Vraiment il y a de quoi mettre en colère. — J’avais préparé une belle toilette ; et maintenant la cérémonie est retardée !

— Quelle cérémonie est retardée ? demanda Theodora avec empressement.

— La noce ! Madame. Quoi ! ne vous l’avais-je pas encore dit ?

— Non, vraiment.

— Je suis alors bien étourdie ! Et réellement, Madame ; quelle autre chose que la noce pourrait être remise ?

— Et c’est là le malheur qui cause de si grands regrets ? reprit Theodora, pouvant à peine cacher sa satisfaction intérieure.

— Certainement, Madame ; et je trouve que l’affaire est bien digne du mécontentement qu’elle nous cause à tous. Bon Dieu ! Madame, si un tel accident vous arrivait, vous ne le supporteriez peut-être pas avec tant de philosophie. Mais Dieu me pardonne ! vous semblez vous réjouir de ce malheur !

— Me réjouir ! grand Dieu ! que voulez-vous dire ? reprit Theodora en rougissant et en s’efforçant de cacher son émotion. Comment pouvez-vous supposer que j’aie le cœur assez méchant pour me réjouir d’un événement qui doit nécessairement affliger mon généreux bienfaiteur ?

— Ma chère Dame, ne vous fâchez pas de mon observation, mais, aussi vrai que je suis une bonne Chrétienne, vous paraissez bien mieux depuis hier.

Après avoir débité toutes les nouvelles du palais à sa belle maîtresse, la bonne Lisarda s’en retourna à la recherche de quelque nouvelle particularité. Bientôt après Theodora reçut la visite de Don Alonzo, dont les traits exprimaient fortement le mécontentement. Theodora en devinait facilement la cause, et tout en se réjouissant d’un événement dont son bonheur dépendait, elle ne pouvait étouffer un sentiment de pitié généreuse en pensant qu’elle était, quoique innocemment, la cause véritable du chagrin de son bienfaiteur.

Elle fut tentée plus d’une fois, pendant cette visite, de se jeter aux pieds de Aguilar et de lui avouer franchement sa triste histoire ; mais ensuite le souvenir des ordres exprès de son amant arrêtait ce mouvement généreux. Ainsi, pour obéir à un homme qui ne s’occupait que de lui créer de nouveaux malheurs, elle faisait taire la voix de la franchise dans un cœur plein de délicatesse et de sincérité, qui souffrait vivement de cette dissimulation. Ce ne fut pas la seule épreuve que Theodora eut à subir. Il lui fallut refuser l’invitation pressante que lui fit Aguilar de paraître dans le salon, et elle eut la douleur de voir que son refus était interprété d’une manière défavorable. On pouvait regarder comme un caprice de femme ou un manque de reconnaissance pour son généreux bienfaiteur, une conduite qui était réellement celle d’une âme sensible et d’un cœur dévoué.

L’espérance de sortir bientôt d’une position si embarrassante fit supporter à Theodora ces nouvelles contrariétés avec patience et résignation. Elle passa ce jour long et pénible dans le doute et la crainte, et elle salua avec transport le moment où la nuit couvrit de son noir manteau les tours orgueilleuses et les majestueux palais de Grenade.