Gómez Arias/Tome 3/04

Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Troisièmep. 57-88).

CHAPITRE IV.


Quel joyau est une excellente femme !
Beaumont.

Mais qu’aisément l’amour croit tout
ce qu’il souhaite !
Racine.

Je vous offre humblement mon avis, mais
 sauf amendement, et j’espère ne pas
encourir votre disgrâce.
Massinger.


Oh ! femme ! femme ! être charmant et dévoué, de quelles substances mystérieuses la nature s’est-elle servie en te formant ? Des contrastes composent ton essence, et tu tires ton plus puissant attrait de ces contrastes. Incertaine, irrésolue, tes défauts même ont des charmes. Lorsque tu t’abandonnes à la tendresse, ou que tu te laisses emporter par le ressentiment d’une offense, tu es capable du plus noble enthousiasme, ou de desseins aussi coupables que hardis. L’homme, dans son orgueil, s’arroge un pouvoir despotique sur les hautes régions de l’intelligence et les vastes champs de l’imagination ; mais il t’a laissée souveraine absolue de l’empire du cœur. Il est jaloux de ses prérogatives, et les conserve avec soin pour lui seul, tandis qu’il est heureux de profiter près de toi de cet instinct des convenances, de cette délicatesse de sentiment dont la nature t’a douée. Femme ! tu fus créée pour embellir la route épineuse de la vie. Aimer est le but de ton existence, être aimée la récompense de tes peines. Éloignée par ton caractère et ton éducation de toutes poursuites ambitieuses, incapable par ta douceur et la délicatesse de ta constitution de partager les fatigues et les dangers des hommes, tout ton être est attiré vers le charme d’un seul sentiment, l’amour ! Ce sentiment semble nécessaire à ton existence, il est la source de tout ton bonheur, il l’est également de tes peines les plus affreuses. L’homme te recherche comme une amie, et te traite comme une victime : tu aimes, il triomphe ! et bientôt il te méprise pour la tendresse dont il a joui et qui l’avait charmé. Contradiction dégradante de la nature humaine, l’homme a reçu plus de pouvoir pour vaincre, que la femme n’a de force pour résister, et dans cette lutte inégale, la honte s’attache à la victime, tandis que le vrai coupable s’enorgueillit de son odieuse victoire !

Et cependant, telle est l’essence angélique dont la femme fut formée, que bien que suceptible de ressentir avec angoisses les traits acérés de l’ingratitude et du dédain, elle pardonne et oublie, lorsque le repentir en appelle à la compassion et à la générosité de son cœur.

Telle était Theodora. Après avoir supporté un excès de chagrins qui semble au-dessus des forces et de la patience humaine, inspirée par la folie et le désespoir, elle arme d’un poignard une main peu faite pour une action aussi noire ; semblable à un assassin, elle médite un crime et entre chez son séducteur. Mais la vue de celui qui lui fut si cher la désarme. Elle ne peut accomplir son projet coupable, et le repentir du parjure Don Lope, comme un charme puissant, dissipe les noires passions auxquelles elle était en proie. Quelques mots de consolation suffisent pour faire taire la douleur dans son âme. Elle chérit l’homme qui l’avait offensée si profondément ; elle sent même qu’elle l’aime plus tendrement que jamais.

Ayant oublié la trahison de son amant, et incapable de supposer une nouvelle perfidie, Theodora rentra chez elle pour se nourrir de son bonheur, et elle attendit le jour avec anxiété.

Pendant ce temps, Gómez Arias, agité par la plus vive impatience, parcourait à grands pas son appartement. À peine Theodora l’eut-elle quitté, que tout sentiment de pitié, toute considération se turent, et son imagination ne fut plus occupée que du danger que couraient ses ambitieux projets, et du désir de les voir accomplis. Le matin vint, et Don Lope marchait encore avec cette irrégularité qui peignait le trouble de ses sens. Quelquefois il s’arrêtait, il pesait une idée qui lui semblait bonne, puis tout-à-coup il la rejetait comme inexécutable. Tantôt il était silencieux et tantôt il prononçait des phrases entrecoupées. Puis, semblable à un insensé, il maudissait la malheureuse Theodora, comme une barrière insurmontable posée entre lui et ses projets ; oubliant qu’il ne s’était plongé dans une position aussi difficile que pour n’avoir pas mis un frein à ses passions coupables. Du moins, la malheureuse victime de son crime, ne pouvant entendre ses lâches reproches, jouissait de quelques instans de bonheur. Hélas ! elle comptait sur la tendresse de Gómez Arias ; il lui tardait de le serrer dans ses bras ; et pendant ce temps, le perfide ne s’occupait que de trouver un moyen de l’éloigner de Grenade.

Cette fourberie n’était qu’une conséquence naturelle du système qu’il avait adopté. Absorbé par mille passions qui faisaient taire la voix du devoir, il était incapable d’abandonner la perspective brillante offerte à son ambition, pour obéir à la justice et donner satisfaction à l’opprimée. Les difficultés dont il était entouré augmentaient son aversion pour Theodora. Il n’avait pas eu un seul instant l’idée de rompre ses engagemens avec Leonor ; son honneur et son orgueil étaient trop profondément intéressés dans cette union, pour qu’il admît la possibilité d’un tel événement ; mais il sentait la nécessité de différer la cérémonie, et ne s’occupait que d’arriver à ce but. Quel prétexte plausible pouvait justifier suffisamment une résolution aussi extraordinaire ?

Mille plans se présentèrent qui furent tous rejetés ; il tremblait que la nuit ne revînt avant qu’il n’eût pris un parti à l’égard de Theodora, et c’était folie que de penser à l’enlever de force du palais de Don Alonzo. Dans tous les cas, pensant avec raison que dans un moment semblable il était l’objet de l’attention de tout le monde, il résolut d’éviter toute rencontre avec Theodora.

Il était encore plongé dans cette perplexité, lorsque son fidèle valet vint pour prendre ses ordres, suivant son habitude.

Roque, en entrant, fut frappé et très surpris de la préoccupation de son maître.

— Bonjour, Seigneur, dit-il en faisant un profond salut et en s’avançant vers le Chevalier ; mais Don Lope était trop absorbé pour lui répondre et même pour faire attention à son salut.

— Voilà, continua Roque, voilà, Dios me bendiga[1], mon maître bien pensif. J’ai toujours su le tirer de ses méditations, mais aujourd’hui elles me paraissent trop profondes pour mes minces talens. Don Lope, reprit-il d’une voix plus élevée, je souhaite le bonjour à Votre Honneur ; et il accompagna ce salut tout chrétien d’autant de bruit et de mouvement que les convenances le permettaient.

— Oh ! c’est vous, Roque ? dit Don Lope fort étonné.

— Moi-même, Seigneur, à votre service, répondit l’obséquieux valet.

— Que le Ciel te maudisse, reprit son maître ; pourquoi fais-tu tout ce bruit ?

— Je vous remercie, mon cher maître, d’un bonjour aussi aimable ; c’est d’un bon augure pour un jour de mariage !

— Bah ! mon mariage ! s’écria Gómez Arias avec impatience : puis il retomba dans ses réflexions.

— Ah ! dit Roque, de quel côté vient donc le vent ? Il paraît que tout ne va pas bien. Seigneur Don Lope, m’est-il permis de vous interrompre dans vos importantes méditations pour vous demander ce qui a pu troubler vos esprits de si bon matin : vos rêves n’ont probablement pas été pénibles ; quant à moi, je déteste les mauvais rêves ; ce sont des présages, surtout la veille d’un mariage.

— Tais-toi, sot bavard, dit Gómez Arias l’interrompant ; ce n’est pas un rêve qui me tourmente, mais bien une réalité, et des plus fâcheuses. Roque, ajouta-t-il d’un ton plus familier, je me suis enfoncé dans un labyrinthe d’où je ne sortirai que difficilement.

— Mon bon maître, j’en suis bien affligé ; mais je conçois fort bien qu’un homme prudent ait de puissantes raisons pour réfléchir plus qu’un philosophe lorsqu’il est au moment de se perdre dans le labyrinthe du mariage. Oui, Señor, je conviens que c’est une épreuve fort dangereuse : c’est un voyage menacé de bien des tempêtes ; on y est toujours entouré de bas-fonds, de sables mouvans, de rochers ; si bien que…

Trêve à tes maudites métaphores, Roque, s’écria Don Lope, ou bien tes oreilles sentiront une tempête plus forte que celles de toutes tes descriptions.

Señor, reprit le valet, si vous n’aimez pas les orages, je n’ai pas non plus la moindre affection pour eux, ainsi je me tairai.

— Roque, dit Gómez Arias après un moment de silence, je suis menacé de perdre le précieux trésor pour la possession duquel je travaille tant et depuis si long-temps.

— Un trésor, Seigneur ! s’écria le valet étonné. Cuerpo di Cristo ! Un trésor ! expliquez-vous, de grâce ; j’ignorais que vous attendissiez un trésor ; et de quel pays doit-il venir ? J’espère qu’alors mon cher maître me paiera mes gages !

— Quel infâme coquin ! dit Don Lope ; il s’occupe d’argent et de vils gages lorsqu’il voit son maître dans la position la plus embarrassante où jamais mortel se soit trouvé ! Roque, je ne sais vraiment pas ce qui m’empêche de te casser les reins.

Dans sa fureur, Don Lope avança d’un pas ; mais Roque, en homme prudent, recula aussitôt.

— Don Lope, cria le valet, aussi vrai que j’espère dans la miséricorde divine, je ne voulais pas vous offenser : vous paraissez terriblement irrité, et certes il y a quelque mystère là-dessous : dites-moi ce qui vous tourmente, et peut-être pourrai-je y remédier.

— Vous ne pourrez pas, Roque, lui répondit son maître un peu calmé, vous ne pourrez pas faire retarder mon mariage !

Virgen del Tremedal ! s’écria Roque en faisant le signe de la croix, en sommes-nous donc là enfin ? Vous avez donc découvert dans votre belle fiancée quelque défaut que vous ignoriez ? Mieux vaut avant qu’après la cérémonie. Mais ce serait un véritable malheur que de déranger la fête après les magnifiques préparatifs qui ont été faits pour la célébrer avec toute la pompe qu’elle mérite. Que le Ciel nous bénisse ! Nous ferions là une belle affaire ! Mais n’importe ! après tout, peut-être est-ce pour le mieux.

— As-tu bientôt fini, Roque ? Au nom de Satanas[2], qui est-ce qui pourrait écouter avec patience ton bavardage sans fin ? Ce n’est pas par goût que je veux retarder la célébration du mariage, mais parceque j’y suis forcé par de malheureuses circonstances.

— Que dites-vous, mon cher maître ? Certes il n’est rien arrivé.

— Il est une chose fort extraordinaire, Roque ; ce que je vais te raconter t’étonnera bien.

— Continuez, Seigneur, ne me tenez pas en suspens ; je vous assure que rien ne peut m’étonner.

— J’ai vu, reprit Gómez Arias d’un ton solennel, j’ai vu Theodora.

— Theodora ! répéta Roque affectant la surprise. Vous avez vu Theodora ! en rêve, probablement, mon bon maître ?

— Je l’ai vue aussi bien que je te vois en ce moment. Qui plus est, je lui ai parlé.

— Mais où donc, Seigneur ?

— Ici, dans cet appartement.

— Vous m’étonnez bien, reprit Roque ; et cependant, je ne puis pas dire que cela soit fort extraordinaire, car moi-même je l’ai vue, — c’est-à-dire, j’ai rêvé que je la voyais, — et vous savez, mon cher maître, que les rêves sont souvent les précurseurs de la réalité.

— C’en est assez, dit Don Lope ; maintenant il faut nous occuper d’éloigner le danger.

— Le danger ! répéta Roque ; au nom de san Pablo, quel danger avez-vous à redouter ?

— Oh ! Roque, je suis menacé du plus grand de tous.

Virgen santa ! que dites-vous, Seigneur ?

— Theodora compte que je romprai l’union projetée, et que nous quitterons ce palais ensemble ; sinon elle publiera ma conduite au pied de l’autel.

— Eh quoi ! dit Roque, cette jolie dame n’est-elle pas lasse de courir ? Bon Dieu ! j’aurais cru qu’elle avait eu trop d’aventures dans les montagnes pour désirer de repartir avec vous.

— Roque, dit Gómez Arias, il faut nous débarrasser de cette fille.

— Nous débarrasser ? répéta l’homme de confiance, nous débarrasser, Seigneur ? mais elle ne m’embarrasse nullement.

— Pas de mauvaises plaisanteries, coquin ; vous choisissez mal votre temps. Maintenant, écoutez-moi. Il faut nous rendre maîtres de Theodora ; vous sentez l’urgence de cette mesure.

— Je la sens très bien, répondit Roque.

— Et le plus tôt sera le meilleur, continua Don Lope tout en réfléchissant.

— C’est vrai, dit le valet.

— Mais je cherche en vain, dit Gómez Arias, un moyen pour arriver à ce but sans éveiller les soupçons dans cette maison.

— Je n’en trouve pas non plus, ajouta Roque.

— C’est vraiment une calamité.

— Une calamité sans pareille.

— Il faut nécessairement, continua Don Lope, que j’agisse de ruse ; il faut que le mariage soit retardé, et je vais pour cela aborder bravement Don Alonzo. Je ne demanderai qu’un jour de délai, et il faudra bien que pendant ce temps toutes les choses s’arrangent d’une manière ou d’une autre.

Don Lope prononça ces derniers mots avec un sang-froid imperturbable ; mais l’honnête Roque, pensant avec raison que tous les moyens d’éloigner une femme qui gêne ne sont pas également d’accord avec les lois de la conscience, osa dire :

— Pardonnez, Don Lope ; mais j’espère que vos projets ne sont pas d’user de quelque violence ; car Dieu sait que la pauvre Dame n’est déjà que trop digne de compassion.

— Roque, tu es un sot bien impertinent et bien officieux !

— Cela peut être, répliqua froidement le valet ; mais veuillez vous souvenir que, dès le commencement de cette aventure, depuis le premier moment où vous versâtes votre doux poison dans le cœur de cette innocente fille, je m’opposai de toutes mes forces à une telle conduite : quelque chose me disait qu’elle n’aurait que les plus fâcheux résultats : le temps montrera qu’il faut quelquefois croire aux prédictions. Veuillez vous rappeler, Señor, combien de fois je vous ai fait des remontrances sur cette triste affaire.

— Je m’en souviens, Roque, et je pense que vous devez vous souvenir aussi de ce que votre éloquence vous valut.

— Oh ! Señor, ces faveurs sont si profondément gravées dans ma mémoire, qu’il serait difficile de les en effacer.

— Eh bien ! continua Gómez Arias, sachez, Roque, que je suis en ce moment tout disposé à vous traiter aussi bien, si vous ne mettez un terme à vos impertinentes observations. Vos doléances et vos regrets sur le passé sont inutiles, puisqu’il n’y a plus de remède à ce qui est fait ; mais j’ai besoin de votre imagination et de votre adresse pour m’aider dans les circonstances actuelles. Vos scrupules peuvent se reposer, car je n’emploierai pas la violence. Je vais aller voir Don Alonzo, et préparer les voies pour mes plans ultérieurs. Roque, souviens-toi que si tu n’es pas entièrement las de la vie, tu feras bien de garder sur tout ceci le plus profond silence. Maintenant va-t-en, et attends-moi dans deux heures à la Plaza Nueva.

Roque fit un profond salut en signe d’obéissance, et se retira. Alors Gómez Arias, rassemblant toute la fermeté, tout le courage que demandait une démarche aussi importante, quitta son appartement pour se rendre chez Don Alonzo de Aguilar. Il fut bientôt frappé du bruit et de l’activité qui régnaient dans tout le palais pour les préparatifs de la fête. Ici l’on rencontrait des femmes de chambre souriant, marchant avec empressement : là, des valets, portant de somptueuses livrées, et prenant plus ou moins d’importance selon le degré de responsabilité qui devait peser sur eux pendant la fête ; puis on voyait d’élégans pages portant des présens de noces dans de grands et magnifiques plats d’argent. Venait ensuite une foule d’amis, qui s’empressèrent de se faire jour jusqu’à Gómez Arias pour offrir leurs félicitations à l’heureux époux ; mais il y avait dans l’expression de figure de cet époux quelque chose autre que le bonheur. Ces témoignages d’affection ne s’arrêtèrent pas aux amis ; car la pompe de la noce avait attiré un bon nombre de ménestrels, de bardes affamés, qui s’empressaient d’arriver pour faire entendre au marié leurs chants d’amour et leurs poésies ; et l’on peut bien penser qu’au fond de son cœur Don Lope n’y répondait que par des malédictions.

Il traversa les longues galeries, les vastes salles du palais, déjà assiégées par une foule nombreuse, — les uns attirés par la beauté de la fête, d’autres par le parfum des mets délicieux qui devaient composer le banquet ; car les connaisseurs en science culinaire auguraient fort bien de cette partie des réjouissances, d’après le nombre d’artistes de talent qui s’en occupaient. Don Lope se débarrassant avec peine des complimens, des embrassades de ses soi-disant chers amis, et traversant cette armée de parasites, appela un des domestiques et lui ordonna de l’annoncer à Don Alonzo de Aguilar.

Il trouva le vieux guerrier déjà habillé pour la cérémonie et ceignant une superbe épée qu’il ne portait que dans les solennités. Après les premiers saluts, Gómez Arias resta quelques instants silencieux, cherchant en lui-même le meilleur moyen d’entamer la conversation pénible pour laquelle il était venu. Le sentiment du mensonge qu’il allait faire rendait sa position fort embarrassante, et sa présence d’esprit habituelle semblait l’avoir presqu’entièrement abandonné en ce moment critique. Le vieux guerrier fut frappé de l’air embarrassé de Gómez Arias dont le ton était ordinairement si noble et si franc.

Pensant que le jeune guerrier avait quelque chose à lui communiquer, Aguilar attendit qu’il rompît le silence, mais voyant qu’il y paraissait peu disposé, il prit enfin la parole et dit :

— Don Lope, vous êtes réellement trop pensif pour un jour de mariage.

Un nouveau silence suivit ; mais Don Lope sentant combien sa position devenait de plus en plus embarrassante, comprit qu’il était temps de prendre un parti décisif. Rassemblant toute son éloquence, il s’adressa enfin en ces termes et du ton le plus respectueux au père de Leonor :

— Señor, je viens d’être accablé par un événement inattendu, et l’émotion qu’il m’a causée a dû vous frapper ; — mais je me vois à mon grand regret forcé de vous en donner communication, et de réclamer vos conseils, avant le commencement de la cérémonie.

— Parlez, Señor, dit Aguilar ; cependant permettez-moi de vous faire observer que vous ne deviez pas attendre jusqu’à ce jour si vous aviez quelqu’importante communication à me faire.

— Don Alonzo, reprit Gómez Arias avec résolution, il y a des circonstances dans la vie où la volonté de l’homme ne peut rien, et quelque extraordinaire que puisse paraître ma requête, il est pourtant indispensable que je vous l’adresse. Je vous demande, Señor, avec tout le respect auquel vous avez droit, mais aussi avec toute la fermeté que mon devoir m’impose ; je vous demande de vouloir bien remettre à demain la bénédiction nuptiale.

— Quoi ! s’écria Aguilar frappé d’étonnement, différer la cérémonie nuptiale ! Don Lope, que signifie ceci ? voulez-vous donc faire une insulte à ma maison ?

— Me supposer coupable d’une telle intention, reprit Gómez Arias avec calme, serait une grande injustice : l’honneur de votre maison, Don Alonzo de Aguilar, est maintenant étroitement lié au mien.

— Que dois-je donc penser d’une aussi étrange proposition ? demanda Aguilar d’une voix indignée.

— Une telle demande, reprit Gómez Arias, ne vous aurait jamais été faite s’il n’eût dépendu que de moi ; et vous devez concevoir tout ce que je souffre lorsque je me vois forcé de retarder d’un jour mon bonheur. Certes, il a fallu une raison bien forte pour me décider à une telle démarche ; et j’espère qu’elle sera ma justification. Mon digne ami, le Comte Ureña, vient de m’envoyer un exprès pour m’apprendre qu’il est atteint d’une maladie mortelle, et pour me conjurer de me rendre près de lui avant qu’il n’en soit plus temps, si j’attache quelque prix à la bénédiction d’un mourant. Il veut me faire une communication de la plus haute importance, et qu’il ne peut confier qu’à moi. Le château du Comte n’étant qu’à six lieues d’ici, je serai de retour demain. Maintenant, ajouta-t-il, Don Alonzo, je réclame vos conseils : mépriserai-je la dernière prière d’un homme auquel ma famille a les plus grandes obligations, ou consentirez-vous à ce que la cérémonie soit remise à demain ? Par ce moyen, j’accomplirais les devoirs de l’honneur et de l’humanité sans trop retarder mon propre bonheur.

Quoiqu’il fût aisé d’apercevoir que l’orgueil de Don Alonzo était profondément blessé, il fut bientôt calmé par la justesse de la proposition de Gómez Arias.

— Mais, dit-il, d’un ton un peu brusque, vous n’avez pas, Don Lope, que ma permission à obtenir. Ma fille doit être consultée. — Avez-vous son approbation ? Il faut aussi informer la Reine de cet événement subit ; et je ne sais trop si Sa Majesté approuvera ce dérangement.

Gómez Arias promit d’obtenir la permission de Leonor, si Don Alonzo voulait pendant ce temps employer son influence sur la Reine, pour lui faire sentir la nécessité de ce délai. Il connaissait trop bien la fierté de Leonor pour ne pas deviner combien elle allait se trouver offensée ; cependant il avait confiance dans son éloquence persuasive pour triompher de toutes les objections qu’elle pourrait faire. Il se rendit à l’appartement de sa future épouse, obtint la permission de lui parler, et fut frappé en l’abordant de son extrême beauté, rendue plus éclatante encore par la richesse de sa parure.

— Eh bien ! Don Lope, dit-elle en souriant et en se regardant dans le miroir, comment me trouvez-vous ?

— Semblable à une Divinité, à laquelle j’offre mes adorations, répliqua galamment Gómez Arias, en prenant sa main et en la baisant avec une tendresse respectueuse.

Leonor répondit à cet hommage de son amant par un regard affectueux ; puis elle s’écria en riant :

— Mais je ne puis féliciter le Seigneur Don Lope sur le goût qui a présidé à sa toilette : il va certainement me répondre que son imagination était trop préoccupée par ma beauté pour pouvoir accorder une pensée à sa propre personne ; cependant, par respect pour la Reine, et les nobles amis dont la présence doit honorer notre union, il est nécessaire que le cavalier reporte son attention sur lui-même quelque indigne qu’il s’en trouve.

Elle allait continuer, lorsque Gómez Arias, qui regardait chaque moment qui s’écoulait comme une perte importante pour l’exécution de ses projets, se décida à lui faire part de sa détermination.

— Il semble, ma chère Leonor, lui dit-il, que le sort veuille me faire souffrir plus de tourmens qu’à tout autre homme ; car, au moment où le dernier obstacle à notre union venait d’être levé, où le vœu le plus cher allait se réaliser, je suis…

— J’espère, Lope, interrompit Leonor d’une voix émue, que votre témérité ne vous a pas replongé dans un péril semblable à celui auquel vous avez échappé il y a si peu de temps ? — et cependant votre trouble, le désordre de votre toilette, annoncent quelque malheur. — Pariez, Don Lope. — Faites-moi tout connaître.

— Calmez-vous, ma chère Leonor ; il n’y a aucun malheur à redouter.

Alors il lui expliqua en peu de mots ce qu’il avait déjà dit à son père, et employa les termes les plus doux pour solliciter son consentement.

— Et quel besoin avez-vous de mon consentement, dit Leonor dont la physionomie exprimait le plus vif déplaisir, pour une chose que la reine et mon père approuvent ? Certainement, continua-t-elle, remettons la cérémonie.

Il y avait, dans la voix de Leonor, lorsqu’elle prononça ces mots, quelque chose qui émut le cœur de Don Lope ; car son sourire ironique et son calme forcé montraient clairement que, malgré l’indifférence qu’elle affectait, son orgueil était profondément blessé. Gómez Arias eut recours à toute son éloquence pour diminuer son ressentiment ; mais elle repoussa toutes ses prières avec beaucoup de dignité.

— Allez, Don Lope, lui dit-elle avec fierté, le temps que vous passez ici est perdu ; pensez à l’état où est le Comte ; et si vous ne faites diligence, il ne connaîtra peut-être jamais tout ce que vaut son tendre ami.

Alors, appelant ses, femmes, elle commença à se dépouiller de toute sa parure, avec la plus parfaite indifférence, ne cessant de rappeler à son futur époux la nécessité d’un prompt départ.

Gómez Arias, quoiqu’à regret, fut forcé de la quitter, et il sortit précipitamment pour mettre à exécution le projet qui l’occupait.

Leonor eut bientôt quitté sa toilette nuptiale, au grand étonnement de ses femmes déconcertées par un événement si extraordinaire. Elles ne pouvaient s’expliquer la gaieté avec laquelle Leonor avait annoncé que la noce était retardée. Mais sous cet extérieur indifférent, Leonor cachait un profond ressentiment de l’injure qui lui était faite ; cet orgueil irrité lui ordonnait de renfermer toute émotion ; mais les effets de cette dissimulation devaient être bien plus grands, bien plus durables, que si son cœur se fût épanché en plaintes et en reproches.

On peut aisément concevoir la surprise de tous les gens de la maison, lorsque Don Alonzo annonça cette nouvelle si inattendue. On discuta tous les petits incidens, mais ces discussions n’eurent aucun résultat satisfaisant, et tout le monde déclama à haute voix contre un événement qui contrariait l’intérêt des uns et les plaisirs des autres.


  1. Dieu me bénisse.
  2. Satan