Génie du christianisme/Partie 4/Livre 6/Chapitre XI

Garnier Frères (p. 517-522).

Chapitre XI - Politique et Gouvernement

La coutume qui accordait le premier rang au clergé dans les assemblées des nations modernes tenait au grand principe religieux que l’antiquité entière regardait comme le fondement de l’existence politique. Je ne sais, dit Cicéron, si anéantir la piété envers les dieux ce ne serait point aussi anéantir la bonne foi, la société du genre humain et la plus excellente des vertus, la justice[1] : " Haud scio an, pietate adversus deos sublata, fides etiam, et societas humani generis, et una excellentissima virtus, justitia, tollatur. "

Puisqu’on avait cru jusqu’à nos jours que la religion est la base de la société civile, ne faisons pas un crime à nos pères d’avoir pensé comme Platon, Aristote, Cicéron, Plutarque, et d’avoir mis l’autel et ses ministres au degré le plus éminent de l’ordre social.

Mais si personne ne nous conteste sur ce point l’influence de l’Église dans le corps politique, on soutiendra peut-être que cette influence a été funeste au bonheur public et à la liberté. Nous ne ferons qu’une réflexion sur ce vaste et profond sujet : remontons un instant aux principes généraux d’où il faut toujours partir quand on veut atteindre à quelque vérité.

La nature, au moral et au physique, semble n’employer qu’un seul moyen de création : c’est de mêler, pour produire, la force et la douceur. Son énergie paraît résider dans la loi générale des contrastes. Si elle joint la violence à la violence ou la faiblesse à la faiblesse, loin de former quelque chose, elle détruit par excès ou par défaut. Toutes les législations de l’antiquité offrent ce système d’opposition qui enfante le corps politique.

Cette vérité une fois reconnue, il faut chercher les points d’opposition : il nous semble que les deux principaux résident, l’un dans les mœurs du peuple, l’autre dans les institutions à donner à ce peuple. S’il est d’un caractère timide et faible, que sa constitution soit hardie et robuste ; s’il est fier, impétueux, inconstant, que son gouvernement soit doux, modéré, invariable. Ainsi la théocratie ne fut pas bonne aux Egyptiens : elle les asservit sans leur donner les vertus qui leur manquaient ; c’était une nation pacifique : il lui fallait des institutions militaires.

L’influence sacerdotale, au contraire, produisit à Rome des effets admirables : cette reine du monde dut sa grandeur à Numa, qui sut placer la religion au premier rang chez un peuple de guerriers : qui ne craint pas les hommes doit craindre les dieux.

Ce que nous venons de dire du Romain s’applique au Français ; il n’a pas besoin d’être excité, mais d’être retenu. On parle du danger de la théocratie ; mais chez quelle nation belliqueuse un prêtre a-t-il conduit l’homme à la servitude ?

C’est donc de ce grand principe général qu’il faut partir pour considérer l’influence du clergé dans notre ancienne constitution, et non pas de quelques détails particuliers, locaux et accidentels. Toutes ces déclamations contre la richesse de l’Église, contre son ambition, sont de petites vues d’un sujet immense ; c’est considérer à peine la surface des objets, et ne pas jeter un coup d’œil ferme dans leurs profondeurs. Le christianisme était dans notre corps politique comme ces instruments religieux dont les Spartiates se servaient dans les batailles, moins pour animer le soldat que pour modérer son ardeur.

Si l’on consulte l’histoire de nos états généraux, on verra que le clergé a toujours rempli ce beau rôle de modérateur. Il calmait, il adoucissait les esprits ; il prévenait les résolutions extrêmes. L’Église avait seule de l’instruction et de l’expérience, quand des barons hautains et d’ignorantes communes ne connaissaient que les factions et une obéissance absolue ; elle seule, par l’habitude des synodes et des conciles, savait parler et délibérer ; elle seule avait de la dignité, lorsque tout en manquait autour d’elle. Nous la voyons tour à tour s’opposer aux excès du peuple, présenter de libres remontrances aux rois et braver la colère des nobles. La supériorité de ses lumières, son génie conciliant, sa mission de paix, la nature même de ses intérêts, devaient lui donner en politique des idées généreuses qui manquaient aux deux autres ordres. Placée entre ceux-ci, elle avait tout à craindre des grands, et rien des communes, dont elle devenait par cette seule raison le défenseur naturel. Aussi la voit-on, dans les moments de troubles, voter de préférence avec les dernières. La chose la plus vénérable qu’offraient nos anciens états généraux était ce banc de vieux évêques qui, la mitre en tête et la crosse à la main, plaidaient tour à tour la cause du peuple contre les grands et celle du souverain contre des seigneurs factieux.

Ces prélats furent souvent la victime de leur dévouement. La haine des nobles contre le clergé fut si grande au commencement du XIIIe siècle, que saint Dominique se vit contraint de prêcher une espèce de croisade pour arracher les biens de l’Église aux barons qui les avaient envahis. Plusieurs évêques furent massacrés par les nobles ou emprisonnés par la cour. Ils subissaient tour à tour les vengeances monarchiques, aristocratiques et populaires.

Si vous voulez considérer plus en grand l’influence du christianisme sur l’existence politique des peuples de l’Europe, vous verrez qu’il prévenait les famines et sauvait nos ancêtres de leurs propres fureurs, en proclamant ces paix appelées paix de Dieu, pendant lesquelles on recueillait les moissons et les vendanges. Dans les commotions publiques souvent les papes se montrèrent comme de très grands princes. Ce sont eux qui, en réveillant les rois, sonnant l’alarme et faisant des ligues ont empêché l’Occident de devenir la proie des Turcs. Ce seul service rendu au monde par l’Église mériterait des autels.

Des hommes indignes du nom de chrétiens égorgeaient les peuples du Nouveau-Monde, et la cour de Rome fulminait des bulles pour prévenir ces atrocités[2]. L’esclavage était reconnu légitime, et l’Église ne reconnaissait point d’esclaves[3] parmi ses enfants. Les excès mêmes de la cour de Rome ont servi à répandre les principes généraux du droit des peuples. Lorsque les papes mettaient les royaumes en interdit, lorsqu’ils forçaient les empereurs à venir rendre compte de leur conduite au saint-siège, ils s’arrogeaient sans doute un pouvoir qu’ils n’avaient pas ; mais en blessant la majesté du trône ils faisaient peut-être du bien à l’humanité. Les rois devenaient plus circonspects ; ils sentaient qu’ils avaient un frein et le peuple une égide. Les rescrits des pontifes ne manquaient jamais de mêler la voix des nations et l’intérêt général des hommes aux plaintes particulières. " Il nous est venu des rapports que Philippe, Ferdinand, Henri opprimait son peuple, etc. " Tel était à peu près le début de tous ces arrêts de la cour de Rome.

S’il existait au milieu de l’Europe un tribunal qui jugeât, au nom de Dieu, les nations et les monarques, et qui prévînt les guerres et les révolutions, ce tribunal serait le chef-d’œuvre de la politique et le dernier degré de la perfection sociale : les papes, par l’influence qu’ils exerçaient sur le monde chrétien, ont été au moment de réaliser ce beau songe.

Montesquieu a fort bien prouvé que le christianisme est opposé d’esprit et de conseil au pouvoir arbitraire, et que ses principes font plus que l’honneur dans les monarchies, la vertu dans les républiques et la crainte dans les États despotiques. N’existe-t-il pas d’ailleurs des républiques chrétiennes qui paraissent même plus attachées à leur religion que les monarchies ? N’est-ce pas encore sous la loi évangélique que s’est formé ce gouvernement dont l’excellence paraissait telle au plus grave des historiens[4], qu’il le croyait impraticable pour les hommes ? " Dans toutes les nations, dit Tacite, c’est le peuple, ou les nobles, ou un seul qui gouverne ; une forme de gouvernement qui se composerait à la fois des trois autres est une brillante chimère[5], etc.

Tacite ne pouvait pas deviner que cette espèce de miracle s’accomplirait un jour chez des sauvages dont il nous a laissé l’histoire[6]. Les passions, sous le polythéisme, auraient bientôt renversé un gouvernement qui ne se conserve que par la justesse des contrepoids. Le phénomène de son existence était réservé à une religion qui, en maintenant l’équilibre moral le plus parfait, permet d’établir la plus parfaite balance politique.

Montesquieu a vu le principe du gouvernement anglais dans les forêts de la Germanie : il était peut-être plus simple de le découvrir dans la division des trois ordres ; division connue de toutes les grandes monarchies de l’Europe moderne. L’Angleterre a commencé, comme la France et l’Espagne, par ses états généraux : l’Espagne passa à une monarchie absolue, la France à une monarchie tempérée, et l’Angleterre à une monarchie mixte. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que les cortès de la première jouissaient de plusieurs privilèges que n’avaient pas les états généraux de la seconde et les parlements de la troisième, et que le peuple le plus libre est tombé sous le gouvernement le plus absolu. D’une autre part, les Anglais, qui étaient presque réduits en servitude, se rapprochèrent de l’indépendance, et les Français, qui n’étaient ni très libres ni très asservis, demeurèrent à peu près au même point.

Enfin, ce fut une grande et féconde idée politique que cette division des trois ordres. Totalement ignorée des anciens, elle a produit chez les modernes le système représentatif, qu’on peut mettre au nombre de ces trois ou quatre découvertes qui ont créé un autre univers. Et qu’il soit encore dit à la gloire de notre religion que le système représentatif découle en partie des institutions ecclésiastiques, d’abord parce que l’Église en offrit la première image dans ses conciles, composés du souverain pontife, des prélats et des députés du bas clergé, et ensuite parce que les prêtres chrétiens ne s’étant pas séparés de l’État ont donné naissance à un nouvel ordre de citoyens, qui par sa réunion aux deux autres a entraîné la représentation du corps politique.

Nous ne devons pas négliger une remarque qui vient à l’appui des faits précédents, et qui prouve que le génie évangélique est éminemment favorable à la liberté. La religion chrétienne établit en dogme l’égalité morale, la seule qu’on puisse prêcher sans bouleverser le monde. Le polythéisme cherchait-il à Rome à persuader au patricien qu’il n’était pas d’une poussière plus noble que le plébéien ? Quel pontife eût osé faire retentir de telles paroles aux oreilles de Néron et de Tibère ? On eût bientôt vu le corps du lévite imprudent exposé aux gémonies. C’est cependant de telles leçons que les potentats chrétiens reçoivent tous les jours dans cette chaire si justement appelée la chaire de vérité.

En général, le christianisme est surtout admirable pour avoir converti l’homme physique en l’homme moral. Tous les grands principes de Rome et de la Grèce, l’égalité, la liberté, se trouvent dans notre religion, mais appliqués à l’âme et au génie et considérés sous des rapports sublimes.

Les conseils de l’Evangile forment le véritable philosophe, et ses préceptes le véritable citoyen. Il n’y a pas un petit peuple chrétien chez lequel il ne soit plus doux de vivre que chez le peuple antique le plus fameux, excepté Athènes, qui fut charmante, mais horriblement injuste. Il y a une paix intérieure dans les nations modernes, un exercice continuel des plus tranquilles vertus, qu’on ne vit point régner au bord de l’Ilissus et du Tibre. Si la république de Brutus ou la monarchie d’Auguste sortait tout à coup de la poudre, nous aurions horreur de la vie romaine. Il ne faut que se représenter les jeux de la déesse Flore et cette boucherie continuelle de gladiateurs pour sentir l’énorme différence que l’Evangile a mise entre nous et les païens ; le dernier des chrétiens, honnête homme, est plus moral que le premier des philosophes de l’antiquité.

" Enfin, dit Montesquieu, nous devons au christianisme, et dans le gouvernement un certain droit politique, et dans la guerre un certain droit des gens que la nature humaine ne saurait assez reconnaître.

" C’est ce droit qui fait que parmi nous la victoire laisse aux peuples vaincus ces grandes choses : la vie, la liberté, les lois, les biens, et toujours la religion, quand on ne s’aveugle pas soi-même[7]. "

Ajoutons, pour couronner tant de bienfaits, un bienfait qui devrait être écrit en lettres d’or dans les annales de la philosophie :

L’abolition de l’esclavage.

  1. De Nat. Deor., I, II. (N.d.A.)
  2. La fameuse bulle de Paul III. (N.d.A.)
  3. Le décret de Constantin, qui déclare libre tout esclave qui embrasse le christianisme. (N.d.A.)
  4. Il faut se souvenir que ceci était écrit sous Buonaparte. L’auteur semble annoncer ici la Charte de Louis XVIII. Ses opinions constitutionnelles, comme on le voit, datent de loin. (N.d.A.)
  5. Tac., Ann., lib. IV. XXXIII. (N.d.A.)
  6. In Vit. Agric. (N.d.A.)
  7. Esprit des lois, liv. XXIV, chap. III. (N.d.A.)