Génie du christianisme/Partie 4/Livre 6/Chapitre X

Garnier Frères (p. 514-517).

Chapitre X - Des Lois civiles et criminelles

Rechercher quelle a été l’influence du christianisme sur les lois et sur les gouvernements, comme nous l’avons fait pour la morale et pour la poésie, serait le sujet d’un fort bel ouvrage. Nous indiquerons seulement la route, et nous offrirons quelques résultats, afin d’additionner la somme des bienfaits de la religion.

Il suffit d’ouvrir au hasard les conciles, le droit canonique, les bulles et les rescrits de la cour de Rome, pour se convaincre que nos anciennes lois recueillies dans les capitulaires de Charlemagne, dans les formules de Marculfe, dans les ordonnances des rois de France, ont emprunté une foule de règlements à l’Église, ou plutôt qu’elles ont été rédigées en partie par de savants prêtres ou des assemblées d’ecclésiastiques.

De temps immémorial les évêques et les métropolitains ont eu des droits assez considérables en matière civile. Ils étaient chargés de la promulgation des ordonnances impériales relatives à la tranquillité publique ; on les prenait pour arbitres dans les procès : c’étaient des espèces de juges de paix naturels que la religion avait donnés aux hommes. Les empereurs chrétiens, trouvant cette coutume établie, la jugèrent si salutaire[1], qu’ils la confirmèrent par des articles de leurs codes. Chaque gradué, depuis le sous-diacre jusqu’au souverain pontife, exerçait une petite juridiction, de sorte que l’esprit religieux agissait par mille points et de mille manières sur les lois. Mais cette influence était-elle favorable ou dangereuse aux citoyens ? Nous croyons qu’elle était favorable.

D’abord, dans tout ce qui s’appelle administration, la sagesse du clergé a constamment été reconnue, même des écrivains les plus opposés au christianisme[2]. Lorsqu’un État est tranquille, les hommes ne font pas le mal pour le seul plaisir de le faire. Quel intérêt un concile pouvait-il avoir à porter une loi inique touchant l’ordre des successions ou les conditions d’un mariage ? Ou pourquoi un official ou un simple prêtre admis à prononcer sur un point de droit aurait-il prévariqué ? S’il est vrai que l’éducation et les principes qui nous sont inculqués dans la jeunesse influent sur notre caractère, des ministres de l’Evangile devaient être en général guidés par un conseil de douceur et d’impartialité ; mettons, si l’on veut, une restriction, et disons dans tout ce qui ne regardait pas ou leur ordre ou leurs personnes, et ailleurs, l’esprit de corps, qui peut être mauvais dans l’ensemble, est toujours bon dans la partie. Il est à présumer qu’un membre d’une grande société religieuse se distinguera plutôt par sa droiture dans une place civile que par ses prévarications, ne fût-ce que pour la gloire de son ordre et le joug que cet ordre lui impose.

De plus, les conciles étaient composés de prélats de tous les pays, et partant ils avaient l’immense avantage d’être comme étrangers aux peuples pour lesquels ils faisaient des lois. Ces haines, ces amours, ces préjugés feudataires qui accompagnent ordinairement le législateur étaient inconnus aux Pères des conciles. Un évêque français avait assez de lumières touchant sa patrie pour combattre un canon qui en blessait les mœurs, mais il n’avait pas assez de pouvoir sur des prélats italiens, espagnols, anglais, pour leur faire adopter un règlement injuste ; libre dans le bien, sa position le bornait dans le mal. C’est Machiavel, ce nous semble, qui propose de faire rédiger la constitution d’un État par un étranger. Mais cet étranger pourrait être ou gagné par intérêt, ou ignorant du génie de la nation dont il fixerait le gouvernement ; deux grands inconvénients que le concile n’avait pas, puisqu’il était à la fois au-dessus de la corruption par ses richesses et instruit des inclinations particulières des royaumes par les divers membres qui le composaient.

L’Église prenant toujours la morale pour base, de préférence à la politique (comme on le voit par les questions de rapt, de divorce, d’adultère), ses ordonnances doivent avoir un fonds naturel de rectitude et d’universalité. En effet, la plupart des canons ne sont point relatifs à telle ou telle contrée ; ils comprennent toute la chrétienté. La charité, le pardon des offenses formant tout le christianisme et étant spécialement recommandés dans le sacerdoce, l’action de ce caractère sacré sur les mœurs doit participer de ces vertus. L’histoire nous offre sans cesse le prêtre priant pour le malheureux, demandant grâce pour le coupable ou intercédant pour l’innocent. Le droit d’asile dans les églises, tout abusif qu’il pouvait être, est néanmoins une grande preuve de la tolérance que l’esprit religieux avait introduite dans la justice criminelle. Les Dominicains furent animés par cette pitié évangélique lorsqu’ils dénoncèrent avec tant de force les cruautés des Espagnols dans le Nouveau-Monde. Enfin, comme notre code a été formé dans des temps de barbarie, le prêtre étant le seul homme qui eût alors quelques lettres, il ne pouvait porter dans les lois qu’une influence heureuse et des lumières qui manquaient au reste des citoyens.

On trouve un bel exemple de l’esprit de justice que le christianisme tendait à introduire dans nos tribunaux. Saint Ambroise observe que si en matière criminelle les évêques sont obligés par leur caractère d’implorer la clémence du magistrat, ils ne doivent jamais intervenir dans les causes civiles qui ne sont pas portées à leur propre juridiction ; " car, dit-il, vous ne pouvez solliciter pour une des parties sans nuire à l’autre et vous rendre peut-être coupable d’une grande injustice[3]. "

Admirable esprit de la religion !

La modération de saint Chrysostome n’est pas moins remarquable : " Dieu, dit ce grand saint, a permis à un homme de renvoyer sa femme pour cause d’adultère, mais non pas pour cause d’idolâtrie[4]. " Selon le droit romain, les infâmes ne pouvaient être juges. Saint Ambroise et saint Grégoire poussent encore plus loin cette belle loi, car ils ne veulent pas que ceux qui ont commis de grandes fautes demeurent juges, de peur qu’ils ne se condamnent eux-mêmes en condamnant les autres[5].

En matière criminelle, le prélat se récusait, parce que la religion a horreur du sang. Saint Augustin obtint par ses prières la vie des Circumcellions, convaincus d’avoir assassiné des prêtres catholiques. Le concile de Sardique fait même une loi aux évêques d’interposer leur médiation dans les sentences d’exil et de bannissement[6]. Ainsi le malheureux devait à cette charité chrétienne non seulement la vie, mais, ce qui est bien plus précieux encore, la douceur de respirer son air natal.

Ces autres dispositions de notre jurisprudence criminelle sont tirées du droit canonique : " 1 o On ne doit point condamner un absent, qui peut avoir des moyens légitimes de défense. 2 o L’accusateur et le juge ne peuvent servir de témoins. 3 o Les grands criminels ne peuvent être accusateurs[7]. 4 o En quelque dignité qu’une personne soit constituée, sa seule déposition ne peut suffire pour condamner un accusé[8]. "

On peut voir dans Héricourt la suite de ces lois, qui confirment ce que nous avons avancé, savoir que nous devons les meilleures dispositions de notre code civil et criminel au droit canonique. Ce droit est en général beaucoup plus doux que nos lois, et nous avons repoussé sur plusieurs points son indulgence chrétienne. Par exemple, le septième concile de Carthage décide que quand il y a plusieurs chefs d’accusation, si l’accusateur ne peut prouver le premier chef, il ne doit point être admis à la preuve des autres ; nos coutumes en ont ordonné autrement.

Cette grande obligation que notre système civil doit aux règlements du christianisme est une chose très grave, très peu observée et pourtant très digne de l’être[9].

Enfin, les juridictions seigneuriales, sous la féodalité, furent de nécessité moins vexatoires dans la dépendance des abbayes et des prélatures que sous le ressort d’un comte ou d’un baron. Le seigneur ecclésiastique était tenu à de certaines vertus que le guerrier ne se croyait pas obligé de pratiquer. Les abbés cessèrent promptement de marcher à l’armée, et leurs vassaux devinrent de paisibles laboureurs. Saint Benoît d’Aniane, réformateur des Bénédictins en France, recevait les terres qu’on lui offrait, mais il ne voulait point accepter les serfs ; il leur rendait sur-le-champ la liberté[10] : cet exemple de magnanimité au milieu du Xe siècle est bien frappant ; et c’est un moine qui l’a donné !

  1. Eus., de Vit, Const., lib. XV, cap. XXVII ; Sozom., lib. I, cap. IX ; Cod. Justin., lib. I, lit. IV, leg. 7. (N.d.A.)
  2. Voyez Voltaire, dans l’Essai sur les Mœurs. (N.d.A.)
  3. Ambros., de Offic., lib. III, cap. III. (N.d.A.)
  4. In cap. Isaï. 3. (N.d.A.)
  5. Héricourt, Lois eccl., p. 760, quest. VIII. (N.d.A.)
  6. Conc. Sard., can. XVII. (N.d.A.)
  7. Cet admirable canon n’était pas suivi dans nos lois. (N.d.A.)
  8. Hér., loc. cit. et seq. (N.d.A.)
  9. Montesquieu et le docteur Robertson en ont dit quelques mots. (N.d.A.)
  10. Hélyot. (N.d.A.)