Génie du christianisme/Partie 4/Livre 5/Chapitre I

Garnier Frères (p. 471-474).

Chapitre I - Chevaliers de Malte

Il n’y a pas un beau souvenir, pas une belle institution dans les siècles modernes que le christianisme ne réclame. Les seuls temps poétiques de notre histoire, les temps chevaleresques, lui appartiennent encore ; la vraie religion a le singulier mérite d’avoir créé parmi nous l’âge de la féerie et des enchantements.

M. de Sainte-Palaye semble vouloir séparer la chevalerie militaire de la chevalerie religieuse, et tout invite au contraire à les confondre. Il ne croit pas qu’on puisse faire remonter l’institution de la première au delà du XIe siècle[1] : or, c’est précisément l’époque des croisades qui donna naissance aux Hospitaliers, aux Templiers et à l’Ordre Teutonique[2]. La loi formelle par laquelle la chevalerie militaire s’engageait à défendre la foi, la ressemblance de ses cérémonies avec celles des sacrements de l’Église, ses jeûnes, ses ablutions, ses confessions, ses prières, ses engagements monastiques[3], montrent suffisamment que tous les chevaliers avaient la même origine religieuse. Enfin, le vœu de célibat, qui parait établir une différence essentielle entre des héros chastes et des guerriers qui ne parlent que d’amour, n’est pas une chose qui doive arrêter ; car ce vœu n’était pas général dans les ordres militaires chrétiens. Les chevaliers de Saint-Jacques-de-l’Epée, en Espagne, pouvaient se marier[4], et dans l’ordre de Malte on n’est obligé de renoncer au lien conjugal qu’en passant aux dignités de l’ordre ou en entrant en jouissance de ses bénéfices.

D’après l’abbé Giustiniani ou sur le témoignage plus certain, mais moins agréable, du frère Hélyot, on trouve trente ordres religieux militaires : neuf sous la règle de Saint-Basile, quatorze sous celle de Saint-Augustin et sept attachés à l’institut de Saint-Benoît. Nous ne parlerons que des principaux, à savoir : les Hospitaliers ou chevaliers de Malte en Orient, les Teutoniques à l’Occident et au nord, et les chevaliers de Calatrava (en y comprenant ceux d’Alcantara et de Saint-Jacques-de-l’Epée) au midi de l’Europe.

Si les historiens sont exacts, on peut compter encore plus de vingt-huit autres ordres militaires qui, n’étant point soumis à des règles particulières, ne sont considérés que comme d’illustres confréries religieuses : tels sont ces chevaliers du Lion, du Croissant, du Dragon, de l’Aigle-Blanche, du Lis, du Fer-d’Or, et ces chevalières de la Hache, dont les noms rappellent les Roland, les Roger, les Renaud, les Clorinde, les Bradamante, et les prodiges de la Table ronde.

Quelques marchands d’Amalfi, dans le royaume de Naples, obtiennent de Romensor, calife d’Égypte, la permission de bâtir une église latine à Jérusalem ; ils y ajoutent un hôpital pour y recevoir les étrangers et les pèlerins : Gérard de Provence les gouverne. Les croisades commencent. Godefroi de Bouillon arrive, il donne quelques terres aux nouveaux Hospitaliers. Boyant-Roger succède à Gérard, Raymond-Dupuy à Roger. Dupuy prend le titre de grand-maître, divise les Hospitaliers en chevaliers, pour assurer les chemins aux pèlerins et pour combattre les infidèles ; en chapelains, consacrés au service des autels, et en frères servants, qui devaient aussi prendre les armes.

L’Italie, l’Espagne, la France, l’Angleterre, l’Allemagne et la Grèce, qui, tour à tour ou toutes ensemble viennent aborder aux rivages de la Syrie, sont soutenues par les braves Hospitaliers. Mais la fortune change sans changer la valeur : Saladin reprend Jérusalem. Acre ou Ptolémaïde est bientôt le seul port qui reste aux Croisés en Palestine. On y voit réunis le roi de Jérusalem et de Chypre, le roi de Naples et de Sicile, le roi d’Arménie, le prince d’Antioche, le comte de Jaffa, le patriarche de Jérusalem, les chevaliers du Saint-Sépulcre, le légat du pape, le comte de Tripoli, le prince de Galilée, les Templiers, les Hospitaliers, les chevaliers Teutoniques, ceux de Saint-Lazare, les Vénitiens, les Génois, les Pisans, les Florentins, le prince de Tarente et le duc d’Athènes. Tous ces princes, tous ces peuples, tous ces ordres ont leur quartier séparé, où ils vivent indépendants les uns des autres : " En sorte, dit l’abbé Fleury, qu’il y avait cinquante-huit tribunaux qui jugeaient à mort[5]. "

Le trouble ne tarda pas à se mettre parmi tant d’hommes de mœurs et d’intérêts divers. On en vient aux mains dans la ville. Charles d’Anjou et Hugues III, roi de Chypre, prétendant tous deux au royaume de Jérusalem, augmentent encore la confusion. Le soudan Mélec-Messor profite de ces querelles intestines, et s’avance avec une puissante armée, dans le dessein d’arracher aux Croisés leur dernier refuge. Il est empoisonné par un de ses émirs en sortant d’Égypte ; mais avant d’expirer il fait jurer à son fils de ne point donner de sépulture aux cendres paternelles qu’il n’ait fait tomber Ptolémaïde.

Mélec-Séraph exécute la dernière volonté de son père : Acre est assiégée et emportée d’assaut le 18 de mai 1291. Des religieuses donnèrent alors un exemple effrayant de la chasteté chrétienne : elles se mutilèrent le visage, et furent trouvées dans cet état par les infidèles, qui en eurent horreur et les massacrèrent.

Après la réduction de Ptolémaïde les Hospitaliers se retirèrent dans l’île de Chypre, où ils demeurèrent dix-huit ans. Rhodes, révoltée contre Andronic, empereur d’Orient, appelle les Sarrasins dans ses murs. Villaret, grand-maître des Hospitaliers, obtient d’Andronic l’investiture de l’île, en cas qu’il puisse la soustraire au joug des Mahométans. Ses chevaliers se couvrent de peaux de brebis et, se traînant sur les mains au milieu d’un troupeau, ils se glissent dans la ville pendant un épais brouillard, se saisissent d’une des portes, égorgent la garde, et introduisent dans les murs le reste de l’armée chrétienne.

Quatre fois les Turcs essayent de reprendre l’île de Rhodes sur les chevaliers, et quatre fois ils sont repoussés. Au troisième effort, le siège de la ville dura cinq ans, et au quatrième, Mahomet battit les murs avec seize canons d’un calibre tel qu’on n’en avait point encore vu en Europe.

Ces mêmes chevaliers, à peine échappés à la puissance ottomane, en devinrent les protecteurs. Un prince Zizime, fils de ce Mahomet II qui naguère foudroyait les remparts de Rhodes, implore le secours des chevaliers contre Bajazet, son frère, qui l’avait dépouillé de son héritage. Bajazet, qui craignait une guerre civile, se hâte de faire la paix avec l’ordre, et consent à lui payer une certaine somme tous les ans, pour la pension de Zizime. On vit alors, par un de ces jeux si communs de la fortune, un puissant empereur des Turcs tributaire de quelques Hospitaliers chrétiens.

Enfin, sous le grand-maître Villiers de l’Ile-Adam, Soliman s’empare de Rhodes après avoir perdu cent mille hommes devant ses murs. Les chevaliers se retirent à Malte, que leur abandonne Charles Quint. Ils y sont attaqués de nouveau par les Turcs ; mais leur courage les délivre, et ils restent paisibles possesseurs de l’île sous le nom de laquelle ils sont encore connus aujourd’hui[6].

  1. Mém. sur l’anc. chev., t. I, IIe part., p. 66. (N.d.A.)
  2. Hén., Hist. de France, t. I, p. 167 ; Fleury, Hist. ecclés., t. XIV, p. 387 ; t. XV, p. 604 ; Hélyot, Hist. des Ordres relig., t. III, p. 74, 143. (N.d.A.)
  3. Sainte-Palaye, loc. cit., et la note 11. (N.d.A.)
  4. Fleury, Hist. ecclés., t. XV, liv. LXXII, p. 406, édit. 1719, in-4 o. (N.d.A.)
  5. Hist. ecclés. (N.d.A.)
  6. Vert., Hist. des Chev. de Malte ; Fleury, Hist. eccl. ; Giustiniani, Ist. cron. dell or. degli Ord. milit. Hélyot, Hist. des Ord. relig., t. III. (N.d.A.)