Génie du christianisme/Partie 4/Livre 4/Chapitre VII

Garnier Frères (p. 459-462).

Chapitre VII - Mission des Antilles

L’établissement de nos colonies aux Antilles ou Ant-Iles, ainsi nommées parce qu’on les rencontre les premières à l’entrée du golfe Mexicain, ne remonte qu’à l’an 1627, époque à laquelle M. d’Enambuc bâtit un fort et laissa quelques familles sur l’île Saint-Christophe.

C’était alors l’usage de donner des missionnaires pour curés aux établissements lointains, afin que la religion partageât en quelque sorte cet esprit d’intrépidité et d’aventure qui distinguait les premiers chercheurs de fortune au Nouveau Monde. Les Frères Prêcheurs de la congrégation de Saint-Louis, les Pères Carmes, les Capucins et les Jésuites se consacrèrent à l’instruction des Caraïbes et des nègres et à tous les travaux qu’exigeaient nos colonies naissantes de Saint-Christophe, de la Guadeloupe, de la Martinique et de Saint-Domingue.

On ne connaît encore aujourd’hui rien de plus satisfaisant et de plus complet sur les Antilles que l’histoire du père Dutertre, missionnaire de la congrégation de Saint-Louis.

" Les Caraïbes, dit-il, sont grands rêveurs ; ils portent sur leur visage une physionomie triste et mélancolique, ils passent des demi-journées entières assis sur la pointe d’un roc où sur la rive, les yeux fixés en terre ou sur la mer, sans dire un seul mot. (…)

Ils sont d’un naturel bénin, doux, affable et compatissant, bien souvent même jusqu’aux larmes, aux maux de nos Français, n’étant cruels qu’à leurs ennemis jurés.

" Les mères aiment tendrement leurs enfants et sont toujours en alarme pour détourner tout ce qui peut leur arriver de funeste ; elles les tiennent presque toujours pendus à leurs mamelles, même la nuit, et c’est une merveille que, couchant dans des lits suspendus qui sont fort incommodes, elles n’en étouffent jamais aucun… Dans tous les voyages qu’elles font, soit sur mer, soit sur terre, elle les portent avec elles, sous leurs bras, dans un petit lit de coton qu’elles ont en écharpe, lié par-dessus l’épaule, afin d’avoir toujours devant les yeux l’objet de leurs soucis[1]. "

On croit lire un morceau de Plutarque traduit par Amyot.

Naturellement enclin à voir les objets sous un rapport simple et tendre, le père Dutertre ne peut manquer d’être fort touchant quand il parle des nègres. Cependant il ne les représente point à la manière des philanthropes, comme les plus vertueux des hommes ; mais il y a une sensibilité, une bonhomie, une raison admirable dans la peinture qu’il fait de leur sentiments.

" L’on a vu, dit-il, à la Guadeloupe une jeune négresse si persuadée de la misère de sa condition, que son maître ne put jamais la faire consentir à se marier au nègre qu’il lui présentait. (…)

Elle attendit que le père (à l’autel) lui demandât si elle voulait un tel pour son mari, car pour lors elle répondit avec une fermeté qui nous étonna : Non, mon père, je ne veux ni de celui-là ni même d’aucun autre ; je me contente d’être misérable en ma personne, sans mettre des enfants au monde qui seraient peut-être plus malheureux que moi, et dont les peines me seraient beaucoup plus sensibles que les miennes propres. Elle est aussi toujours constamment demeurée dans son état de fille, et on l’appelait ordinairement la Pucelle des Iles. "

Le bon père continue à peindre les mœurs des nègres, à décrire leurs petits ménages, à faire aimer leur tendresse pour leurs enfants ; il entremêle son récit des sentences de Sénèque, qui parle de la simplicité des cabanes où vivaient les peuples de l’âge d’or ; puis il cite Platon, ou plutôt Homère, qui dit que les dieux ôtent à l’esclavage une moitié de sa vertu : Dimidium mentis Jupiter illis aufert ; il compare le Caraïbe sauvage dans la liberté au nègre sauvage dans la servitude, et il montre combien le christianisme aide au dernier à supporter ses maux.

La mode du siècle a été d’accuser les prêtres d’aimer l’esclavage et de favoriser l’oppression parmi les hommes ; il est pourtant certain que personne n’a élevé la voix avec autant de courage et de force en faveur des esclaves, des petits et des pauvres, que les écrivains ecclésiastiques. Ils ont constamment soutenu que la liberté est un droit imprescriptible du chrétien. Le colon protestant, convaincu de cette vérité, pour arranger sa cupidité et sa conscience, ne baptisait ses nègres qu’à l’article de la mort ; souvent même, dans la crainte qu’ils ne revinssent de leur maladie et qu’ils ne réclamassent ensuite, comme chrétiens, leur liberté, il les laissait mourir dans l’idolâtrie[2] : la religion se montre ici aussi belle que l’avarice paraît hideuse.

Le ton sensible et religieux dont les missionnaires parlaient des nègres de nos colonies était le seul qui s’accordât avec la raison et l’humanité. Il rendait les maîtres plus pitoyables et les esclaves plus vertueux ; il servait la cause du genre humain sans nuire à la patrie et sans bouleverser l’ordre et les propriétés. Avec de grands mots on a tout perdu ; on a éteint jusqu’à la pitié, car qui oserait encore plaider la cause des noirs après les crimes qu’ils ont commis ? tant nous avons fait de mal ! tant nous avons perdu les plus belles causes et les plus belles choses !

Quant à l’histoire naturelle, le père Dutertre vous montre quelquefois tout un animal d’un seul trait ; il appelle l’oiseau-mouche une fleur céleste ; c’est le vers du père Commire sur le papillon :

Florem putares nare per liquidum aethera.

" Les plumes du flambant ou du flamant, dit-il ailleurs, sont de couleur incarnate ; et quand il vole à l’opposite du soleil, il paraît tout flamboyant comme un brandon de feu[3]. "

Buffon n’a pas mieux peint le vol d’un oiseau que l’historien des Antilles : " Cet oiseau (la frégate) a beaucoup de peine à se lever de dessus les branches ; mais quand il a une fois pris son vol, on lui voit fendre l’air d’un vol paisible, tenant ses ailes étendues sans presque les remuer ni se fatiguer aucunement. Si quelquefois la pesanteur de la pluie ou l’impétuosité des vents l’importune, pour lors il brave les nues, se guinde dans la moyenne région de l’air, et se dérobe à la vue des hommes[4]. "

Il représente la femelle du colibri faisant son nid :

" (…) Elle garde, s’il faut ainsi dire, tout le coton que lui apporte le mâle, et le remue quasi poil à poil avec son bec et ses petits pieds ; puis elle forme son nid, qui n’est pas plus grand que la moitié de la coque d’un œuf de pigeon. A mesure qu’elle élève le petit édifice, elle fait mille petits tours, polissant avec sa gorge la bordure du nid et le dedans avec sa queue.

" (…) Je n’ai jamais pu remarquer en quoi consiste la becquée que la mère leur apporte, sinon qu’elle leur donne sa langue à sucer, que je crois être tout emmiellée du suc qu’elle tire des fleurs. "

Si la perfection dans l’art de peindre consiste à donner une idée précise des objets, on les offrant toutefois sous un jour agréable, le missionnaire des Antilles a atteint cette perfection.

  1. Hist. des Ant., t. II, p. 375. (N.d.A.)
  2. Hist. des Ant., t. II, p. 503. (N.d.A.)
  3. Hist. des Ant., p. 268. (N.d.A.)
  4. Hist. des Ant., p. 269. (N.d.A.)