Génie du christianisme/Partie 4/Livre 4/Chapitre III

Garnier Frères (p. 443-446).

Chapitre III - Missions de la Chine

Deux religieux de l’ordre de Saint-François, l’un Polonais, l’autre Français de nation, furent les premiers Européens qui pénétrèrent à la Chine, vers le milieu du XIIe siècle. Marc Paole, Vénitien, et Nicolas et Mathieu Paole, de la même famille, y firent ensuite deux voyages. Les Portugais ayant découvert la route des Indes, s’établirent à Macao, et le père Ricci, de la compagnie de Jésus, résolut de s’ouvrir cet empire du Cathai dont on racontait tant de merveilles. Il s’appliqua d’abord à l’étude de la langue chinoise, l’une des plus difficiles du monde. Son ardeur surmonta tous les obstacles, et, après bien des dangers et plusieurs refus, il obtint des magistrats chinois, en 1682, la permission de s’établir à Chouachen.

Ricci, élève de Cluvius, et lui-même très habile en mathématiques, se fit, à l’aide de cette science, des protecteurs parmi les mandarins. Il quitta l’habit des bonzes et prit celui des lettrés. Il donnait des leçons de géométrie où il mêlait avec art les leçons, plus précieuses, de la morale chrétienne. Il passa successivement à Chouachen, Nemchem, Pékin, Nankin, tantôt maltraité, tantôt reçu avec joie, opposant aux revers une patience invincible et ne perdant jamais l’espérance de faire fructifier la parole de Jésus-Christ. Enfin, l’empereur lui-même, charmé des vertus et des connaissances du missionnaire, lui permit de résider dans la capitale, et lui accorda, ainsi qu’aux compagnons de ses travaux, plusieurs privilèges. Les Jésuites mirent une grande discrétion dans leur conduite, et montrèrent une connaissance profonde du cœur humain. Ils respectèrent les usages des Chinois, et s’y conformèrent en tout ce qui ne blessait les lois évangéliques. Ils furent traversés de tous côtés. " Bientôt la jalousie, dit Voltaire, corrompit les fruits de leur sagesse, et cet esprit d’inquiétude et de contention attaché en Europe aux connaissances et aux talents renversa les plus grands desseins[1]. "

Ricci suffisait à tout. Il répondait aux accusations de ses ennemis en Europe, il veillait aux églises naissantes de la Chine. Il donnait des leçons de mathématiques, il écrivait en chinois des livres de controverse contre les lettrés qui l’attaquaient, il cultivait l’amitié de l’empereur, et se ménageait à la cour, où sa politesse le faisait aimer des grands. Tant de fatigues abrégèrent ses jours. Il termina à Pékin une vie de cinquante-sept années, dont la moitié avait été consumée dans les travaux de l’apostolat.

Après la mort du père Ricci, sa mission fut interrompue par les révolutions qui arrivèrent à la Chine. Mais lorsque l’empereur tartare Cun-chi monta sur le trône, il nomma le père Adam Schall président du tribunal des mathématiques. Cun-chi mourut, et pendant la minorité de son fils, Cang-hi, la religion chrétienne fut exposée à de nouvelles persécutions.

A la majorité de l’empereur, le calendrier se trouvant dans une grande confusion, il fallut rappeler les missionnaires. Le jeune prince s’attacha au père Verbiest, successeur du père Schall. Il fit examiner le christianisme par le tribunal des états de l’empire, et minuta de sa propre main le mémoire des Jésuites. Les juges, après un mûr examen, déclarèrent que la religion chrétienne était bonne, qu’elle ne contenait rien de contraire à la pureté des mœurs et à la prospérité des empires.

Il était digne des disciples de Confucius de prononcer une pareille sentence en faveur de la loi de Jésus-Christ. Peu de temps après ce décret, le père Verbiest appela de Paris ces savants Jésuites qui ont porté l’honneur du nom français jusqu’au centre de l’Asie.

Le Jésuite qui partait pour la Chine s’armait du télescope et du compas. Il paraissait à la cour de Pékin avec l’urbanité de la cour de Louis XIV et environné du cortège des sciences et des arts. Déroulant des cartes, tournant des globes, traçant des sphères, il apprenait aux mandarins étonnés et le véritable cours des astres et le véritable nom de celui qui les dirige dans leurs orbites. Il ne dissipait les erreurs de la physique que pour attaquer celles de la morale ; il replaçait dans le cœur, comme dans son véritable siège, la simplicité qu’il bannissait de l’esprit, inspirant à la fois par ses mœurs et son savoir une profonde vénération pour son Dieu et une haute estime pour sa patrie.

Il était beau pour la France de voir ces simples religieux régler à la Chine les fastes d’un grand empire. On se proposait des questions de Pékin à Paris ; la chronologie, l’astronomie, l’histoire naturelle fournissaient des sujets de discussions curieuses et savantes. Les livres chinois étaient traduits en français, les français en chinois. Le père Parennin, dans sa lettre adressée à Fontenelle, écrivait à l’Académie des Sciences :

" Messieurs,

" Vous serez peut-être surpris que je vous envoie de si loin un traité d’anatomie, un cours de médecine et des questions de physique écrites en une langue qui sans doute vous est inconnue : mais votre surprise cessera quand vous verrez que ce sont vos propres ouvrages que je vous envoie habillés à la tartare[2]. "

Il faut lire d’un bout à l’autre cette lettre, où respirent ce ton de politesse et ce style des honnêtes gens presque oubliés de nos jours. " Le Jésuite nommé Parennin, dit Voltaire, homme célèbre par ses connaissances et par la sagesse de son caractère, parlait très bien le chinois et le tartare… C’est lui qui est principalement connu parmi nous par les réponses sages et instructives sur les sciences de la Chine aux difficultés savantes d’un de nos meilleurs philosophes[3].

En 1711, l’empereur de la Chine donna aux Jésuites trois inscriptions qu’il avait composées lui-même pour une église qu’ils faisaient élever à Pékin. Celle du frontispice portait :

" Au principe de toutes choses. "

Sur l’une des deux colonnes du péristyle on lisait :

" Il est infiniment bon et infiniment juste, il éclaire, il soutient, il règle tout avec une suprême autorité et avec une souveraine justice. "

La dernière colonne était couverte de ces mots :

" Il n’a point eu de commencement, il n’aura point de fin ; il a produit toutes choses dès le commencement ; c’est lui qui les gouverne et qui en est le véritable Seigneur. "

Quiconque s’intéresse à la gloire de son pays ne peut s’empêcher d’être vivement ému en voyant de pauvres missionnaires français donner de pareilles idées de Dieu au chef de plusieurs millions d’hommes : quel noble usage de la religion !

Le peuple, les mandarins, les lettrés, embrassaient en foule la nouvelle doctrine : les cérémonies du culte avaient surtout un succès prodigieux. " Avant la communion, dit le père Prémare, cité par le père Fouquet, je prononçai tout haut les actes qu’on fait faire en approchant de ce divin sacrement. Quoique la langue chinoise ne soit pas féconde en affections du cœur, cela eut beaucoup de succès… Je remarquai sur les visages de ces bons chrétiens une dévotion que je n’avais pas encore vue[4]. "

" Loukang, ajoute le même missionnaire, m’avait donné du goût pour les missions de la campagne. Je sortis de la bourgade, et je trouvai tous ces pauvres gens qui travaillaient de côté et d’autre ; j’en abordai un d’entre eux, qui me parut avoir la physionomie heureuse, et je lui parlai de Dieu. Il me parut content de ce que je disais, et m’invita par honneur à aller dans la salle des ancêtres. C’est la plus belle maison de la bourgade ; elle est commune à tous les habitants, parce que, s’étant fait depuis longtemps une coutume de ne point s’allier hors de leur pays, ils sont tous parents aujourd’hui et ont les mêmes aïeux. Ce fut donc là que plusieurs, quittant leur travail, accoururent pour entendre la sainte doctrine[5]. "

N’est-ce pas là une scène de l’Odyssée ou plutôt de la Bible ?

Un empire dont les mœurs inaltérables usaient depuis deux mille ans le temps, les révolutions et les conquêtes, cet empire change à la voix d’un moine chrétien parti seul du fond de l’Europe. Les préjugés les plus enracinés, les usages les plus antiques, une croyance religieuse consacrée par les siècles, tout cela tombe et s’évanouit au seul nom du Dieu de l’Evangile. Au moment même où nous écrivons, au moment où le christianisme est persécuté en Europe, il se propage à la Chine. Ce feu qu’on avait cru éteint s’est ranimé, comme il arrive toujours après les persécutions. Lorsqu’on massacrait le clergé en France et qu’on le dépouillait de ses biens et de ses honneurs, les ordinations secrètes étaient sans nombre ; les évêques proscrits furent souvent obligés de refuser la prêtrise à des jeunes gens qui voulaient voler au martyre. Cela prouve, pour la millième fois, combien ceux qui ont cru anéantir le christianisme en allumant les bûchers ont méconnu son esprit. Au contraire des choses humaines, dont la nature est de périr dans les tourments, la véritable religion s’accroît dans l’adversité : Dieu l’a marquée du même sceau que la vertu.

  1. Essai sur les Mœurs, chap. CXCV. (N.d.A.)
  2. Lettres édif., t. XIX, p. 257. (N.d.A.)
  3. Siècle de Louis XIV, chap. XXXIX. (N.d.A.)
  4. Lettres édif., t. XVII, p. 149. (N.d.A.)
  5. Lettres édif., t. XVII, p. 152 et suiv. (N.d.A.)