Génie du christianisme/Partie 4/Livre 3/Chapitre VI

Chapitre VI - Trappistes, chartreux, sœurs de Sainte-Claire, Pères de la Rédemption, missionnaires, filles de la Charité, etc

Telles sont les mœurs et les coutumes de quelques-uns des ordres religieux de la vie contemplative ; mais ces choses, néanmoins, ne sont si belles que parce qu’elles sont unies aux méditations et aux prières : ôtez le nom et la présence de Dieu de tout cela, et le charme est presque détruit.

Voulez-vous maintenant vous transporter à la Trappe et contempler ces moines vêtus d’un sac qui bêchent leurs tombes ? Voulez-vous les voir errer comme des ombres dans cette grande forêt de Mortagne et au bord de cet étang solitaire ? Le silence marche à leurs côtés, ou s’ils se parlent quand ils se rencontrent, c’est pour se dire seulement : Frères, il faut mourir. Ces ordres rigoureux du christianisme étaient des écoles de morale en action : institués au milieu des plaisirs du siècle, ils offraient sans cesse des modèles de pénitence et de grands exemples de la misère humaine aux yeux du vice et de la prospérité.

Quel spectacle que celui du trappiste mourant ! quelle sorte de haute philosophie ! quel avertissement pour les hommes ! Etendu sur un peu de paille et de cendre dans le sanctuaire de l’église, ses frères rangés en silence autour de lui, il les appelle à la vertu, tandis que la cloche funèbre sonne ses dernières agonies. Ce sont ordinairement les vivants qui engagent l’infirme à quitter courageusement la vie ; mais ici c’est une chose plus sublime, c’est le mourant qui parle de la mort. Aux portes de l’éternité, il la doit mieux connaître qu’un autre, et, d’une voix qui résonne déjà entre des ossements, il appelle avec autorité ses compagnons, ses supérieurs mêmes à la pénitence. Qui ne frémirait en voyant ce religieux qui vécut d’une manière si sainte douter encore de son salut à l’approche du passage terrible ? Le christianisme a tiré du fond du sépulcre toutes les moralités qu’il renferme. C’est par la mort que la morale est entrée dans la vie : si l’homme, tel qu’il est aujourd’hui après sa chute, fût demeuré immortel, peut-être n’eût-il jamais connu la vertu [NOTE 35].

Ainsi s’offrent de toutes parts dans la religion les scènes les plus instructives ou les plus attachantes : là de saints muets, comme un peuple enchanté par un philtre, accomplissent sans paroles les travaux des moissons et des vendanges ; ici les filles de Claire foulent de leurs pieds nus les tombes glacées de leur cloître. Ne croyez pas toutefois qu’elles soient malheureuses au milieu de leurs austérités ; leurs cœurs sont purs et leurs yeux tournés vers le ciel en signe de désir et d’espérance. Une robe de laine grise est préférable à des habits somptueux achetés au prix des vertus ; le pain de la charité est plus sain que celui de la prostitution. Eh ! de combien de chagrins ce simple voile baissé entre ces filles et le monde ne les sépare-t-il pas !

En vérité, nous sentons qu’il nous faudrait un tout autre talent que le nôtre pour nous tirer dignement des objets qui se présentent à nos yeux. Le plus bel éloge que nous pourrions faire de la vie monastique serait de présenter le catalogue des travaux auxquels elle s’est consacrée. La religion, laissant à notre cœur le soin de nos joies, ne s’est occupée, comme une tendre mère, que du soulagement de nos douleurs ; mais dans cette œuvre immense et difficile elle a appelé tous ses fils et toutes ses filles à son secours. Aux uns elle a confié le soin de nos maladies, comme à cette multitude de religieux et de religieuses dévoués au service des hôpitaux ; aux autres elle a délégué les pauvres, comme aux sœurs de la Charité. Le père de la Rédemption s’embarque à Marseille : où va-t-il seul ainsi avec son bréviaire et son bâton ? Ce conquérant marche à la délivrance de l’humanité, et les armées qui l’accompagnent sont invisibles. La bourse de la charité à la main, il court affronter la peste, le martyre et l’esclavage. Il aborde le dey d’Alger, il lui parle au nom de ce roi céleste dont il est l’ambassadeur. Le barbare s’étonne à la vue de cet Européen qui ose seul, à travers les mers et les orages, venir lui redemander des captifs, dompté par une force inconnue, il accepte l’or qu’on lui présente, et l’héroïque libérateur, satisfait d’avoir rendu des malheureux à leur patrie, obscur et ignoré, reprend humblement à pied le chemin de son monastère.

Partout c’est le même spectacle : le missionnaire qui part pour la Chine rencontre au port le missionnaire qui revient, glorieux et mutilé, du Canada ; la sœur grise court administrer l’indigent dans sa chaumière ; le père capucin vole à l’incendie ; le frère hospitalier lave les pieds du voyageur ; le frère du Bien-Mourir console l’agonisant sur sa couche ; le frère Enterreur porte le corps du pauvre décédé ; la sœur de la Charité monte au septième étage pour prodiguer l’or, le vêtement et l’espérance : ces filles, si justement appelées Filles-Dieu, portent et reportent çà et là les bouillons, la charpie, les remèdes ; la fille du Bon-Pasteur tend les bras à la fille prostituée, et lui crie : Je ne suis point venue pour appeler les justes, mais les pécheurs ! L’orphelin trouve un père, l’insensé un médecin, l’ignorant un instructeur. Tous ces ouvriers en œuvres célestes se précipitent, s’animent les uns les autres. Cependant la religion, attentive et tenant une couronne immortelle, leur crie : " Courage, mes enfants ! courage ! hâtez-vous, soyez plus prompts que les maux dans la carrière de la vie ! méritez cette couronne que je vous prépare : elle vous mettra vous-mêmes à l’abri de tous maux et de tous besoins. "

Au milieu de tant de tableaux qui mériteraient chacun des volumes de détails et de louanges, sur quelle scène particulière arrêterons-nous nos regards ? Nous avons déjà parlé de ces hôtelleries que la religion a placées dans les solitudes des quatre parties du monde ; fixons donc à présent les yeux sur des objets d’une autre sorte.

Il y a des gens pour qui le seul nom de capucin est un objet de risée. Quoi qu’il en soit, un religieux de l’ordre de Saint-François était souvent un personnage noble et simple.

Qui de nous n’a vu un couple de ces hommes vénérables voyageant dans les campagnes, ordinairement vers la fête des Morts, à l’approche de l’hiver, au temps de la quête des vignes ? Ils s’en allaient, demandant l’hospitalité, dans les vieux châteaux sur leur route. A l’entrée de la nuit, les deux pèlerins arrivaient chez le châtelain solitaire : ils montaient un antique perron, mettaient leurs longs bâtons et leurs besaces derrière la porte, frappaient au portique sonore et demandaient l’hospitalité. Si le maître refusait ces hôtes du Seigneur, ils faisaient un profond salut, se retiraient en silence, reprenaient leurs besaces et leurs bâtons, et, secouant la poussière de leurs sandales, ils s’en allaient, à travers la nuit, chercher la cabane du laboureur. Si, au contraire, ils étaient reçus, après qu’on leur avait donné à laver, à la façon des temps de Jacob et d’Homère, ils venaient s’asseoir au foyer hospitalier. Comme aux siècles antiques, afin de se rendre les maîtres favorables (et parce que, comme Jésus-Christ, ils aimaient aussi les enfants), ils commençaient par caresser ceux de la maison : ils leur présentaient des reliques et des images. Les enfants, qui s’étaient d’abord enfuis tout effrayés, bientôt attirés par ces merveilles, se familiarisaient jusqu’à se jouer entre les genoux des bons religieux. Le père et la mère, avec un sourire d’attendrissement, regardaient ces scènes naïves et l’intéressant contraste de la gracieuse jeunesse de leurs enfants et de la vieillesse chenue de leurs hôtes.

Or la pluie et le coup de vent des morts battaient au dehors les bois dépouillés, les cheminées, les créneaux du château gothique ; la chouette criait sur ses faîtes. Auprès d’un large foyer, la famille se mettait à table : le repas était cordial et les manières affectueuses. La jeune demoiselle du lieu interrogeait timidement ses hôtes, qui louaient gravement sa beauté et sa modestie. Les bons pères entretenaient la famille par leurs agréables propos : ils racontaient quelque histoire bien touchante, car ils avaient toujours appris des choses remarquables dans leurs missions lointaines, chez les sauvages de l’Amérique ou chez les peuples de la Tartarie. A la longue barbe de ces pères, à leur robe de l’antique Orient, à la manière dont ils étaient venus demander l’hospitalité, on se rappelait ces temps où les Thalès et les Anacharsis voyageaient ainsi dans l’Asie et dans la Grèce.

Après le souper du château, la dame appelait ses serviteurs, et l’on invitait un des pères à faire en commun la prière accoutumée ; ensuite les deux religieux se retiraient à leur couche, en souhaitant toutes sortes de prospérités à leurs hôtes. Le lendemain on cherchait les vieux voyageurs, mais ils s’étaient évanouis, comme ces saintes apparitions qui visitent quelquefois l’homme de bien dans sa demeure.

Etait-il quelque chose qui pût briser l’âme, quelque commission dont les hommes ennemis des larmes n’osassent se charger, de peur de compromettre leurs plaisirs, c’était aux enfants du cloître qu’elle était aussitôt dévolue, et surtout aux Pères de l’ordre de Saint-François ; on supposait que des hommes qui s’étaient voués à la misère devaient être naturellement les hérauts du malheur. L’un était obligé d’aller porter à une famille la nouvelle de la perte de sa fortune ; l’autre de lui apprendre le trépas de son fils unique. Le grand Bourdaloue remplit lui-même ce triste devoir : il se présentait en silence à la porte du père, croisait les mains sur sa poitrine, s’inclinait profondément et se retirait muet, comme la mort, dont il était l’interprète.

Croit-on qu’il y eût beaucoup de plaisirs (nous entendons de ces plaisirs à la façon du monde), croit-on qu’il fût fort doux pour un Cordelier, un Carme, un Franciscain, d’aller au milieu des prisons annoncer la sentence au criminel, l’écouter, le consoler et avoir pendant des journées entières l’âme transpercée des scènes les plus déchirantes ? On a vu dans ces actes de dévouement la sueur tomber à grosses gouttes du front de ces compatissants religieux et mouiller ce froc qu’elle a pour toujours rendu sacré, en dépit des sarcasmes de la philosophie. Et pourtant quel honneur, quel profit revenait-il à ces moines de tant de sacrifices, sinon la dérision du monde et les injures même des prisonniers qu’ils consolaient ! Mais du moins les hommes, tout ingrats qu’ils sont, avaient confessé leur nullité dans ces grandes rencontres de la vie, puisqu’ils les avaient abandonnées à la religion, seul véritable secours au dernier degré du malheur. O apôtre de Jésus-Christ ! de quelles catastrophes n’étiez-vous point témoin, vous qui près du bourreau ne craigniez point de vous couvrir du sang des misérables et qui étiez leur dernier ami ! Voici un des plus hauts spectacles de la terre : aux deux coins de cet échafaud, les deux justices sont en présence, la justice humaine et la justice divine : l’une, implacable et appuyée sur un glaive, est accompagnée du désespoir ; l’autre, tenant un voile trempé de pleurs, se montre entre la pitié et l’espérance ; l’une a pour ministre un homme de sang, l’autre un homme de paix ; l’une condamne, l’autre absout ; innocente ou coupable, la première dit à la victime : " Meurs ! " La seconde lui crie : " Fils de l’innocence ou du repentir, montez au ciel ! "