Génie du christianisme/Partie 4/Livre 2/Chapitre VIII

Garnier Frères (p. 405-407).

Chapitre VIII - Tombeaux dans les Églises

Rappelez-vous un moment les vieux monastères ou les cathédrales gothiques telles qu’elles existaient autrefois ; parcourez ces ailes du chœur, ces chapelles, ces nefs, ces cloîtres pavés par la mort, ces sanctuaires remplis de sépulcres. Dans ce labyrinthe de tombeaux, quels sont ceux qui vous frappent davantage ? Sont-ce ces monuments modernes, chargés de figures allégoriques, qui écrasent de leurs marbres glacés des cendres moins glacées qu’elles ? Vains simulacres qui semblent partager la double léthargie du cercueil où il sont assis et des cœurs mondains qui les ont fait élever ! A peine y jetez-vous un coup d’œil : mais vous vous arrêtez devant ce tombeau poudreux, sur lequel est couchée la figure gothique de quelque évêque revêtu de ses habits pontificaux, les mains jointes, les yeux fermés ; vous vous arrêtez devant ce monument où un abbé, soulevé sur le coude, et la tête appuyée sur la main, semble rêver à la mort. Le sommeil du prélat et l’attitude du prêtre ont quelque chose de mystérieux : le premier paraît profondément occupé de ce qu’il voit dans ces rêves de la tombe, le second, comme un homme en voyage, n’a pas voulu se coucher entièrement, tant le moment où il doit se relever est proche !

Et quelle est cette grande dame qui repose ici près de son époux ? L’un et l’autre sont habillés dans toute la pompe gauloise ; un coussin supporte leurs têtes, et leurs têtes semblent si appesanties par les pavots de la mort qu’elles ont fait fléchir cet oreiller de pierre : heureux si ces deux époux n’ont point eu de confidences pénibles à se faire sur le lit de leur hymen funèbre ! Au fond de cette chapelle retirée, voici quatre écuyers de marbre, bardés de fer, armés de toutes pièces, les mains jointes, et à genoux aux quatre coins de l’entablement d’un tombeau. Est-ce toi, Bayard, qui rendais la rançon aux vierges, pour les marier à leurs amants ? Est-ce toi, Beaumanoir, qui buvais ton sang dans le combat des Trente ? Est-ce quelque autre chevalier qui sommeille ici ? Ces écuyers semblent prier avec ferveur, car ces vaillants hommes, antique honneur du nom français, tout guerriers qu’ils étaient, n’en craignaient pas moins Dieu du fond du cœur ; c’était en criant : Montjoie et saint Denis, qu’ils arrachaient la France aux Anglais, et faisaient des miracles de vaillance pour l’Église, leur dame et leur roi. N’y a-t-il donc rien de merveilleux dans ces temps des Roland, des Godefroi, des sires de Coucy et de Joinville ; dans ces temps des Maures, des Sarrasins, des royaumes de Jérusalem et de Chypre ; dans ces temps où l’Orient et l’Asie échangeaient d’armes et de mœurs avec l’Europe et l’Occident ; dans ces temps où Thibaud chantait, où les troubadours se mêlaient aux armes, les danses à la religion et les tournois aux sièges et aux batailles[1] ?

Sans doute ils étaient merveilleux ces temps, mais ils sont passés. La religion avait averti les chevaliers de cette vanité des choses humaines, lorsqu’à la suite d’une longue énumération de titres pompeux : Haut et puissant seigneur, messire Anne de Montmorency, connétable de France, etc., etc., elle avait ajouté : Priez pour lui, pauvre pécheur. C’est tout le néant[2].

Quant aux sépultures souterraines, elles étaient généralement réservées aux rois et aux religieux. Lorsqu’on voulait se nourrir de sérieuses et d’utiles pensées, il fallait descendre dans les caveaux des couvents et contempler ces solitaires endormis, qui n’étaient pas plus calmes dans leurs demeures funèbres, qu’ils ne l’avaient été sur la terre. Que votre sommeil soit profond sous ces voûtes, hommes de paix, qui aviez partagé votre héritage mortel à vos frères, et qui, comme le héros de la Grèce, partant pour la conquête d’un autre univers, ne vous étiez réservé que l’espérance !


  1. On a sans doute de grandes obligations à l’artiste qui a rassemblé les débris de nos anciens sépulcres ; mais quant aux effets de ces monuments, on sent trop qu’ils sont détruits. Resserrés dans un petit espace, divisés par siècles, privés de leurs harmonies avec l’antiquité des temples et du culte chrétien, ne servant qu’à l’histoire de l’art, et non à celle des mœurs et de la religion ; n’ayant pas même gardé leur poussière, ils ne disent plus rien ni à l’imagination ni au cœur. Quand des hommes abominables eurent l’idée de violer l’asile des morts et de disperser leurs cendres pour effacer le souvenir du passé, la chose, tout horrible qu’elle est, pouvait avoir aux yeux de la folie humaine une certaine mauvaise grandeur ; mais c’était prendre l’engagement de bouleverser le monde, de ne pas laisser en France pierre sur pierre, et de parvenir, au travers des ruines, à des institutions inconnues. Se plonger dans ces excès pour rester dans des routes communes, et pour ne montrer qu’ineptie et absurdité, c’est avoir les fureurs du crime sans en avoir la puissance. Qu’est-il arrivé à ces spoliateurs de tombeaux ! Qu’ils sont tombés dans les gouffres qu’ils avaient ouverts, et que leurs cadavres sont restés comme un gage à la mort pour ceux qu’ils lui avaient dérobés. (N.d.A.)
  2. Johnson, dans son Traité des Epitaphes, cite ce simple mot de la religion comme sublime. (N.d.A.)