Génie du christianisme/Partie 3/Livre 5/Chapitre V

Garnier Frères (p. 364-365).

Chapitre V - Ruines des monuments chrétiens

Les ruines des monuments chrétiens n’ont pas la même élégance que les ruines des monuments de Rome et de la Grèce ; mais sous d’autres rapports elles peuvent supporter le parallèle. Les plus belles que l’on connaisse dans ce genre sont celles que l’on voit en Angleterre, au bord du lac du Cumberland, dans les montagnes d’Ecosse et jusque dans les Orcades. Les bas côtés du chœur, les arcs des fenêtres, les ouvrages ciselés des voussures, les pilastres des cloîtres et quelques pans de la tour des cloches sont en général les parties qui ont le plus résisté aux efforts du temps.

Dans les ordres grecs, les voûtes et les cintres suivent parallèlement les arcs du ciel, de sorte que, sur la tenture grise des nuages ou sur un paysage obscur, ils se perdent dans les fonds ; dans l’ordre gothique, au contraire, les pointes contrastent avec les arrondissements des cieux et les courbures de l’horizon. Le gothique, étant tout composé de vides, se décore ensuite plus aisément d’herbes et de fleurs que les pleins dos ordres grecs. Les filets redoublés des pilastres, les dômes découpés en feuillage ou creusés en forme de cueilloir, deviennent autant de corbeilles où les vents portent, avec la poussière, les semences des végétaux. La joubarbe se cramponne dans le ciment, les mousses emballent d’inégaux décombres dans leur bourre élastique, la ronce fait sortir ses cercles bruns de l’embrasure d’une fenêtre, et le lierre, se traînant le long des cloîtres septentrionaux, retombe en festons dans les arcades.

Il n’est aucune ruine d’un effet plus pittoresque que ces débris : sous un ciel nébuleux, au milieu des vents et des tempêtes, au bord de cette mer dont Ossian a chanté les orages, leur architecture gothique a quelque chose de grand et de sombre comme le Dieu de Sinaï, dont elle perpétue le souvenir. Assis sur un autel brisé, dans les Orcades, le voyageur s’étonne de la tristesse de ces lieux ; un océan sauvage, des syrtes embrumées, des vallées où s’élève la pierre d’un tombeau, des torrents qui coulent à travers la bruyère, quelques pins rougeâtres jetés sur la nudité d’un morne flanqué de couches de neige, c’est tout ce qui s’offre aux regards. Le vent circule dans les ruines, et leurs innombrables jours deviennent autant de tuyaux d’où s’échappent des plaintes ; l’orgue avait jadis moins de soupirs sous ces voûtes religieuses. De longues herbes tremblent aux ouvertures des dômes. Derrière ces ouvertures on voit fuir la nue et planer l’oiseau des terres boréales. Quelquefois égaré dans sa route, un vaisseau caché sous ses voiles arrondies, comme un esprit des eaux voilé de ses ailes, sillonne les vagues désertes ; sous le souffle de l’aquilon, il semble se prosterner à chaque pas et saluer les mers qui baignent les débris du temple de Dieu.

Ils ont passé sur ces plages inconnues, ces hommes qui adoraient la Sagesse qui s’est promenée sous les flots. Tantôt, dans leurs solennités, ils s’avançaient le long des grèves en chantant avec le Psalmiste : " Comme elle est vaste, cette mer qui étend au loin ses bras spacieux[1] ! " tantôt, assis dans la grotte de Fingal, près des soupiraux de l’Océan, ils croyaient entendre cette voix qui disait à Job : " Savez-vous qui a enfermé la mer dans des digues, lorsqu’elle se débordait en sortant du sein de sa mère, quasi de vulva procedens[2] ? " La nuit, quand les tempêtes de l’hiver étaient descendues, quand le monastère disparaissait dans des tourbillons, les tranquilles cénobites, retirés au fond de leurs cellules, s’endormaient au murmure des orages ; heureux de s’être embarqués dans ce vaisseau du Seigneur, qui ne périra point !

Sacrés débris des monuments chrétiens, vous ne rappelez point, comme tant d’autres ruines, du sang, des injustices et des violences ! vous ne racontez qu’une histoire paisible, ou tout au plus que les souffrances mystérieuses du Fils de l’Homme ! Et vous, saints ermites, qui pour arriver à des retraites plus fortunées vous étiez exilés sous les glaces du pôle, vous jouissez maintenant du fruit de vos sacrifices ! S’il est parmi les anges, comme parmi les hommes, des campagnes habitées et des lieux déserts, de même que vous ensevelîtes vos vertus dans les solitudes de la terre, vous aurez sans doute choisi les solitudes célestes pour y cacher votre bonheur !

  1. Ps. CIII, v. 25. (N.d.A.)
  2. Job, cap. XXXVIII, v. 8. (N.d.A.)