Génie du christianisme/Partie 3/Livre 5/Chapitre IV

Chapitre IV - Effet pittoresque des ruines. — Ruines de Palmyre, d’Égypte, etc

Les ruines, considérées sous le rapport du paysage, sont plus pittoresques dans un tableau que le monument frais et entier. Dans les temples que les siècles n’ont point percés les murs masquent une partie du site et des objets extérieurs, et empêchent qu’on ne distingue les colonnades et les cintres de l’édifice ; mais quand ces temples viennent à crouler, il ne reste que des débris isolés, entre lesquels l’œil découvre au haut et au loin les astres, les nues, les montagnes, les fleuves et les forêts. Alors, par un jeu de l’optique, l’horizon recule et les galeries suspendues en l’air se découpent sur les fonds du ciel et de la terre. Ces effets n’ont point été inconnus des anciens : ils élevaient des cirques sans masses pleines, pour laisser un libre accès aux illusions de la perspective.

Les ruines ont ensuite des harmonies particulières avec leurs déserts, selon le style de leur architecture, les lieux où elles sont placées et les règnes de la nature au méridien qu’elles occupent.

Dans les pays chauds, peu favorables aux herbes et aux mousses, elles sont privées de ces graminées qui décorent nos châteaux gothiques et nos vieilles tours ; mais aussi de plus grands végétaux se marient aux plus grandes formes de leur architecture. A Palmyre, le dattier fend les têtes d’homme et de lion qui soutiennent les chapiteaux du temple du Soleil ; le palmier remplace par sa colonne la colonne tombée, et le pêcher, que les anciens consacraient à Harpocrate, s’élève dans la demeure du silence. On y voit encore une espèce d’arbre dont le feuillage échevelé et les fruits en cristaux forment avec les débris pendants de beaux accords de tristesse. Quelquefois une caravane arrêtée dans ces déserts y multiplie les effets pittoresques : le costume oriental allie bien sa noblesse à la noblesse de ces ruines, et les chameaux semblent en accroître les dimensions, lorsque, couchés entre des fragments de maçonnerie, ils ne laissent voir que leurs têtes fauves et leurs dos bossus.

Les ruines changent de caractère en Égypte : souvent elles offrent dans un petit espace diverses sortes d’architecture et de souvenirs. Les colonnes du vieux style égyptien s’élèvent auprès de la colonne corinthienne ; un morceau d’ordre toscan s’unit à une tour arabe, un monument du peuple pasteur à un monument des Romains. Des Sphinx, des Anubis, des statues brisées, des obélisques rompus, sont roulés dans le Nil, enterrés dans le sol, cachés dans des rizières, des champs de fèves et des plaines de trèfle. Quelquefois, dans les débordements du fleuve, ces ruines ressemblent sur les eaux à une grande flotte ; quelquefois des nuages, jetés en ondes sur les flancs des pyramides, les partagent en deux moitiés. Le chacal, monté sur un piédestal vide, allonge son museau de loup derrière le buste d’un Pan à tête de bélier ; la gazelle, l’autruche, l’ibis, la gerboise, sautent parmi les décombres, tandis que la poule sultane se tient immobile sur quelque débris, comme un oiseau hiéroglyphique de granit et de porphyre.

La vallée de Tempé, le bois de l’Olympe, les côtes de l’Attique et du Péloponèse étalent les ruines de la Grèce. Là commencent à paraître les mousses, les plantes grimpantes et les fleurs saxatiles. Une guirlande vagabonde de jasmin embrasse une Vénus, comme pour lui rendre sa ceinture ; une barbe de mousse blanche descend du menton d’une Hébé ; le pavot croît sur les feuillets du livre de Mnémosyne : symbole de la renommée passée et de l’oubli présent de ces lieux. Les flots de l’Egée, qui viennent expirer sous de croulants portiques, Philomèle qui se plaint, Alcyon qui gémit, Cadmus qui roule ses anneaux autour d’un autel, le cygne qui fait son nid dans le sein de quelque Léda, mille accidents, produits comme par les Grâces, enchantent ces poétiques débris : on dirait qu’un souffle divin anime encore la poussière des temples d’Apollon et des Muses ; le paysage entier, baigné par la mer, ressemble à un tableau d’Apelles consacré à Neptune et suspendu à ses rivages [NOTE 28].