Génie du christianisme/Partie 3/Livre 3/Chapitre VIII

Garnier Frères (p. 331-333).

Chapitre VIII - Bossuet historien

Mais c’est dans le Discours sur l’Histoire universelle que l’on peut admirer l’influence du génie du christianisme sur le génie de l’histoire. Politique comme Thucydide, moral comme Xénophon, éloquent comme Tite-Live, aussi profond et aussi grand peintre que Tacite, l’évêque de Meaux a de plus une parole grave et un tour sublime dont on ne trouve ailleurs aucun exemple, hors dans le début du livre des Machabées.

Bossuet est plus qu’un historien, c’est un Père de l’Église, c’est un prêtre inspiré, qui souvent a le rayon de feu sur le front, comme le législateur des Hébreux. Quelle revue il fait de la terre ! il est en mille lieux à la fois ! Patriarche sous le palmier de Tophel, ministre à la cour de Babylone, prêtre à Memphis, législateur à Sparte, citoyen à Athènes et à Rome, il change de temps et de place à son gré ; il passe avec la rapidité et la majesté des siècles. La verge de la loi à la main, avec une autorité incroyable, il chasse pêle-mêle devant lui et Juifs et Gentils au tombeau ; il vient enfin lui-même à la suite du convoi de tant de générations, et, marchant appuyé sur Isaïe et sur Jérémie, il élève ses lamentations prophétiques à travers la poudre et les débris du genre humain.

La première partie du Discours sur l’Histoire universelle est admirable par la narration, la seconde par la sublimité du style et la haute métaphysique des idées, la troisième par la profondeur des vues morales et politiques. Tite-Live et Salluste ont-ils rien de plus beau sur les anciens Romains que ces paroles de l’évêque de Meaux ?

" Le fond d’un Romain, pour ainsi parler, était l’amour de sa liberté et de sa patrie ; une de ces choses lui faisait aimer l’autre, car, parce qu’il aimait sa liberté, il aimait aussi sa patrie comme une mère qui le nourrissait dans des sentiments également généreux et libres.

Sous ce nom de liberté les Romains se figuraient, avec les Grecs, un état où personne ne fût sujet que de la loi et où la loi fût plus puissante que personne. "

A nous entendre déclamer contre la religion, on croirait qu’un prêtre est nécessairement un esclave, et que nul avant nous n’a su raisonner dignement sur la liberté : qu’on lise donc Bossuet à l’article des Grecs et des Romains.

Quel autre a mieux parlé que lui et des vices et des vertus ? Quel autre a plus justement estimé les choses humaines ? Il lui échappe de temps en temps quelques-uns de ces traits qui n’ont point de modèle dans l’éloquence antique et qui naissent du génie même du christianisme. Par exemple, après avoir vanté les pyramides d’Égypte, il ajoute : " Quelque effort que fassent les hommes, leur néant paraît partout. Ces pyramides étaient des tombeaux ; encore ces rois qui les ont bâties n’ont-ils pas eu le pouvoir d’y être inhumés, et ils n’ont pu jouir de leur sépulcre[1]. "

On ne sait qui l’emporte ici de la grandeur de la pensée ou de la hardiesse de l’expression. Ce mot jouir, appliqué à un sépulcre, déclare à la fois la magnificence de ce sépulcre, la vanité des pharaons qui l’élevèrent, la rapidité de notre existence, enfin l’incroyable néant de l’homme, qui, ne pouvant posséder pour bien réel ici-bas qu’un tombeau, est encore privé quelquefois de ce stérile patrimoine.

Remarquons que Tacite a parlé des pyramides[2], et que sa philosophie ne lui a rien fourni de comparable à la réflexion que la religion a inspirée à Bossuet : influence bien frappante du génie du christianisme sur la pensée d’un grand homme.

Le plus beau portrait historique dans Tacite est celui de Tibère, mais il est effacé par le portrait de Cromwell car Bossuet est encore historien dans ses Oraisons funèbres. Que dirons-nous du cri de joie que pousse Tacite en parlant des Bructères, qui s’égorgeaient à la vue d’un camp romain ? " Par la faveur des dieux, nous eûmes le plaisir de contempler ce combat sans nous y mêler. Simples spectateurs, nous vîmes, ce qui est admirable, soixante mille hommes s’égorger sous nos yeux pour notre amusement. Puissent, puissent les nations, au défaut d’amour pour nous, entretenir ainsi dans leur cœur les unes contre les autres une haine éternelle[3] !

Ecoutons Bossuet :

" Ce fut après le déluge que parurent ces ravageurs de provinces que l’on a nommés conquérants, qui, poussés par la seule gloire du commandement, ont exterminé tant d’innocents… Depuis ce temps l’ambition s’est jouée, sans aucune borne, de la vie des hommes ; ils en sont venus à ce point de s’entretuer sans se haïr : le comble de la gloire et le plus beau de tous les arts a été de se tuer les uns les autres[4]. "

Il est difficile de s’empêcher d’adorer une religion qui met une telle différence entre la morale d’un Bossuet et d’un Tacite.

L’historien romain, après avoir raconté que Thrasylle avait prédit l’empire à Tibère, ajoute : " D’après ces faits et quelques autres, je ne sais si les choses de la vie sont… assujetties aux lois d’une immuable nécessité, ou si elles ne dépendent que du hasard[5]. "

Suivent les opinions des philosophes, que Tacite rapporte gravement, donnant assez à entendre qu’il croit aux prédictions des astrologues.

La raison, la saine morale et l’éloquence nous semblent encore du côté du prêtre chrétien.

" Ce long enchaînement des causes particulières qui font et défont les empires dépend des ordres secrets de la divine Providence. Dieu tient, du plus haut des cieux, les rênes de tous les royaumes ; il a tous les cœurs en sa main. Tantôt il retient les passions, tantôt il leur lâche la bride, et par là il remue tout le genre humain… Il connaît la sagesse humaine, toujours courte par quelque endroit ; il l’éclaire, il étend ses vues, et puis il l’abandonne à ses ignorances. Il l’aveugle, il la précipite, il la confond par elle-même : elle s’enveloppe, elle s’embarrasse dans ses propres subtilités, et ses précautions lui sont un piège… C’est lui (Dieu) qui prépare ces effets dans les causes les plus éloignées, et qui frappe ces grands coups dont le contrecoup porte si loin… Mais que les hommes ne s’y trompent pas, Dieu redresse, quand il lui plaît, le sens égaré ; et celui qui insultait à l’aveuglement des autres tombe lui-même dans des ténèbres plus épaisses, sans qu’il faille souvent autre chose pour lui renverser le sens que de longues prospérités. "

Que l’éloquence de l’antiquité est peu de chose auprès de cette éloquence chrétienne !

  1. Disc. sur l’Hist. univ., III part. (N.d.A.)
  2. Ann., lib. II, 61. (N.d.A.)
  3. Tacite, Mœurs des Germains, XXXIII. (N.d.A.)
  4. Disc. sur l’Hist. univ. (N.d.A.)
  5. Ann., lib. VI, 22.(N.d.A.)