Génie du christianisme/Partie 3/Livre 3/Chapitre II

Garnier Frères (p. 320-322).

Chapitre II - Causes générales qui ont empêché les écrivains modernes de réussir dans l’histoire. — Première cause : beautés des sujets antiques

Il se présente ici une objection : si le christianisme est favorable au génie de l’histoire, pourquoi donc les écrivains modernes sont-ils généralement inférieurs aux anciens dans cette profonde et importante partie des lettres ?

D’abord le fait supposé par cette objection n’est pas d’une vérité rigoureuse, puisqu’un des plus beaux monuments historiques qui existent chez les hommes, le Discours sur l’Histoire universelle, a été dicté par l’esprit du christianisme. Mais, en écartant un moment cet ouvrage, les causes de notre infériorité en histoire, si cette infériorité existe, méritent d’être recherchées.

Elles nous semblent être de deux espèces : les unes tiennent à l’histoire, les autres à l’historien.

L’histoire ancienne offre un tableau que les temps modernes n’ont point reproduit. Les Grecs ont surtout été remarquables par la grandeur des hommes, les Romains par la grandeur des choses. Rome et Athènes, parties de l’état de nature pour arriver au dernier degré de civilisation, parcourent l’échelle entière des vertus et des vices, de l’ignorance et des arts. On voit croître l’homme et sa pensée : d’abord enfant, ensuite attaqué par les passions dans la jeunesse, fort et sage dans son âge mûr, faible et corrompu dans sa vieillesse. L’état suit l’homme, passant du gouvernement royal ou paternel au gouvernement républicain, et tombant dans le despotisme avec l’âge de la décrépitude.

Bien que les peuples modernes présentent, comme nous le dirons bientôt, quelques époques intéressantes, quelques règnes fameux, quelques portraits brillants, quelques actions éclatantes, cependant il faut convenir qu’ils ne fournissent pas à l’historien cet ensemble de choses, cette hauteur de leçons qui font de l’histoire ancienne un tout complet et une peinture achevée. Ils n’ont point commencé par le premier pas ; ils ne se sont point formés eux-mêmes par degrés : ils ont été transportés du fond des forêts et de l’état sauvage au milieu des cités et de l’état civil ; ce ne sont que de jeunes branches entées sur un vieux tronc. Aussi tout est ténèbres dans leur origine : vous y voyez à la fois de grands vices et de grandes vertus, une grossière ignorance et des coups de lumière, des notions vagues de justice et de gouvernement, un mélange confus de mœurs et de langage : ces peuples n’ont passé ni par cet état où les bonnes mœurs font les lois, ni par cet autre où les bonnes lois font les mœurs.

Quand ces nations viennent à se rasseoir sur les débris du monde antique, un autre phénomène arrête l’historien : tout paraît subitement réglé, tout prend une face uniforme ; des monarchies partout ; à peine de petites républiques, qui se changent elles-mêmes en principautés ou qui sont absorbées par les royaumes voisins. En même temps les arts et les sciences se développent, mais tranquillement, mais dans les ombres. Ils se préparent, pour ainsi dire, des destinées humaines ; ils n’influent plus sur le sort des empires. Relégués chez une classe de citoyens, ils deviennent plutôt un objet de luxe et de curiosité qu’un sens de plus chez les nations.

Ainsi les gouvernements se consolident à la fois. Une balance religieuse et politique tient de niveau les diverses parties de l’Europe. Rien ne s’y détruit plus ; le plus petit État moderne peut se vanter d’une durée égale à celle des empires des Cyrus et des Césars. Le christianisme a été l’ancre qui a fixé tant de nations flottantes ; il a retenu dans le port ces États qui se briseront peut-être s’ils viennent à rompre l’anneau commun où la religion les tient attachés.

Or, en répandant sur les peuples cette uniformité et pour ainsi dire cette monotonie de mœurs que les lois donnaient à l’Égypte et donnent encore aujourd’hui aux Indes et à la Chine, le christianisme a rendu nécessairement les couleurs de l’histoire moins vives. Ces vertus générales, telles que l’humanité, la pudeur, la charité, qu’il a substituées aux douteuses vertus politiques, ces vertus, disons-nous, ont aussi un jeu moins grand sur le théâtre du monde. Comme elles sont véritablement des vertus, elles évitent la lumière et le bruit : il y a chez les peuples modernes un certain silence des affaires qui déconcerte l’historien. Donnons-nous de garde de nous en plaindre ; l’homme moral parmi nous est bien supérieur à l’homme moral des anciens. Notre raison n’est pas pervertie par un culte abominable, nous n’adorons pas des monstres ; l’impudicité ne marche pas le front levé chez les chrétiens ; nous n’avons ni gladiateurs ni esclaves. Il n’y a pas encore bien longtemps que le sang nous faisait horreur. Ah ! n’envions pas aux Romains leur Tacite, s’il faut l’acheter par leur Tibère !