Génie du christianisme/Partie 2/Livre 4/Chapitre VII

Garnier Frères (p. 234-237).

Chapitre VII - Des Saints

Il est certain que les poètes n’ont pas su tirer du merveilleux chrétien tout ce qu’il peut fournir aux muses. On se moque des saints et des anges ; mais les anciens eux-mêmes n’avaient-ils pas leurs demi-dieux ? Pythagore, Platon, Socrate recommandent le culte de ces hommes qu’ils appellent des héros. Honore les héros pleins de bonté et de lumière, dit le premier dans ses vers dorés. Et pour qu’on ne se méprenne pas à ce nom de héros, Hiéroclès l’interprète exactement comme le christianisme explique le nom de saint. " Ces héros pleins de bonté et de lumière pensent toujours à leur Créateur, et sont tout éclatants de la lumière qui rejaillit de la félicité dont ils jouissent en lui. " - Et plus loin, " héros vient d’un mot grec qui signifie amour, pour marquer que, pleins d’amour pour Dieu, les héros ne cherchent qu’à nous aider à passer de cette vie terrestre à une vie divine et à devenir citoyens du ciel[1]. " Les Pères de l’Église appellent à leur tour les saints des héros : c’est ainsi qu’ils disent que le baptême est le sacerdoce des laïques, et qu’il fait de tous les chrétiens des rois et des prêtres de Dieu[2].

Et sans doute ce sont des héros, ces martyrs, qui, domptant les passions de leur cœur et bravant la méchanceté des hommes, ont mérité par ces travaux de monter au rang des puissances célestes. Sous le polythéisme, des sophistes ont paru quelquefois plus moraux que la religion de leur patrie : mais parmi nous jamais un philosophe, si sage qu’il ait été, n’a pu s’élever au-dessus de la morale chrétienne. Tandis que Socrate honorait la mémoire des justes, le paganisme offrait à la vénération des peuples des brigands dont la force corporelle était la seule vertu et qui s’étaient souillés de tous les crimes. Si quelquefois on accordait l’apothéose aux bons rois, Tibère et Néron avaient aussi leurs prêtres et leurs temples. Sacrés mortels, que l’Église de Jésus-Christ nous commande d’honorer, vous n’étiez ni des forts ni des puissants entre les hommes ! Nés souvent dans la cabane du pauvre, vous n’avez étalé aux yeux du monde que d’humbles jours et d’obscurs malheurs ! N’entendra-t-on jamais que des blasphèmes contre une religion qui, déifiant l’indigence, l’infortune, la simplicité et la vertu, a fait tomber à leurs pieds la richesse, le bonheur, la grandeur et le vice ?

Et qu’ont donc de si odieux à la poésie ces solitaires de la Thébaïde, avec leur bâton blanc et leur habit de feuilles de palmier ? Les oiseaux du ciel les nourrissent[3], les lions portent leurs messages[4] ou creusent leurs tombeaux[5] ; en commerce familier avec les anges, ils remplissent de miracles les déserts où fut Memphis[6]. Horeb et Sinaï, le Carmel et le Liban, le torrent de Cédron et la vallée de Josaphat, redisent encore la gloire de l’habitant de la cellule et de l’anachorète du rocher. Les Muses aiment à rêver dans ces monastères remplis des ombres d’Antoine, de Pacôme, de Benoît, de Basile. Les premiers apôtres prêchant l’Evangile aux premiers fidèles dans les catacombes ou sous le dattier de Béthanie n’ont pas paru à Michel-Ange et à Raphaël des sujets si peu favorables au génie.

Nous tairons à présent, parce que nous en parlerons dans la suite, ces bienfaiteurs de l’humanité qui fondèrent les hôpitaux et se vouèrent à la pauvreté, à la peste, à l’esclavage, pour secourir des hommes, nous nous renfermerons dans les seules Ecritures, de peur de nous égarer dans un sujet si vaste et si intéressant. Josué, Elie, Isaïe, Jérémie, Daniel, tous ces prophètes enfin qui vivent d’une éternelle vie ne pourraient-ils pas faire entendre dans un poème leurs sublimes lamentations ? L’urne de Jérusalem ne se peut-elle encore remplir de leurs larmes ? N’y a-t-il plus de saules de Babylone pour y suspendre les harpes détendues ? Pour nous, qui à la vérité ne sommes pas poète, il nous semble que ces enfants de la vision feraient d’assez beaux groupes sur les nuées : nous les peindrions avec une tête flamboyante, une barbe argentée descendrait sur leur poitrine immortelle, et l’esprit divin éclaterait dans leurs regards.

Mais quel essaim de vénérables ombres, à la voix d’une muse chrétienne, se réveille dans la caverne de Membré ? Abraham, Isaac, Jacob, Rebecca, et vous tous, enfants de l’Orient, rois, patriarches, aïeux de Jésus-Christ, chantez l’antique alliance de Dieu et des hommes ! Redites-nous cette histoire chère au ciel, l’histoire de Joseph et de ses frères. Le chœur des saints rois, David à leur tête ; l’armée des confesseurs et martyrs vêtus de robes éclatantes nous offriraient aussi leur merveilleux. Ces derniers présentent au pinceau le genre tragique dans sa plus grande élévation ; après la peinture de leurs tourments, nous dirions ce que Dieu fit pour ces victimes, et le don des miracles dont il honora leurs tombeaux.

Nous placerions auprès de ces illustres chœurs les chœurs des vierges célestes, les Geneviève de Brabant, les Pulchérie, les Rosalie, les Cécile, les Lucile, les Isabelle, les Eulalie. Le merveilleux du christianisme est plein de concordance ou de contrastes gracieux. On sait comment Neptune,

. . . . . . . . S’élevant sur la mer,

D’un mot calme les flots. . . . . .

Nos dogmes fournissent un autre genre de poésie. Un vaisseau est prêt à périr : l’aumônier, par des paroles qui délient les âmes, remet à chacun la peine de ses fautes ; il adresse au ciel la prière qui, dans un tourbillon, envoie l’esprit du naufragé au Dieu des orages. Déjà ! l’Océan se creuse pour engloutir les matelots ; déjà les vagues élevant leur triste voix entre les rochers, semblent commencer les chants funèbres ; tout à coup un trait de lumière perce la tempête : l’Etoile des mers, Marie, patronne des mariniers, paraît au milieu de la nue. Elle tient son enfant dans les bras, et calme les flots par un sourire : charmante religion, qui oppose à ce que la nature a de plus terrible ce que le ciel a de plus doux ! aux tempêtes de l’Océan, un petit enfant et une tendre mère !

  1. Hierocl., Comm. in Pyth., trad. de Dac., t. II, p. 29. (N.d.A.)
  2. Hieron., Dial. c. Lucif., t. II, p. 136. (N.d.A.)
  3. Hieron., in Vit. Paul. (N.d.A.)
  4. Theod., Hist. rel., cap. VI. (N.d.A.)
  5. Theod., Hist. rel., cap. VI. (N.d.A.)
  6. Nous passerons rapidement sur ces solitaires, parce que nous en parlerons ailleurs. (N.d.A.)