Génie du christianisme/Partie 2/Livre 3/Chapitre VI

Garnier Frères (p. 206-209).

Chapitre VI - Amour champêtre. — Le Cyclope et Galatée

Nous prendrons pour objet de comparaison chez les anciens, dans les amours champêtres, l’idylle du Cyclope et de Galatée. Ce poème est un des chefs-d’œuvre de Théocrite ; celui de la Magicienne lui est peut-être supérieur par l’ardeur de la passion, mais il est moins pastoral.

Le Cyclope, assis sur un rocher, aux bords des mers de Sicile, chante ainsi ses déplaisirs, en promenant ses yeux sur les flots :

W leuca Galateia, etc[1]. . . . . . . .

Charmante Galatée, pourquoi repousser les soins d’un amant, toi dont le visage est blanc comme le lait pressé dans mes corbeilles de jonc ; toi qui es plus tendre que l’agneau, plus voluptueuse que la génisse, plus fraîche que la grappe non encore amollie par les feux du jours. Tu te glisses sur ces rivages lorsque le doux sommeil m’enchaîne ; tu fuis lorsque le doux sommeil me fuit ; tu me redoutes comme l’agneau craint le loup blanchi par les ans. Je n’ai cessé de t’adorer depuis le jour que tu vins avec ma mère ravir les jeunes hyacinthes à la montagne : c’était moi qui te traçais le chemin. Depuis ce moment, après ce moment, et encore aujourd’hui, vivre sans toi m’est impossible. Et cependant te soucies-tu de ma peine ? au nom de Jupiter te soucies-tu de ma peine ?… Mais tout hideux que je suis, j’ai pourtant mille brebis dont ma main presse les riches mamelles et dont je bois le lait écumant. L’été, l’automne et l’hiver trouvent toujours des fromages dans ma grotte ; mes réseaux en sont toujours pleins. Nul Cyclope ne pourrait aussi bien que moi te chanter sur la flûte, ô vierge nouvelle ! Nul ne saurait avec autant d’art, la nuit, durant les orages, célébrer tous tes attraits.

Pour toi je nourris onze biches, qui sont prêtes à donner leurs faons. J’élève aussi quatre oursins, enlevés à leurs mères sauvages : viens, tu posséderas ces richesses. Laisse la mer se briser follement sur ses grèves ; tes nuits seront plus heureuses si tu les passes à mes côtés dans mon antre. Des lauriers et des cyprès allongés y murmurent ; le lierre noir et la vigne chargée de grappes en tapissent l’enfoncement obscur ; tout auprès coule une onde fraîche, source que l’Etna blanchi verse de ses sommets de neiges et de ses flancs couverts de brunes forêts. Quoi ! préférerais-tu encore les mers et leurs mille vagues ? Si ma poitrine hérissée blesse ta vue, j’ai du bois de chêne et des restes de feux épandus sous la cendre ; brûle même (tout me sera doux de ta main), brûle, si tu le veux, mon œil unique, cet œil qui m’est plus cher que la vie. Hélas ! que ma mère ne m’a-t-elle donné, comme au poisson, des rames légères pour fendre les ondes ! Oh ! comme je descendrais vers ma Galatée ! comme je baiserais sa main, si elle me refusait ses lèvres ! Oui, je te porterais ou des lis blancs, ou de tendres pavots à feuilles de pourpre ; les premiers croissent en été, et les autres fleurissent en hiver : ainsi je ne pourrais te les offrir en même temps…

C’était de la sorte que Polyphème appliquait sur la blessure de son cœur le dictame immortel des Muses, soulageant ainsi plus doucement sa vie que par tout ce qui s’achète au poids de l’or.

Cette idylle respire la passion. Le poète ne pouvait faire un choix de mots plus délicats ni plus harmonieux. Le dialecte dorique ajoute encore à ces vers un ton de simplicité qu’on ne peut faire passer dans notre langue. Par le jeu d’une multitude d’A et d’une prononciation large et ouverte, on croirait sentir le calme des tableaux de la nature et entendre le parler naïf d’un pasteur [NOTE 50].

Observez ensuite le naturel des plaintes du Cyclope. Polyphème parle du cœur, et l’on ne se doute pas un moment que ses soupirs ne sont que l’imitation d’un poète. Avec quelle naïveté passionnée le malheureux amant ne fait-il point la peinture de sa propre laideur ? Il n’y a pas jusqu’à cet œil effroyable dont Théocrite n’ait su tirer un trait touchant : tant est vraie la remarque d’Aristote, si bien rendue par ce Despréaux, qui eut du génie à force d’avoir de la raison :

D’un pinceau délicat l’artifice agréable

Du plus affreux objet fait un objet aimable.

On sait que les modernes, et surtout les Français, ont peu réussi dans le genre pastoral[2]. Cependant Bernardin de Saint-Pierre nous semble avoir surpassé les bucoliastes de l’Italie et de la Grèce. Son roman, ou plutôt son poème de Paul et Virginie, est du petit nombre de ces livres qui deviennent assez antiques en peu d’années pour qu’on ose les citer sans craindre de compromettre son jugement.

  1. Theocr., idyll. XI, v.19 et seq.(N.d.A.)
  2. La révolution nous a enlevé un homme qui promettait un rare talent dans l’églogue : c’était M. André Chénier. Nous avons vu de lui un recueil d’idylles manuscrites où l’on trouve des choses dignes de Théocrite. Cela explique le mot de cet infortuné jeune homme sur l’échafaud ; il disait en se frappant le front : Mourir ! j’avais quelque chose là ! C’était la muse qui lui révélait son talent au moment de la mort.(N.d.A.)